Dans sa décision du 13 octobre 2005, le Comité d’appel de la Chambre des Lords a été invité à  préciser la portée juridique des Parliament Acts de 1911 et 1949 en se prononçant sur la validité des lois adoptées selon la procédure prévue par ces textes, c’est-à -dire sans le consentement de la Chambre des Lords. Sans se récuser, les Law Lords ont au contraire accepté l’exercice pourtant singulier auquel ils étaient conviés. En vertu de la souveraineté détenue par le Parlement, principe cardinal de la constitution britannique, le juge ne peut en effet contrôler la validité d’un Act of Parliament. Mais une loi adoptée sans le consentement des Lords constitue-t-elle un Act of Parliament ordinaire ? De plus, qu’est-ce réellement que ce « Parlement », titulaire incontesté de la souveraineté outre-manche ? Or, en répondant à  ces différentes questions et, par là  même, en tranchant ce débat récurrent dans la doctrine juridique britannique, les Law Lords ont été amenés à  esquisser les contours actuels de la souveraineté du Parlement.

Did the Parliament Act of 1911 enthrone a new sovereign ? Reflections on the Jackson case.

In the Jackson case of october 2005, the Appellate Committee of the House of Lords was invited to specify the scope of the Parliament Acts of 1911 and 1949 by pronouncing on the validity of statutes passed according to the procedure established by these texts, i.e. without the assent of the House of Lords. Far from recusing themselves, the Law Lords accepted on the contrary the unusual task they were invited to. Indeed, the cardinal principle of the British constitution, the sovereignty of Parliament, prevents judges from reviewing the validity of an Act of Parliament. However, does a statute enacted without the assent of the Lords constitute an Act of Parliament ? Besides, what is really this « Parliament » to which sovereignty is incontestably conferred ? By answering these different questions, and moreover by settling this recurring debate among British lawyers, the Law Lords sketched out the scope of the sovereignty of Parliament today.

Hat das Gesetz über das Parlament von 1911 einen neuen Souverän erschaffen ? Überlegungen über die Entscheidung Jacksons

In seiner Entscheidung vom 13. Oktober 2005 hat der Berufungsausschuss des britischen Oberhauses die juristische Bedeutung der Gesetze über das Parlament von 1911 und 1949 präzisiert. Der Ausschuss hat über die Geltung der Gesetze befunden, die nach dem von diesen Texten vorgesehenen Verfahren verabschiedet wurden, und zwar ohne die Zustimmung des Oberhauses. Ohne sich für nicht zuständig zu erklären, haben im Gegenteil die Law Lords diese so einzigartige Übung angenommen. Kraft der Parlamentssouveränität, die ein Grundprinzip der britischen Verfassung ist, darf der Richter die Geltung eines Gesetzes nicht kontrollieren. Ist allerdings ein solches Gesetz, das ohne die Zustimmung des Oberhauses verabschiedet wurde, ein ,,normales'' Gesetz ? Außerdem, was ist genau dieses « Parlament », das jenseits des Ärmelkanals der unbestrittene Souverän ist ? Indem sie diese Fragen beantwortet haben und sie hierbei diese häufige Debatte in der juristischen britischen Doktrin gelöst haben, haben die Law Lords die aktuelle Parlamentssouveränität in Umrissen entworfen.

10 août 1911 à  la Chambre des Lords. Après une série d’interventions d’une rare éloquence et solennité, l’adoption par 131 voix contre 114 du Parliament Bill vient clore l’un des épisodes les plus troublés de l’histoire parlementaire britannique. Le gouvernement libéral d’Herbert Asquith, arrivé au pouvoir en avril 1908, a en effet dû affronter l’opposition exaltée du parti conservateur, déterminé à  faire échec à  son ambitieux programme de réformes sociales. En novembre 1909, les Lords ont ainsi refusé de voter la loi de finances, le fameux « People’s Budget » du Chancelier de l’Echiquier Lloyd George. Cet événement rare marquait le début d’une grave crise institutionnelle qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les difficultés rencontrées lors de l’adoption du Reform Act de 1832. Fort d’une majorité reconduite par deux fois à  l’occasion des élections de janvier et de décembre 1910, le gouvernement libéral se montrait toutefois résolu à  surmonter l’opposition déterminée de la Chambre conservatrice. Asquith obtint ainsi le soutien du roi George V, qui avait succédé quelques mois auparavant à  son père Edouard VII, pour nommer une « fournée » de pairs libéraux et assurer ainsi l’adoption du Parliament Bill. Jamais les Lords n’avaient été confrontés de manière aussi brutale à  ce dilemme existentiel, en suspens dans le débat politique depuis plusieurs décennies déjà  : « to mend or to end » (« se réformer ou disparaître »). Les Pairs, exhortés à  la résignation par Lord Rosebery comme ils l’avaient été en 1832 par le duc de Wellington, adoptèrent donc à  contre cœur le projet de loi, qui reçut la sanction royale le 18 août 1911 pour devenir le Parliament Act.

Cette loi historique ne faisait pourtant, comme le rappelle Adhémar Esmein, que cristalliser en droit ce qui était déjà , depuis le XIXème siècle, une pratique constitutionnelle établie. Elle entérinait ainsi, de manière écrite, précise et surtout juridiquement contraignante, la relégation de la Chambre des Lords dans le processus législatif. Le Parliament Act marque donc l’inscription dans le « noyau » strictement juridique de la constitution anglaise, c’est-à -dire dans le droit reconnu et sanctionné par les institutions judiciaires, de la primauté de la Chambre des Communes sur la Chambre des Lords. Les derniers vestiges juridiques de l’ancienne constitution mixte de l’Angleterre disparaissent ainsi alors que la suprématie de l’élément démocratique sur l’élément aristocratique est reconnue par le droit.

C’est tout d’abord dans le cadre des « money bills » que la chambre haute voit ses pouvoirs le plus restreints. Le premier article de la loi de 1911 dispose en effet que les lois à  caractère financier doivent recevoir la sanction royale un mois au plus tard après leur adoption par la Chambre des Communes, que la Chambre des Lords l’ait ou non adoptée. Voila donc le fâcheux précédent de 1909 définitivement enterré. Mais le Parliament Act va plus loin en supprimant le veto absolu de la chambre aristocratique pour les « projets ou propositions de loi à  portée générale » (public bills), c’est-à -dire, dans les faits, l’essentiel de la production législative. La loi de 1911 laisse ainsi aux Lords la possibilité de retarder l’adoption d’une loi pendant deux sessions parlementaires, délai au-delà  duquel le texte reçoit la sanction royale sans le consentement de la chambre haute. En 1949, le deuxième Parliament Act viendra modifier les dispositions de 1911 pour réduire ce veto suspensif à  une seule session, révision à  laquelle, à  la différence du Parliament Act de 1911 lui-même, les Lords ne consentirent d’ailleurs jamais puisque le Parliament Act de 1949 a été adopté selon la procédure prévue par la loi de 1911.

Il fallut toutefois attendre près d’un siècle pour que soit finalement tranchée une importante controverse doctrinale relative au statut juridique des lois adoptées en vertu des Parliament Acts. Certaines interrogations demeuraient en effet en suspens : ces lois auxquelles le consentement des Lords fait défaut sont-elles des Acts of Parliament comme les autres ? Et cette question en appelle implicitement une autre : Existe-t-il des limites au recours à  la procédure des Parliament Acts ?

C’est précisément à  ces deux questions que les Law Lords ont été amenés à  répondre le 13 octobre 2005 en confirmant la décision rendue par la Cour d’Appel le 16 février. Ils ont ainsi unanimement reconnu que les lois adoptées selon la procédure prévue par les Parliament Acts étaient des Acts of Parliament pleins et entiers. Certains ont toutefois été plus loin en admettant que le recours aux Parliaments Acts était prohibé dans certains cas non expressément prévus par les lois de 1911 et 1949.

La décision Jackson est donc importante et singulière à  différents égards. Elle se distingue tout d’abord par la composition du Comité d’Appel de la Chambre des Lords, étendue ici à  neuf juges, solennité rare qui s’explique aisément. A travers le débat doctrinal qu’ils ont eu à  arbitrer, les Law Lords ont en effet été invités à  se prononcer sur la validité d’un Act of Parliament supposé. La loi en question, le Hunting Act de 2004, visait à  interdire la chasse à  courre en Angleterre et au Pays de Galles mais rencontra une vive opposition à  la Chambre des Lords. La résistance fut telle qu’elle contraignit le gouvernement Blair à  recourir à  la procédure simplifiée prévue par les Parliament Acts de 1911 et 1949. Le Hunting Act fut donc adopté sans le consentement des Lords, fait rare depuis 1911 puisque que l’on ne recensait avant 2004 que six recours à  cette procédure et notamment, comme cela a été évoqué précédemment, lors de la révision du Parliament Act en 1949. La décision Jackson se distingue enfin et surtout parce qu’elle aborde certaines questions qui ne sont que rarement discutées dans les Cours de justice britanniques. Au nombre de celles-ci est celle qui constituait aux yeux du juriste anglais Albert V. Dicey « la clef de voûte » du droit constitutionnel anglais : la souveraineté du Parlement. C’est cette dimension théorique de la décision Jackson qui sera ici privilégiée, et nous tenterons donc de situer chacun des apports de cette décision dans le répertoire des théories doctrinales de la souveraineté du Parlement.

I/ Le statut juridique des lois adoptées en vertu des Parliament Acts.

La question du statut des lois adoptées sans le consentement des Lords est tout particulièrement intéressante car elle rend apparentes les oppositions qui agitent la doctrine constitutionnaliste depuis plusieurs décennies déjà . Les deux thèses qui s’affrontent ici, et qui constituent le contexte et le cadre théorique de cette décision, traduisent en effet deux conceptions divergentes de la souveraineté du Parlement. Tout en réservant un sort différent aux lois adoptées en vertu de la procédure simplifiée, ces conceptions offrent, de la même manière, des interprétations divergentes sur ce qui a pu se passer, ce 10 août 1911, à  la Chambre des Lords.

A ) L’orthodoxie doctrinale

Théorie — La doctrine de la souveraineté du Parlement, que « Dicey a hérité de Coke et de Blackstone » selon Lord Hope, identifie cet organe comme détenteur d’une puissance absolue et « continue ». Absolue car l’autorité du Parlement ne connaît aucune limite juridique, qu’elle soit matérielle, puisqu’il est omni-compétent, ou formelle, car il n’existe pas de procédure législative « constituante » distincte de la procédure législative ordinaire. Le Parlement n’est en effet pas soumis à  l’empire d’une quelconque constitution écrite qui constituerait la source de son autorité. Sa puissance est également dite continue car le Parlement ne peut en dessaisir ses successeurs. Il ne peut ainsi lier les Parlements à  venir aux éventuels abandons de compétences auxquels il aurait consenti, de même qu’il ne peut les contraindre au respect de certaines règles ou limites, de quelque nature qu’elles soient. Le droit constitutionnel anglais se singularise ainsi au regard d’autres systèmes modelés par la théorie du constitutionnalisme juridique puisqu’il ne permet pas de garantir le respect de certaines normes d’une valeur juridique supérieure (« entrenched »), et notamment de normes constitutionnelles.

Ces deux dimensions de la souveraineté du Parlement constituent le cœur même de la doctrine classique telle qu’elle a été formulée par Dicey à  la fin du XIXème siècle. Mais il faut, avant de tenter d’identifier les préceptes juridiques qui en découlent, définir la notion même de « Parlement ». Le Parlement est traditionnellement défini comme un organe tricéphale, composé du Monarque, de la Chambre des Lords et de la Chambre des Communes. Blackstone écrivait ainsi dans les Commentaries on the Laws of England : « Telles sont donc les parties qui composent le Parlement : le roi, les lords spirituels et temporels, et les communes. Chacune de ces parties est à  ce point nécessaire, que le consentement de toutes les trois est requis pour faire une nouvelle loi qui oblige le sujet ».On s’aperçoit donc que l’identification du souverain n’est pas une question accessoire car elle fournit les critères ultimes de qualification du droit. Pour Hart, la « règle de reconnaissance » anglaise, c’est-à -dire la « règle admise de reconnaissance déterminant les critères de validité juridique » et qui constitue « le fondement d'un système juridique », peut ainsi se formuler de la manière suivante : « Ce que la Reine et le Parlement édictent conjointement constitue du droit ». Le consentement des trois organes précités est donc requis pour édicter une norme manifestant la volonté du souverain authentique.

Il suffit, pour démontrer l’importance de cette règle d’identification, de dérouler le fil de cette théorie. Une norme édictée sans le consentement du souverain, que le consentement de l’un ou de tous les organes le composant fasse défaut, ne peut donc être considérée juridiquement comme un Act of Parliament, et sa valeur juridique ne peut donc être égale à  celle des normes édictées par le Monarque en Parlement. Il est dès lors nécessaire de distinguer les normes trouvant la source de leur autorité dans la souveraineté du Parlement des normes dont l’autorité est issue d’une habilitation par le souverain, notamment en faveur de l’organe exécutif. C’est précisément ce qu’opère la théorie juridique anglaise en distinguant la législation primaire (« primary legislation ») de la législation déléguée (« delegated or subordinate legislation »). Cette distinction, qui réalise une véritable hiérarchie des normes, entraîne des conséquences importantes quant au statut juridique de ces différents types de législation. Les lois relevant de la législation primaire, dont le Parlement tripartite est l’auteur immédiat, sont donc des normes suprêmes qui ne peuvent à  ce titre être altérées ou abrogées que par le souverain lui-même, que cette modification ou abrogation soit explicite ou implicite (« implied repeal »). Cela implique également qu’elles ne peuvent faire l’objet d’aucun contrôle par le juge. A l’inverse, les législations déléguées sont elles soumises au « judicial review ». Le juge pourra ainsi contrôler la validité juridique de ces normes, et notamment le respect du cadre de l’habilitation opérée, conformément à  la doctrine de l’ « ultra vires ». L’auteur de la norme, et notamment la nature souveraine ou non de son autorité, détermine donc directement le statut juridique de cette même norme.

Conséquences sur le statut des lois adoptées en vertu des Parliaments Acts — On aperçoit alors plus clairement la problématique posée par les Parliament Acts de 1911 et 1949. Les lois adoptées selon cette procédure ne répondent pas aux critères traditionnels d’identification de la législation primaire. En effet, ces lois ne sont pas des « Acts of Parliament » tels qu’ils sont définis par Coke, Blackstone et leurs héritiers puisque le consentement des Lords fait défaut. La question du statut juridique de ces normes se pose alors naturellement. Et l’on ne sera dès lors pas surpris de constater que la réponse apportée à  cette question par la doctrine classique tend à  refuser à  ces normes le statut d’« Acts of Parliament » ordinaires. Ne résistant pas au « test » de la législation primaire, les lois adoptées selon la procédure prévue par les Parliament Acts constituent dès lors nécessairement de la législation déléguée. C’est notamment la position défendue par l’un des plus éminents représentants de la doctrine classique au XXème siècle, William Wade. Celui-ci appuie d’ailleurs son argumentation sur les différents indices qui révèlent le statut subordonné de ces normes. Il relève ainsi que leur préambule diffère de celui qui précède les lois ordinaires. Le préambule des Acts of Parliament classiques prend en effet acte du consentement des différents organes composant le Parlement, témoignant ainsi que ces lois ont la force du droit parce qu’elles sont issues du souverain. A l’inverse, le préambule qui précède les lois adoptées sans le consentement des Lords fait expressément référence aux Parliament Acts. Ceci tend donc à  prouver, selon Wade, que le fondement direct de la validité de ces normes n’est pas la règle de reconnaissance elle-même, qui consacre la souveraineté du Parlement tricéphale. Leur validité repose au contraire sur de simples lois, les Parliament Acts de 1911 et 1949, ce qui constitue la « marque de la législation déléguée ». Selon la théorie classique, le Parliament Act de 1911 ne peut donc être interprété que comme une habilitation, c’est-à -dire une délégation par le souverain, dans les limites prévues par cette même loi, de son pouvoir législatif en faveur d’un organe nouveau (et non-souverain), composé du Monarque et de la seule Chambre des Communes. Cela signifie donc que les normes adoptées en vertu des Parliament Acts relèvent de la législation déléguée, et rend alors possible un contrôle par le juge du respect des termes de l’habilitation.

C’est précisément ce contrôle que les requérants invitent le juge à  effectuer pour obtenir l’invalidation du Hunting Act. Mais ils ne peuvent pour cela contester directement la loi de 2004. En effet, en admettant que celle-ci relève effectivement de la législation déléguée, issue d’une habilitation législative opérée par le Parliament Act de 1911, elle n’en respecte pas moins le cadre de cette habilitation. Le Hunting Act est sans conteste un public bill et il satisfait dès lors aux conditions posées par les Parliament Acts de 1911 et 1949. Les requérants sont donc contraints de viser une autre cible. Cette cible c’est évidemment le Parliament Act de 1949 lui-même, auquel la Chambre des Lords n’a jamais consenti et dont l’invalidité entraînerait l’invalidation des lois adoptées en vertu de celui-ci, et notamment du Hunting Act. Leur argumentation, fondée sur la conception orthodoxe de la souveraineté du Parlement présentée précédemment, s’appuie ainsi sur l’interprétation du Parliament Act de 1911 comme un acte d’habilitation et de délégation d’une compétence législative, limitée aux public bills et aux money bills, à  un organe spécial, composé du monarque et de la Chambre des Communes. Cette interprétation autorise alors le raisonnement suivant : en révisant le Parliament Act en 1949, le délégataire a modifié la loi d’habilitation de 1911 sans le consentement du délégant et a ainsi étendu unilatéralement le cadre de l’habilitation dont il est le bénéficiaire. Une loi issue du souverain, et relevant donc de la législation primaire, aurait donc été amendée par le biais d’un texte relevant lui de la législation déléguée. Cette extension du cadre de la délégation par le délégataire aurait toutefois été admissible, du point de vue du droit anglais, si elle avait été expressément prévue par le délégant dans la loi d’habilitation, c’est-à -dire si celle-ci contenait une « clause Henri VIII ». Le Parliament Act de 1911 ne prévoyant pas expressément une telle hypothèse, les requérants soutiennent donc que le délégataire a, en révisant cette loi en 1949, outrepassé le cadre de son habilitation. Le Parliament Act de 1949 est donc, à  leurs yeux, ultra vires. Et ils peuvent dès lors légitimement contester la validité des lois adoptées en vertu du Parliament Act de 1949, et notamment le Hunting Act de 2004.

Mais cette conception, et le sort qu’elle réserve aux lois adoptées en vertu des Parliament Acts, n’est pas sans causer un certain malaise. Il semble en effet pour le moins embarrassant de reléguer les normes adoptées par les représentants de la nation, c’est-à -dire le souverain « politique », au simple rang de législation déléguée. Une telle qualification laisse à  penser que ces normes relèveraient d’un droit d’une qualité inférieure, d’une nature et d’une origine moins parfaite, et dès lors soumis au contrôle du juge. Cela alors même qu’ils expriment la volonté de la majorité du corps électoral ; cela alors même qu’ils sont revêtus des marques de la légitimité démocratique. On ne sera dès lors pas surpris de constater que la souveraineté du Parlement ait fait l’objet d’interprétations divergentes, qui semblent trouver un certain écho dans la décision Jackson.

B) La « New View » et la décision Jackson

La théorie de la redéfinition et ses conséquences sur le statut des lois adoptées en vertu des Parliaments Acts — Dans le sillage d’Ivor Jennings, qui pose dès les années 1930 les bases de ces théories nouvelles que l’on peut réunir dans une même école de la « New view », certains auteurs ont en effet tenté de donner un contenu nouveau à  la doctrine de la souveraineté du Parlement. Cette « nouvelle conception », que Hart qualifie d’ « auto-limitative » par opposition à  la conception « continue » de la souveraineté du Parlement, ne diverge toutefois de l’orthodoxie doctrinale que dans un sens très précis, qui n’est pas pour autant sans importance ni sans conséquence. Car ces théories ont en commun de ne jamais remettre en cause la souveraineté matérielle du Parlement, ni même son caractère absolu. Mais elles tendent indirectement à  contester son caractère continu, à  contester l’incapacité du Parlement à  lier ses successeurs.

Cette théorie s’appuie sur un postulat théorique énoncé clairement par Geoffrey Marshall : « Si tant est que cet organe (le Parlement) est lié ou limité d’une quelconque façon, il n’est « lié » que dans un sens logique par les règles qui le définissent. Cela revient simplement à  dire qu’aucune combinaison d’éléments qui opère autrement que conformément à  ces règles n’a le droit de se revendiquer comme le « Parlement ». Mais quand elle agit conformément à  celles-ci, sa volonté exprimée légalement est souveraine et ne peut connaître aucune limite ». Il s’agit donc ici d’opérer une distinction entre le processus d’identification du souverain, qui inclut la détermination des conditions formelles d’expression de sa volonté, et le contenu même de cette souveraineté. En d’autres termes, l’affirmation de la souveraineté du Parlement appelle, ou plutôt présuppose, la réponse à  une autre question : qu’est-ce que le Parlement ? Car si les conceptions continue et auto-limitative de la souveraineté s’accordent sur l’omni-compétence matérielle du Parlement, elles divergent toutefois quant à  la réponse à  donner à  cette question. Alors que la doctrine classique semble se retrancher derrière la composition tripartite du Parlement britannique, qui constitue, comme nous l’avons vu, la règle de reconnaissance historiquement établie du système juridique anglais, la « nouvelle conception » admet quant à  elle l’hypothèse d’une redéfinition du Parlement. Ceci permet de développer une interprétation différente du bouleversement de 1911. Le souverain, en adoptant le Parliament Act de 1911, a prescrit de nouvelles conditions formelles permettant d’authentifier l’expression de sa volonté. En d’autres termes, le Parlement s’est simplement redéfini pour les matières visées par cette même loi. La règle de reconnaissance n’est donc pas substantiellement altérée puisque le principe même de la souveraineté du Parlement n’est pas remis en cause. Elle a, tout au plus, été précisée par le souverain lui-même. La thèse de la redéfinition implique donc que le Parlement demeure le souverain, qu’il s’agisse du traditionnel Parlement tricéphale ou du Parlement « simplifié » tel qu’il est redéfini par les Parliaments Acts, c’est-à -dire la réunion du Monarque et de la Chambre des Communes. Le statut des lois adoptées sans le consentement des Lords ne se trouve donc pas affecté par cette redéfinition. Elles sont tout autant des actes du souverain que ne le sont les Acts of Parliament ordinaires et elles jouissent ainsi de toute l’autorité de la primary legislation.

Cette théorie, tout en réservant un sort plus favorable aux lois adoptées en vertu des Parliament Acts, permet donc de concilier évolution, en prenant acte de la démocratisation du système constitutionnel anglais opérée par la loi de 1911, et tradition, puisqu’elle ne remet pas en cause le principe de la souveraineté du Parlement, qui demeure la « clé de voûte » et l’identité même de la constitution anglaise. La règle de reconnaissance peut ainsi évoluer et s’adapter aux exigences politiques nouvelles sans que soit remise en cause l’intégrité et la cohérence du système juridique tout entier. Mais la théorie de la redéfinition a peut-être une ambition inavouée. Elle permettrait en effet, si l’on en suit toutes les conséquences logiques, de garantir la protection juridique (entrenchment) de certaines procédures législatives dérogatoires du droit commun. Le Parlement britannique pourrait par exemple adopter un Act of Parliament dont l’objet serait de soumettre à  la ratification référendaire tout projet de loi visant à  abolir la Chambre des Lords. Le « Parlement » serait ainsi, dans ce cadre précis, redéfini en un organe complexe réunissant le Monarque, les chambres parlementaires et le corps électoral tout entier. Mais une telle hypothèse suppose que la violation de la nouvelle procédure prescrite soit sanctionnée juridiquement. Elle implique donc l’intervention du juge, alors que celui-ci n’est traditionnellement pas compétent pour contrôler la validité des Acts of Parliament. A moins toutefois de considérer qu’une loi, adoptée par le Parlement seul et visant à  supprimer l’exigence référendaire, ne soit pas un authentique « Act of Parliament », celui-ci étant, dans ce cadre précis toujours, redéfini pour y inclure le corps électoral. L’intervention du juge se verrait alors, en théorie, légitimée au regard de la tradition constitutionnelle anglaise. Mais cela n’en supposerait pas moins un activisme judiciaire qui rend cette perspective purement hypothétique.

Un reconnaissance jurisprudentielle de la théorie de la redéfinition ? — Si la question du statut des lois adoptées en vertu des Parliament Acts a pu faire l’objet d’une controverse doctrinale, elle ne semble toutefois pas diviser les Law Lords qui vont unanimement reconnaître leur statut plein et entier d’ « Act of Parliament ». C’est ce qu’affirme sans détour le Senior Law Lord Bingham : « La loi de 1911 a évidemment opéré un important changement constitutionnel, mais le changement ne se situe pas dans le fait d’autoriser un nouveau type de loi (« parliamentary legislation ») mais dans la création d’une nouvelle procédure d’adoption de la législation primaire ». Lord Bingham se fonde d’ailleurs sur la lettre même du Parliament Act de 1911, dont la formulation est sans équivoque puisque qu’il dispose que tout projet de loi n’ayant pas reçu le consentement des Lords « deviendra un Act du Parlement au moment de la signification de l’approbation royale ». Le texte ne prête donc pas à  confusion et aucun indice ne semble corroborer la thèse du statut subordonné des lois adoptées sans le consentement des Lords. Mais, au delà  de ces simples considérations d’interprétation littérale, c’est l’intention du législateur de 1911 et, au delà , l’esprit même du Parliament Act de 1911 qui semblent emporter la décision des juges. « L’objectif général de la loi de 1911 n’était pas de déléguer un pouvoir : il s’agissait de restreindre, conformément aux conditions prévues par la loi, la compétence des Lords pour faire échec à  des mesures soutenues par une majorité aux Communes ». L’intention du législateur de 1911 n’était donc pas de créer une nouvelle catégorie de normes parlementaires d’une valeur juridique inférieure aux Acts of Parliament traditionnels. Elle était au contraire de créer une procédure législative alternative pour surmonter un potentiel désaccord entre les deux chambres. La décision Jackson marque donc un rejet sans équivoque de la logique de la délégation et de ses implications minoratives quant au statut des lois adoptées par la seule Chambre des Communes, comme le rappelle Lord Nicholls : « Le fait de décrire un Act of Parliament adopté selon cette procédure comme une législation « déléguée » ou « subordonnée », avec toutes les connotations qui y sont attachées, serait à  la fois absurde et déroutant. Ce serait tout autant inapproprié de comparer la Chambre des Communes à  un « délégataire » ou à  un « agent » lorsqu’elle applique la procédure prévue par la loi de 1911 ».

A ces arguments s’appuyant sur l’intention du législateur de 1911 s’ajoutent certaines considérations plus théoriques. En reconnaissant à  ces lois le statut de législation primaire, c’est-à -dire de normes issues du souverain, les Law Lords manifestent en effet une adhésion implicite à  la théorie de la redéfinition. Adhésion qui n’est d’ailleurs pas toujours implicite puisque certains juges, à  l’image de Lord Steyn et de la Baronne Hale, n’hésitent pas à  adopter la terminologie qui en est issue. Les développements de Lord Steyn méritent ainsi d’être cités extensivement :

« Le mot Parlement renvoie à  des concepts à  la fois statique et dynamique. Le concept statique fait référence aux éléments constitutifs qui composent le Parlement : la Chambre des Communes, la Chambre des Lords, et le Monarque. Le concept dynamique renvoie aux éléments constitutifs fonctionnant ensemble comme organe législatif. La question est la suivante : Le Parlement s’est-il exprimé ? Le droit et les usages (law and custom) relatifs au Parlement réglementent ce que les éléments constitutifs doivent faire pour légiférer : tous les trois doivent signifier leur consentement à  une mesure. Mais, en dehors de la méthode traditionnelle d’édiction de la loi, le Parlement dans sa composition ordinaire peut redistribuer fonctionnellement le pouvoir législatif de différentes manières. Le Parlement pourrait, par exemple, prévoir pour certains cas spécifiques une majorité des deux tiers à  la Chambre des Communes et à  la Chambre des Lords. Cela impliquerait une redéfinition du Parlement dans un cadre spécifique. Une telle redéfinition ne pourrait être ignorée ». Et il conclut ainsi : « Le Parlement dans sa composition ordinaire a adopté la loi de 1911. Agissant conformément aux conditions prévues à  première vue par la loi de 1911, le Parlement tel qu’il est redéfini par cette loi dans un cadre limité et spécifique a adopté le Parliament Act de 1949. Prima facie le Parliament Act de 1949 est valide ».

On s’écarte donc ici très nettement de l’interprétation du Parliament Act proposée par la doctrine classique. Le Parlement traditionnel, c’est-à -dire la réunion du Monarque et des deux chambres, a pu, en 1911 et dans le cadre prescrit par cette loi, se redéfinir en un nouvel organe composé du Monarque et de la seule Chambre des Communes. En d’autres termes certainement plus neutres au regard de la théorie classique, le Parlement a, en créant une procédure législative alternative, posé de nouvelles conditions d’expression de la volonté du souverain. La décision Jackson marque donc, de ce point de vue, le rejet de la thèse défendue par l’orthodoxie doctrinale selon laquelle la loi de 1911 n’opérait qu’une délégation de la compétence législative du souverain en faveur d’un organe non-souverain.

Cependant, cette décision ne clôt pas définitivement le débat sur la nature réelle du bouleversement opéré par le Parliament Act de 1911, et certaines interrogations demeurent. Car la particularité des Parliament Acts est de proposer une procédure législative alternative mais non impérative. Le législateur, agissant dans le cadre qui est celui déterminé par la loi de 1911, n’est en effet pas contraint de recourir à  la procédure prévue par celle-ci. De ce point de vue, les Parliament Acts n’opèrent donc pas un changement de la règle de reconnaissance, qui se trouve seulement précisée en créant un souverain « alternatif » dont la convocation n’est que facultative. Mais qu’en serait-il si le Parlement venait à  se redéfinir de manière impérative, par exemple en soumettant l’adoption d’une quelconque mesure à  la tenue d’un référendum ou à  la réunion d’une majorité qualifiée ? En d’autres termes, si la décision Jackson marque une reconnaissance au moins partielle de la théorie de la redéfinition, la question de l’entrenchment, c’est-à -dire de l’éventuelle sanction judiciaire d’une violation de la nouvelle procédure législative issue de la redéfinition du Parlement, reste ouverte. Admettre que le Parlement puisse se redéfinir ne signifie pas que cette redéfinition soit contraignante pour les Parlements à  venir. En l’absence de tout contrôle du respect de la procédure législative, rien ne permet donc d’affirmer que, à  l’heure actuelle, le Parlement peut lier ses successeurs. Mais l’opinion émise par Lord Steyn, selon laquelle une redéfinition « impérative » du Parlement ne pourrait être ignorée, n’est pas non plus sans portée. Elle doit en effet être lue au regard des différents obiter dicta qui apparaissent çà  et là  dans les cours de justice britanniques et qui témoignent d’une certaine distanciation à  l’égard de conceptions trop « absolutistes » de la souveraineté du Parlement. Peut-être peut-on également y déceler les signes d’une évolution de cette doctrine vers une ère nouvelle, qui serait celle d’une simple « suprématie » du Parlement, épurée des préceptes juridiques issus de la théorie de la souveraineté.

L’intérêt de la décision Jackson se situe d’ailleurs tout autant dans les opinions exprimées à  titre accessoire par les Law Lords que dans les réponses juridiques qu’ils apportent à  des questions précises. Ceci est tout particulièrement apparent dans les développements relatifs aux limites du recours à  la procédure législative simplifiée prévue par les Parliament Acts.

II/ Les limites du recours à  la procédure des Parliament Acts

La question du statut juridique des lois adoptées en vertu des Parliament Acts désormais tranchée, il n’en restait pas moins certains doutes relatifs aux limites du recours aux lois de 1911 et 1949. Le problème ici posé est celui de l’interprétation des termes même du Parliament Act de 1911, et la position des Law Lords témoigne d’une certaine oscillation entre une interprétation littérale et une interprétation plus extensive.

A) Le choix d’une interprétation littérale : la question des limites explicites

De prime abord, la formulation du Parliament Act de 1911 manifeste une volonté en apparence délibérée du législateur d’étendre le champ d’application de cette loi, comme en témoigne son article 2 qui vise « tout projet ou proposition de loi de portée générale » (« any Public Bill »). Ce même article prévoit toutefois de manière expresse deux exceptions. La première concerne logiquement les lois de finance, puisque celles-ci sont traitées spécifiquement dans le premier article de la loi. La deuxième exception concerne elle les projets ou propositions de loi visant à  proroger la durée de la législature au delà  du nouveau terme de cinq ans prévu par le Parliament Act. Une telle loi devra donc impérativement obtenir le consentement du Parlement dans sa composition traditionnelle et donc tripartite. Mais, au delà  de ces limites expressément prévues par le texte de la loi, la question s’est posée de l’existence éventuelle de limites tacites et implicites au recours à  la procédure législative simplifiée introduite par le Parliament Act de 1911, notamment concernant sa révision. Le problème apparait ici clairement : Le Parliament Act peut-il être utilisé pour réviser le Parliament Act comme cela fut le cas en 1949 ? En d’autres termes, si la loi de 1911 ne prohibe pas de manière explicite cette hypothèse, ne contient-elle pas toutefois certaines limites implicites et inhérentes qui s’y opposeraient ? C’est précisément la thèse soutenue à  titre accessoire par les requérants pour contester la validité du Parliament Act de 1949, dont l’invalidation rejaillirait sur le Hunting Act de 2004. Ainsi, en admettant que les lois adoptées en vertu du Parliament Act soient bien des Acts of Parliament ordinaires comme cela est confirmé dans la décision Jackson, cela signifie-t-il pour autant que le Parlement dans sa composition simplifiée est compétent pour réviser le Parliament Act ? Cette controverse relative aux limites implicites du Parliament Act, défendue par certains juristes, a d’ailleurs dépassé la sphère de la doctrine juridique comme en atteste la proposition de loi de Lord Donaldson en 2000. Celle-ci visait à  expurger le Parliament Act de ses « tares » et de ses silences en confirmant tout d’abord la validité du Parliament Act de 1949 et des lois postérieures prises en application de celui-ci, mais également à  prohiber le recours à  la procédure législative simplifiée pour réviser les Parliament Acts. Cette proposition fut discutée mais ne fut jamais adoptée suite à  la dissolution de la Chambre des Communes en 2001.

Si cette controverse n’est pas anodine, c’est précisément parce qu’elle pose très clairement la question de la nature du régime politique britannique. Admettre que le recours aux Parliament Acts ne connait d’autres restrictions que celles prévues explicitement par le texte revient à  consacrer l’omni-compétence non plus du Parlement traditionnel, mais bien de la seule majorité à  la Chambre des Communes, et, consécutivement, du gouvernement qui en est issu — avec le concours évidemment du monarque qui, en droit strict, exerce seul le pouvoir exécutif. C’est peut-être d’ailleurs cette portée existentielle qui explique la position surprenante retenue par la Cour d’Appel. Celle-ci a en effet réfuté la thèse selon laquelle « la loi de 1911 pourrait être utilisée ou révisée afin de produire certains effets de nature à  établir un nouvel arrangement constitutionnel (different constitutional settlement) ». La Cour d’Appel, tout en reconnaissant la validité du Parliament Act de 1949 qui n’opérait à  ses yeux qu’une révision modeste et « procédurale » du Parliament Act de 1911, a donc admis l’existence de limites implicites dans le recours à  cette loi. On comprend aisément les conséquences d’une telle conception sur l’ordonnancement juridique tout entier, mais également les difficultés qui en découlent. Admettre que la procédure d’adoption des lois matériellement et substantiellement « constitutionnelles » requiert, de manière obligatoire et impérative, le consentement du souverain dans sa composition traditionnelle revient évidemment à  établir une hiérarchie entre les normes. A l’image du constitutionnalisme juridique moderne, dans lequel les lois constitutionnelles se distinguent d’un point de vue formel des lois ordinaires par leur procédure d’adoption, la loi « établissant un nouvel arrangement constitutionnel » adoptée par le souverain traditionnel se distinguerait de la loi « ordinaire » votée par le Parlement dans sa composition simplifiée. Mais il reviendrait alors au juge d’apprécier dans quelle mesure un bill établirait un nouvel arrangement constitutionnel. Ce serait dès lors ériger le juge anglais en véritable juge constitutionnel, « aiguillant » le législateur sur la voie de la procédure législative ordinaire ou constitutionnelle, selon des critères qu’il aurait lui-même établis. Mais la Cour d’Appel n’a pas été suivie par la Chambre des Lords dans cette voie « révolutionnaire » au regard de la théorie juridique anglaise.

Les Law Lords ont en effet rejeté le raisonnement de la Cour d’Appel, se retranchant derrière l’intention du législateur pour reconnaître la validité du recours à  la procédure législative simplifiée pour modifier le Parliament Act lui-même. Car, comme le remarque Lord Bingham, de nombreux indices révélés dans les débats parlementaires qui ont entouré l’adoption du Parliament Act de 1911 tendent à  confirmer l’étendue délibérément large du champ d’application de cette loi. Lord Bingham se réfère ainsi aux nombreux amendements visant à  limiter la portée du Parliament Act qui ont, dans leur grande majorité, été rejetés par la Chambre des Communes. L’amendement relatif à  l’interdiction du recours à  la procédure législative simplifiée pour réviser le Parliament Act a ainsi été rejeté le 24 avril 1911 par la Chambre. Il apparaît donc nettement que le législateur de 1911 n’entendait pas, à  l’exception toutefois des lois de prorogation de la législature, restreindre le champ d’application de la loi et que celui-ci avait agréé en pleine connaissance de cause l’hypothèse d’un recours au Parliament Act pour modifier le Parliament Act lui-même. Confortée par ces considérations, la Chambre des Lords dans sa capacité juridictionnelle reconnait donc dans la décision Jackson la légalité du recours à  la procédure législative simplifiée pour réviser les Parliament Acts et récuse ainsi les derniers doutes relatifs à  la validité du Parliament Act de 1949 et des lois postérieures prises en application de celui-ci, tel le Hunting Act de 2004. En d’autres termes, le Parliament Act de 1911 ne semble contenir d’autres restrictions que celles qui sont expressément visées dans la section 2 de la loi et la décision Jackson semble donc consacrer, après d’insistantes références à  l’intention du législateur, une interprétation strictement littérale de la loi de 1911.

B) Au delà  du texte : la question des limites implicites

La question de l’interprétation et de la détermination de la portée juridique du Parliament Act pourrait sembler définitivement tranchée si les Law Lords n’avaient pas assorti leur décision de certaines réserves. En effet, si la décision Jackson confirme la légalité du recours à  la procédure des Parliament Acts pour réviser ces mêmes textes, certains des juges de la Chambre des Lords ont toutefois reconnu que cette utilisation était soumise à  une exception notable. L’hypothèse envisagée concerne la restriction posée par la deuxième section du Parliament Act de 1911 relative aux lois de prorogation de la législature. Comme l’ont justement remarqué les Law Lords, la restriction posée par la loi de 1911 pourrait facilement être contournée par une double intervention du Parlement dans sa composition simplifiée, la première visant à  supprimer l’exception prévue par la loi de 1911, et la seconde opérant la prorogation proprement dite. Or, en affirmant la validité de la révision des Parliament Acts par le moyen de la procédure législative simplifiée, la décision Jackson semble rendre possible une telle hypothèse. Cela explique que les juges de la Chambre des Lords aient pris la peine de se prononcer sur une telle éventualité. La question des limites implicites du recours aux Parliament Acts se trouve donc à  nouveau posée. Or, sans remettre totalement en cause le principe d’une interprétation littérale de la loi de 1911, une majorité des Law Lords ont admis l’illégalité d’une telle procédure. Il est intéressant de remarquer de quelle manière les juges ont concilié ces deux positions en apparence contradictoires, puisque la réserve affirmée ici fait directement exception à  la révision des Parliament Acts par la seule Chambre des Communes. Le raisonnement des Lords se fonde en fait sur le texte lui-même, c’est-à -dire sur la limite expresse contenue dans la loi de 1911, qui appelle selon eux cette limite implicite. Celle-ci n’existe donc que parce qu’elle trouve son origine et son support dans le texte lui-même, point sur lequel insiste très nettement Lord Nicholls : « La loi instaurant la nouvelle procédure exclut expressément son utilisation pour toute loi visant à  rallonger la durée de la législature. Cette exclusion expresse entraine avec elle, implicitement mais nécessairement (« by necessary implication »), une exclusion similaire concernant toute loi visant, en deux étapes au lieu d’une seule, le même résultat ». Une telle règle d’interprétation manifeste une volonté certaine de ne pas contrevenir trop ouvertement à  l’adage expressio unius est exclusio alterius, et elle permet ainsi de fermer la porte à  toute interprétation trop « créative » de la deuxième section du Parliament Act de 1911, interprétation qui autoriserait la « découverte » d’autres limites au recours à  la procédure législative simplifiée.

Car la problématique des limites implicites des Parliament Acts ne s’épuise évidemment pas dans la seule question de la révision de ces mêmes textes. Certains auteurs ont par exemple contesté la validité d’un éventuel recours aux Parliament Acts pour supprimer la Chambre des Lords. Mais l’on pourrait évidemment étendre la liste de possibles restrictions à  tout projet ou proposition de loi qui, pour reprendre la formulation retenue par la Cour d’Appel, « établirait un nouvel arrangement constitutionnel ». En d’autres termes, le problème ici posé est le suivant : existe-t-il, au delà  de celles prévues par le texte de 1911, des limites au pouvoir tout à  la fois législatif et constituant reconnu au souverain alternatif ? La réponse à  une telle question ne peut se trouver dans la seule sphère du droit ou dans la théorie juridique entendue strictement. Elle appelle en effet une réflexion qui se situe à  la frontière du droit et du politique. Car la question ainsi posée n’est pas seulement celle de la légalité d’une telle procédure, mais bien également, et peut-être surtout, de sa légitimité. A ce titre, la décision Jackson révèle, dans une certaine mesure qu’il ne faudrait exagérer, un certain tiraillement des juges, toute à  la fois soucieux de légalisme et conscients des exigences du constitutionnalisme. Lord Carswell n’hésite ainsi pas à  admettre une certaine sympathie pour la position défendue par la Cour d’Appel : « Je suis incliné avec tentation à  penser que son instinct était juste, qu’il pourrait y avoir quelque part une limite aux pouvoirs contenus dans l’article 2 de la loi de 1911, bien que les frontières apparaissent extrêmement difficiles à  définir ». Le choix du conditionnel est, à  lui seul, révélateur de cette ambivalence. On choisira de l’interpréter au mieux comme un rappel, et au pire comme un avertissement, que le juge pourrait être amené, si les circonstances l’exigent, à  sanctionner une utilisation jugée abusive des Parliament Acts et donc à  assumer pleinement un rôle de gardien de la constitution. Mais cela impliquerait, comme le rappelle justement Lord Steyn, que le droit anglais se convertisse à  une « théorie nouvelle du constitutionnalisme » (« a different hypothesis of constitutionalism »).

Conclusion(s)

On est tenté, afin de mesurer les apports de cette décision, de poser, à  la manière de William Wade, la question suivante : la décision Jackson marque-t-elle une révolution ou une simple évolution du droit constitutionnel britannique ? Nous serions alors enclin à  privilégier la deuxième de ces hypothèses. Si la décision Jackson témoigne en effet d’une réelle évolution de la doctrine de la souveraineté du Parlement, en reconnaissant la faculté qu’a ce dernier de se redéfinir, les Law Lords ne s’aventurent toutefois pas sur la voie de l’entrenchment. Or c’est cette conversion du modèle anglais aux techniques juridiques du constitutionnalisme moderne qui semble caractériser aujourd’hui la voie révolutionnaire au regard de la doctrine « diceyienne » de la souveraineté du Parlement. A l’inverse, les juges de la Chambre des Lords manifestent une réelle réticence à  l’idée de heurter trop frontalement les canons du particularisme constitutionnel anglais et n’hésitent d’ailleurs pas à  multiplier les marques d’allégeance à  l’égard du Parlement ou, plus exactement, à  l’égard du principe de la suprématie du Parlement, c’est-à -dire à  de la règle de reconnaissance historiquement établie et communément admise.

La place du juge dans le système juridique britannique — Mais il ne faut pas se méprendre sur la nature de cette relation qui conduit le juge à  s’effacer devant la volonté légalement exprimée du Parlement. Il serait en effet tentant de décrire cette relation comme un rapport de sujétion du juge à  l’égard du législateur. Ce serait toutefois oublier que la constitution anglaise est et reste une « judge-made constitution ». Il faut, pour s’en rendre compte, s’interroger sur les fondements de cette règle de reconnaissance théorisée par Hart et qui peut, en Angleterre, être formulée de la manière suivante : « ce que la Reine et son Parlement édictent conjointement constitue du droit ». Mais qui donc est l’auteur de cette règle établissant la suprématie du Parlement ? C’est précisément la question que s’est posée William Wade. En s’appuyant sur les deux moments révolutionnaires qui ont marqué le XVIIème siècle anglais, celui-ci les analyse en termes de révolutions juridiques. Il remarque ainsi que les cours de justice anglaises ont, en 1649 « spontanément transféré leur allégeance » du Roi en Parlement aux différents parlements du Commonwealth de Cromwell. Il en déduit donc que « les cours ont modifié leur définition d’un « Act of Parliament » et ainsi reconnu que le siège de la souveraineté avait changé ». Le même phénomène, celui d’une révolution politique entérinée judiciairement par une révolution juridique, a également pu se produire, dans le sens inverse, lors de la restauration de 1660. De la même manière, la révolution politique de 1688 a ainsi été confirmée par les juges qui ont reconnu le changement dynastique opéré par le Parlement. Le changement de la règle de reconnaissance, qui est avant tout un « fait politique » en ce sens qu’il ne peut être fondé juridiquement, sera donc à  l’origine d’une révolution juridique qui, pour se produire, devra être reconnue par les juges.

Le Parlement dans sa composition tripartite n’est donc souverain que parce qu’il est reconnu comme tel par la Common law, et l’on peut presque penser, à  l’instar de Wade, que, dans ce sens précis, c’est bien le juge qui est souverain. La soumission du juge et la révérence marquée par celui-ci à  l’égard du principe de la souveraineté du Parlement, qui se manifeste notamment dans le refus de contrôler la législation primaire et dans la primauté reconnue à  celle-ci par rapport à  la Common law, sont donc les manifestations d’une soumission volontaire. Comme le rappelle Denis Baranger, la tension entre deux prétentions en apparence rivales, la suprématie du Parlement d’un côté et le monopole de l’identification du droit par le juge de l’autre, ne peut être résolue qu’en « posant que la relation des juridictions vis-à -vis des lois contenues dans les Acts of Parliament est une relation d’obéissance ». Ils convient donc de mesurer à  sa juste valeur, sans exagération ni minoration, l’importance du juge dans le système constitutionnel britannique. Si le juge anglais ne peut unilatéralement créer ou modifier les « règles constitutionnelles », il est indéniablement le gardien de la constitution dans ce sens précis qu’il détermine les critères de validité du droit auxquels il se soumet. Il n’est dès lors pas inenvisageable que les cours de justice britanniques, et notamment la juridiction suprême, soient un jour amenées à  modifier la règle de reconnaissance. C’est précisément ce que rappelle le Lord Steyn lorsqu’il déclare à  propos du principe de la suprématie du Parlement : « C’est une construction de la Common law. Les juges ont créé ce principe. Si c’est le cas, il n’est pas impensable que des circonstances puissent amener les cours à  reconnaitre un principe établi sur une théorie différente du constitutionnalisme ». Une révolution juridique aurait alors eu lieu.

La décision Jackson fournit d’ailleurs une remarquable illustration de ce rôle que la Common Law, et donc le juge, peut être amenée à  jouer dans le système juridique anglais. En reconnaissant tout d’abord le statut plein et entier d’ « Acts of Parliament » des lois adoptées en vertu des Parliament Acts, les juges de la Chambre des Lords ont, à  l’image de leurs prédécesseurs de 1649, 1660 ou 1688, sans conteste modifié leur définition d’un « Act of Parliament » pour y inclure les normes adoptées par le Parlement simplifié. Une révolution juridique a-t-elle pour autant eu lieu ? Nous serons, sur ce point, plus réservé. Car, comme cela a été évoqué précédemment, les Parliament Acts n’ont pas opéré une redéfinition impérative du Parlement. Ces lois ont, tout au plus, créé un « souverain » alternatif, composé par la réunion du monarque et de la Chambre des Communes, et dont la consultation est facultative et dans certains cas exclue. En affirmant que les normes adoptées par ce souverain alternatif répondaient tout autant aux critères ultimes du droit que les normes issues du souverain traditionnel, la règle de reconnaissance a donc indéniablement été précisée, voire même modifiée. Mais le souverain traditionnel et tripartite n’est pas pour autant déchu et l’allégeance des juges à  son égard nullement remise en cause. Il semble donc pour le moins imprudent, dans ces conditions, d’annoncer qu’une révolution juridique a eu lieu.

Le souverain politique et la question du régime — On ne saurait donc voir dans la détermination du juge à  donner ses pleins effets au Parliament Act de 1911, le signe de son effacement ou de son assujettissement à  la volonté du législateur de 1911. Le fait même que les Law Lords aient accepté de se prononcer dans l’affaire Jackson témoigne d’ailleurs de leur disposition à  endosser ce rôle de gardien de la Constitution ou, plus précisément, de gardien de la règle de reconnaissance. De même, les limites évoquées par les Law Lords concernant le recours à  la procédure législative simplifiée en fournissent une illustration plus éclatante encore. Leur soumission au principe de la suprématie du Parlement est une manifestation spontanée d’obéissance, mais d’une obéissance vigilante. Les circonstances, et notamment une utilisation outrageusement abusive de ses compétences par la majorité parlementaire aux Communes, pourraient en effet amener le juge à  intervenir et à  expliciter les limites positives de la suprématie du Parlement simplifié et peut-être, un jour, du Parlement traditionnel.

Il serait toutefois excessif d’y déceler l’expression d’une quelconque souveraineté du juge, même limitée à  la détermination de la règle de reconnaissance. Car, comme le rappelle à  juste titre Jeffrey Goldsworthy, la règle de reconnaissance théorisée par Hart n’est pas une règle d’origine exclusivement judiciaire, mais au contraire une règle admise par l’ensemble des acteurs du système juridique. La nécessité d’une reconnaissance mutuelle de cette règle est d’ailleurs apparente dans la redéfinition du Parlement initiée par l’adoption du Parliament Act de 1911. La volonté exprimée par le législateur de 1911 est ainsi confortée et confirmée près d’un siècle plus tard par le juge dans la décision Jackson. On peut également aller plus loin et penser que cette confirmation judiciaire est nécessaire, c’est-à -dire que la seule volonté du Parlement n’est peut-être pas suffisante pour modifier la règle fondamentale du système juridique. Mais l’intervention du juge n’est ici rendue nécessaire que parce qu’il existe un doute sur le contenu même de la règle de reconnaissance, doute portant ici sur la capacité du Parlement à  se redéfinir. Cette hypothèse d’une incertitude relative à  la règle fondamentale est d’ailleurs admise par Hart, qui écrit : « Dans l’immense majorité des cas, la formule « Ce que la Reine et le Parlement édictent conjointement constitue du droit » est une expression adéquate de la règle relative à  la compétence juridique du Parlement, et se trouve admise comme critère ultime d’identification du droit, aussi indéterminées que puissent être les règles ainsi identifiées, à  leur périphérie. Mais les doutes peuvent surgir quant à  sa signification ou à  son champ d’application ; nous pouvons nous demander ce que signifie « édicté par le Parlement » et lorsque des doutes surgissent, les tribunaux peuvent les trancher ». Et il poursuit : « Les tribunaux auront précisé sur ce point la règle ultime à  l’aide de laquelle le droit valide se trouve identifié ». Dans cette perspective, la Constitution britannique est et demeure donc ultimement une « judge-made constitution ». Mais l’intervention du juge est ici conditionnée par l’interprétation de la règle de reconnaissance exprimée en 1911 par le Parlement. La décision Jackson vient donc ici confirmer — et non créer ex nihilo — cette interprétation.

La « souveraineté » évoquée par William Wade du juge dans la détermination de la règle de reconnaissance n’est donc pas l’expression d’un quelconque arbitraire judiciaire et résulte ainsi d’une reconnaissance par les différents acteurs institutionnels — en l’espèce le Parlement et les tribunaux — du contenu précis de la règle fondamentale établissant les critères ultimes de validité du droit. Mais cette affirmation n’épuise pas pour autant la question des origines de la règle de reconnaissance, dont la détermination est avant tout, selon Wade, un « fait politique ». La nature politique de cette règle fondamentale mérite d’ailleurs d’être interrogée plus amplement. On peut en effet penser que le juge, lorsqu’il est amené à  préciser le contenu de la règle de reconnaissance, est avant tout lié par la volonté constituante du souverain politique, c’est-à -dire lié par la représentation acceptée par la nation britannique de la nature de son régime politique. Ceci est d’ailleurs apparent dans la décision Jackson, comme en attestent les références à  l’évolution démocratique du régime politique britannique, « fait politique » désormais établi aux yeux de la nation.

Le Parliament Act de 1911 ne visant, comme le rappelle Lord Bingham, qu’à  la « reconnaissance législative »statutory recognition »), c'est-à -dire à  la cristallisation en droit, de conventions de la constitution établies dans la pratique depuis le XIXème siècle, il s’agissait donc de réaffirmer, de manière écrite et juridiquement contraignante, la primauté de la chambre démocratique sur la chambre aristocratique. Or c’est bien cette considération fondamentale relative à  la nature du régime politique britannique qui semble emporter la décision des Law Lords. C’est ce que laisse entendre Lord Hope, reprenant les mots du juriste E.C.S. Wade, qui « a dit que l’abdication d’un pouvoir — ce à  quoi la Chambre des Lords a consenti en 1911 — est au moins tout autant un événement politique que juridique, et c’est seulement en acceptant le changement politique qu’elle a occasionné que les tribunaux peuvent reconnaître la légalité de la nouvelle situation ». Et il en conclut, insistant sur la nouvelle « réalité politique » amenée par l’adoption des Parliament Acts, que « les restrictions dans l’exercice des pouvoirs de la Chambre des Lords que la loi de 1949 entendait imposer ont été si largement reconnues et admises que ces restrictions sont, aujourd’hui, un fait politique ». Au delà  des seules considérations de pure théorie juridique, on comprend donc que c’est bien l’évolution politique et constitutionnelle du Royaume-Uni qui semble fonder la validité des lois adoptées par la seule chambre démocratique. En d’autres termes, c’est le développement et l’affirmation du principe démocratique dans la constitution britannique qui semble commander la décision des Lords. On se risquera alors à  une interprétation schmittienne de la décision Jackson. La norme politique fondamentale qui semble fonder la reconnaissance par les juges de la validité des lois adoptées en vertu des Parliament Acts, validité dont on a vu qu’elle est, au moins du point de vue de la théorie juridique, discutable, est peut-être précisément la « constitution positive » conceptualisée par Carl Schmitt dans sa Théorie de la Constitution. Celui-ci distingue en effet la loi constitutionnelle, ou plutôt la pluralité des lois particulières qui forment la « constitution » entendue dans sa conception formelle traditionnelle, de la « constitution au sens positif » naissant de « l’acte constituant » qui « détermine par une décision unique la globalité de l’unité politique du point de vue de sa forme particulière d’existence » et qui « constitue la forme et le genre de l’unité politique dont l’existence est présupposée ». Les références à  la démocratisation de la constitution anglaise, et son acceptation en tant que « fait politique » désormais établi par le souverain politique, sont autant d’indications que la décision Jackson n’est au fond qu’une reconnaissance par le juge de la « décision politique fondamentale du titulaire du pouvoir constituant », décision en faveur de la démocratie opérée par le corps politique et dont les Parliament Acts ne sont que des manifestations juridiques. La décision Jackson marquerait donc la reconnaissance par le juge de cette évolution fondamentale, évolution qui conditionne le choix par les juges de l’une des interprétations rivales de la règle de reconnaissance.

Quel tableau de la Constitution britannique peut-on alors dresser à  l’aune de la décision Jackson ? Cette décision trouve sa place, comme cela a été évoqué, dans un mouvement jurisprudentiel plus large qui tend à  concilier, parfois avec difficulté, la tradition constitutionnelle anglaise, qui érige le Parlement en souverain, et les exigences du constitutionnalisme moderne auquel semble s’opposer le caractère absolu d’un tel pouvoir. Des décisions comme les décisions Factortame et Thoburnsont autant d’indices de cette transformation progressive de la doctrine de la souveraineté du Parlement et la limitation croissante de la doctrine de l’implied repeal, conséquence pourtant de cette omnipotence, n’est évidemment pas anodine. La souveraineté du Parlement n’est certes contestée, dans ces différents cas, que d’un point de vue formel puisque son omni-compétence n’est pas directement remise en cause. Mais ces limitations formelles, c’est-à -dire les contraintes relatives aux moyens et aux formes d’expression de la volonté du souverain, ne finiront-elles pas par atteindre la substance même de cette puissance ?

En affirmant en effet que certains projets ou propositions de loi, qui répondraient pourtant aux conditions littérales des Parliament Acts, puissent être exclus de la procédure législative simplifiée, les juges ont en tous cas implicitement confirmé la mise en place d’une hiérarchie entre les normes législatives dans le système juridique britannique. A l’image des limitations apportées à  la doctrine de l’implied repeal, il ne semble plus possible d’affirmer avec Dicey que « les lois fondamentales ou appelées constitutionnelles peuvent être modifiées, selon notre constitution, par le même organe et de la même manière que les autres lois, c’est-à -dire par le Parlement agissant dans sa composition législative ordinaire ». Ces différentes contraintes procédurales, bien que formelles, permettent en effet d’esquisser une nouvelle catégorie d’Acts of Parliament « constitutionnels ». Lorsque le législateur contrevient au droit communautaire, il doit ainsi exprimer sa volonté de manière claire et expresse. En d’autres termes, la loi d’adhésion du Royaume-Uni aux Communautés Européennes ne peut être révisée implicitement, ce qui tend à  lui conférer un statut formellement constitutionnel. Si l’opinion émise par Lord Laws dans la décision Thoburn venait à  être confirmée, il en serait de même pour les « grandes lois » qui ont marqué l’histoire constitutionnelle anglaise et britannique. La décision Jackson va, elle aussi, dans ce sens. Un projet ou proposition de loi visant à  proroger la durée de la législature, voire à  abolir la Chambre des Lords, ne pourrait être adopté selon la procédure législative simplifiée. Un tel Bill se distinguerait donc des Bills ordinaires à  nouveau par les contraintes procédurales qui l’encadrent.

Les limites évoquées par les Law Lords au recours aux Parliament Acts nous invitent enfin à  nous interroger sur la place de la Chambre des Lords dans la Constitution britannique moderne. La nécessité du consentement des Lords pour l’adoption de lois matériellement constitutionnelles tend en effet à  limiter le pouvoir constituant absolu que les Parliament Acts semblent avoir conféré à  la majorité parlementaire de la Chambre des Communes. Il est donc possible de déceler, dans la décision Jackson, une défense de cette constitution mixte de l’Angleterre. Non, la Chambre des Lords n’a pas (encore) disparu, et elle est toujours partie intégrante de ce Parlement traditionnel seul capable de réaliser les grandes réformes constitutionnelles. Mais on ne saurait se méprendre sur le sens de cette affirmation, qui doit être appréciée au regard des rapports de légitimité qui déterminent le poids de chaque institution au sein du Parlement tripartite. La Chambre des Lords, pas plus certainement que le monarque, ne saurait faire échec à  une révision constitutionnelle soutenue par le corps électoral. Si elle devait s’obstiner dans une opposition rigide, il ne ferait aucun doute que l’issue serait la même qu’en 1832 ou 1911. Car, comme l’écrivait Bagehot, « la Chambre des Lords doit céder chaque fois que l’opinion de la Chambre des Communes est aussi l’opinion de la nation et quand il est évident que la nation a réfléchi ». Cette convention, développée au XIXème siècle et dont la violation entraina l’adoption du Parliament Act, tendait donc à  conférer à  la chambre aristocratique un rôle de gardien de l’intégrité de la Constitution britannique. Ainsi, s’ils ne pouvaient indéfiniment s’opposer aux réformes constitutionnelles, les Lords pouvaient cependant en appeler à  l’arbitrage national en portant la contradiction à  la majorité parlementaire dans le débat public. Cette « nécessité d’un organe indépendant, à  la différence de la Chambre des Communes et du Ministère du moment, afin de s’assurer que la volonté du souverain politique est correctement interprétée par le souverain juridique », ne semble donc pas avoir totalement disparu alors que la décision Jackson, en évoquant certaines limites au recours aux Parliament Acts, tend indirectement à  maintenir ce rôle de « garde-fou » de la Chambre des Lords, du moins en théorie.

Quel avenir en effet pour cette chambre aristocratique, et donc désuète, que le préambule du Parliament Act de 1911 condamnait à  une fin proche mais indéterminée, et dont la composition évolue aujourd’hui à  chaque décès d’un pair héréditaire ? Tout avait peut-être déjà  été dit en 1867 par Bagehot : « Ce n’est pas l’assassinat qu’elle doit redouter, c’est l’atrophie ; on ne l’abolira pas, elle tombera d’elle-même ».

Thibault Guilluy est Doctorant et ATER à  l’Université Paris II Panthéon-Assas.

Pour citer cet article :

Thibault Guilluy « Le Parliament Act de 1911 a-t-il intronisé un nouveau souverain ? Réflexions sur la décision Jackson », Jus Politicum, n°6 [https://juspoliticum.com/articles/le-parliament-act-de-1911-a-t-il-intronise-un-nouveau-souverain-reflexions-sur-la-decision-jackson-376]