La double constitution – Une stratégie positiviste
La notion de constitution est complexe et ne peut, sans dommage, être ramenée à une conception unique. Une stratégie pertinente, pour un positiviste soucieux de théorie, pourrait être de prendre conscience qu'il convient de distinguer rigoureusement entre dogmatique constitutionnelle et théorie constitutionnelle, mais aussi de les articuler l'une à l'autre. L'approche dogmatique de la constitution est inévitablement réductrice et ne permet pas de saisir toute la complexité de la constitution. Elle a besoin d'être enrichie par les perspectives offertes par la théorie constitutionnelle.
The "double Constitution": A positivist strategy
The concept of Constitution is a complex one which cannot be reduced to any single conception. For a positivist mindful of legal theory, a pertinent strategy may be to distinguish rigorously between the science of constitutional law and constitutional dogmatics, and to attempt to articulate the both of them. A dogmatic approach cannot express the complexity of the constitution as a whole. The perspectives of constitutional theory must be added to the dogmatic approach so as to shed a brighter light onto the concept.
Die doppelte Verfassung. Eine positivistische Strategie
Der Verfassungsbegriff ist komplex und soll aus verschiedenen Standpunkten erhellt werden. Die scharfe Unterscheidung zwischen Verfassungsdogmatik und Verfassungtheorie ermöglicht es, aus der Perspektive eines Positivisten, nützliche Schlüsse zu ziehen. So erscheint ein ,,doppelter" Verfassungsbegriff : die Verfassung des Dogmatik, die unvermeidlich vereinfacht ist, soll durch die Perspektiven die die Verfassungstheorie anbietet bereichert werden. Als Beispiel kann hier die Schrankendogmatik herangezogen werden.
1. Pourquoi ce discours ?
Le sous-titre de ma conférence est : « Une stratégie positiviste ». Peut-être aurais-je dû dire : « Une ruse positiviste ». On pourrait être déconcerté par le fait qu’un positiviste puisse connaître, ou bien reconnaître plus qu’une seule constitution, à savoir la constitution positive en vigueur. Je vais donc essayer de vous expliquer qu’à mon avis une approche positiviste et l’hypothèse d’une double constitution vont bien ensemble.
Permettez une petite remarque préliminaire : La notion du « positivisme juridique » ou bien du « positiviste » est très ambiguë. Ces expressions sont parfois utilisées avec des significations et intentions contraires. C’est pourquoi il faut faire attention avec ce terme galvaudé. Mais je n’aborderai pas cette question ici, afin d’éviter un discours sur le positivisme juridique. Je me bornerai plutôt à expliquer ma notion du positivisme là où je l’estime indispensable.
2. Pourquoi deux constitutions ?
Commençons donc : Pourquoi deux constitutions ? Quelle est la stratégie, voire la ruse ? Le concept de deux constitutions, voire de la double constitution, constitue la réponse à un défi particulier. Pour être bien compris, mon concept doit donc être replacé dans le contexte dans lequel il a été élaboré. Qu’il soit ou puisse être appliqué au-delà de ce contexte est une question que nous pouvons discuter plus tard.
Le concept de la double constitution est la construction d’un constitutionnaliste allemand face à la doctrine constitutionnaliste allemande. En Allemagne, tant dans l’enseignement universitaire que dans la recherche scientifique, la discipline juridique appelée « Rechtsdogmatik », ou bien, s'agissant du droit constitutionnel : « Verfassungsdogmatik », est prédominante. Elle ne peut pas être complètement saisie par le terme français de « dogmatique », et encore moins par celui de « doctrine juridique » ou bien de « dogmatisme juridique ». Faute de mieux je me contente de l’appeler « dogmatique juridique » ou « dogmatique constitutionnelle ». J’essayerai plus tard de vous expliquer la notion allemande du terme « Dogmatik ». Quoi qu'il en soit, cette « dogmatique juridique » est au premier rang. Cette prédominance se reflète dans le fait que, dans un premier temps, elle absorbe les perspectives et méthodes des autres disciplines juridiques comme les méthodes de la philosophie du droit, de l’histoire du droit ou de la sociologie du droit, qu’elle se les approprie et, dans un second temps, les transforme en « Dogmatik ». En le faisant, elle s’affranchit, à mon avis, de ses compétences disciplinaires et méthodologiques. C’est pourquoi je m’y oppose en élaborant un concept de double constitution.
3. Exclusions
Afin d’éviter des malentendus, il convient, avant d’aborder le concept lui-même, exclure deux aspects qui ne relèvent ni de la notion ni de l’intention de mon concept de la double constitution.
a) Ecrire la constitution non écrite
Denis Baranger a récemment présenté une belle réflexion dans un ouvrage intitulé « Ecrire la constitution non écrite », qui porte sur le droit constitutionnel anglais. Le concept de la double constitution ne vise ni à « textualiser », c’est-à -dire établir une version écrite de la constitution « non textualisée » (constitution non écrite), ni à rendre visible les éléments non écrits où bien les principes fondamentaux (écrits ou non écrits) de la constitution écrite. Dans les deux cas, il s’agit, à mon avis, en premier lieu de rendre visible et compréhensible la constitution en tant que droit positif. En d’autres termes, il s’agit de rendre explicite le droit implicite. Cette opération, consistant à rendre visibles certains aspects constitutionnels, ne changera point – au niveau de la théorie du droit, bien entendu – la nature de la constitution. Le droit constitutionnel, au départ non écrit, ne devient pas, une fois fixé ou bien saisi de manière écrite, une autre, une deuxième constitution.
b) Le doublement antipositiviste de la constitution par Carl Schmitt
Mon concept de la double constitution, voire de « la constitution derrière la constitution », évoque, bien sûr, la bête noire des constitutionnalistes allemands : Carl Schmitt. Il est le représentant le plus connu de l’idée selon laquelle il n’existe pas seulement une constitution, la constitution de droit positif ; il soutient au contraire que l'on trouve derrière cette première constitution une autre constitution plus puissante, une deuxième constitution foncièrement différente de la constitution positive quant à son caractère et, pour ainsi dire, son essence et existence juridique. Carl Schmitt dénomme cette deuxième constitution la « constitution au sens positif du terme » (« Verfassung im positiven Sinne ») et la définit comme « choix global du genre et de la forme de l’unité politique » (« Gesamtentscheidung über Art und Form der politischen Einheit »).
Pour comprendre comment et pourquoi Schmitt a élaboré cette conception, il faut se rappeler sa notion de la norme, pour ainsi dire sa conception de la création des normes et de la normativité. Je peux l’expliquer ici seulement de manière brève et superficielle. Selon Schmitt, la normativité repose, ou plutôt se fonde sur une volonté, une volonté réelle et actuelle. Il l’explique par une phrase qui marque sa notion de la normativité : « L’existence prévaut sur la norme. » (« Die Existenz geht der Norm voraus. »), tout en faisant allusion à la « supériorité de l’ « existentiel » sur la simple normativité » (« Überlegenheit des Existenziellen über die bloße Normativität »). Il aurait bien pu dire : « La volonté prévaut sur la norme ». Celle-ci justifie l’existence de celle-là . Appliqué au droit, ou bien à la constitution, il en résulte que la validité ainsi que l’autorité de la constitution de droit positif – Carl Schmitt la dénomme « la loi constitutionnelle » (« Verfassungsgesetz ») – en tant que norme suprême du droit émanent, l’un et l’autre, d’une « volonté unique et présupposée » (« vorausgesetzten einheitlichen Willen »). Par rapport à cette « volonté unique et présupposée » et à ce « choix global du genre et de la forme de l’unité politique », « toute règle normative » – ici, les normes du droit constitutionnel positif – est secondaire. Car – toujours selon Carl Schmitt – « l’essence de la constitution ne réside ni dans une loi ni dans une norme ». Il dénomme cette volonté préexistante, ce « choix politique global » ou bien cette « décision politique générale », comme je le disais, la « notion positive de constitution » ou plus simplement : la constitution. Donc, la loi constitutionnelle dépend de la constitution en ce qui concerne sa validité ainsi que son contenu. Si celle-là change, celle-ci est alors privée de son fondement et disparaîtra.
La constitution au sens positif du terme de la République de Weimar par exemple se manifestait pour Carl Schmitt par la Révolution du novembre 1918. Avec la proclamation de la « République allemande » par le social-démocrate Philipp Scheidemann, depuis le balcon du Palais du Reichstag à Berlin le 9 novembre 1918, les « jalons constitutionnels » étaient posés. L’Empire allemand n’existait plus, le nouveau Reich devrait être une République fédérale et démocratique. La nouvelle Constitution du Reich allemand, c’est-à -dire la Constitution de Weimar du 11 août 1919, tout en respectant le cadre établi par cette décision générale politique et se justifiant par elle, n’était que son simple accomplissement. En novembre 1918, le pouvoir constituant avait décidé. L’Assemblée nationale de Weimar, donc l’Assemblée nationale constituante allemande, n’était – dans cette perspective – qu’un pouvoir constitué, une assemblée qui n’avait qu’à concrétiser la décision déjà prise par le pouvoir constituant et à la convertir en texte juridique, en loi constitutionnelle. (Par ailleurs : Etant donné qu’avec la proclamation de la République démocratique en novembre 1918, il n’était point certain que les révolutionnaires modérés puissent s’imposer sur le plan politique, d’une part, contre les communistes s’engageant pour une République des conseils (soviets) et, d’autre part, contre les corps d’armée de l’extrême droite, il s’agit d’une thèse historique assez audacieuse.) Cette loi constitutionnelle, la Constitution de Weimar, n‘était légale et légitime tant et aussi longtemps que le pouvoir constituant maintînt son « choix global du genre et de la forme de l’unité politique » et ne la révisât pas. Pourtant, il l’a fait en janvier 1933 par la prétendue « Machtergreifung » (prise de pouvoir) par Adolf Hitler. Par conséquent, la question de savoir si la loi des pleins pouvoirs de mars 1933, l’ « Ermächtigungsgesetz », par laquelle le Reichstag se privait de tout pouvoir en faveur du gouvernement du Reich, était selon la Constitution de Weimar une loi anticonstitutionnelle, était pour Schmitt une question mal posée, car cette constitution ne valait plus après la substitution, en 1933, d'un nouveau « choix global du genre et de la forme de l’unité politique » à celui qui avait été opéré en novembre 1918.
Cet exemple indique et explique comment la constitution dite « positive » peut être utilisée afin de légitimer et délégitimer la loi constitutionnelle et démontre ainsi l’interaction des deux constitutions. En plus, elle pointe un aspect supplémentaire : avec ce concept, Carl Schmitt capture le pouvoir constituant et le place dans une relation « réelle » ou, pour ainsi dire, empirique avec la loi constitutionnelle actuelle. L'aspect délicat de cette approche réside dans le fait que même si le pouvoir constituant sert ici d’entité de portée juridique ou, pour ainsi dire, de source de toutes les règles juridiques, il ne relève pas lui-même des règles du droit. Il est, de même que l’idée que l’on se fait de Dieu (« Gottesvorstellung ») dans la théologie, la causa prima ou l'initiateur immobile de tout mouvement (« unbewegte Beweger ») : il fonde le monde du droit, mais il n'y appartient pas lui-même. Les règles du droit ne sont pas applicables à lui. Il échappe à toute règle de droit positif. Il est inutile de discuter les modalités de procédure ainsi que les exigences de majorité applicables à un tel pouvoir. De même, il ne sert à rien de se poser la question de savoir comment le pouvoir constituant se compose et à qui il appartient. Il n'y a pas davantage lieu à contester, dans une procédure régulière - par exemple devant une cour constitutionnelle – l’affirmation que le pouvoir constituant a décidé. C’est justement en cela que la « supériorité » de l’existentiel sur la simple normativité » se manifeste. D’un point de vue pratique, cela signifie que la décision du pouvoir constituant ne peut être reconnue qu’ultérieurement, c’est-à -dire ex post facto. Si la révolution réussit, on peut alors dire que le peuple, en qualité de pouvoir constituant, a fait un nouveau « choix global du genre et de la forme de l’unité politique » ; si elle échoue, on peut dire que ce n’était pas le pouvoir constituant lui-même qui avait décidé mais une minorité qui essayait de se révolter de façon anticonstitutionnelle contre le régime actuel.
On voit par là combien la conception de la double constitution de Schmitt pose des problèmes majeurs au niveau de son application : comment puis-je percevoir si la révolution réussit ? Et à quel moment ? Avec quel résultat, avec quelle orientation ? En disciple de Thomas Hobbes, Schmitt a souligné, comme presque personne, que les questions les plus juridiques sont les suivantes : Quis iudicabit ? Quis interpretabitur ? (Qui détient le pouvoir de rendre des décisions obligatoires ? Qui détient le pouvoir de l’interprétation en dernier ressort ?). Pourtant, il n’applique pas, ici, des critères juridiques, mais se réfère à l’ « existentiel » (« das Existenzielle »). Et pour lui : « l’existence prévaut sur la norme ». La construction schmittienne est donc une variante particulière de la théorie du pouvoir. Elle légitime les structures réelles et actuelles du pouvoir. En soumettant le droit – bien entendu le droit positif, créé selon les règles du droit – à la « décision générale » ou bien « le choix global » d’un peuple – décision juridiquement non saisissable – cette construction dénie l’autonomie au droit. Dans cette mesure, Carl Schmitt est un décisionniste anti-normativiste et existentialiste. En plus de ses défauts constitutifs, le concept schmittien de la double constitution est marqué du sceau de l’instrumentalisation idéologique. N’a-t-il pas été précisément inventé afin de délégitimer le système de Weimar tant décrié ?
Pour ma part, je préfère le « normativisme » sceptique de Hans Kelsen (par ailleurs un partisan de la République démocratique de Weimar, fondée sur le principe de l’Etat de droit). Kelsen insiste sur le fait qu’il n’y a pas de transformation de l’existence en normativité et, par conséquent, pas de transformation d’un « être » (« Sein ») en un « devoir-être » (« Sollen »). Rien ne doit être parce qu’il est. Une norme ne peut tirer sa validité — ce qui est selon Kelsen la forme spécifique d’existence d’une norme — que d’une autre norme. Une loi, par exemple, est seulement valable si et parce que les autorités compétentes (le législateur) ont créé des actes législatifs avec la majorité requise en respectant les procédures prévues (i.e. la procédure législative). La normativité est conférée seulement par des normes ou encore par voie normative. L’existence, en sa qualité d’une simple référence aux faits, n’est en aucun cas capable de créer des normes. Cette hypothèse est affirmée, par ailleurs, par tout jusnaturaliste : seul un être suprême, soit la raison soit dieu, peut transformer des éléments existants en droit, faire paraître un ordre effectivement existant comme ordre juridique. Tout en refusant de se référer dans un contexte scientifique à dieu ou tout autre être suprême, Kelsen va plus loin. Pour lui, seul le droit humain, c’est-à -dire le droit positif, peut être le fondement pour d’autre droit humain. Par conséquent, se pose la question de la normativité du premier acte positif dans l’histoire. Sa solution est pour le moins surprenante : il n’y a aucune explication pertinente. L’habilitation normative de ce premier acte positif doit être supposée, donc simulée si on veut percevoir les règles existantes en tant que droit. Telle est la fonction de la fameuse « Grundnorm » (norme fondamentale ou norme de base). Kelsen « résout » le problème de la validité du droit, et en même temps celui de la validité de la constitution, de façon particulière voire déconcertante. D’un côté, il ne commet pas l’impair catégoriel de déduire un « devoir-être » d’un « être ». En revanche, il doit, d’un autre côté, se contenter d'un fondement hypothétique à la validité du droit ; cette dernière n'est ainsi seulement donnée qu'en supposant la « Grundnorm ».
Ainsi, la « dualisation » de la constitution présentée par Schmitt est effectivement contraire à un point de vue qui insiste sur l’autonomie du droit positif, un point de vue que l’on peut aussi dénommer positiviste.
4. « Taking the constitution seriously »
Si Carl Schmitt utilise son concept d’une double constitution afin de délégitimer la loi constitutionnelle en vigueur à l’époque, la Constitution de Weimar, et de relativiser son importance, ma proposition de distinguer deux notions de la constitution et de les mettre en relation est d’une intention bien contraire : d’une part de protéger la loi constitutionnelle de prétentions excessives, de l’autre de la prendre au sérieux en ce qui concerne aussi bien sa teneur que son caractère impératif, et de s’opposer à toute approche visant à relativiser ses dispositions concrètes et contingentes.
Cette interprétation de la constitution actuelle – comme de tout droit positif – pourrait être qualifiée de positiviste ou bien de réaliste et volontariste. Dans une communauté politique, laïque et moderne, seul le droit positif, c’est-à -dire le droit créé par des hommes juridiquement compétents, peut être reconnu comme droit. Cette idée de l’ordre politique est l’expression précise d’une volonté humaine, créée dans un contexte historico-politique et socio-politique concret. Le droit positif n’est donc rien d’autre et rien de mieux que le résultat d’un acte de création d’une volonté concrète et contingente, liée par des règles concernant les procédures déterminées, la forme et, le cas échéant, par des règles de caractère matériel, donc le résultat d’un acte historique de « positivisation » (« Positivierungsakt »). Il n’y a de droit – ni au niveau de son étendue, ni au niveau de son contenu – que le droit créé par les autorités compétentes et habilitées : le peuple, le législateur, les autorités administratives ou judiciaires. Le droit positif – aussi et surtout le droit positif interne suprême, le droit constitutionnel – ne peut donc pas nier les traits réels du comportement humain. Nonobstant son caractère contingent, compromissoire et lacunaire, et au mépris de ses défauts de consistance et cohérence, il doit être – en tant que droit positif – pris au sérieux. Toute tentative d’idéaliser le droit « réel » aurait, en fin de compte, pour conséquence de remplacer un volontarisme démocratique par un idéalisme « expertocratique ». Le positivisme présenté est donc, dans un système démocratico-libéral, d’une forte efficacité démocratique.
5. Le point de départ : l’hégémonie de la dogmatique constitutionnelle
Ceci dit, j’aborde comme annoncé plus tôt, la « Verfassungsdogmatik », cette discipline particulière qui n'existe de manière si élaborée que dans la science du droit germanophone, c’est-à -dire en Autriche, en Suisse et surtout en Allemagne.
Elle unit deux éléments forts et puissants : La constitution et la dogmatique. Après la Seconde Guerre mondiale, c’est-à -dire avec la nouvelle Constitution allemande, la Loi fondamentale (Grundgesetz), et son puissant gardien, la Cour constitutionnelle fédérale, le droit constitutionnel est devenu en Allemagne d’une importance qui n’a guère d'équivalent dans le monde, non seulement pour la politique et la société entière, mais aussi pour la science du droit elle-même. On peut même dire que s’est établie en Allemagne, au quotidien politique et juridique, une pensée trouvant son origine dans la constitution, et dont on peut même aller jusqu'à dire qu'elle est caractérisée par une obsession constitutionnaliste. Que ce soit à grande échelle, dans la politique, ou bien à petite échelle, dans les rapports de droit entre particuliers : la Loi fondamentale s’attache à marquer et influencer tous les rapports de droit. La constitutionnalisation des branches du droit a beaucoup influencé la pensée juridique sous la Loi fondamentale. Cette pensée trouvant son origine dans la constitution a été animée et renforcée par la discipline juridique compétente, la dogmatique constitutionnelle. Elle peut être considérée comme le trait caractéristique particulier de la science de droit allemande. La « Staatsrechtslehre », l’ensemble des constitutionnalistes, dispose au niveau quantitatif et qualitatif d’une voix puissante qui est même entendue à la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. L’Allemagne est le pays des ouvrages et commentaires constitutionnels. Actuellement, il en existe plus de 15, du petit commentaire en un (seul) volume au commentaire de grande envergure en 17 volumes avec environ 23 000 pages. Le manuel de droit constitutionnel allemand le plus célèbre, le « Handbuch des Staatsrechts der Bundesrepublik Deutschland », en dix volumes avec des contributions de plus de cent constitutionnalistes, édité par Josef Isensee et Paul Kirchhof, compte plus de 11 000 pages. L'envergure et la portée pratique de la science de droit sur le système juridique et démocratique national allemand ont peu d'équivalent dans le monde. Le format disciplinaire de la dogmatique constitutionnelle crée une plateforme commune d'échange, d’une part pour la science du droit, et d’autre part pour la pratique juridique, c’est-à -dire surtout la jurisprudence. Dans le cadre commun de la dogmatique, la théorie académique et la pratique judiciaire se retrouvent. Ceci se manifeste de manière impressionnante par l’interaction entre la Cour constitutionnelle fédérale et la doctrine de droit public : actuellement, les professeurs de droit public sont majoritaires au sein de la Cour constitutionnelle fédérale (9 parmi les 16 juges sont, en même temps, titulaires d’une chaire universitaire) et les décisions sont marquées par une plume qui évoque un traité scientifique. En revanche, la doctrine de droit public fait preuve de ce qu’on appelle le « Bundesverfassungsgerichtspositivismus » (positivisme de la jurisprudence de la Cour de Karlsruhe), expression visant à décrire l’influence presque exclusive de la Cour constitutionnelle sur la doctrine allemande du droit public. Ainsi, par sa jurisprudence, la Cour de Karlsruhe fixe de façon déterminante le cadre de réflexion de la science de droit constitutionnel.
La doctrine de droit public comme la Cour constitutionnelle bénéficient de cette dogmatique constitutionnelle forte. Plus la dogmatique constitutionnelle sera étendue et puissante par rapport aux autres disciplines de la science de droit, mieux cela sera pour la Constitution et ses gardiens pratiques et scientifiques, la Cour constitutionnelle fédérale et la doctrine du droit public. C’est pourquoi elle a, parmi les juristes allemands, la réputation de « discipline reine ». La dogmatique constitutionnelle aspire à intégrer de plus en plus de perspectives, à consolider et intensifier de cette manière sa position hégémonique. Elle a tendance à se comporter comme si elle était, par rapport à la constitution, une science universelle. Toute question de la philosophie et de l’éthique du droit, de l’histoire du droit ainsi que du droit comparé, toute question de théorie et de sociologie du droit peut être reproduite et traitée dans le cadre de la dogmatique. Par conséquent, la dogmatique s’expose au danger de se surmener et de devenir vague et imprécise. Autrement dit, par ce type d’impérialisme scientifique, la dogmatique prétend avoir, ou encore pire, usurpe des compétences qui ne lui appartiennent pas.
6. La dogmatique constitutionnelle comme discipline juridique pratique
La science, pour être sérieuse, dépend – au niveau disciplinaire – d’une spécialisation, d’une sélection et, ce qui va de pair avec ceci, d’une certaine segmentation. La scientificité des propositions dépend d’une concordance entre la question de recherche et la méthode de réponse. Des propositions provenant de contextes scientifiques différents ne peuvent pas simplement être combinées ou mélangées. Ainsi, la scientificité de la dogmatique – dans notre cas : de la dogmatique constitutionnelle – exige qu’elle appréhende rigoureusement ses fins de connaissance et ses méthodes employées à ces fins.
Si on se pose la question de savoir ce qui est au cœur de la dogmatique constitutionnelle, il faut, à mon avis, répondre ainsi : la dogmatique sert à celui qui applique le droit – au moins en premier lieu – comme source des connaissances scientifiquement assurées sur le droit applicable ; la dogmatique, pour ainsi dire, « prépare » le droit à son application. La dogmatique est alors quelque chose de plus spécifique que la simple doctrine, quelque chose de plus que le savoir sur le droit tel qu’il est enseigné dans le cadre universitaire. On peut l’appeler une discipline pratique qui vise à fournir une aide scientifique pour la solution de cas pratiques et pour l’application du droit. En tant que telle, elle n’a point de distance critique vis-à -vis du droit applicable. Celui qui applique le droit – disons : le juge constitutionnel – n’a, en principe, pas à évaluer le droit applicable ni à le critiquer ou bien à présenter des propositions pour l’améliorer. Le juge constitutionnel doit, lors de son application, rester fidèle à la norme de référence, la constitution en vigueur. S’il n’est pas capable de maintenir une telle attitude, il ne se comporte pas conformément à son rôle de gardien constitutionnel. Il en est de même pour la dogmatique constitutionnelle en tant que discipline pratique.
Cette orientation de la dogmatique entraîne la conséquence suivante : si la dogmatique constitutionnelle vise à préparer intellectuellement et accompagner le processus de l’application de la constitution, elle se consacre à la constitution réelle, tel qu’elle est en vertu du droit positif, et non pas à une constitution idéale, tel qu’elle pourrait ou devrait être. Par conséquent, la dogmatique doit apporter pour toute construction et argumentation, pour tout théorème et tout concept, la preuve qu’ils se fondent sur le droit positif. Si la dogmatique vise à instruire l’application du droit actuel en délivrant des connaissances scientifiques disponibles, toute construction dogmatique doit représenter une description justifiée ou justifiable d’un phénomène du droit positif. Or, une dogmatique ainsi définie a des conséquences pour la notion de constitution.
7. La notion de constitution de la dogmatique constitutionnelle
L’objet de la dogmatique constitutionnelle est la constitution réelle, et non pas la constitution idéale, en bref : la constitution positive. Mais contrairement à l’usage linguistique – selon lequel une disposition législative viole « la » constitution ou selon laquelle « la » Loi fondamentale interdit l’adhésion de la République fédérale d’Allemagne à un État fédéral européen – cette constitution positive en tant que telle ne constitue pas une norme. « La constitution » sert plutôt d’abréviation pour un ensemble des normes de rang constitutionnel au contenu plus ou moins hétérogène. Ceci est perceptible sur le plan opérationnel, c’est-à -dire dans la façon d’interpréter et appliquer le droit (constitutionnel). En effet, la constitution elle-même, la constitution comme phénomène entier ne peut être ni interprétée ni appliquée. Seules les dispositions individuelles peuvent l’être, éventuellement en étant combinées. Seules les normes de la constitution en tant que telles émettent des commandements, mais non « la constitution » comme une sorte de super-norme. Du point de vue de la théorie du droit, la constitution dans l’ensemble n’est qu’une façon de parler choisie pour des raisons de convention, de simplification et de facilité. Dans la dogmatique, « la constitution » ne joue que le rôle d’une abréviation heuristique. De même, si le droit en vigueur fait référence à la « constitution », il se rapporte aux dispositions d’une qualité de validité particulière, c’est-à -dire aux dispositions de rang constitutionnel. Dès lors, la dogmatique constitutionnelle doit toujours se rendre compte que l’ « unité de la constitution », tant prônée, ne reste – dans le meilleur cas – qu’une construction heuristique. Elle peut bien, en tant que telle, servir d’hypothèse de travail utile, mais elle n’a pas d’existence en droit positif et ne sert pas de base valide ni pour une déduction dogmatique ni pour une déduction de normes constitutionnelles concrètes.
8. La notion de la constitution de la théorie constitutionnelle
Au-delà de cette théorie de la double constitution, il existe plusieurs autres notions de la constitution. Une grande partie d’entre elles sont attribuées, au niveau disciplinaire, à la théorie constitutionnelle (« Verfassungstheorie »). Pour la théorie constitutionnelle, la constitution positive – définie comme l’intitulé de l’ensemble des dispositions constitutionnelles découlant de la même source positive – n’est qu’un point de départ pour sa propre analyse et son propre raisonnement. Elle vise l’entier « derrière » les parties, la constitution « derrière » les dispositions constitutionnelles. En faisant allusion à la fameuse définition de la loi du plus célèbre professeur de la Sorbonne, Thomas d’Aquin, qui a caractérisé la loi comme « ordinatio rationis », comme règle de la raison, on pourrait préciser : la théorie constitutionnelle vise la ratio ordinationis, la raison de la règle, « derrière » l’ordinatio rationis, « derrière » la règle de la raison qui, elle, peut être saisie par les méthodes de la dogmatique constitutionnelle. Pour la théorie constitutionnelle, « la constitution » représente une entité substantielle. Pour elle, il n’est pas contradictoire que cette entité ne corresponde pas à une réalité positive puisqu’elle n’est pas limitée au cadre du droit positif. La constitution – dans le sens de la théorie constitutionnelle – représente la « super structure » (qui peut être reconnue dans les dispositions positives de la constitution) ou bien la référence de sens de la constitution positive (voire de ses dispositions) qui est à la fois normative et « meta »-positive. Cette deuxième notion de la constitution crée une distance par rapport à la constitution au sens positif. De cette manière, elle peut être – dans le bon comme dans le mauvais sens – critiquée à partir d'une perspective dépassant le droit positif. Dans ce cas, il ne s’agit plus de la position de celui qui applique le droit (qui, par définition, n’a pas de distance à la constitution), pas davantage de la position du participant au processus de la production du droit, mais de la position de l’observateur qui applique des critères externes au droit (positif).
9. Constitutio minor et constitutio maior
La théorie constitutionnelle adapte la notion de la constitution selon la question concernée, ce qui peut être démontré par quatre couples conceptuels de la constitution qui sont, dans la doctrine allemande, toujours les couples les plus importants :
1o : L’opposition de la constitution au sens matériel et au sens formel reflète la distinction traditionnelle, mais quelque peu imprécise entre le droit de l’État (« Staatsrecht ») et le droit constitutionnel (« Verfassungsrecht »). Si la constitution au sens matériel du terme se réfère – selon des critères de contenu – aux règles fondamentales de la société, la constitution au sens formel concerne les règles qualifiées par des procédures particulières de création ainsi que par leur primauté, c’est-à -dire leur rang extraordinaire.
2o : Avec Carl Schmitt on peut, comme nous l’avons vu, distinguer la constitution du droit positif, c’est-à -dire la loi constitutionnelle (« positivrechtliche Verfassung »), de la constitution au sens positif du terme (« positive Verfassung »). Cette distinction oppose, d’une part, la constitution juridico-formelle établie en forme (super-)législative et ainsi à tout moment reconnaissable par des critères extérieurs et formels, et, d’autre part, la constitution matérielle ou « proprement dite », qui se trouve « derrière » ou bien au-dessus cette première et qui n’est pas de forme juridique, la constitution qui représente le « choix global du genre et de la forme de l’unité politique ».
3o : Le couple conceptuel de la constitution réelle et idéale ressemble à celui de la loi constitutionnelle et la notion positive de la constitution. Certes, ces deux variantes conceptuelles de la constitution (constitution réelle et idéale) sont, toutes les deux, marquées par la normativité. Mais ce qui les sépare est le rapport à la réalité ou, plus précisément, la « positivité » (« Positivität ») : la constitution réelle, c’est-à -dire la constitution de droit positif, réalisée par un comportement humain, contraste avec la constitution idéale comme constitution exclusivement imaginée qui n’est pas exécutée par un acte de création du droit positif. Si le premier « devoir-être » a une réalité dans le sens d’une « positivité » créée par un comportement humain, le deuxième « devoir-être » reste dans la sphère des idées, dans l’idéalité. Même si elle est apparentée à la constitution comme idéal-type dans le sens de Max Weber, la constitution idéale ne doit pas être confondue avec elle.
4o : Une référence différente à la réalité, finalement, marque le dernier couple conceptuel, celui de la constitution effective et de la constitution normative, de la constitution « vécue » et de la constitution en vigueur, de la « constitution in action » et de la « constitution in the books », de la réalité constitutionnelle et de la prétention constitutionnelle, de l’ « être » et du « devoir-être » constitutionnel.
Chaque couple conceptuel est qualifié par une évaluation inhérente et, à chaque fois, une partie sert de « constitutio maior », de constitution majeure ou de constitution « proprement dite », tandis que, pour l’autre, il ne reste que le rôle de « constitutio minor », celui de constitution déficitaire et mineure. Ainsi, la version formelle de la constitution, fixée sur l’apparence extérieure, ne peut pas atteindre en dignité et légitimité la version matérielle de la constitution. Grâce à son caractère existentiel, la notion positive de la constitution vaut mieux que la simple loi constitutionnelle positive. La constitution réelle n’atteint pas les facultés et capacités de la constitution idéale. Enfin, la prétention constitutionnelle se brise sur la réalité constitutionnelle, si puissante que nombre d’auteurs sont même d’avis que la constitution elle-même se renouvelle avec cette dernière. La constitution comme objet de la dogmatique représente, dans tous les quatre couples conceptuels, la version mineure de la constitution, la « constitutio minor » : la constitution formelle, de droit positif, réelle et normative, tandis que les versions de la « constitutio maior » forment le cadre de raisonnement de la théorie constitutionnelle.
10. Cui bono ?
Ainsi, on peut aussi mentionner dans un résumé intermédiaire à quoi la double constitution – concept que j’ai proposé – peut servir. Sur ce point, il y aurait beaucoup de choses à dire. J’invoquerai juste la raison la plus importante.
La dogmatique juridique tire l’idée qu’elle a d’elle-même du fait qu'elle travaille de façon systématique et qu’elle transforme des connaissances particulières en un système de propositions non contradictoires et complètes. Elle transforme toutes les propositions sur le droit constitutionnel en vigueur en un modèle cohérent et conséquent de constitution. Au moins deux sortes de dangers surgissent ici : le premier consiste dans le fait, comme l’a déjà dit un philosophe du droit allemand, Carl August Emge, qu’un système représente « toujours une opération trop ambitieuse de la raison ». Autrement dit : les projets de système – le concept scientifique de constitution n'est pas autre chose – sont inévitablement des constructions théoriques avec peu de conditions et trop de conséquences. Ils ont tendance à s’autonomiser et à se détacher des phénomènes qu’ils interprètent comme système. Concrètement, la réduction de complexité qui va de pair avec la construction du système a tendance, dans la dogmatique constitutionnelle, à laisser de côté des éléments du droit constitutionnel positif qui ne s'intègrent qu'avec difficulté dans la logique du système ou bien elle tend à les réinterpréter pour les faire intégrer le système. Ce premier danger est inhérent à chaque travail sur le concept du système.
Le second danger, lui, est propre à la dogmatique : il consiste dans le fait que la polysémie (et donc, l'ambiguïté) de la notion de « système » est souvent méconnue. C’est une chose d’attribuer la systématicité à l’objet du raisonnement scientifique, c’est-à -dire à l’ensemble des normes du droit constitutionnel en vigueur. Mais c’est une chose tout à fait différente de parler de la systématicité à l’égard du raisonnement scientifique lui-même, c’est-à -dire de l’ensemble des figures et concepts de la dogmatique constitutionnelle. Pourtant cette différence éminente fait rarement l’objet de réflexions. Un objet peut paraître complètement non-systématique, c'est-à -dire contradictoire, incomplet ou d’une autre manière déficitaire. Mais les propositions sur l’objet et ses caractéristiques ne le peuvent pas si elles veulent satisfaire les exigences scientifiques. La science peut et, si elle veut se conformer à sa prétention de vérité, doit présenter des propositions non-contradictoires même sur un phénomène contradictoire.
Cependant, cela ne suffit pas ; les choses se compliquent. Et cela parce que le droit dans sa totalité et la constitution, en tant que partie centrale, forment quelque chose que l’on peut décrire comme système. Déjà l’unité du document que l’on rencontre couramment – comme en France, en Allemagne ou aux Etats-Unis – unifie toutes les dispositions constitutionnelles individuelles en un système. Cela signifie que même l’objet sur lequel la science travaille présente les caractéristiques d’un système : il est sans contradiction et complet, cohérent et conséquent. Il représente un ordre. Mais attention ! Car aussi ici, on peut utiliser la systématicité dans plusieurs sens, il existe plusieurs versions de la systématicité. On peut distinguer en particulier deux variantes importantes de la notion de système : le système au sens plein et le système au sens formel. Au sens plein du terme, un système est un ordre de relations qui est caractérisé par une cohérence et une conséquence sur le fond, c’est-à -dire par le fait d’être complet et libre de contradiction à l’égard des valeurs matérielles. Il est marqué et se laisse reconduire sur des valeurs et principes matériels identiques. La notion de système au sens formel est moins exigeante : le fait d’être libre de contradiction et d’être complet, l’unité du système n’ayant qu’un simple caractère formel-procédural. L’appartenance au système est ici déterminée par les structures, procédures et formes. Alors que dans le premier cas, l’unité imprégnée peut être élaborée de façon matérielle-déductive, elle dépend, dans le second cas, uniquement du respect de procédures formelles (de production et de destruction du droit). Dans le premier cas, on peut parler d’un système parfait et dans le second cas d’un système imparfait. Les types de systèmes n’apparaissent pas nécessairement sous une forme pure ; au contraire, ils apparaissent souvent sous une forme « métissée ».
Le droit constitutionnel positif en tant que droit élaboré par l’homme compte parmi le deuxième type de système, à savoir le système non parfait ou système formel. Il est caractérisé par la forme commune de production ainsi que le rang identique au sein de la hiérarchie des normes. Cela n’empêche pas qu’il soit, sur le fond, hétérogène et non-cohérent, incomplet et plein de compromis.
A côté, il est pleinement légitime de créer et de s’occuper d’un concept de constitution au sens d’un système matériel, parfait. Cependant, il ne s’agit pas dans ce système de la constitution au sens du droit positif mais d’une constitution idéale ou bien idéalisée.
La science du droit constitutionnel s’occupe des deux types de systèmes, des deux types de constitutions. Elle le fait cependant dans des contextes différents et avec des conséquences différentes. Et il est nécessaire qu'elle le fasse ouvertement. Selon moi, faire la différence entre les deux notions de constitution exposées ci-dessus serait un premier pas, un pas important pour se prémunir contre le danger de confusion entre des concepts constitutionnels différents de manière catégoriel, un danger qui est étroitement lié au discours indifférent aux différentes notions de la constitution. Lorsqu’il s’agit de mesurer le droit constitutionnel existant à une norme de référence méta-positive – qu’il s’agit soit de comparer des constitutions de pays ou époques différents, soit de se demander comment on pourrait améliorer le système constitutionnel en vigueur –, il est, en règle générale, judicieux de recourir au système parfait, c’est-à -dire à la constitution idéale. Mais lorsqu’il s’agit de donner des informations fiables à celui qui applique le droit, afin de savoir comment la constitution en vigueur pilote, conduit ses actes, on est contraint de se contenter de travailler avec la référence au système imparfait de la constitution réelle.
La question de savoir si l'on peut assigner les différentes notions de constitutions à des disciplines juridiques différentes est intéressante mais certainement secondaire – je suis tenté de faire la différence entre la constitution au sens de la dogmatique constitutionnelle et la constitution au sens de la théorie constitutionnelle. En effet, cela dépend de la manière de laquelle on détermine la tâche et les compétences de chaque sous-discipline juridique. Mais cela n’est pas le sujet de notre exposé.
11. L’exemple de la dogmatique des réserves d’ingérence (« Schrankendogmatik »)
Il est possible que ma préoccupation d’une possible confusion entre deux notions de constitution ainsi que mon espoir d’une capacité productive de leur distinction paraissent exagérés. Pour tenter de l'éclairer brièvement, je prendrai un exemple issu de la dogmatique constitutionnelle qui peut, selon moi, illustrer deux aspects. D’un côté, le fait que la différenciation entre un système parfait et imparfait, entre la constitution au sens matériel et celle au sens formel n’est pas suffisamment reflétée dans la dogmatique constitutionnelle allemande. Et de l’autre côté, qu’une différenciation consciente et transparente peut conduire à d’autres résultats, encore plus convaincants.
Notons, à titre liminaire, que le penchant très allemand en faveur de la dogmatique du droit est un enfant du XIXe siècle. Il provient de la doctrine civiliste, plus exactement de la doctrine des pandectes, et est enfermé dans une pensée de codification. La codification n’est autre chose, du moins au début, qu’un projet de système pensé matériellement. Le raisonnement dans un système matériel et parfait est ainsi typique d'une dogmatique de provenance civiliste. Des éléments spécifiques de droit public se rajoutent, qui ont marqué le discours dogmatique allemand. La plupart d’entre eux prennent pour thème ou ont pour but l’unité — l’unité de l’Etat, l’unité de l’ordre juridique, l’unité de la constitution —, bien sûr toujours conçue comme une unité matérielle de valeur homogène.
Mais revenons à mon exemple : il provient de la dogmatique des droits fondamentaux, la clé de voûte de la dogmatique constitutionnelle allemande. La dogmatique des droits fondamentaux est entre-temps si développée et même raffinée que, lors de l’application des droits fondamentaux, leur version textuelle et technique-légistique passe nettement en arrière-plan.
Les droits fondamentaux sont ainsi répartis dogmatiquement en droits de liberté et d’égalité, on leur attribue différentes dimensions de garantie et ils sont examinés fondamentalement dans un schéma tripartite : domaine protégé (« Schutzbereich »), ingérence (« Eingriff ») et autorisation de l’ingérence (« Eingriffsrechtfertigung »). La plupart des éléments de ce système dogmatique très élaboré ne se laissent pas vérifier très facilement dans le texte de la Constitution allemande.
En particulier, la dogmatique de l’autorisation de l’ingérence dans les droits fondamentaux (« Grundrechtseinschränkungen »), c’est-à -dire la question de savoir si et comment des empiétements sur les droits fondamentaux (« Grundrechteingriffe ») se justifient, s’est autonomisée à un point tel qu’elle désavoue le résultat textuel des dispositions constitutionnelles. Selon la loi fondamentale, il existe des droits fondamentaux qui prévoient leurs propres limitations et d’autres qui ne le font pas. La forme et la manière selon laquelle les droits fondamentaux peuvent être limités sont calibrées dans la Loi fondamentale de manière différenciée. Sur le fondement de la dogmatique des droits fondamentaux, une idée s’est imposée au cours du temps selon laquelle il n’existe plus vraiment de différences fondées sur la question de savoir si un droit fondamental – et si oui, sous quelle manière – peut être limité. Les deux formules magiques sont : les « limites aux droits fondamentaux inhérentes à la constitution » (« verfassungsimmanente Grundrechtsschranken ») et la « production d’une concordance pratique » (« Herstellung praktischer Konkordanz »). Ces deux formules proviennent de représentations d’une unité matérielle, d’une liberté de contradiction liée à la valeur matérielle. Sur la première formule : même les droits fondamentaux pour lesquels le texte constitutionnel n’a pas prévu la possibilité d’une ingérence peuvent être limités. Comme justification, on — au premier chef la Cour constitutionnelle — se réfère à l’ « unité de la constitution ». Les garanties de droit constitutionnel peuvent, même si elles ne peuvent pas être limitées par le législateur, c’est-à -dire par le droit ordinaire, être limitées par d’autres garanties de rang constitutionnel parce qu’elles forment toutes ensemble l’ordre constitutionnel. S’il existe une collision entre des garanties dans un cas donné, alors c’est au législateur d’en tenir compte aussi loin que possible dans une procédure de pondération (« Abwägung »). Il doit, comme l’a formulé Konrad Hesse, un grand professeur de droit constitutionnel et juge constitutionnel fédéral et, en même temps, l’élève le plus connu de Rudolf Smend, produire une concordance pratique (« praktische Konkordanz »). Au niveau du contenu, il faut effectuer une pondération à l’échelle de la proportionnalité. Cela signifie que, au total, il ne reste plus grand-chose du système des réserves d’ingérence différenciées prévues par le législateur constitutionnel et qui a trouvé des retombées dans le texte de la Loi fondamentale. Le nouveau système de la dogmatique constitutionnelle de limitation des droits fondamentaux est en revanche un système « d’un seul morceau », avec une perspective d’unité complètement cohérente en elle-même. Il est cependant loin d'être certain qu’il reproduise exactement, en réalité, la constitution en vigueur avec ses « fissurations matérielles ».
12. Une querelle allemande ?
Le lecteur pourrait avoir envie de considérer le présent exposé comme un ensemble de réflexions qui doivent seulement intéresser un constitutionaliste allemand, bref, comme une querelle allemande. Certes, il s’agit à bien des égards d’une querelle allemande – et cela peut ne pas intéresser, si ce n'est, peut-être, pour des buts de droit comparé. Je suis pourtant persuadé que beaucoup des schémas de ce problème – notamment la distinction entre la constitution au sens matériel-parfait et au sens formel-imparfait – peuvent être reproduit mutatis mutandis à d'autres ordres constitutionnels. Il s’agit même, selon moi, de questions fondamentales sur le rapport entre la science du droit et le droit positif, problèmes qui doivent être posés dans chaque culture juridique.
Matthias Jestaedt est professeur de droit public à l'Université de Fribourg-en-Brisgau (Allemagne). Il est l'auteur, notamment, de Die Verfassung hinter der Verfassung, Paderborn, Schöningh, 2009; et, avec C. Möllers, O. Lepsius et C. Schönberger, de Das entgrenzte Gericht. Eine kritische Bilanz nach sechzig Jahren Bundesverfassungsgericht, Berlin, Suhrkamp, 2011. Il co-dirige en outre la publication des oeuvres complètes de Hans Kelsen.
Pour citer cet article :
Matthias Jestaedt « La double constitution – Une stratégie positiviste », Jus Politicum, n°6 [https://juspoliticum.com/articles/la-double-constitution-une-strategie-positiviste-404]