Stephen Breyer, Making Our Democracy Work: A Judge’s View, Alfred A. Knopf, New York, 2010, 270p.
Le juge constitutionnel aux États-Unis
Stephen Breyer, Making Our Democracy Work: A Judge’s View, Alfred A. Knopf, New York, 2010, 270p. trad. fr. Johan Frederik Hel Guedj, La Cour suprême, l'Amérique et son histoire, Odile Jacob, 2011, 368p.
Selon Dominique Rousseau, à propos de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), « la Constitution sort de l’Université pour gagner les prétoires ». Le rôle du Conseil constitutionnel ne se borne plus à l’examen des lois récemment votées pour vérifier leur conformité à la Constitution, mais aujourd’hui embrasse également l’éventualité de l’examen des lois déjà en vigueur dans le contexte d’un litige en cours devant les juridictions judiciaires ou administratives. En même temps, ces juridictions, y compris les tribunaux d’instance, devront également examiner certains aspects de questions constitutionnelles pour décider soit de faire une référence au Conseil constitutionnel, soit de ne pas la faire. Depuis les débuts de la procédure QPC, le système juridictionnel entier de la France est donc devenu imprégné de questions de constitutionnalité, et ces questions pourraient se présenter n’importe quand et devant n’importe quel tribunal dans le cours des litiges ordinaires, le Conseil constitutionnel conservant seul la compétence de déclarer l’inconstitutionalité de la loi. Toutefois, bien qu’il y ait certaines différences, et des différences importantes, entre le système français et le système américain du contrôle de la constitutionnalité des lois, les systèmes commencent à se ressembler de plus en plus. C’est dans cette optique que l’ouvrage récent du juge Stephen Breyer de la Cour suprême des États-Unis, Making Our Democracy Work: A Judge’s View, pourrait avoir quelque chose d’instructif ou utile pour les juristes français, des aperçus qui pourraient les pousser à réfléchir à leur propre système.
Il existe cependant des différences importantes entre le rôle des cours américaines et des juridictions françaises en ce qui concerne l’application du droit constitutionnel. Ces différences contemporaines ont leurs sources dans l’histoire et la culture politique différentes qui ont donné lieu aux conceptions différentes des relations entre le juge et le législateur, du rôle du juge et des relations entre le droit et la politique en France et aux États-Unis. D’abord, la théorie du contrôle de constitutionnalité par les tribunaux, qui est centrale dans la conception de l’État de droit aux États-Unis, n’a jamais été acceptée en France. Comme l'a dit le Commissaire du gouvernement Latournerie dans ses conclusions sur Arrighi, rejetant la théorie de la décision de principe pour le droit constitutionnel américain, Marbury c/Madison : « Si persuasive, à certain égards, que puisse paraître cette thèse, elle ne nous paraît pas devoir être retenue. (...) Quelque atteinte qu’aient pu recevoir certaines idées peut-être trop absolues sur la souveraineté de la loi, il n’en reste pas moins en effet que, dans la théorie et aussi dans la pratique de notre droit public, le Parlement reste l’expression de la volonté générale et ne relève à ce titre que de lui-même et de cette volonté ». Deuxièmement, la Constitution de la France est beaucoup plus facile à réviser que la Constitution des États-Unis. Donc si le Conseil constitutionnel décide qu’une certaine loi n’est pas conforme à la Constitution, le Parlement réuni en Congrès peut réviser la Constitution pour qu’elle se conforme aux valeurs ou aux besoins contemporains ; puis le Parlement peut revoter, en substance, la loi initiale. La Constitution américaine s’est avérée presque impossible à réviser, comme je le discuterai plus loin. Troisièmement, la Constitution française est beaucoup plus détaillée que la Constitution américaine. En conséquence il y a, en France, davantage de précisions établies par le constituant qui déterminent, ou du moins fournissent des indications assez claires pour guider les décisions du juge constitutionnel. Ainsi, par exemple, la Constitution française décrit de façon minutieuse le contenu de la loi (art. 34-40) et le processus législatif (art. 41-48), et donne expressément au Conseil constitutionnel la compétence de contrôler les règlements des assemblées parlementaires avant leur mise en application (art. 61). Il y a très peu d'éléments sur ces sujets dans la Constitution américaine, et, par conséquent, le contrôle des règlements des assemblées représentatives et des pratiques législatives des deux chambres du Congrès américain est problématique, sinon impossible.
Malgré ces différences, qui d’ailleurs deviennent de moins en moins importantes avec l’évolution du rôle de la Constitution et du Conseil constitutionnel dans la vie juridique et politique française, l’ouvrage du juge Breyer a beaucoup à dire aux juges et aux juristes français. Dans son ouvrage le juge Breyer discute deux questions centrales de la jurisprudence constitutionnelle : (1) la responsabilité des instances suprêmes d’agir d’une manière telle que les gens acceptent leurs décisions comme légitimes ; et (2) la responsabilité des instances suprêmes d’assurer que la Constitution fonctionne en pratique, c’est-à -dire que la Constitution reste workable (viable), bien que les circonstances depuis l’adoption du texte constitutionnel aient changé. Ces deux questions sont au cœur de tout système politique qui cherche à assurer que la démocratie respecte ces valeurs et ces procédures expressément établies par le peuple par leur contrat social écrit (la Constitution).
Stephen Breyer est membre de la Cour suprême des États-Unis depuis 1994. Pendant cette période, il s’est établi comme centriste pragmatique, avec une légère tendance vers la gauche. Cette situation l’a placé dans la minorité pendant l'essentiel de son mandat, puisque la Cour est devenue de plus en plus conservatrice. Le juge Breyer a écrit des opinions dissidentes dans quelques-unes des affaires les plus importantes pendant les quinze dernières années. Il a aussi monté une contre-attaque à la théorie d’interprétation constitutionnelle du juge Antonin Scalia, le leader intellectuel de l’aile droite de la Cour, qui prétend chercher le sens des dispositions constitutionnelles dans l’« intention originale » (original intent) des auteurs de la Constitution. C'est peut-être parce qu'il s'est trouvé aussi souvent parmi la minorité dissidente, à l'occasion de la plupart des décisions importantes de la Cour suprême des deux dernières décennies (et il est probable que cette situation durera encore), que le juge Breyer s’exprime de plus en plus dans des livres et conférences hors les murs de la Cour. L’ouvrage qui fait l'objet du présent compte rendu en étant un exemple.
Le principe directif de la Constitution des États-Unis selon le juge Breyer : « la liberté active »
Afin de comprendre ce dernier livre du juge Breyer, il faut connaitre d’abord son ouvrage précédent – Active Liberty : Interpreting Our Democratic Constitution, dans lequel le juge Breyer présente sa conception du principe directif de la Constitution américaine. Making Our Democracy Work est, en effet, le projet qu’il propose aux juges constitutionnels pour mettre en œuvre les idées de fond exprimées dans ce premier ouvrage. Selon le juge Breyer, « les États-Unis sont une nation bâtie sur les principes de la liberté [non seulement une] liberté de la contrainte gouvernementale mais aussi la liberté de participer au gouvernement lui-même » (AL, p. 3). Selon lui, cette notion de liberté est le principe de base de la Constitution et « les cours devraient prendre en compte la nature démocratique de la Constitution lorsqu’elles interprètent les textes constitutionnels et législatifs » (AL, p. 5). Bien que cette logique puisse soutenir l’argument en faveur de la « modestie judiciaire » (id.), le juge Breyer trouve également dans ce but démocratique de la Constitution « une source de l’autorité judiciaire et une aide à l’interprétation pour la protection plus efficace (...) de la liberté. [Sa logique] y trouve une perspective fondamentale qui nous aide à saisir la signification de la structure de la Constitution (...) La liberté active (...) résonne partout dans la Constitution ». (AL, p. 6). « Je vois le document comme créateur d’un cadre cohérent pour une certaine sorte de gouvernement. En général, ce gouvernement est démocratique ; il évite la concentration de trop de pouvoir entre trop peu de mains ; il protège la liberté personnelle ; il insiste que la loi respecte chaque personne de façon égalitaire ; et il n’agit que sur la base de la loi elle-même » (AL, p. 8-9).
En avançant une partie principale de son hypothèse, le juge Breyer soutient dans Active Liberty que cette notion (décrite ci-dessus) de liberté est en accord avec l’histoire de la Constitution. Pourtant la conception majoritaire de la Constitution la regarde comme une réaction conservatrice aux excès démocratiques de la période des années 1780 pendant laquelle la démocratie extrême menait à l’anarchie, à la faiblesse politique et commerciale et à l’incapacité des anciennes colonies de remplir leurs obligations internationales, bref tout ce qui risquait de favoriser la reprise de la guerre contre la Grande Bretagne. De cette optique, le but principal des auteurs de la Constitution aurait été d’imposer des limites à la démocratie, de la rendre moins puissante et d’assurer que le pouvoir reste bien confié aux éléments responsables de la société. A la Convention constitutionnelle de 1788, le partisan le plus important de la démocratie, James Wilson, de l’Etat de la Pennsylvanie, fut mis en minorité plusieurs fois, par exemple, lorsqu’il a proposé l’élection directe des sénateurs par le peuple (au lieu de leur nomination par les corps législatifs des États) et la répartition des sièges au Sénat sur la base de population (au lieu de deux sénateurs pour chaque État). Dans les débats sur la ratification de la Constitution, les anti-fédéralistes (ceux qui s’opposaient à la ratification de la Constitution) accusaient les partisans de la Constitution de vouloir rétablir une aristocratie.
Le juge Breyer, cependant, n’est pas d’accord avec ce point de vue sur l’histoire. Selon lui, « nous pouvons trouver dans ces mêmes faits constitutionnels non pas une retraite du principe démocratique mais plutôt un effort de produire un gouvernement engagé à poursuive le principe démocratique qui s’avérerait viable (workable) en pratique et qui en même temps aiderait à protéger chaque individu contre l’oppression » (AL, p. 27-28). « Les auteurs de la Constitution ont incorporé des éléments conçus pour ‘contrôler et atténuer’ les mauvais effets des formes plus directes du gouvernement démocratique, mais en faisant ceci, ils ‘ne se voyaient répudier la Révolution ou le gouvernement populaire’. Ils les ‘sauvaient tous les deux de leurs excès’. » (AL, p. 32). Le juge conclut sa présentation théorique avec ces mots : « En somme, notre histoire constitutionnelle a été une quête pour un gouvernement démocratique viable (workable) qui protège la liberté personnelle individuelle » (AL, p. 34). La conception du juge Breyer trouve appui dans l’observation de l’historien J. Rakove : « Les américains à tous les niveaux de la politique comprirent la distinction entre les principes fondamentaux d’un gouvernement et les formes que pouvait prendre un gouvernement particulier. Sur les principes du gouvernement, un consensus large régnait. Le gouvernement existait pour le bien du peuple, et pour protéger la liberté, la propriété et les droits égaux du citoyen. L’idée que la représentation aiderait le gouvernement à déterminer le bien commun fut très répandue, et aussi celle que la séparation des pouvoirs fut essentiel pour la protection des droits ».
Quelle que soit la manière dont on considère l’intention originale des auteurs ou des autorités ayant ratifié la Constitution (« Nous le peuple des États-Unis », agissant par l’intermédiaire d’un congrès dans chaque Etat particulier dont les délégués avaient été élus pour cette seule tâche), l’histoire subséquente de la Constitution donne de l’appui à la théorie du juge Breyer. Des amendements au cours des XIXe et XXe siècles ont de plus en plus accentué la nature démocratique et participative du gouvernement établi par la Constitution : la citoyenneté de toute personne née aux États-Unis (Quatorzième Amendement, 1868), le suffrage des anciens esclaves (Quinzième Amendement, 1870), l’élection directe des sénateurs par le peuple (Dix-septième Amendement, 1913), le suffrage des femmes (Dix-neuvième Amendement, 1920), l’élargissement de la représentation au gouvernement fédéral des citoyens du District de Columbia (Vingt-troisième Amendement, 1961), l’interdiction de subordonner le droit du vote au paiement d’une taxe (Vingt-quatrième Amendement, 1964), l’âge du suffrage réduit de 21 ans à 18 ans (Vingt-sixième Amendement, 1971). Si l’on considère la Constitution dans son ensemble, y compris ces amendements, ainsi qu'il convient, la conclusion est inéluctable que son esprit est démocratique et participatif (même si le mot démocratie n’apparaît nulle part dans le texte, contrairement aux Constitutions française (art. 1) et allemande (art. 20).
Le rôle du juge constitutionnel selon le juge Breyer : « faire marcher notre démocratie »
Making Our Democracy Work, comme nous avons déjà dit, développe des vues sur le rôle du juge constitutionnel interprétant et appliquant la Constitution pour faciliter, conforter et protéger la démocratie viable (workable). Selon le juge Breyer, « [d]es mots sur papier, ne suffisent pas pour préserver une nation » (p. xi). « Selon les auteurs [de la Constitution] (...), la Cour aide à maintenir la démocratie viable que la Constitution cherchait à créer » (p. xii). Cette hypothèse soulève deux questions : (1) le peuple acceptera-t-il les décisions de la Cour comme légitimes ? et (2) comment la Cour peut-elle s’acquitter de sa responsabilité constitutionnelle de maintenir la démocratie viable ? La réponse du juge Breyer : « La clé se trouve dans la capacité de la Cour d’appliquer les valeurs durables de la Constitution aux circonstances changeantes » (p. xiii).
Les problèmes fondamentaux pour le juge constitutionnel en ce qui concerne l’interprétation et l’application de la Constitution des États-Unis proviennent de l’âge et de la rigidité extrême de la Constitution. La Constitution en vigueur aux États-Unis aujourd’hui date de 1788. Depuis cette date, il n’y a eu que vingt-sept amendements, parmi lesquels les dix premiers (la Déclaration des Droits ou Bill of Rights), ajoutés en 1791, faisaient, en effet, partie de la Constitution originelle, car plusieurs Etats importants (par exemple le Massachusetts, la Virginie, le New York) avaient ratifié le texte constitutionnel sous la condition qu’elle serait révisée dans ce sens. Pendant les 220 années suivantes, la Constitution n’a été révisée que dix-sept fois. Il a fallu une guerre sanglante (1861-1865) pour en produire trois (le Treizième, le Quatorzième et le Quinzième) ; plusieurs parmi les autres traitent des questions insignifiantes (le Dix-huitième, le Vingt-et-unième et le Vingt-septième) ; certains autres encore expliquent les procédures pour les opérations des institutions sans aucun changement important (le Douzième, le Vingtième et le Vingt-cinquième). Quant aux questions vraiment importantes pour la vie politique ou sociale contemporaine (comme la réforme du collège électoral, la rationalisation du fonctionnement du processus législatif, la règlementation de la propagande et du financement des campagnes électorales, l’égalité des sexes, l’avortement, le port des armes à feu, la peine de mort, le déni de citoyenneté aux enfants des immigrés illégaux, la profanation du drapeau américain, la déclaration de l’anglais comme langue officielle des États-Unis, etc.), malgré des projets tendant à la révision constitutionnelle dans presque toutes ces catégories, rien ne s’est passé. Ainsi peut-on dire sans exagération que la Constitution des États-Unis est rigide à l’extrême. De surcroît, si on compare la Constitution des États-Unis à d’autres constitutions modernes, c’est-à -dire celles qui sont postérieures à la Deuxième guerre mondiale, comme celles de la France ou de l’Allemagne, la différence est remarquable : tout en exprimant des idées politiques et sociales plus modernes (par exemple, les références explicites à la démocratie, à la responsabilité sociale de l’État, à un rôle central pour les partis politiques, au pluralisme des opinions, à l’égalité entre les sexes, à l’abolition de la peine de mort, etc.), elles contiennent beaucoup plus de détail sur les opérations des institutions gouvernementales et des directives plus précises sur l’application des dispositions qui protègent les libertés publiques (surtout si on considère les dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme de 1950 qui font partie, en effet, des ordres juridiques internes des parties à la Convention). La Constitution des États-Unis, alors, n’est pas seulement rigide, mais elle est aussi inadaptée aux exigences d’un État moderne. Le doyen Vedel a bien décrit ce problème qui est également central dans l’ouvrage du juge Breyer:
Si une constitution, pacte fondamental, doit être moins facile à modifier que la législation ordinaire, sa rigidité ne doit pas aller jusqu’à permettre le blocage indéfini des institutions. (...) [I]l en est d’autant plus ainsi que le respect de la Constitution est assuré par le juge constitutionnel. Mais celui-ci n’est lui-même qu’un pouvoir constitué. Quand il censure une loi, il ne prétend pas interdire l’édiction d’une telle règle. Il se borne à censurer une incompétence qui a consisté à prescrire en forme législative ce qui n’aurait pu être prescrit qu’en forme de révision constitutionnelle. Pour que cette analyse – qui donne sa légitimité au juge constitutionnel subordonné au pouvoir constituant – ne soit pas un leurre, il faut que la voie de la révision constitutionnelle demeure raisonnablement accessible
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Peut-être la démarche logique à faire pour les États-Unis serait-elle de réviser en profondeur sa Constitution, un peu comme l'a fait la France en 2008, ou bien d’en adopter une nouvelle. On aurait tort, cependant, de poursuivre et l’une et l’autre de ces démarches, qui resteraient en tout cas toutes les deux impossibles à effectuer au niveau politique. La Constitution joue un rôle symbolique si important dans la vie politique et sociale américaine que ce serait grande erreur de vouloir la remplacer par une autre, fût-elle mieux adaptée aux valeurs et aux besoins contemporains, ou même de la réviser fondamentalement. Elle est en effet le symbole principal de la nation ainsi que le ciment spirituel et idéologique qui maintient ensemble le corps politique et social américain.
La méthodologie du juge constitutionnel selon le juge Breyer : l’interprétation pragmatique basée sur les objets constitutionnels et les conséquences de la décision en pratique
Étant donné les réalités de la Constitution (son âge et ses lacunes importantes, son manque de détails et son imprécision, sa rigidité en ce qui concerne la possibilité de révision et l’obligation des tribunaux d’appliquer ses dispositions même à l'encontre des lois votées par le Congrès), il n’est pas surprenant que la Cour suprême ait assumé un rôle aussi actif. En outre, à cause de la séparation des pouvoirs et les freins et contrepoids érigés par la Constitution, il est extrêmement difficile de voter (ou de changer) les lois. Comme le juge Jackson l’a écrit dans une opinion individuelle importante, dans laquelle il accentue l’extrême séparation des pouvoirs établie par la Constitution, « la Constitution distribue le pouvoir pour mieux protéger la liberté (...). Elle impose aux branches du gouvernement la séparation, mais aussi l’interdépendance ; l’autonomie, mais aussi la réciprocité ». Donc la Cour suprême a dû de temps en temps rendre une décision pour surmonter les impasses occasionnées par l’incapacité des institutions politiques à répondre aux besoins contemporains urgents (comme l’élimination du ségrégationnisme, la prohibition des pratiques policières brutales, la rectification des découpages inégaux des circonscriptions électorales, la protection des droits reproducteurs des femmes, etc.). Ce sont donc les exigences des circonstances qui ont imposé à la Cour suprême le rôle de décideur final quand les autres départements du gouvernement n’arrivent pas à se mettre d’accord sur des décisions essentielles pour la société.
Selon le juge Breyer, le rôle du juge constitutionnel est « d’interpréter la Constitution d’une façon qui fonctionne pour le peuple des États-Unis aujourd’hui » (p. 73). Mais qu’est-ce que ce critère veut dire en pratique ? Pour le juge Breyer, le juge constitutionnel « devrait rejeter ces approches relatives à l’interprétation de la Constitution qui considèrent la portée et l’application du document comme si elles avaient été figées au moment de sa rédaction. La Cour devrait plutôt regarder la Constitution comme si elle contenait des valeurs immuables qui doivent être appliquées aux circonstances qui changent continuellement » (p. 75). Le juge Breyer préconise l’usage de tous les outils juridiques traditionnels de l’interprétation : il mentionne le texte, l’histoire, la tradition, le précédent, les buts et les conséquences. Mais il en privilégie certains, notamment les objets constitutionnels et les conséquences de la décision en pratique. « Le juge doit chercher une interprétation qui aide la disposition textuelle à réaliser aujourd’hui ses objets constitutionnels ou législatifs fondamentaux » (p. 81). « Le juge peut et devrait tenir compte des objets et des conséquences, des compétences et des relations institutionnelles, des valeurs qui sont à la base de la collaboration institutionnelle et du besoin de faire respecter les limites constitutionnelles » (p. 82)
Puisque, selon le juge Breyer, l’esprit directif de la Constitution est la liberté active, c’est-à -dire la participation du peuple aux décisions qui les concernent, l’interprétation devrait donner au peuple, agissant par moyen de ses représentants (élus et nommés), autant de latitude que la Constitution le permet. Donc le juge constitutionnel devrait déférer autant que possible au jugement d’autres décideurs officiels : le Congrès, les fonctionnaires exécutifs et administratifs fédéraux, les institutions étatiques et d’autres cours fédérales (les cours d’appel et les cours fédérales spécialisées). En plus de ces considérations basées sur le principe de la liberté active, cette déférence est souhaitable à cause de l’« expertise comparée » (p. 106) de ces juges, fonctionnaires, départements et niveaux de gouvernement. Le juge constitutionnel devrait également tenir compte des décisions passées (les précédents) afin de protéger la stabilité juridique. Ceci est la recette du juge Breyer pour l’interprétation pragmatique. Il est intéressant de noter que bien des opinions dissidentes du juge Breyer ont été écrites dans des décisions où la Cour renversait une loi votée par le Congrès ou par le législateur d’un État, une décision administrative ou une décision d’une cour fédérale d’appel dans une instance où l’appréciation des faits était cruciale ; il voulait soutenir ces décisions prises par les représentants du peuple ou par des institutions qui ont plus d’expertise dans l’affaire. En déférant à l’expertise d’autres institutions du gouvernement, le juge Breyer est en accord avec l’esprit de la Constitution. La Constitution fut rédigée et ratifiée à une époque où les partis politiques n’existaient pas aux États-Unis et l’opinion générale à l’époque en avait une vue très négative. Le modèle de l’élu et du fonctionnaire était celui d’un particulier cultivé, vertueux, désintéressé et compétent qui agirait dans l’intérêt public. On trouve dans le Fédéraliste bien des références aux méthodes de sélection des élus et des fonctionnaires. Ces méthodes avaient été choisies par les auteurs de la Constitution afin de produire des agents gouvernementaux devant correspondre à ce modèle. L’exemple principal de ce type de personne était George Washington, mais d’autres leaders de l’époque (Jefferson, Madison, Franklin, Adams, etc.) correspondaient également à cette image. Donc la déférence que le juge Breyer accorderait aux autres agents publics reflète les perspectives des auteurs de la Constitution.
Bien qu’elle manque un fondement théorique profond, et bien qu’elle risque d’introduire des considérations politiques dans l’application de la Constitution, solution contraire au raisonnement fondamental de la décision de Marbury c/ Madison, l’approche pragmatique que le juge Breyer préconise pour l’interprétation constitutionnelle paraît très recommandable. Son approche trouve une base solide dans l’esprit qui animait la Constitution. Si l’on regarde les quatre-vingt-cinq essais du Fédéraliste, la grande majorité écrite par les deux Pères Fondateurs les plus influents, James Madison et Alexander Hamilton, l’on ne peut pas manquer d’être frappé par leur esprit pragmatique. La Constitution originelle n’était pas du tout une déclaration abstraite de valeurs politiques, sociales ou économiques, mais plutôt un plan hautement pratique pour l’opération d’un gouvernement : un plan basé sur les réalités da la nature humaine (Le Fédéraliste no 10), les réalités de la conduite des groupes politiques, sociaux et économiques (Le Fédéraliste no 51) et les réalités des interactions des institutions politiques (les départements législatifs, exécutifs et judiciaires du gouvernement fédéral, ainsi que les gouvernements des États fédérés et le gouvernement fédéral considéré comme une unité). De plus, les auteurs du Fédéraliste savaient que la Constitution n’était pas parfaite, mais un ouvrage en cours, qui devrait être révisé ou interprété afin de remédier à ses imperfections et de l’adapter aux changements de circonstances (Le Fédéraliste no 85). Les auteurs de la Constitution étaient des hommes très expérimentés en politique, qui ont rempli des fonctions législatives et exécutives importantes pendant bien des années, des années particulièrement difficiles et aléatoires (la résistance aux menées oppressives de la Grande Bretagne, la guerre d’indépendance, l’après-guerre fluide et désorganisée). Madison, par exemple, a passé les années entre 1776 et 1787 dans le corps législatif de son État de Virginie et au Congrès de la Confédération, où il s’est acquitté de responsabilités importantes. Mais plus important encore, il avait l’occasion d’observer le fonctionnement des institutions politiques (surtout législatives) en action. Pendant la guerre d’indépendance, Hamilton était chef de l’état-major du général Washington, quatre années durant la période la plus difficile de la guerre d’indépendance et ensuite il fut membre du Congrès de la Confédération. Au delà de leurs expériences pratiques, Madison et Hamilton étaient tous les deux des philosophes et penseurs profonds, ayant étudié assidûment l’histoire, le gouvernement et l’économie. C’est cette combinaison de ces caractéristiques, de ces connaissances et de ces expériences, rassemblées, propres à analyser et imaginer des solutions aux problèmes pratiques de l’organisation d’un gouvernement, qui a produit la Constitution. C’est cet esprit pratique qui anime la Constitution. Le juge Breyer a donc raison d’accentuer cet aspect du document.
La méthodologie pragmatique du juge Breyer est ouverte à toutes sortes de sources et d’idées ; il ne se borne pas aux matériaux étroitement juridiques ou américains. Ses opinions dissidentes sont pleines de référence à des sources et des considérations que l’on pourrait considérer comme de nature législative. De plus, contrairement à l’avis de certains juges à la Cour suprême, notamment le juge Scalia, le juge Breyer trouve qu’il est utile de considérer, selon les cas, la structure et les opérations des institutions gouvernementales étrangères, les décisions des tribunaux constitutionnels étrangers et les méthodes constitutionnelles étrangères pour en arriver à une décision ou la justifier. Making Our Democracy Work préconise l’emploi des principes de subsidiarité et de proportionnalité, et accentue la clarification et l’application des valeurs constitutionnelles : « Le juge doit considérer comment ces valeurs, qui changent peu au cours du temps, s’appliquent aux circonstances qui pourraient différer de façon spectaculaire de celles d’il y a deux cent ans » (p. 162). Cette insistance sur l’articulation claire des valeurs constitutionnelles évoque la notion constitutionnelle allemande de l’ordre objectif de valeurs (Werteordnung) qui occupe une place importante dans le droit constitutionnel allemand.
Des objections basées sur la subjectivité et sur la tendance politique de la méthode proposée : le problème de la légitimité
Cette nécessité d’agir de façon affirmative pour faire évoluer la loi, le droit constitutionnel ou même le sens de la Constitution, ce rôle pratique du juge constitutionnel pose le problème de la légitimité. Le juge Breyer formule cette question : « Pourquoi une démocratie, un système politique basé sur la représentation et la responsabilité confie-t-il les décisions finales ou presque finales, qui sont hautement significatives, aux juges qui ne sont pas élus, et qui sont indépendants et protégés de l’impact direct de l’opinion publique ? » (p. 4). Et il y donne une réponse pragmatique. Si les solutions du juge fonctionnent en pratique, si elles expriment l’esprit dominant de l’époque, vues à la lumière des valeurs constitutionnelles permanentes, et si elles sont appliquées aux circonstances contemporaines, elles seront acceptées par le peuple comme légitimes. D’ailleurs, ajoute-t-il, même s’il y a certaines décisions de temps en temps qui contreviennent à ces principes, le peuple les acceptera comme légitimes et les suivra sans résistance à cause de la légitimité institutionnelle de la Cour suprême. « Se conformer à la loi est une question de coutume, d’habitude, des accords très répandus qui prévoient comment ceux dans le gouvernement et le peuple devraient réagir, et agiront, face à une décision qui leur déplaît fortement » (p. 22). L’exemple le plus notoire est la décision de la Cour suprême dans l’affaire Bush c/ Gore de 2000, où la Cour est intervenue dans l’élection présidentielle sur une base juridictionnelle problématique afin, en effet, de déterminer l’issue d’une élection présidentielle fortement contestée; l’intervention de la Cour était largement perçue comme une action motivée par les préférences politiques des juges. Néanmoins, le candidat perdant (Al Gore) et son parti (le Parti démocrate), ainsi que le peuple américain, ont accepté ce résultat comme légitime sans tollé général, manifestations, désordre civil ou violence.
Cependant, la légitimité des décisions constitutionnelles de la Cour suprême (et le contrôle constitutionnel lui-même) est toujours en jeu. Même si la Cour jouit d’une réserve de soutien politique (malgré certaines décisions de temps en temps), il faut que les juges fassent toujours attention. Le juge Breyer offre des suggestions pratiques, tirées de l’affaire Dred Scott de 1857, d’ordinaire vue comme la plus mauvaise décision dans toute l’histoire de la Cour. Le juge Breyer tire plusieurs leçons de la décision : (1) la rhétorique judiciaire est importante ; (2) le raisonnement de la Cour peut être très important ; (3) la décision de la Cour ne devrait pas avoir un objectif politique (« Les juges ne sont pas forcément de bons hommes politiques » (p. 45) ; (4) la Cour ne devrait pas traiter la Constitution comme pacte politique entre des États indépendants, mais plutôt comme la charte d’une nation unifiée juridiquement, émanant de « Nous, le peuple des États-Unis » ; (5) la Cour ne devrait pas placer ces gens qui trouvent nécessaire de se conformer à la loi (comme le futur président Abraham Lincoln) dans une situation difficile ; (6) l’importance des relations entre le droit et la moralité.
Malgré ces avertissements aux juges, il reste que la méthode préconisée par le juge Breyer est, en fin de compte, subjective et sujette aux orientations politiques des juges. Le juge doit trouver des valeurs (des buts) dans la Constitution, et puis il doit prédire les conséquences d’une décision ou une autre, tâche hautement spéculative, et, enfin, évaluer les avantages ou les désavantages de ces conséquences (selon quels critères ?). Donc il y a des choix à faire : quelles valeurs à appliquer ? comment les appliquer ? et comment évaluer les résultats de cet effort ?
L’indétermination et l’ambiguïté de la Constitution des États-Unis: un problème juridique mais une aubaine politique
La Cour suprême des États-Unis diffère d’une façon significative de la plupart des cours constitutionnelles européennes, qui sont basées sur le modèle autrichien ou kelsenien, et également du Conseil constitutionnel français : elle combine une fonction politique et une fonction judiciaire ordinaire, mais sous le masque d’une prétention que la seule fonction de la Cour soit judiciaire. Elle se perçoit, et elle est vue par le peuple américain, comme une cour ordinaire, qui n’a pas de rôle politique, mais dont la seule fonction est d’appliquer les lois, y compris la Constitution, qui est, comme le dit la fameuse clause de suprématie de la Constitution : « (...) la loi suprême du pays (...) » (art. VI, al. 2). Selon la Cour dans Marbury c/ Madison, la raison pour laquelle la Cour peut appliquer une disposition de la Constitution pour écarter une loi votée par le Congrès est simplement que, dans une telle situation, la Cour ne fait qu’appliquer une loi (la Constitution) qui a un statut hiérarchique plus haut à la place d’une loi de statut inférieur. Cela est la fonction normale du juge. Donc en effet la Cour cache son rôle politique derrière le masque de l’exécution d’une simple fonction ordinaire du juge. Mais cette fonction ordinaire, comme le juge Breyer le comprend bien, implique l’exercice d’un certain jugement. La loi, surtout les dispositions imprécises et incomplètes d’un document qui date de 1788/1791 et qui n’a été révisée que peu de fois, doit être interprétée et appliquée d’une façon pratique (ou pragmatique) pour faire face aux vrais problèmes et conditions contemporains. Dans la situation actuelle américaine, la réalité est que les autres institutions politiques (le Congrès, à cause de la séparation des pouvoirs et l’incapacité des partis politiques d’agir efficacement afin de mettre en œuvre leurs politiques, ainsi que les États, à cause des limites inhérentes à leurs compétences géographiquement circonscrites) sont souvent incapables de résoudre la plupart des problèmes urgents de la société ou de faire des choix nécessaires pour que le système politique fonctionne efficacement. Ces circonstances exigent donc que le juge constitutionnel américain joue un rôle politique, mais comme le juge Breyer le voit également bien, ce rôle doit être très limité et exercé de façon modeste. Bien que sa mise en valeur des valeurs durables et des buts du constituant (qui sont difficiles à deviner et en tout cas ne sont pas univoques) et les conséquences (qui sont spéculatives et ouvertes aux évaluations diverses de leurs avantages et désavantages) ouvre la porte aux considérations et jugements politiques, cela est un effet inévitable qui s’accorde bien avec l’esprit pratique des auteurs de la Constitution. C’est le masque de Marbury c/ Madison, la prétention d’être engagé dans l’exécution d’une fonction judiciaire ordinaire au lieu d’agir d’une façon politique, qui permet au juge constitutionnel américain de donner l’apparence de suivre la volonté du constituant (en appliquant la Constitution) ou le peuple (en appliquant la loi faite par leurs représentants) .
En langue anglaise, la décision d’une cour s’appelle « a judgment » (un jugement). Le mot judgment (jugement) en anglais, comme en français, a plusieurs sens : (1) la décision émanant d’un tribunal, (2) l’opinion favorable ou défavorable, (3) la faculté de l’esprit permettant de bien évaluer des choses, l’exercice de cette faculté, le discernement. Un jugement d’une cour (sens 1) s’appelle un jugement parce qu’il exige du jugement (sens 2) de la part du juge fondé sur son jugement (sens 3). L’interprétation et l’application des dispositions constitutionnelles ne sont pas des actes mécaniques, déterminés par des principes clairs préexistants. Dans l’ensemble des considérations dont le juge peut et doit tenir compte se trouvent des facteurs que l’on pourrait décrire comme politiques.
La conception du juge Breyer sur les valeurs dominantes de la Constitution (la liberté active, la Constitution comme charte d’une nation unifiée, etc.) est tout à fait plausible. Mais à cause de l’indétermination et l’ambiguïté du texte de la Constitution elle-même et les circonstances de sa ratification, d’autres interprétations plausibles sont également possibles. D’autres perspectives (comme celles du juge Scalia, par exemple) peuvent elles aussi trouver un soutien dans la Constitution, et dans son histoire. Le génie du système constitutionnel des États-Unis est que des valeurs politiques, économiques, sociales et morales diverses peuvent être soutenues sur la base d’une interprétation constitutionnelle plausible. Ces valeurs s’affrontent devant les cours, où elles sont triées par des juges, plutôt que dans les rues ou sur les barricades. Ce qu’a dit Alexis de Tocqueville il y a presque deux cent ans est encore vrai aux États-Unis : « Il n'est presque pas de question politique, aux États-Unis, qui ne se résolve tôt ou tard en question judiciaire ». L’indétermination et l’ambiguïté de la Constitution, en combinaison avec les besoins du fonctionnement en pratique de la Constitution, est donc une aubaine politique parce que les décisions importantes du point de vue politique sont prises derrière le masque de la jurisprudence ordinaire et elles sont acceptées par le peuple comme décisions dictées par la loi.
Martin A. Rogoff est Professeur de droit à l’Université du Maine (University of Main School of Law)
Pour citer cet article :
Martin A. Rogoff « Stephen Breyer, Making Our Democracy Work: A Judge’s View, Alfred A. Knopf, New York, 2010, 270p. », Jus Politicum, n°6 [https://juspoliticum.com/articles/Stephen-Breyer-Making-Our-Democracy-Work-A-Judge-s-View-Alfred-A-Knopf-New-York-2010-270p]