La Cour neutralisée ou l’offensive du Congrès contre le contrôle de constitutionnalité des lois sous la Reconstruction
La période de la Reconstruction (1865-1877) offre un terrain privilégié, bien que souvent négligé, pour analyser les relations entre les branches politiques et le contrôle de constitutionnalité incarné par la Cour suprême. Elle révèle comment le spectre de l’intervention de la Cour a généré la formulation d’un argumentaire pointant l’illégitimité de son pouvoir et justifié des mesures visant à le neutraliser. Il s’agit, en quelque sorte, de l’anticipation d’une difficulté contre-majoritaire qui ne pouvait pleinement se manifester dans un contexte politique encore marqué par la suprématie du Congrès. La période illustre également de manière concrète l’éventail des mesures que la Constitution autorise à l’égard de la Cour, des plus légitimes aux plus problématiques.
Supreme Court Neutralized. The Congress Offensive Against the Judicial Review during the Reconstruction Era
The Reconstruction era (1865-1877) offers a privileged, although often neglected, terrain for analyzing the relationships between the political branches and the Supreme Court. It illustrates how the specter of the Court's intervention, through its power of judicial review, generated a powerful critique denouncing the illegitimacy of the Court’s power and justified measures aimed at neutralizing it. The period also illustrates in a concrete way the range of measures that the Constitution authorizes with regard to the Court, from the most legitimate to the most problematic.
« Si la Cour abuse de son pouvoir afin de trancher des questions politiques et défie la volonté du peuple libre, alors il reviendra à ce peuple, insulté et défié, de prouver que le serviteur n’est pas au-dessus de son maître en adoptant un amendement qui mette un terme à l’usurpation judiciaire et supprime le tribunal lui-même ».
L
critique du contrôle juridictionnel de la constitutionalité des lois aux États-Unis a longtemps opéré à la manière d’un phénix opportuniste, réapparaissant périodiquement en réaction à la jurisprudence de la Cour suprême. De Marbury v. Madison aux décisions les plus récentes, en passant par Dred Scott, Lochner ou Roe v. Wade, les interventions controversées de la Cour ont ainsi cristallisé la critique du gouvernement des juges, mettant en lumière différents âges de la « difficulté contre-majoritaire », selon l’expression consacrée aux États-Unis. Le moment présent du débat livre des enseignements qui invitent, en définitive, à revenir sur une période souvent délaissée s’agissant de la contestation du rôle de la Cour.
Le premier constat porte sur la mise en exergue d’un cycle dans le débat constitutionnel. Près de cent ans après la publication de l’ouvrage d’Édouard Lambert sur Le gouvernement des juges, on assiste aujourd’hui, comme sous l’ère Lochner, à la critique par des auteurs progressistes des excès d’une Cour dont l’orientation conservatrice a été profondément cimentée par les nominations de Donald Trump. Selon une belle formule, « l’histoire ne se répète pas mais elle rime ». Il est ainsi singulier de voir aujourd’hui combien les arguments de la critique contemporaine riment et s’accordent avec ceux formulés un siècle auparavant par Louis Boudin, Walter Clark, William Ransom ou Gilbert Roe. Les propositions formulées pour répondre aux travers actuels s’appuient d’ailleurs pour l’essentiel sur celles du début du XXe siècle, qu’il s’agisse de l’imposition d’une majorité qualifiée pour l’invalidation des lois fédérales ou de la possibilité de contourner les décisions de la Cour. Le tableau dressé par Édouard Lambert sur les dérives d’un mécanisme assurant « la suprématie politique du pouvoir judiciaire » et la domination des forces conservatrices est ainsi largement transposable et repris aujourd’hui.
Le deuxième constat renvoie à l’extrême versatilité d’une doctrine aux positions fluctuantes, parfois contradictoires, elle-même reflet des instabilités du contentieux constitutionnel. À titre d’exemple, il est manifeste aujourd’hui, en particulier après la décision Dobbs dans laquelle la Cour a jugé que la Constitution fédérale ne garantissait pas le droit de recourir à l’avortement, que la contestation des pouvoirs de la Cour, et non pas simplement du sens dans lequel elle les exerce, se développe chez les auteurs progressistes. Rappelons néanmoins qu’il y a quelques années à peine, lorsque ces mêmes thèses furent développées par des auteurs se réclamant du « constitutionnalisme populaire », elles furent largement et parfois très sèchement rejetées. Que les arguments de Mark Tushnet ou Larry Kramer soient aujourd’hui populaires au sein de la doctrine illustre le fait que l’on a parfois tort d’avoir raison trop tôt. Les mêmes auteurs qui, encore récemment, louaient le rôle actif de la Cour, dénoncent aujourd’hui son intervention illégitime. Côté conservateur, on assiste également à des revirements abrupts, à travers les mutations de l’originalisme et un argumentaire prônant dorénavant un rôle accru du juge, délaissant l’attachement rhétorique à la retenue judiciaire sur lequel s’est pourtant construit le conservatisme juridique moderne. Ces revirements tous azimuts traduisent le manque de cohérence d’une grande partie de la doctrine constitutionnaliste qui, fixée sur le sens dans lequel s’exerce le contrôle de constitutionnalité, semble réagir à l’air du temps et non pas développer une position de principe sur les mérites du contrôle de constitutionnalité des lois.
Enfin, on mesure que si la remise en cause du contrôle de constitutionnalité a longtemps été cyclique, revenant par vagues en fonction de l’« activisme » de la Cour, elle est aujourd’hui quasiment permanente. Elle s’est en quelque sorte banalisée depuis la fin du xxe siècle, nourrie par un profond déséquilibre structurel au sein du constitutionnalisme américain résultant de deux mouvements de fond opposés : la montée en puissance de la Cour et l’érosion des moyens de contraintes externes sur celle-ci. C’est en effet ce déséquilibre qui produit la « suprématie judiciaire » en vertu de laquelle, entre autres, « les juges décident en dernier ressort et pour l’ensemble de la population ce que la Constitution signifie », qui, elle-même, suscite la critique.
Il est dès lors intéressant du prendre du recul et de s’extraire du contexte institutionnel actuel ainsi que du référentiel doctrinal présent, englué dans une répétition des arguments, pour envisager un moment singulier de la contestation du contrôle de constitutionnalité, parfois délaissé mais néanmoins porteur d’enseignements, à savoir la Reconstruction (1865-1877). À l’heure où, précisément, beaucoup militent pour la réhabilitation du Congrès et appellent, dans le cadre du débat sur la réforme de la Cour, à l’usage de mesures autrefois employées mais aujourd’hui discréditées, la contestation à l’œuvre au cours des années 1870, à une époque caractérisée par la suprématie législative – c’est-à-dire une domination par le Congrès des deux autres branches du pouvoir – est particulièrement révélatrice.
Cette remise en cause du rôle de la Cour s’inscrit dans le contexte plus général de ce qui fut l’une des plus grandes crises constitutionnelles de l’histoire des États-Unis, à l’issue de la guerre de Sécession (1861-1865). En effet, en l’espace de quelques années, entre 1865 et 1870, les États-Unis connurent une série d’évènements dont on ne saurait souligner suffisamment le caractère proprement fondamental. Il y eut tout d’abord l’assassinat du Président Lincoln, quelques jours seulement après l’arrêt des combats, la ratification de trois amendements constitutionnels, dont l’un – le Quatorzième amendement – demeure la plus importante des modifications qu’ait connue le texte constitutionnel depuis 1791. En outre, pour la première fois, un Président fut soumis à la procédure de l’impeachment tandis que la Cour suprême fut l’objet de mesures de contraintes particulièrement poussées, de la modification de sa composition à la neutralisation de sa compétence.
À travers l’affrontement entre le droit et la politique qui caractérisa la période, la Reconstruction offre ainsi un terrain privilégié pour analyser les relations entre les branches politiques et le contrôle de constitutionnalité incarné par la Cour. Plus précisément, avant la contestation du gouvernement des juges au début du xxe siècle – l’ère Lochner (1897-1937) –, la Reconstruction révèle comment le spectre de l’intervention de la Cour suprême (I) a généré la formulation d’un argumentaire pointant l’illégitimité de son pouvoir et justifié des mesures visant à le neutraliser (II). Il s’agit, en quelque sorte, de l’anticipation d’une difficulté contre-majoritaire qui ne pouvait pleinement se manifester dans un contexte politique encore marqué par la suprématie du Congrès.
I. La constitutionnalité de la Reconstruction en question
Trois positions majeures se distinguaient concernant le programme de la Reconstruction. Les républicains radicaux défendaient une stratégie « d’occupation et de rigueur ». Selon eux, la guerre avait été menée pour mettre fin à l’esclavage et les États du Sud devaient donc se soumettre en acceptant l’imposition de conditions strictes avant de pouvoir être réadmis dans l’Union. Ils parviendront ainsi à adopter en 1867 trois Reconstruction Acts qui divisèrent le sud en cinq zones militaires, chacune commandée par un gouverneur militaire. Pour être réintégrés dans l’Union, jouir d’une représentation au Congrès et mettre ainsi un terme à l’occupation militaire, les États du sud devaient rédiger de nouvelles constitutions, approuvées par la majorité des électeurs et garantissant le suffrage universel masculin, et [ils] étaient également tenus de ratifier le Quatorzième amendement. Les élus démocrates, minoritaires, souhaitaient quant à eux « un retour à la normale », en d’autres termes une paix négociée bouleversant le moins possible l’équilibre des rapports qui avaient cours dans le sud avant la guerre. Entre ces deux lignes défendues au Congrès, se trouvaient les républicains modérés et la Présidence qui soutenaient une position médiane, en faveur à la fois d’une Union forte et d’une Reconstruction qui puisse être « sans malice envers quiconque et avec charité pour tous ». Avec le remplacement d’Abraham Lincoln par Andrew Johnson, l’Exécutif s’éloigna encore plus des positions prônées par les républicains radicaux, ce qui accrut d’autant les tensions. Au cours de l’année 1866, la Cour rendit une série de décisions défavorables aux républicains radicaux. Ces derniers, alors en plein conflit avec le Président Johnson, s’inquiétèrent de ce que la Cour puisse déclarer inconstitutionnelles leurs mesures (A). Ils se prémunirent contre une telle éventualité en adoptant la mesure la plus radicale qui ait jamais été adoptée à l’encontre de la Cour (B).
A. Le spectre d’une invalidation du programme des républicains par la Cour suprême
En 1850, la Cour suprême jouissait d’une légitimité sans précédent auprès du peuple américain selon l’historien Charles Warren. Quelques années plus tard, elle était pourtant devenue une institution affaiblie, discréditée, dont le propre Président peinait à croire qu’elle puisse un jour « retrouver l’autorité et le rang que la Constitution lui avait conférés ». Deux facteurs liés expliquent ce déclin : la décision Dred Scott et la guerre civile, la première précipitant d’ailleurs la Nation dans la seconde. En l’espèce, la Cour invalida une loi du Congrès – le Missouri Compromise de 1820 – pour la deuxième fois seulement de son histoire, cinquante-quatre ans après l’arrêt Marbury. Elle jugea également que les Africains-Américains n’étaient pas des citoyens, qu’ils ne pouvaient donc pas agir en justice et que le Congrès ne pouvait pas interdire l’esclavage dans certains territoires. La décision est souvent présentée comme la « pire atrocité dans l’histoire de la Cour », ou l’illustration de ce que « le contrôle de constitutionnalité peut donner de pire ». Aux côtés de Locher v. New York, Plessy v. Ferguson et Korematsu, Dred Scott est l’exemple de l’« anticanon », c'est-à-dire la décision érigée en repoussoir absolu. Pourtant, Dred Scott est davantage le reflet d’une Constitution viciée dès l’origine par le compromis sur l’esclavage que le point de départ du problème. En d’autres termes, la doctrine refuse souvent de remonter aux origines de l’« immoralité », en stigmatisant la décision, plutôt que le texte aux sources duquel celle-ci a puisé ses développements.
S’agissant de la guerre civile, il est peu surprenant de constater qu’elle a entraîné une mise à l’écart de la Cour suprême. Les mesures d’exception généralement prises par l’Exécutif dans ce type de circonstances laissent peu de prise à l’intervention du pouvoir judicaire, même lorsque des libertés fondamentales sont en cause. D’ailleurs, en 1861, lorsque le Président Lincoln suspendit le recours en habeas corpus pour des impératifs de sécurité publique, le Chief Justice Taney fut impuissant à faire prévaloir la Constitution. Alors qu’il avait ordonné la libération d’un individu emprisonné, il se heurta au refus de l’administration d’appliquer sa décision. Il écrivit alors : « J’ai exercé le pouvoir que la Constitution et les lois me confèrent, mais j’ai été confronté à une force qu’il m’est impossible de vaincre ».
L’activité réduite de la Cour lui permit néanmoins de rester à l’abri des critiques. En revanche, à partir de 1865, elle fut replongée dans le chaudron des querelles partisanes parce que la nature même des questions qui divisaient la Nation rendait inéluctable son intervention. En effet, le caractère constitutionnel des questions sur lesquelles la Présidence et le Congrès s’affrontaient – le statut des États du Sud, l’occupation militaire et la protection des personnes affranchies – appelaient l’intervention de l’organe censé dire le droit. La pression sur la Cour était d’autant plus forte que les adversaires des républicains radicaux cherchèrent à favoriser l’intervention de la Cour, afin précisément qu’elle invalide les mesures adoptées dans le cadre de la Reconstruction. La Cour était ainsi appelée au soutien des arguments du Président Johnson pour qui les mesures du Congrès étaient inconstitutionnelles.
De leur côté, les républicains radicaux n’avaient pas véritablement besoin de l’appui de la Cour pour légitimer leur politique. Parce qu’ils se considéraient comme « les gardiens de la souveraineté du peuple », ils avaient seulement besoin que la Cour ne se mette pas en travers de leur chemin. Comme l’a formulé l’hebdomadaire The Nation, « la majorité au Congrès ne peut mal faire […] Pourquoi entraver cette assemblée de sages par quelques restrictions que ce soient ? ».
La première des décisions de la Cour qui inquiéta les républicains radicaux fut Ex Parte Milligan. L’affaire posait la question de la constitutionnalité de l’usage de tribunaux militaire pour juger des civils, lorsque les tribunaux ordinaires étaient accessibles. En l’espèce, un citoyen de l’Indiana avait été arrêté en 1864, pendant la guerre civile, et accusé de trahison. Il fut condamné à mort par un tribunal militaire. Il intenta un recours devant une juridiction fédérale au motif que le tribunal militaire n’était pas compétent pour le juger. Pour l’un des juges de la Cour suprême, l’affaire Milligan n’était rien de moins « que la question la plus importante jamais soumise à la Cour ».
La Cour suprême rendit sa décision en avril 1866, mais reporta la publication des opinions au mois de décembre. L’opinion majoritaire, rédigée par le juge Davis, annula la condamnation de Milligan au motif que, puisque les juridictions ordinaires étaient accessibles, la procédure ayant eu cours devant un tribunal militaire méconnaissait les garanties posées par la Constitution.
Cette décision fut vivement critiquée. Elle fut en effet présentée dans la presse républicaine comme une décision « Dred Scott numéro 2 ». Un journal soutint ainsi que « comme Dred Scott, Milligan n’est pas une décision judicaire, c’est un acte politique ». Pour un autre, « Milligan est annonciatrice d’autres décisions visant à mettre en échec la domination républicaine et à restaurer la domination du sud ».
La raison de ces critiques tient à ce que la Cour, dans son opinion, laissait entendre que le Congrès ne pouvait pas, même s’il l’avait voulu, établir des tribunaux militaires dans des États ayant reconnu le gouvernement fédéral et dans lesquels les cours ordinaires fonctionnaient régulièrement. Bien que la Cour se prononçait en l’espèce sur une situation passée, lors de la guerre civile, son raisonnement pouvait tout aussi bien être appliqué dans le présent, à l’encontre des tribunaux quasi-militaires établis dans le sud pour protéger les personnes affranchies. Le raisonnement développé par la Cour menaçait donc le programme de reconstruction des républicains radicaux. Le fait que peu de temps après la décision, le Président Johnson ait ordonné, sur le fondement de la décision Milligan, la libération d’un prisonnier qui avait été condamné par un tribunal quasi-militaire pour le meurtre d’une personne affranchie ne pouvait que renforcer les craintes des républicains.
La menace se fit encore plus forte lorsque la Cour invalida les serments de loyauté que les républicains avaient imposés dans les États du sud. Les républicains exigeaient en effet que les habitants des États du sud, avant de pouvoir prétendre prendre part aux affaires publiques, prêtent serment de loyauté à l’Union et jurent ne l’avoir jamais trahie. C’était là une manière d’exclure de la vie politique tous ceux qui avaient joué un rôle actif lors de la Sécession. La Cour suprême déclara dans deux affaires que ces serments étaient inconstitutionnels, au motif qu’ils étaient assimilables à des lois pénales rétroactives.
Au moment où l’affrontement entre le Congrès et le Président Johnson s’intensifiait, la Cour suprême, à travers le contrôle de constitutionnalité, apparaissait ainsi comme un obstacle pour les élus républicains radicaux. Entre 1867 et 1868, différentes propositions de loi furent introduites au Congrès visant à limiter le pouvoir de la Cour. L’une d’entre elles prévoyait notamment que toute déclaration d’inconstitutionnalité d’une loi fédérale ne puisse être établie qu’à la majorité des deux tiers des membres de la Cour. La mesure fut votée par la Chambre des représentants mais fut bloquée au Sénat. Une autre mesure, plus radicale, prévoyait que la Cour ne pourrait invalider une loi fédérale qu’à l’unanimité de ses membres.
Il est intéressant de remarquer que ces propositions ne visaient pas à supprimer le contrôle de constitutionnalité. Malgré la menace qui leur semblait réelle, les républicains radicaux ne se résolurent pas à cette extrémité. Il s’agissait uniquement de rendre plus difficile l’exercice du judicial review afin de s’assurer que la Cour ne remette pas en cause la constitutionnalité des mesures adoptées par le Congrès.
Cette position traduit en réalité l’ambivalence du Congrès républicain face à cette Cour dont la majorité des membres avait été nommée par un Président républicain, à savoir Abraham Lincoln. D’un côté, les élus, parce qu’ils estimaient être la seule branche souveraine du pouvoir – surtout après leur triomphe lors des élections de 1866 – ne pouvaient accepter que les juges s’opposent à leurs projets. Après tout, s’ils déniaient ce droit au Président, pourquoi l’accorderaient-ils à la Cour ? De l’autre, les élus républicains étaient conscients que le pouvoir judiciaire pouvait être un allié utile dans l’entreprise de reconstruction. Il s’agissait donc davantage d’aiguiller la Cour, de l’orienter, au besoin par la menace, que de la briser.
Ce n’est qu’au début de l’année 1868, lorsque la Cour accepta de connaître d’une affaire qui mettait directement en cause la constitutionnalité des mesures majeures du Congrès qu’ils votèrent une mesure radicale. Plutôt que de laisser la Cour se prononcer, ils prirent les devants en lui retirant sa compétence.
B. La suppression par le Congrès de la compétence de la Cour
Au cours de la Reconstruction, comme souvent dans son histoire, la Cour suprême fut l’espoir du parti vaincu aux élections. Selon un modèle toujours valable aujourd’hui, la bataille judiciaire succéda ainsi au combat politique, dont elle n’était en définitive que le prolongement sous une autre forme. Comme l’avait noté Alexis de Tocqueville en son temps, « il n’est presque pas de question politique aux États-Unis, qui ne se résolve tôt ou tard en question judiciaire ».
Les opposants à la Reconstruction, les démocrates du sud principalement, cherchèrent ainsi à soumettre à la Cour des affaires qui lui permettraient de déclarer l’inconstitutionnalité des mesures des républicains. Par deux fois, dans les affaires Mississippi v. Johnson et Georgia v. Stanton, l’occasion fut donnée à la Cour, mais celle-ci refusa en dernière analyse de se prononcer. Elle rejeta les affaires au motif que les questions en cause étaient politiques et ne relevaient pas de la compétence du pouvoir judiciaire.
À la fin de l’année 1867, une affaire idoine remonta jusqu’à la Cour suprême : l’affaire McCardle. William McCardle était un journaliste hostile à la Reconstruction, originaire du Mississippi. Il fut arrêté sur le fondement des Reconstructions Acts adoptés par le Congrès au début de l’année 1867. Il fut poursuivi pour incitation à l’insurrection et incarcéré dans une prison militaire. Il intenta alors un recours en habeas corpus, estimant que sa détention était contraire à la Constitution. Son recours fut rejeté, mais une cour fédérale ordonna sa libération sous caution en attendant que la Cour suprême se prononce sur l’appel.
En contestant la régularité de sa détention, c’est la constitutionnalité de l’ensemble des mesures votées par les républicains, plus particulièrement le régime de l’occupation militaire du sud, que remettait en cause McCardle. La Cour reconnut sa compétence le 17 février 1868 et les plaidoiries orales furent fixées au 9 mars. Les républicains radicaux réagirent rapidement. Ils déposèrent tout d’abord des propositions de lois requérant l’unanimité pour toute décision d’invalidation d’une loi fédérale par la Cour suprême. Puis, alors que les plaidoiries orales de l’affaire avaient déjà eu lieu, ils votèrent un amendement relatif à la compétence de la Cour au cours d’une discussion sans rapport, aux termes duquel l’Habeas Corpus Act de 1867 fut abrogé. Autrement dit, le Congrès supprimait purement et simplement la loi sur laquelle reposait la compétence de la Cour dans l’affaire McCardle, alors même que la Cour avait déjà reconnu sa compétence et que les plaidoiries orales avaient déjà eu lieu.
Le représentant James Wilson, à l’origine du cavalier législatif, reconnut que le but de son amendement était « de rayer l’affaire McCardle du rôle de la Cour en retirant la compétence de la Cour […] afin d’empêcher qu’une calamité ne s’abatte sur le pays ». La presse républicaine se réjouit de cette mesure : « Ce Congrès ne tolérera pas que la Cour s’oppose à lui sur des questions politiques. La sécurité de la Nation exige que les mesures du Congrès soient menées à bien. Et si la Cour s’interpose, elle ira droit dans le mur ».
Le Président Johnson, dont le procès devant le Sénat devait commencer quelques jours plus tard, opposa son veto à la loi, estimant qu’elle était contraire à la Constitution. Son veto fut renversé, de sorte que la loi abrogeant la compétence de la Cour fut finalement votée le 27 mars 1868.
En ce début d’année 1868, la suprématie du pouvoir législatif au sein des institutions ne pouvait pas mieux être symbolisée que par ce Congrès qui, concomitamment, tentait de destituer le Président et supprimait la compétence de la Cour, afin, dans les deux cas, de s’assurer que ses mesures ne soient pas entravées. En soumettant l’Exécutif et le Judiciaire, le Législatif traduisait en actes la suprématie dont il se réclamait.
L’attitude adoptée par la Cour suprême dans la suite de l’affaire McCardle est révélatrice. Les juges avaient la possibilité d’invalider la mesure emblématique du programme de reconstruction des républicains, dont la constitutionalité, au regard de la décision Milligan, était plus que douteuse. Ils étaient néanmoins conscients des contre-mesures auxquelles ils ne manqueraient pas de s’exposer. Les républicains radicaux n’avaient en effet pas fait mystère de leur intransigeance. Le représentant John Bingham, l’architecte du Quatorzième amendement, avait même brandi la menace d’un amendement constitutionnel supprimant la Cour. Mutatis mutandis, la Cour en 1868 se trouvait dans une situation proche de celle de 1803, lorsqu’elle devait juger de la constitutionnalité de la loi d’abrogation du Judiciary Act de 1801 dans l’affaire Stuart v. Laird. Dans les deux cas, la Cour était amenée, dans un contexte hostile, à se prononcer sur la constitutionnalité très incertaine de la mesure phare de la coalition au pouvoir. Et dans les deux cas, la Cour s’inclina ou du moins, refusa de contrarier la coalition dominante.
Dans l’affaire McCardle, ce retrait fut opéré en deux temps. La Cour décida d’abord de repousser l’examen de l’affaire. Les juges auraient pu, en effet, rendre leur décision avant même que la loi leur retirant compétence n’entre en vigueur mais, selon les termes du Chief Justice Chase, il aurait été « indécent de se précipiter ». La Cour attendit ainsi que la loi entre en vigueur, puis décida de repousser l’examen de l’affaire à l’année suivante. Et en 1869, lorsque vint le moment de se prononcer, la Cour reconnut que le Congrès, conformément à la Constitution, avait le droit de modifier sa compétence d’appel. La Cour rejeta donc l’affaire au motif qu’elle n’était pas compétente pour se prononcer. La Cour entérinait en quelque sorte sa soumission au Congrès ; plus exactement, elle confirmait que le Congrès pouvait la réduire à l’impuissance à travers la modification de sa compétence d’appel.
Ex parte McCardle est l’arrêt de référence s’agissant du pouvoir du Congrès de restreindre la compétence d’appel de la Cour. Sa mise en œuvre ouvre un vaste champ de questions relatives au principe de séparation des pouvoirs, dont beaucoup demeurent débattues. Ce pouvoir sera invoqué et mis en œuvre à d’autres périodes mais l’affaire Ex parte McCardle est proprement unique dans la mesure où le Congrès a pu effectivement empêcher la Cour d’exercer son contrôle de constitutionalité dans une affaire qu’elle avait déjà acceptée de connaître, et parce que la Cour a ultérieurement avalisé cette mesure.
Il est possible de voir dans cet arrêt à la fois l’expression de la puissance du Congrès mais également, paradoxalement, la reconnaissance du pouvoir de la Cour et du judicial review. En effet, à travers l’intensité des mesures prises contre la Cour, c’est le pouvoir que ses adversaires lui reconnaissent qui se révèle en creux. Il fut un temps où les décisions de la Cour étaient proprement ignorées, de sorte qu’il n’était même pas nécessaire de se soucier de ce qu’elle décidait. Le fait que les élus républicains adoptent une mesure aussi radicale témoigne du poids qu’ils concédaient à la décision de la Cour, et de l’importance qu’avait pris le contrôle de constitutionnalité.
Les républicains avaient d’ailleurs conscience du caractère radical de l’abrogation de l’Habeas Corpus Act. Lors des débats au Congrès, les démocrates avaient souligné qu’il s’agissait là d’un acte de « despotisme » et qu’il était dangereux que les cours soient soumises aux considérations partisanes et politiques. La presse se fit également le relais de ces inquiétudes et un journal républicain reconnut qu’il ne saurait être porté atteinte aux cours ou à la Constitution, « que le coup provienne des traîtres du sud ou du Congrès ». Les élus républicains éprouvaient ainsi une gêne à l’égard de la mesure extrême qu’ils venaient d’adopter et rechignaient à apparaître comme le parti qui s’affranchissait du respect du droit. Ils neutralisèrent la Cour comme ils l’avaient fait dans l’affaire McCardle parce qu’ils estimaient cela nécessaire, mais s’abstinrent de rééditer la mesure. En effet, ce n’était pas la Cour en tant que telle qui gênait, par principe, les républicains, c’était plutôt cette Cour, qu’ils soupçonnaient de connivence coupable avec les sudistes. C’est pourquoi ils cherchèrent, dans un second temps, à s’en assurer le contrôle par des moyens moins extrêmes afin qu’elle puisse pleinement approuver leur programme.
II. La soumission de la Cour au Congrès républicain
Outre la neutralisation de la compétence de la Cour dans l’affaire McCardle, les républicains adoptèrent une série de lois modifiant sa composition. La Cour représentait effectivement une menace pour le programme constitutionnel et législatif des républicains. À la manière d’un canon, elle risquait de mettre à bas celui-ci. Dans McCardle, les républicains agirent de manière préventive, en empêchant le canon de faire feu. À travers la modification du nombre de juges et l’ajout de nouveaux juges, il s’agissait cette fois-ci d’orienter le tir, afin qu’il appuie la politique des républicains (A). Cette Cour, « bien composée », valida ainsi le Quatorzième amendement, dont le processus de ratification n’avait pourtant pas été exempt d’irrégularités (B).
A. La modification de la composition de la Cour
Le nombre de juges siégeant à la Cour suprême n’est pas déterminé par la Constitution et relève ainsi de la compétence du législateur. Le premier Congrès fixa ce nombre à six dans le Judiciary Act of 1789. Il augmenta au cours du XIXe siècle, à mesure que l’Union s’étendait et que de nouveaux circuits judiciaires furent créés. Entre 1863 et 1869, la taille de la Cour suprême fut modifiée à trois reprises, à chaque fois dans un sens qui servait les intérêts des républicains.
En 1863, le nombre de juges à la Cour fut porté de neuf à dix. L’addition d’un siège correspondait à la création d’un nouveau circuit mais c’était là également un moyen pour les républicains, en pleine guerre civile, d’augmenter leur influence à la Cour et de réduire celle du Chief Justice Taney. La nomination du juge Field, dont il était dit qu’ « il n’y avait pas plus fervent défenseur de l’Union » corroborait cette lecture.
En 1866, en plein affrontement entre le Président Johnson et le Congrès républicain, ce dernier vota une loi prévoyant la réduction du nombre de juges à la Cour, de dix à sept membres. Plus précisément, il était prévu qu’aucun départ de juge ne serait compensé jusqu’à ce que le nombre de juges arrive à sept. Bien que certains motifs non partisans puissent justifier la mesure, elle signifiait concrètement que le Président Johnson ne pouvait procéder à aucune nomination. Les élus républicains privaient ainsi le Président d’un moyen d’action sur la Cour suprême. Celle-ci faisait les frais de la lutte menée par les républicains contre la Présidence. D’ailleurs, le ministre de la justice (Attorney General) Edward Bates pouvait déclarer que « la Cour suprême n’est qu’un appareil au service du parti ; elle doit être manipulée, façonnée et courbée en fonction des besoins du parti ».
Trois années plus tard, alors que le républicain Ulysse Grant avait remplacé Andrew Johnson à la Maison Blanche, le nombre de juges fut une nouvelle fois modifié. Il fut porté de sept à neuf et n’a d’ailleurs pas changé depuis. La réforme de 1869 peut se lire comme « un retour à la normale » ; Andrew Johnson étant parti, les républicains n’avaient plus à craindre que celui-ci ne nomme des juges favorables à ses idées. En conséquence, ils augmentèrent le nombre de juges, étant assurés que ceux-ci seraient choisis et approuvés par eux.
Il est difficile de ne pas voir dans ces trois modifications successives du nombre de juges siégeant à la Cour, qui épousent parfaitement les intérêts politiques des républicains, le signe d’une manipulation de la Cour suprême par le pouvoir dominant. Elles semblent représenter l’exemple même du « court-packing ». Cette expression désigne le fait pour le Président ou, plus généralement, son parti politique, d’instrumentaliser le pouvoir de nomination des juges afin de s’assurer le contrôle de la Cour et ainsi la maîtrise de sa politique jurisprudentielle. Cette « orientation » fut mise en lumière par deux décisions de la Cour, rendues à quelques mois d’intervalle, qui portaient sur la même question mais qui furent pourtant tranchées en sens contraire. La seule différence entre les deux affaires tenait à la composition de la Cour.
Durant la guerre civile, le gouvernement fédéral avait recouru à l’émission de papier-monnaie afin de financer l’effort de guerre. Le Congrès vota une loi (Legal Tender Act of 1862) établissant le cours forcé de ces billets, obligeant entre autres les créditeurs à accepter le paiement de leur créance par ce biais. Outre un large phénomène de spéculation, ces mesures générèrent des problèmes juridiques. La Cour suprême fut saisie d’une de ces affaires et dans l’arrêt Hepburn v. Griswold, elle déclara que l’obligation d’accepter le papier monnaie pour le remboursement de dettes antérieures au Legal Tender Act était inconstitutionnelle.
Hepburn v. Griswold fut rendue à la majorité de quatre voix contre trois, parce qu’il y avait deux sièges vacants à la Cour. Le Président Ulysse Grant proposa deux nouveaux juges – favorables au programme économique des républicains – dont la nomination fut rapidement confirmée par le Sénat, et la décision Hepburn fut renversée, quinze mois seulement après que la Cour l’eut rendue. En effet, dans la décision Knox v. Lee, par cinq juges contre quatre, dont les nouveaux juges Strong et Bradley, la Cour affirma que le Legal Tender Act était constitutionnel. L’ajout de deux juges fit donc basculer la majorité de la Cour et démontra qu’un changement de personnel suffisait à plier les interprétations constitutionnelles de la Cour.
Si les républicains furent satisfaits de voir leur mesure validée, l’image de la Cour fut néanmoins affectée. Comme l’écrivit l’hebdomadaire The Nation, « la confiance du peuple dans la Cour ne peut survivre aux additions, soustractions, multiplications et divisions [de juges] qui ont eu cours lors des cinq dernières années ».
La modification de la composition de la Cour, tout en étant une mesure plus subtile que la suppression abrupte de sa compétence, demeurait un moyen de contrainte controversé. Il était certes souhaité mais, une fois réalisé, il était critiqué. Ce paradoxe, qui se retrouve à différents moments de l’histoire des États-Unis, s’explique par les réticences du pouvoir politique à assumer ses actions coercitives envers la Cour. La majorité dominante, comme les républicains sous la Reconstruction, entend faire triompher la volonté « du peuple », y compris au détriment des résistances de la Cour lorsque celles-ci sont jugées illégitimes, mais elle ne souhaite pas porter un coup trop fort à l’indépendance du pouvoir judiciaire ou, plus précisément, elle ne souhaite pas apparaître comme le faisant.
À travers ce paradoxe, ce sont les tensions qui enserrent l’exercice de la justice constitutionnelle qui se révèlent. Dans le cadre de leur pouvoir de contrôler la loi, les juges sont censés faire prévaloir la norme constitutionnelle sur les lois votées par la majorité du moment. Ces mêmes juges ne peuvent néanmoins, de manière réaliste, s’opposer de manière trop durable à la volonté cristallisée de cette majorité, à peine d’être accusés de gouverner voire d’être soumis par les branches politiques. Les juges doivent donc être conscients des limites de leur pouvoir et ne pas être totalement insensibles au contexte politique. Mais ils ne peuvent pas non plus ployer sous celui-ci, à peine d’être accusés de manquer à leur devoir. Entre ces exigences contradictoires, la voie s’avère étroite. La Cour, et plus généralement le juge constitutionnel, doit ainsi être contre-majoritaire dans une certaine mesure afin de s’assurer que la majorité du moment ne méconnaisse pas la Constitution, mais il doit également savoir « jusqu’où ne pas aller trop loin », afin d’être supporté, dans les deux sens du terme, par le corps social.
Les pressions exercées sur la Cour l’avaient empêchée d’invalider les législations majeures du programme républicain et, lorsqu’elle le fit, elle revint rapidement sur sa jurisprudence. Restait néanmoins à savoir quelle allait être l’attitude de la Cour à l’égard de la mesure phare de la Reconstruction : le Quatorzième amendement.
B. La validation du Quatorzième amendement
Avec le Treizième amendement interdisant l’esclavage et le Quinzième, interdisant les discriminations raciales concernant le droit de vote, le Quatorzième amendement incarnait l’œuvre de Reconstruction des républicains au plus haut point. Il revenait sur la jurisprudence Dred Scott en accordant à tous les individus nés aux États-Unis la citoyenneté, prévoyait l’égale protection des lois, ainsi que la garantie d’une procédure légale régulière.
Par la manière dont il fut ratifié, le Quatorzième amendement reflétait également la violence de l’époque et l’importance des enjeux, car c’est bien contraints et sous occupation militaire que les États du sud l’ont ratifié. La validité du Quatorzième amendement pouvait donc être sujette à débats, de la même manière que celle de la Constitution de 1787 puisque les constituants de Philadelphie se sont affranchis de leur mandat initial et n’ont pas respecté les Articles de la Confédération. Dans les moments de création constitutionnelle – les « moments constitutionnels » pour reprendre la terminologie de Bruce Ackerman – les constituants s’affranchissent des formes constitutionnelles préexistantes et c’est l’acquiescement populaire qui, en dernière analyse, lave l’œuvre créatrice de ses irrégularités. Le rôle des cours est primordial dans ce processus d’acquiescement parce qu’elles viennent « consolider » l’entreprise réformatrice. En l’assimilant pleinement aux normes constitutionnelles préexistantes, les cours intègrent l’œuvre créatrice dans l’existant, la lie au passé et lui donnent pleine légitimité.
C’est précisément ce que fit la Cour suprême dans l’affaire des abattoirs (Slaughter-House Cases). Rendu en 1873, il s’agit du premier arrêt dans lequel la Cour se prononçait sur les amendements de la Reconstruction, plus précisément sur le Quatorzième. Il ne s’agit pas ici de revenir sur le fond de la décision, ni sur l’interprétation neutralisante du Quatorzième amendement retenue par les juges. Il s’agit plutôt d’envisager la manière dont la décision reconnaît et accepte la validité de l’amendement.
Dans les premières lignes de son opinion, le juge Miller prend en effet le soin de situer les amendements de la Reconstruction au sein du corpus constitutionnel et de les relier aux dispositions constitutionnelles préexistantes. En précisant que ces amendements ont été ajoutés par « la voix du peuple », le juge Miller clôt la controverse. Quelques années plus tôt, le Président Johnson avait effectivement dénié aux élus républicains la légitimité de s’exprimer au nom du peuple dont ils se réclamaient. La décision de la Cour suprême valide ainsi l’approche républicaine et reconnait le Quatorzième amendement, pourtant imposé par la force aux États du sud, comme l’expression de la volonté du peuple. Le juge Miller mentionne certes que « [des hommes d’État] proposèrent au Congrès le Quatorzième amendement et décidèrent que les États qui s’étaient rebellés ne réintégreraient pleinement le gouvernement de l’Union qu’après avoir, par un vote formel de leurs assemblées législatives, ratifié l’amendement », mais il ne discute pas plus avant la validité d’un tel procédé. Il agit comme si ce mode opératoire ne soulevait pas en lui-même des questions constitutionnelles.
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Si la Reconstruction prend fin en 1877, l’arrêt Slaughter-House marque la fin de la période exceptionnelle au cours de laquelle se seront succédés impeachment, amendements, et mesures d’exception à l’encontre de la Cour. L’étude de cette période livre de précieux enseignements sur la formation du discours critiquant le gouvernement des juges et sur la traduction de ce discours en mesures coercitives à l’encontre de la Cour. Elle révèle en effet la manière dont une force politique, renforcée par des victoires électorales lors de scrutins décisifs, s’est attaquée à la Cour lorsque le contrôle de constitutionnalité des lois a représenté un obstacle à la mise en œuvre de ses réformes. C’est ici l’expression de la difficulté contre-majoritaire dans son sens littéral, dans la mesure où le contrôle de constitutionnalité était tout simplement un obstacle à la volonté de la majorité ou, du moins, à celle d’un groupe qui prétendait s’exprimer en son nom. En d’autres termes, il s’agit de la tension entre l’exercice de la justice constitutionnelle et le principe majoritaire.
La période révèle également le ressort rhétorique de l’offensive des républicains contre la Cour. C’est en effet en réaction à des décisions qualifiées de « politiques » que les républicains se sont mobilisés et ont crié à l’usurpation, à l’instar du représentant Robert Schenck : « J’ai perdu confiance en la Cour suprême. Je pense que les juges usurpent leur pouvoir dès lors qu’ils décident des questions politiques ». Dans le même sens, le représentant Wilson affirmait : « La Cour a décidé d’empiéter sur les pouvoirs politiques du Congrès et de déclarer inconstitutionnelles les lois relatives à l’administration des États rebelles […] Il était de notre devoir d’intervenir ». C’est ici le deuxième aspect de la difficulté contre-majoritaire qui est mis en exergue, celui relatif à l’intrusion jugée illégitime des juges dans un domaine leur échappant. C’est en effet parce qu’ils ne sont pas élus ni responsables politiquement, à la différence des branches politiques, que les juges ne sauraient prendre de décisions « politiques » et empiéter sur les prérogatives des autres branches. Une des difficultés évidentes, illustrée par la Reconstruction, est qu’il n’y a pas de ligne de démarcation fixe entre les questions « politiques » et les questions « juridiques ». Les élus républicains avaient ainsi une conception très large du politique, ce qui était un moyen pour eux de marginaliser la Cour et de délégitimer son contrôle de constitutionnalité. À l’inverse, le lent mouvement de juridicisation et de juridictionnalisation croissantes, observable tout au long du xxe siècle aux États-Unis, ainsi qu’à l’échelle globale, a conduit à ce que la portée du contrôle de constitutionnalité soit étendue à l’ensemble des sphères de la vie sociale.
L’argument contre-majoritaire était présent sous la Reconstruction, mais il était nécessairement limité en raison de la prééminence du Congrès. La Cour était dans une certaine mesure plus « active » qu’auparavant, puisque qu’elle invalida sept lois fédérales entre 1864 et 1870, alors qu’elle n’en avait invalidé que deux entre 1803 et 1857, mais elle s’était gardée d’invalider les mesures phares du programme républicain. En d’autres termes, la critique dénonçant le gouvernement des juges ne pouvait se déployer pleinement dans la mesure où la Cour ne pouvait « gouverner ». Les républicains veillaient en effet à assurer, dans leurs discours et leurs actes, la « nécessaire suprématie du pouvoir législatif ». La difficulté contre-majoritaire posée par le contrôle de constitutionnalité était donc davantage anticipée que subie.
La contestation du contrôle de constitutionnalité des lois sous la Reconstruction, qui peut donc s’envisager comme la critique du gouvernement des juges avant le gouvernement des juges , se distingue également des temps présents par le fait qu’elle fut portée au plus haut point par des membres du Congrès. Si, par la suite, d’autres politiciens ont remis en cause à différents moments la portée ou l’extension des pouvoirs de la Cour - que l’on pense à Théodore Roosevelt et Robert La Follette au début du xxe siècle, à Franklin Roosevelt lors de la crise du New Deal, à Richard Nixon ou encore à Edwin Meese, Attorney General sous la Présidence Reagan -, la critique a été, à partir de la fin des années 1930, essentiellement le fait de la doctrine, les élus s’interdisant d’apparaître comme remettant en cause les pouvoirs de la Cour tout en dénonçant, ponctuellement, le sens dans lequel ils étaient exercés dans certaines affaires.
Enfin, la Reconstruction illustre de manière concrète l’éventail des mesures que la Constitution autorise à l’égard de la Cour, des plus légitimes aux plus problématiques, qu’il s’agisse du contournement de ses décisions par la voie de l’amendement constitutionnel, de la modification du champ de sa compétence, de l’imposition d’une majorité qualifiée pour toute déclaration d’inconstitutionnalité ou de la modification opportuniste du nombre de juges. Le paradoxe est que si la plupart de ces mesures de contrainte sont tombées en désuétude, celle qui demeure employée – l’usage du pouvoir de nomination pour contrôler la Cour – renforce en réalité le pouvoir de la Cour en tant qu’institution. Une telle mesure de contrainte démontre en effet que le meilleur moyen de contrer la Cour consiste à la réorienter, ce qui est un formidable aveu de la puissance acquise par la Cour. En outre, elle brouille davantage les frontières entre droit et politique, puisqu’elle donne à voir au plus haut point que le sens de la Constitution change – parfois rapidement – avec les juges qui l’interprètent.
Idris Fassassi
Professeur de droit public à l’Université Paris-Panthéon-Assas.
Pour citer cet article :
Idris Fassassi « La Cour neutralisée ou l’offensive du Congrès contre le contrôle de constitutionnalité des lois sous la Reconstruction », Jus Politicum, n°31 [https://juspoliticum.com/articles/la-cour-neutralisee-ou-l'offensive-du-congres-contre-le-controle-de-constitutionnalite-des-lois-sous-la-reconstruction-1922]