Bien qu’elle ne l’ait pas inventé, la révolution française a été la première à  théoriser le pouvoir constituant qu’elle a explicitement rapporté au principe de souveraineté nationale. Cette théorisation s’est accomplie dans le sillage de deux évènements majeurs : la Glorieuse Révolution et l’Indépendance américaine, qui peuvent s’analyser comme la « préhistoire » du pouvoir constituant et qui, par contraste, permettent d’éclairer toute l’originalité de l’œuvre des révolutionnaires français. En effet, c’est par la singularité et l’ampleur de leur entreprise constitutionnelle, que les hommes de 1789 se signalent aujourd’hui à  la postérité. Celles-ci résultent principalement de ce que le pouvoir constituant n’a pas seulement été exercé en vue d’édifier un nouvel ordre constitutionnel mais a d’abord, et surtout, consisté en une « dé-constitution » de l’ancien ordre politique.

Unmaking the old régime constitution « Pouvoir constituant » is not an invention of the French Revolution, but it is at this moment that it was theorized and connected with the idea of national sovereignty. This could only be achieved by learning from the lessons of the Glorious Revolution in England and of the American War of Independence. The French revolutionary generation thus gave a new impetus to the idea of « pouvoir constituant ». Yet it is only by looking back in the direction of the French old regime that their legacy in this regard can be understood. What matters in this regard is to understand the way in which the exercise of « pouvoir constituant » also entailed to « unmake » the constitution of the old regime.

Die ,,Entkonstitutionalisierung" des Ancien Regimes. Die verfassunggebende Gewalt als revolutionärer AktObwohl die französische Revolution die verfassunggebende Gewalt nicht erfunden hat, gab sie dieser ihre erste theoretische Grundlage, die explizit auf das Prinzip der nationalen Souveränität zurückgeführt wurde. Dies geschah auf den Spuren zweier grundlegender Ereignisse: der englischen ,,Glorious Revolution'' und der amerikanischen Unabhängigkeit, die beide als Urgeschichte der verfassunggebenden Gewalt bezeichnet werden können und die die Eigenheit des Werks der französischen Revolutionären durch ihren Kontrast erleuchten. Diese Eigenheit ist darauf zurückzuführen, dass die verfassungsgebende Gewalt nicht nur ausgeübt wurde, um eine neue Verfassungsordnung zu schaffen, sondern zuerst und vielleicht hauptsächlich, um eine ,,Entkonstitutionalisierung'' des Ancien Regime vorzunehmen.

La Révolution française n’a pas inventé le pouvoir constituant. Mais elle a été la première à  en faire la théorie au moment où elle entreprit de le mettre en œuvre ; la première à  le rapporter explicitement au principe de la souveraineté nationale ; la première enfin à  l’exercer non seulement pour édifier une constitution inédite sur de nouvelles fondations mais encore, et d’abord, pour «dé-constituer» l’ancien ordre politique. L’Assemblée nationale, devenue le 9 juillet 1789 «Assemblée nationale constituante», abolit en quelques semaines ce qu’elle allait bientôt baptiser «l’Ancien Régime». Mais, à  l’inverse des Fondateurs américains, qui avaient mis à  peine quatre mois pour produire une constitution qui dure encore, les Constituants œuvrèrent pendant plus de deux ans — non sans difficultés, au gré de crises politiques, de conflits de pouvoir et de pressions extraparlementaires — à  composer une constitution au destin passablement éphémère, puisqu’elle aura vécu beaucoup moins longtemps que n’a été la durée de son élaboration. Cet échec posthume ne saurait cependant amoindrir la témérité éradicatrice des hommes de 1789 : sous l’égide des seuls principes, ils ouvrirent au pouvoir constituant, et à  l’acte constituant, un champ d’application très vaste. C’est donc par la singularité, surtout, et l’ampleur de leur entreprise constitutionnelle qu’ils se signalent aujourd’hui à  la postérité.

Toutefois, le recours au pouvoir constituant pour accomplir un dessein révolutionnaire n’a pas été découvert en 1789. Le siècle écoulé en a connu deux antécédents célèbres, produits eux aussi à  la faveur de deux grands événements politiques : la Glorieuse Révolution et l’Indépendance américaine. Elles forment pour ainsi dire la «préhistoire» du pouvoir constituant et méritent à  ce titre plus qu’une simple référence décorative, car elles aident à  éclairer, en miroir, et par contraste, l’originalité inaugurale — théorique et pratique — qu’on allait par la suite reconnaître, à  juste titre, à  l’œuvre de «dé-constitution» et de «re-constituion» de l’ordre politique accomplie par les révolutionnaires français.

La Glorieuse Révolution

La tradition politique anglaise ignore jusqu’à  la notion de «pouvoir constituant», le mot aussi bien que la chose. Il n’empêche, en 1689, le Parlement d’Angleterre en avait fait usage pour destituer Jacques II Stuart ; et il l’avait fait en pleine connaissance de cause, puisqu’il s’était institué, pour attester le caractère exceptionnel de son acte, en Convention spécialement élue à  cette fin («the Convention Parliament»). Laquelle Convention allait déférer la couronne à  Guillaume d’Orange et à  son épouse Marie, fille aînée du roi déchu (dans la Déclaration des droits du 12 février 1689), mais aussi fixer à  l’avenir les termes de la succession royale dont elle excluait formellement à  l’avance tout prince catholique (dans le Bill of Rights adopté en décembre). Cet épisode met ainsi en lumière — du moins en actes — la distinction que Sieyès posera un siècle plus tard entre pouvoir ordinaire, celui de donner des lois, et pouvoir exceptionnel qui touche à  la structure de l’édifice politique : en l’occurrence, le «réaménagement» de la ligne de succession dynastique. Pouvoir dont Locke devait inscrire la légitimité dans le principe de la souveraineté nationale.

Il reste que les choses, à  l’époque, sont loin d’avoir eu la simplicité d’épure que le succès de la Glorieuse Révolution paraît leur conférer rétrospectivement. Jusqu’où les auteurs de l’événement ont-ils perçu la nature, et mesuré l’étendue, du « pouvoir constituant » dont ils usaient à  l’occasion pour évincer un monarque et son immédiat héritier légitime au profit d’un autre — de deux autres — qu’eux-mêmes avaient sollicités, sans l’aveu d’aucune loi connue, pour leur remettre la couronne ? La question va bien au-delà  des seules considérations théoriques puisqu’elle touche à  la manière dont les protagonistes eux-mêmes voulaient percevoir et interpréter cette dépossession royale : la grande majorité d’entre eux — à  commencer par Guillaume — n’eût jamais accepté de la fonder sur le seul empire de la force et moins encore sur le principe du droit de conquête.. Ils visaient certes les mêmes fins, mais encore fallait-il s’accorder sur les moyens d’y parvenir et, surtout, sur les arguments susceptibles d’en accréditer la légitimité.

À ce stade, en effet, whigs et tories, Communes et Lords convenaient que le maintien de Jacques II sur le trône mettait en péril l’intégrité du royaume. Ce monarque, largement plébiscité à  son accession en 1685, avait en quelques années dilapidé son capital de considération et de popularité par une succession d’initiatives intempestives qui suscitèrent de vives alarmes : sa politique systématique en faveur des catholiques qu’il réintégrait dans l’armée et installait dans l’appareil de l’État en violation des lois établies ; sa décision, contre l’avis du Parlement, d’entretenir une armée permanente et d’en accroître considérablement les effectifs ; les efforts qu’il déployait pour rompre le monopole de l’Église anglicane en matière d’éducation ; les tentatives de se rallier les dissidents à  des fins politiques ; enfin, et pour couronner le tout, la promulgation d’une Déclaration d’Indulgence (avril 1687) qui, d’un seul coup, suspendit tout une série de lois à  commencer par l’ensemble des lois pénales. Cette politique acheva d’exaspérer jusqu’aux plus légalistes parmi les prélats anglicans et les parlementaires tories, pourtant peu portés jusque-là  à  la désobéissance. Mais de là  à  faire détrôner un monarque légitime, comme le voulaient les whigs, il y avait un pas qu’ils se refusèrent toujours à  franchir. Beaucoup d’entre eux, qui avaient soutenu l’appel à  Guillaume d’Orange, ne songeaient pas pour autant à  lui conférer la couronne — et Guillaume lui-même, dans le manifeste qu’il fit alors paraître, se garda d’y faire la moindre allusion. Mais son débarquement en Angleterre et la fuite de Jacques II décidèrent pour ainsi dire l’issue de la crise : la déchéance du roi est devenue inévitable.

Désormais, donc, whigs et tories souhaitaient au fond la même chose, mais pour des raisons sensiblement différentes et en vertu de principes difficilement conciliables. D’où la nécessité de prêter attention non seulement au sens des actes et à  la finalité des intentions des uns et des autres mais encore au langage politique destiné à  les assortir d’une légitimité constitutionnelle irrécusable. Car les mots, en l’occurrence, importaient autant que les intentions et les actes ; à  tel point, d’ailleurs, que la Chambre des lords fit appel à  des magistrats professionnels pour l’éclairer sur la portée politique et constitutionnelle de certaines notions agitées au cours de cette Convention.

La Convention parlementaire, ouverte le 22 janvier 1689, réunissait la chambre des Communes — issue, on l’a dit, d’élections nouvelles — et les Lords, mais sans pour autant confondre les deux assemblées : l’une et l’autre continuaient, suivant la coutume, à  délibérer séparément dans leurs enceintes respectives. Et ce sont les Communes, dominées par les whigs, prenant de court la Chambre haute où les tories avaient davantage d’ascendant, qui prononcèrent le 28 janvier 1689 la fameuse résolution « attestant » la supposée abdication de Jacques II:

« Le Roi Jacques le Second, s’étant employé à  subvertir la Constitution du royaume en rompant le contrat originel entre le roi et le peuple, […] ayant violé les lois fondamentales et s’étant retiré hors de ce royaume, a abdiqué le gouvernement ; que, partant, le Trône est devenu vacant. »

La déclaration du 28 janvier traduit parfaitement le dilemme que devaient affronter les auteurs de la Glorieuse Révolution : comment évincer le roi sans toucher à  l’édifice constitutionnel, comment qualifier un acte révolutionnaire dont on se refuse justement à  endosser le caractère éminemment révolutionnaire ? La déclaration s’efforce d’y répondre en conjuguant deux assertions également problématiques qui se soutiennent mutuellement, si je puis dire, pour aboutir aux mêmes conséquences. D’une part, il est reproché au roi d’avoir rompu, par ses actes jugés subversifs, le contrat originel entre la royauté et le peuple ; ce qui suppose que la Constitution d’Angleterre fût, à  l’origine du moins, d’essence contractuelle ; et que le peuple, du fait des violations royales, se trouvait désormais délié de toute obligation envers le roi ; qu’il pouvait, partant, contracter librement à  nouveau — en l’occurrence avec Guillaume d’Orange et Maris. D’autre part, et indépendamment des menées subversives prêtées à  Jacques II, le fait d’avoir quitté le royaume équivaut, aux yeux des Communes, à  une abdication volontaire de la couronne. Les deux blâmes convergent ainsi vers la même conclusion voulue — la vacance du trône — qui clarifie du coup, et circonscrit, la nature du «pouvoir constituant» que le Parlement est appelé à  exercer : non pas, comme plus tard en 1787 ou en 1789, celui de recréer ou même de réviser la Constitution du royaume, mais celui, bien plus modeste, de désigner le « nouveau contractant » avec le peuple, l’ancien ayant fait défaut.

Cette construction se heurte évidemment à  plusieurs difficultés qui n’échappèrent alors à  personne. À commencer par la référence à  un contrat originel entre la monarchie et le peuple. Le moins qu’on puisse dire est que c’était une arme à  double tranchant. Comme le fit observer un évêque bientôt rallié au monarque jacobite, la règle de succession dynastique avait été inscrite dans un pacte primitif avant d’être consacrée par une loi. On ne pouvait par conséquent y porter la main qu’en édictant une nouvelle loi — ce que les partisans du départ de Jacques II voulaient justement éviter à  tout prix; cette «prudence révolutionnaire», si l’on peut dire, trouve un écho dans la mise en garde sans appel d’un magistrat whig : «[…] nous ne pouvons de nous-mêmes rompre la succession sans rompre le contrat ; ce qui est établi par la loi [qui fixe la succession royale] ne peut être altéré que par une autre loi […]

Les implications constitutionnelles d’un appel à  un contrat primitif étaient pour le moins incertaines. À supposer en effet que le contrat fût rompu par le départ de Jacques II, il restait à  déterminer — question oh combien épineuse — à  qui appartenait de droit la prérogative de désigner un nouveau roi. Au Parlement, dirent les uns. Au peuple, plaidèrent d’autres, puisqu’il avait été le «contractant originaire». On constate, en tout cas, à  suivre ces délibérations que toute invocation d’un pacte primitif qui laisse dans l’ombre le principe de la souveraineté — qui élude délibérément l’identité du souverain, c’est-à -dire la source ultime de toute légitimité politique — se condamne par avance à  déboucher dans l’impasse. Locke, lui, avait résolu la question en logeant la souveraineté dans le peuple seul et en excluant le pouvoir royal du contrat : le roi n’était que l’agent désigné par un pacte originel antérieur à  la royauté. Locke, en d’autres termes, faisait tout partir de la souveraineté nationale — ce que les auteurs de la Glorieuse Révolution, excepté une minorité de radicaux whigs, voulaient justement éviter à  tout prix, en couvrant d’un épais voile la question de la souveraineté. D’ailleurs, même ceux, assez rares, qui agitèrent le principe de la souveraineté ne le firent que dans l’unique dessein de valider la « substitution dynastique » d’exception qu’ils appelaient de leurs vœux, et tout en se gardant d’en tirer toute autre conséquence constitutionnelle que ce fût. Décidément, la théorie du contrat s’avérait en l’occurrence d’un maniement trop hasardeux pour faire plier les Lords.

La référence à  la supposée abdication royale et à  la non moins hypothétique vacance du trône parut tout aussi problématique. D’abord, Jacques II avait un fils dont la naissance, le 10 juin 1688, faisant surgir — comme pour couronner la crise du régime — le spectre d’une succession de monarques catholiques, avait précipité la décision de whigs et des tories d’en appeler à  Guillaume et à  Marie pour préserver la religion anglicane et sauvegarder les libertés publiques. La présence d’un successeur légitime direct au roi déchu s’accordait évidemment mal avec l’affirmation que le trône était vacant. Apparemment cette objection trouva d’autant moins d’écho que les Communes arrêtèrent dès le 29 janvier qu’être gouverné par un « prince papal » (a popish prince) était « incompatible avec la sûreté et la prospérité de ce royaume protestant.». À quoi s’ajoutaient par ailleurs des doutes sur la légitimité du nouveau-né : selon une opinion largement répandue alors, il n’aurait pas été issu du lit royal mais y avait été porté furtivement à  sa naissance

Cette question « résolue », ou plutôt congédiée, la plupart des tories, répugnant à  toute démarche qui pouvait s’apparenter à  un exercice — fût-ce a minima — du « pouvoir constituant », favorisèrent la solution d’une régence : Marie devait assumer le pouvoir royal en lieu et place du monarque « absent », ce qui aurait « légalisé » la destitution de fait du roi en la débarrassant de surcroît de la thèse éminemment problématique de l’abdication. Mais le projet fut repoussé par la Chambre haute à  quelques voix près. Certains tories, résignés à  avaliser la fiction de l’abdication, eussent alors préféré tout simplement céder la couronne à  Marie seule. Seulement Guillaume fit savoir son refus catégorique de « jouer le figurant » auprès de son épouse.
La trouvaille de l’abdication et la fiction jumelle de la « vacance du trône » constituent le nœud sensible de cet imbroglio constitutionnel. Et c’est peu de dire qu’elles suscitèrent de vives réserves, non seulement en raison de leur véracité aléatoire mais plus encore parce qu’elles substituaient de fait, en matière de succession royale, l’autorité du Parlement à  l’autorité de la tradition : elles ouvraient la voie à  une appropriation parlementaire d’un « pouvoir constituant » d’exception qui s’arrogeait la compétence de statuer qui était roi ou ne pouvait plus l’être. Jacques II n’a en effet jamais abandonné volontairement la Couronne ni n’envisageait son départ forcé du royaume comme une abdication. Certains whigs, en réponse, eurent beau plaider qu’ « un monarque qui ne peut ou ne souhaite administrer le gouvernement n’est plus roi », ou encore faire valoir que « nous avons trouvé la couronne vacante, nous ne l’avons pas rendue telle » : ces arguments parurent trop spécieux pour emporter la conviction. D’où l’extrême réticence de nombreux membres de la Convention parlementaire — y compris ceux qui jugèrent inévitable la déchéance du roi — à  user d’un artifice équivoque pour prêter une caution légale à  une destitution déguisée, en exerçant à  cette fin, qui plus est, « en contrebande », un attribut constitutionnel qui n’avouait pas son nom. Dire que le trône était vide, fit observer un député tory, c’est laisser entendre « que nous avons l’autorité de le donner et de transformer ainsi une monarchie successorale en monarchie élective». Telle fut également l’avis d’une majorité des Lords : s’ils acceptaient sans difficulté la proscription « constitutionnelle » d’un monarque catholique, ils ne pouvaient consentir à  aucune espèce de formulation qui parût, même de loin, toucher à  la continuité dynastique enracinée dans la Constitution. La couronne d’Angleterre n’est pas élective mais héréditaire, déclarèrent-ils le 5 février aux délégués des Communes, et « nul acte du roi ne saurait suspendre ou révoquer le droit de ses successeurs » ; à  supposer donc que Jacques II n’était plus roi, la Couronne ne pouvait échoir qu’à  celui que le droit dynastique désignait pour lui succéder. Autrement dit, prononcer le mot d’abdication, ou même de vacance, revenait à  usurper au profit du Parlement une prérogative qui altérait la tradition constitutionnelle du royaume. Les Lords s’y refusèrent, non pas, pour beaucoup d’entre eux, parce qu’ils envisageaient le retour de jacques II, mais parce qu’ils ne pouvaient consentir à  cette « fiction utile » qui les eût érigés en « constituants ». Il fallait, autrement dit, raboter le langage qui drapait d’une tunique légale cet acte de dépossession constitutionnelle. La parade fut trouvée le 30 janvier : les Lords déclarèrent que le roi avait non pas abdiqué mais déserté le gouvernement ; et ils prirent bien soin (par une majorité de 55 voix contre 41) d’omettre toute référence à  la vacance du trône. En clair, ils acceptèrent la déchéance de Jacques II mais sans parvenir à  imaginer la « voie légale » qui permît de la mettre en œuvre.

Cette dispute sur les mots renvoyait, on le voit, à  un enjeu capital qui touchait à  l’esprit même des institutions. Elle mettait aux prises un problème politique — comment destituer le roi ? — à  un écueil constitutionnel — comment concilier cette dépossession « inavouée » avec l’interdit formel de la perpétrer, comment surtout la qualifier ? Tel est le dilemme qui devait hanter d’un bout à  l’autre les délibérations de cette Convention : elle consentait à  user des prérogatives « constituantes », mais à  la condition d’y être, si je puis dire, contrainte et forcée sous l’empire de circonstances supposément indépendantes de toute volonté positive. Mais des « circonstances », justement, la seule « utilisable » en la circonstance était la thèse équivoque de la vacance du trône : elle se présentait tout à  la fois comme le problème et la solution de cette crise constitutionnelle.

Seulement les Lords hésitaient toujours. Il fallut la menace agitée par Guillaume de rentrer chez lui et la crainte de l’anarchie pour vaincre les ultimes résistances et franchir enfin le pas : le 6 février, à  quelques voix de majorité, la Chambre haute se résolut à  proclamer que le trône était vacant ; et, derechef, Guillaume et Marie furent déclarés rois. Mais si la plupart des Lords finirent par s’y rallier, ce fut au prix de réserves et de précautions qui donnent à  mesurer jusqu’où pouvait aller l’obsession d’occulter toute dimension constitutionnelle à  cet acte révolutionnaire qu’ils considéraient toujours… comme une entorse faite à  la Constitution. Tel ce pair tory qui affirme s’être opposé à  l’accession de Guillaume, « la jugeant illégale », mais qui accepte de s’en accommoder, précise-t-il aussitôt sans rien céder toutefois sur les principes : « puisqu’il était là  et que je dois escompter sa protection en tant que roi de facto, je pensais qu’il était raisonnable et permis (lawful) de lui jurer allégeance ». Ou cet autre « rallié de force consentant » déclarant dans la même veine : « on a résolu de les faire rois [Guillaume et Marie] à  la faveur de cette crise, cependant nul homme ne peut affirmer que ce fut licitement, en vertu de la Constitution. » Beaucoup à  l’époque furent soulagés de ne trouver dans le serment d’allégeance aux nouveaux souverains aucune référence à  la légalité du titre de ces derniers.

Ce refus d’assumer au grand jour l’entorse faite à  la Constitution au nom de la Constitution — à  assumer, dirions-nous aujourd’hui, l’exercice révolutionnaire du pouvoir constituant — peut se lire jusque dans les formules employées le 13 février au Parlement en présence des nouveaux monarques ; elles semblent avoir été conçues pour produire l’impression que les prérogatives constitutionnelles des Lords et des Communes consistaient non pas à  désigner le nouveau roi et la nouvelle reine mais seulement à  reconnaître et à  attester leur installation sur le trône.

Le Bill of Rights — qui donnera à  la déclaration des droits, au prix de quelques modifications, valeur de loi parlementaire — va consacrer l’interdiction volontaire adoptée par le Parlement à  décider de la forme du régime, autrement dit à  revendiquer le pouvoir constituant dont ce même Parlement, pourtant, vient de faire usage — tout en le niant avec la dernière énergie. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si toute allusion à  l’idée d’un pacte immémorial entre le roi et le peuple est disparue et de la déclaration des droits et du Bill of Rights.

La Glorieuse Révolution constitue la scène primitive de l’histoire moderne du pouvoir constituant. Et si ce titre d’antériorité ne lui a jamais été pleinement reconnu, c’est que ses auteurs avaient précisément tout fait pour dénier à  leurs actes le caractère constitutionnel qu’ils leur imprimaient par ailleurs. Pour ces « révolutionnaires réticents», le dénouement de 1689 n’était en effet qu’un expédient de fortune, à  la fois nécessaire et provisoire, que le travail du temps et de l’oubli devait progressivement revêtir d’une légitimité moins fragile. Et la postérité, en effet, débarrassée de tels scrupules, leur reconnaîtra contre leur gré le mérite d’avoir consacré la souveraineté législative du Parlementaire — sans altérer pour autant les attributs du pouvoir royal — et déposé les germes féconds d’une monarchie limitée « qui a pour objet direct de sa constitution la liberté politique».

Le feu sacré de Philadelphie

Près d’un siècle plus tard, les Insurgents d’Amérique multiplieront à  leur tour des « actes constituants » pour établir les formes politiques des nouveaux États. À cette fin, le Delaware, la Pennsylvanie, le Massachusetts formeront des constitutions spéciales, vouées à  cet unique objet : eux aussi, donc, reconnaissent la nécessité de distinguer pouvoir constituant et pouvoir constitué. D’autres États, pressés d’entamer l’édification constitutionnelle, en confieront la tâche à  des « comités de rédaction » nommés par des assemblées provinciales ; mais sans forcément méconnaître, du moins en théorie, la nécessité de recourir à  des conventions spéciales. Ainsi Jefferson, dans ses Notes sur la Virginie, déplore-t-il cette injure faite aux principes, en même temps qu’il lui reconnaît l’excuse des circonstances : « Nous étions, écrit-il, nouveaux et inexpérimentés dans la science du gouvernement. » Mais il ne manque pas de citer en exemple d’autres États, d’emblée gagnés à  « l’opinion que, pour rendre inaltérable la forme du gouvernement […], le peuple doit déléguer une Convention spéciale pour établir et fixer leur [constitution]».

En tout cas, à  la fin des années 1780, l’idée — sinon le terme — de « pouvoir constituant » est universellement reconnue en Amérique. En 1787, la Convention de Philadelphie en est investie pour réviser les articles de la Confédération. Peu importe en l’occurrence que, à  peine réunie, elle va modifier les termes de sa mission et se donner la tâche autrement considérable d’élaborer un projet nouveau de « constitution fédérale». L’important est de noter que cet épisode a pour ainsi dire sacralisé l’acte constituant dans la tradition politique des États-Unis ; si bien que les Américains n’en useront que très rarement, toujours pour amender, pour corriger, jamais pour refonder.

Il existe, toutefois, une exception célèbre — elle n’est pas la seule au demeurant — à  ce refus de banaliser, de « trivialiser », l’acte constituant par un usage trop fréquent ou trop radical : celle de Jefferson lui-même, le Jefferson de l’époque où, ayant succédé à  Franklin comme ambassadeur en France de la jeune république américaine, il assiste en témoin — un témoin fort actif — à  l’agonie de l’Ancien Régime et, bientôt, à  la table rase révolutionnaire. Il peut alors mesurer l’empire qu’exerce encore l’esprit des institutions monarchiques sur toute velléité de se réapproprier le présent. Jefferson est un disciple des physiocrates dont il a épousé la sourde méfiance envers toutes choses héritées. Les événements de 1789 lui offrent l’occasion de traduire cette méfiance en langage constitutionnel et d’en tirer un principe politique. Peut-être y fut-il conduit par la décision des Constituants, lourde de conséquence, d’honorer toutes les dettes du régime absolu qu’ils venaient d’abattre ; ou encore par le défi redoutable qu’opposait à  l’autorité naissante, et encore incertaine, de ces hommes nouveaux l’ombre tutélaire de l’ancienne monarchie et la figure suréminente du pouvoir royal. Dans une lettre fameuse adressée à  James Madison, Jefferson propose d’ériger l’acte constituant en instrument privilégié d’une régénération périodique et régulière des institutions. « La terre appartient en usufruit aux vivants », écrit-il à  son ami (que ces réflexions, du reste, laissèrent passablement dubitatif). De cette maxime devenue célèbre — à  laquelle, cependant, devenu président, il se gardera de donner suite… — Jefferson porte les conséquences très loin puisqu’il suggère derechef que toutes les lois, que la Constitution elle-même, n’aient pour durée que celle d’une génération, c’est-à -dire dix-neuf ans, avant qu’une convention nouvelle en réexamine la validité, la corrige éventuellement, l’amende au besoin et même, si nécessaire, l’abroge purement et simplement.

L'empire de la "tradition fondamentale"

Ces réflexions sur les expériences anglaise et américaine aident à  éclairer, par comparaison, la singularité — et l’extraordinaire portée — de l’acte constituant de 1789. En Angleterre, la révolution de 1688 avait pour objet non pas de renverser la Constitution mais au contraire de la préserver, de la « restaurer », disaient les contemporains. En Amérique, le recours aux conventions servit à  créer un ordre constitutionnel sur le vide laissé par le gouvernement anglais. Dans la France de 1789, en revanche, l’acte constituant, je l'ai dit, fut d’abord un acte de « déconstitution » — destitution du pouvoir absolu, abolition du régime des privilèges, destruction de l’ancienne société aristocratique et de la structure administrative du royaume… Mais la différence ne s’arrête pas là . Dans les révolutions anglaise et américaine on observe une évidente continuité entre les objectifs déclarés — réviser la constitution — et les moyens utilisés pour ce faire — tenir une « convention nationale ». Or tel n’était pas le cas en France dans les mois qui avaient précédé la réunion des États généraux et les semaines qui suivirent leur institution en Assemblée nationale.

Pour mettre en lumière cette proposition, prenons les trois notions qui se rattachent à  celle de « pouvoir constituant » : la notion de souveraineté nationale qui lui fournit son fondement légitime ; la notion de constitution qui en est l’objet ; la notion de convention qui en constitue l’instrument politique. Or, à  la veille de la Révolution française, aucune de ces notion n’est fixée dans les esprits ; aucune ne renvoie à  une conception — à  une acception — communément admise ; aucune ne possède un sens univoque ; enfin et surtout, aucune n’est en usage dans le langage qui traite précisément de ces questions.

Il me faut tenter d’éclairer plus avant l’état de confusion et d’incertitude qui entourent ces différentes notions ; je considérerai ensuite les enjeux, les circonstances et les moyens qui présidèrent à  l’affirmation du pouvoir constituant en 1789 ; avant de décrire, pour finir, les ambiguïtés et les contradictions que charrie cet épisode.

L’ignorance très largement partagée, à  la veille de la Révolution, de la notion même de pouvoir constituant, y compris parmi la grande majorité des futurs députés aux États généraux, est le corollaire pour ainsi dire inévitable de la culture politique de la royauté en général et de l’ancienne conception de la souveraineté en particulier. En effet, suivant l’idiome moderne de constitution, l’acte constituant, on l’a observé avec la Glorieuse révolution et l’Indépendance américaine, est un acte de souveraineté : il traduit la volonté proclamée par le souverain de fonder, de refonder, de réviser l’ordre constitutionnel dont il est l’unique source légitime et le seul arbitre. C’est dire qu’il est inséparable de la notion de contrat qui le fonde et dont il définit à  son tour les termes. Or ce rapport d’évidence entre souveraineté et constitution, entre constitution et contrat, n’est pas seulement inconnu sous l’Ancien Régime, il contredit l’esprit même de ses institutions.

D’abord, la constitution monarchique est étrangère à  toute espèce d’origine contractuelle dont l’histoire de la monarchie ne recèle pas la moindre trace. Certes, les lois fondamentales du royaume supposaient, de tout temps, des obligations réciproques entre la « tête » et les « membres » du « corps politique et mystiques » que constituait la royauté;mais lesdites obligations ne relevaient d’aucun « pacte » pas plus qu’elles n’étaient révocables. D’ailleurs, le tout premier principe fondamental — le principe monarchique lui-même — ne ressortit à  aucune espèce d’acte constituant ; « c’est en vain, observe André Lemaire, qu’on chercherait aux origines de la monarchie une assemblée constituante. Les lois fondamentales se sont faites, on ne les a pas faites. »

Ensuite, le roi de France a beau être un souverain tout puissant, investi d’une autorité sacrée, absolue, indivisible, il lui est néanmoins formellement défendu de porter la main sur la Constitution, autrement dit sur les lois fondamentales ou « lois du royaume». Car de cette constitution, comme l’avertit Jean Bodin — qu’on ne peut soupçonner de tiédeur absolutiste —, le roi n’est que l’usufruitier, il est le dépositaire, certes absolu, mais temporaire, d’une puissance qui lui est seulement « baillée». Plus tard Loyseau désignera la Couronne de France comme un « fidéicommis », ou comme un fief, affecté à  certaines familles par substitution graduelle — autre manière de dire qu’elle ne leur appartient pas en propre.

Ici, donc, à  la différence des régimes modernes, ce n’est pas le souverain qui fait la constitution, c’est au contraire la constitution qui fait le souverain — j’entends ici par constitution non seulement les lois fondamentales de l’ancienne royauté mais toutes traditions, toutes institutions et toutes « coutumes constitutionnelles », que le temps et l’opinion commune ont fini par revêtir d’un caractère intangible. Un monarque, en d’autres termes, qui touche à  la tradition fondamentale n’exerce pas un pouvoir constituant ; il usurpe une prérogative qu’il n’est au pouvoir de personne d’assumer ; il sort du cadre légal de l’absolutisme — en un mot, il commet un acte tyrannique.

Ainsi Louis XIV, au soir de sa vie, quand il prit la décision, en juillet 1714, de déclarer deux de ses enfants légitimés et leurs descendants habilités à  accéder au Trône en l’absence d’un prince du sang légitime. À cette époque, on le sait, en dehors de son petit-fils, Philippe V d’Espagne, qui avait renoncé à  régner en France, Louis XIV n’avait plus comme postérité légitime que le futur Louis XV, enfant fragile de quatre ans dont on pouvait craindre la disparition prématurée. Cette disposition inouïe, qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé prendre, qu’aucun n’avait même pu imaginer, violait crûment la première — et la plus ancienne — loi du royaume, la loi de succession dynastique. Saint-Simon n’avait pas tort d’y voir « un attentat à  la Couronne », et de juger « criminel de lèse-majesté » l’auteur de cette « disposition si monstrueuse […], nulle en soi, honteuse pour lui, injurieuse à  la nation, si dangereuse pour ceux qui règnent tour à  tour suivant la loi salique, odieuse aux hommes et impie devant Dieu». La violation royale de la loi de succession fut en effet si manifeste, note Roland Mousnier, que « princes du sang, grands, tous les corps constitués avaient le droit de rappeler le roi au respect des lois fondamentales et, au besoin, de le déposer». Ils n’en avaient alors ni l’intention ni les moyens. Mais après la mort du Grand Roi (le 1er septembre 1715), réclamant la révocation de la déclaration royale de 1714 en faveur des légitimés, ils rappelleront fermement que seule « la loi du royaume appelle à  la Couronne » et que « personne ne la peut avoir que celui qui y est appelé par les lois fondamentales».

Les dispositions royales seront révoquées purement et simplement en juillet 1717 par le Conseil de Régence. Et dans l’arrêt en forme d’édit qui entérine cette révocation Louis XV, ne se contente pas de rappeler que le roi ne saurait modifier de son propre aveu la constitution fondamentale, il reconnaît également, pour bien souligner ce vénérable principe — et les mots qu’on lui fait employer ici ne sont point indifférents — que « les lois fondamentales de notre royaume nous mettent dans une heureuse impuissance d’aliéner le domaine de notre couronne […] ». À plus forte raison, poursuit l’édit, « nous faisons gloire de reconnaître qu’il nous est encore moins libre de disposer de notre Couronne même ; nous savons qu’elle n’est à  nous que pour le bien de l’État».

Mais cet épisode fondateur nous ramène encore par un autre biais à  la question du pouvoir constituant et à  ce qu’elle pouvait avoir d’étranger à  la tradition constitutionnelle d’Ancien Régime. En effet, le même édit de juillet 1717 dispose également que dans le cas où le royaume se trouvait privée d’un héritier légitime au trône, « ce serait à  la nation même qu’il appartiendrait de [réparer ce malheur] par la sagesse de son choix ». À la nation tout court, si l’on peut dire, et non à  l’organe fondé à  exercer en son nom ce droit fondamental ; autrement dit, l’édit évite délibérément de désigner à  cette tâche les États généraux, comme l’avaient recommandé par le passé Jean de Terre Rouge, Jean Bodin, ou Guy Coquille.

Faut-il y lire un écho lointain de la doctrine de saint Thomas selon laquelle la transmission du pouvoir souverain s’opère par l’intermédiaire du peuple (per populum) ? Cette doctrine sera retravaillée au XVIe siècle, et fort librement, par les monarchomaques pour étayer leurs maximes contractuelles, puis, au siècle suivant par un parlementaire « libéral » comme Claude Joly, et plus tard par l’école du droit naturel. Certes, les auteurs de l’édit semblent aussi peu amènes envers toute logique contractuelle qu’ils sont étrangers à  l’idée moderne de nation. Et pourtant, cet appel au corps national, prononcé au seuil du siècle de la raison, à  la faveur d’une crise constitutionnelle majeure et au moment où la figure même de la nation commence, de loin, à  se dessiner, tout comme l’attribut constitutionnel à  caractère fondamental qui lui est désormais reconnu en cas de vacance du trône, ce sont là  autant de traits qui confèrent à  cet épisode une résonance inédite.

Dans le langage du droit, on pourrait dire que l’édit de 1717 désigne en quelque sorte un « pouvoir constituant d’exception » à  portée strictement délimitée : la nation n’est fondée à  l’exercer que si la dynastie titulaire de la Couronne est éteinte. Dès lors, et dès lors seulement, elle est appelée à  assumer le pouvoir fondamental par excellence, celui de constituer l’autorité souveraine ; mais un pouvoir qu’elle résigne aussitôt et s’en dépouille pour ainsi dire intégralement, irrévocablement, tels les contractants du Léviathan. Saint-Simon l’a parfaitement résumé dans les termes alors en usage : « Rien de plus vrai qu’à  défaut de prince salique, la disposition à  la Couronne appartient à  la nation. Rien de plus vrai aussi que, tant qu’il existe un prince salique, la disposition de la Couronne ne peut appartenir à  qui que ce soit », à  la nation pas plus qu’au roi, « parce qu’on ne dispose que d’une chose vacante, et que ce bien n’est pas vacant».

Toutefois, l’édit de 1717 se garde bien, à  la différence des princes du sang, de rattacher ce « pouvoir constituant d’exception » à  aucune espèce de cession contractuelle: si la nation fait bien le roi ici, ce sont le roi, une fois institué, et ses successeurs qui incarnent — et exercent sans partage — la réalité du pouvoir souverain.

La tradition absolue lègue, par ailleurs, aux hommes du XVIIIe siècle une idée passablement confuse de ce qu’est une constitution. Elle oscille, en gros, entre deux définitions, deux conceptions, que va séparer justement l’événement révolutionnaire : une conception organique, traditionnelle, qui exprime « l’ordre naturel des choses politiques », qui reconnaît des droits sans forcément les fixer dans un langage normatif et qui atteste plus qu’elle ne cherche à  définir les modalités d’exercice du pouvoir — soit la constitution monarchique ; et une conception juridique, formelle, œuvre de la souveraine volonté des hommes, bref l’idée moderne de constitution. À la veille de la Révolution, cette notion qui est l’objet d’une réclamation universelle continue à  suggérer une multitude d’interprétations inconciliables. Une lecture, même cursive, des cahiers de doléances de 1789 est à  cet égard édifiant. Ces textes prêtent à  la constitution différents habillages selon qu’ils en reconnaissent l’existence ou en déplorent l’absence. Pour les uns, la constitution est un ordre légal « déterminé et régulier » ; pour d’autres, la mise en forme plus ou moins révisée des lois fondamentales ; d’autres encore n’entendent par « constitution » que le mode de représentation aux États généraux, ou alors, plus modestement, le règlement de la crise financière qui en fut à  l’origine. Il en est qui réclament de la « définir », d’autres de la « déterminer », d’autres encore de la « fixer » ; ici il s’agit de l’ « élaborer », là  de la « rétablir », ailleurs de la « maintenir », de la « refleurir », ou seulement de l’ « exposer » d’après les principes de l’histoire monarchique. Et il arrive, d’ailleurs, que cet appel à  la tradition se confonde avec le langage de la volonté

Sur les cent soixante-cinq cahiers du tiers état composés au dernier stade des élections aux États généraux, neuf seulement attribuent à  la nation la plénitude du pouvoir législatif (ces proportions, au demeurant, sont plus élevées dans les cahiers de la noblesse) ; encore cette expression ne doit-elle pas toujours être prise à  la lettre.

Le moins qu’on puisse dire, donc, est que la notion de pouvoir constituant se dégage malaisément de ces textes plusieurs fois « filtrés » par de mains successives. C’est qu’elle n’est concevable, et ne peut avoir droit de citer, sans que le principe de la souveraineté nationale ait été affirmé, intériorisé et la constitution définie comme procédant de la volonté du souverain. Pour le dire autrement, et plus simplement, toute légitimation de l’idée de « pouvoir constituant » passe nécessairement par une rupture avec la tradition constitutionnelle d’Ancien Régime : avec la souveraineté royale qui reste étroitement subordonnée à  la « tradition fondamentale » et avec la logique intangible de l’ancienne constitution du royaume, à  laquelle aucun pouvoir ni aucune volonté ne sauraient porter la main.

Le pouvoir constituant comme principe éradicateur

Ainsi peut-on mesurer la complexité — et l’ampleur — de l’œuvre de délégitimation, de déconstitution, qu’avaient à  accomplir ceux des hommes de 1789, dans l’ensemble assez peu nombreux, qui avaient réellement pénétré les enjeux du moment. Œuvre de délégitimation à  plusieurs visées, dont voici les deux plus urgentes, et plus redoutables : d’une part, accréditer le principe de la souveraineté nationale sans paraître a priori atteindre à  la majesté du trône ; d’autre part, asseoir la légitimité des États généraux et leur pouvoir constituant sur des fondations irrécusables.

Je ne vais pas aborder dans toutes ses ramifications la question de la souveraineté, aujourd’hui bien étudiée et amplement traitée, si ce n’est pour rappeler, et ce constat n’est pas indifférent, que dans l’esprit des protagonistes les plus en vue de ce qu’on appelle alors le « parti patriote », le privilège d’antériorité donnée à  la nation sur le roi est une affaire réglée, pour ainsi dire, du moins intellectuellement, dès avant 1789. Un Sieyès, un Pétion, un Brissot, certains députés bretons et même des hommes réputés modérés comme Mounier, Bergasse, Clermont-Tonnerre, tous furent acquis depuis longtemps à  l’idée que c’est à  la nation, et à  la nation seule, qu’appartient de droit, et sans partage, l’autorité souveraine. À lire leurs brochures à  la veille de la Révolution, on mesure l’extraordinaire décalage qui sépare alors ces quelques personnages, très différents par ailleurs, de la masse des députés arrivés de leurs provinces à  Versailles et qui partagent, pour beaucoup d’entre eux, les opinions un peu confuses, timorées, en matière de constitution, des cahiers de doléances que j’ai évoqués tout à  l’heure.

En tout cas, la prévention publique contre une affirmation explicite, en toute connaissance de cause, de la souveraineté nationale devait paraître telle aux hommes de 1789 — et elle le fut en effet — qu’ils s’abstinrent délibérément d’appeler par son nom le premier acte révolutionnaire dont ils venaient d’être les auteurs. En effet, la révolution du 17 juin, qui inscrit la souveraineté nationale dans les faits — puisque les États généraux se déclarent ce jour-là  Assemblée nationale, seule habilitée à  « interpréter et présenter la volonté générale de la nation » — est accomplie sans qu’on ose encore prononcer ouvertement le terme de souveraineté. Ce n’est qu’au cours du débat sur la Déclaration des droits qu’on le verra déclamer en toutes lettres .

Ceux qui n’ont pas attendu l’ouverture des États généraux pour accomplir dans leur esprit le transfert de la souveraineté du roi à  la nation n’ont pas eu besoin d’attendre la dissolution de l’ancienne constitution pour réfléchir sur le pouvoir constituant et ses attributs politiques. Même quand ils ne distinguent pas avec toute la rigueur voulue entre pouvoir constituant et pouvoir constitué, ils en expriment le principe, parfois avec une surprenante brutalité. Ainsi Pétion : « Les États généraux peuvent tout faire, ils réunissent dans leurs mains tous les genres de pouvoir ». Et plus loin : les peuples « sont les maîtres des chefs qu’ils ont choisis ; ils peuvent changer, anéantir les pouvoirs qu’ils ont réunis ; ils peuvent donner au gouvernement la forme qu’ils croient la plus avantageuse à  leur bonheur et à  leur sûreté». Ici, donc, la reconnaissance — la revendication — de principe du pouvoir constituant est crûment posée, à  défaut d’être formulée en termes normatifs.

Le meilleur théoricien du pouvoir constituant, avant 1789, est celui qui en sera, une fois formée l’Assemblée nationale, le plus habile défenseur. La violente logique qui porte l'abbé Sieyès à  articuler ensemble la délégitimation de l’ancienne constitution, l’affirmation de la souveraineté nationale et la définition du pouvoir constituant est consignée non seulement dans les pages célèbres de Qu’est-ce que le tiers état ?, mais encore dans un texte plus didactique — les Délibérations à  prendre dans les bailliages — qu’il fait paraître sous la signature du duc d’Orléans et diffuser à  des milliers d’exemplaires. Voici un extrait qui résume le fond et restitue le ton de cette prose implacable :

« La nation existe avant tout. Avant elle et au-dessus d’elle il n’y a que le droit naturel. Si nous voulons nous former une idée juste de la suite des loix positives qui ne peuvent émaner que de sa volonté, nous voyons en première ligne les loix constitutionnelle […]. Dans chaque partie la constitution n’est pas l’ouvrage du pouvoir constitué, mais du pouvoir constituant. Aucune sorte de pouvoir délégué ne peut rien changer aux conditions de sa délégation. » Et plus loin : les lois législatives « sont la fin dont la constitution n’est que le moyen».

L’Assemblée, devenue nationale, ne tardera pas à  affronter la rigueur de cette doctrine. Le 6 juillet 1789, elle nomme un comité chargé d’organiser l’ordre du travail constitutionnel. Le 9, elle entend Mounier, principal personnage de ce comité, lui présenter un premier rapport, où il attribue à  l’Assemblée ce que l’autorité des principes lui interdit formellement : le cumul du pouvoir constituant et du pouvoir législatif. « Nous distinguerons, Messieurs, parmi les objets qui nous sont commandés, prévient Mounier, ce qui appartient à  la Constitution, et ce qui n’est propre qu’à  former les lois. Cette distinction est facile ; car il est impossible de confondre l’organisation des pouvoirs de l’État avec les règles émanées de la législation. Il est évident que nous devons nous considérer sous deux points de vue différents en nous occupant du soin de fixer cette organisation sur des bases solides. Nous agirons comme constituants, en vertu des pouvoirs que nous avons reçus ; en nous occupons des lois, nous agirons comme constitués. »

Mounier saisit, à  l’évidence, et reconnaît, la nécessaire distinction entre les deux formes de pouvoir. Mais a-t-il vraiment perçu l’incongruité à  les exercer simultanément par le même organe qui, de surcroît, n’avait été destiné à  l’origine à  être ni corps législatif ni et moins encore pouvoir constituant ? Je suis loin d’en être certain. En tout cas, le long mémoire justificatif qu’il laisse en quittant l’Assemblée — et la Révolution — au lendemain des Journées d’octobre ne contient rien qui puisse suggérer le contraire.

Un pouvoir constituant...d'exception

Les États généraux de 1789, en effet, sont une institution d’Ancien Régime convoquée par le roi, formée au sein des trois ordres et dépourvue, du moins en principe, de toute autorité législative et, a fortiori, de tout attribut constitutionnel. En s’emparant de l’une et de l’autre, en se baptisant Assemblée nationale (le 17 juin), puis Assemblée nationale constituante (le 9 juillet), cet organe théoriquement subordonné, auxiliaire provisoire et toujours révocable de la monarchie absolue , a modifié de son propre chef, pour employer le langage de Sieyès, les termes de sa délégation. Et pourtant, ce que les États généraux sont devenus après le 17 juin ne pouvait effacer ce qu’ils avaient été naguère encore. Et les historiens ont raison de parler à  ce propos d’un « déficit de légitimité » qui ne cessera de peser sur les constituants jusqu’à  leur séparation en 1791.

Double déficit de légitimité, au demeurant : en face du monarque de droit divin et, par-delà  sa propre personne, de l’auguste majesté du trône dont la crise finale de l’Ancien Régime est loin d’avoir entamé tous les prestiges ; mais déficit de légitimité aussi au regard des principes révolutionnaires, ceux-là  mêmes que les constituants venaient de consacrer solennellement pour les bousculer aussitôt sous la pression des circonstances. Michelet a bien pressenti cette vulnérabilité native, qu’il ramène toutefois, si je puis dire, au seul problème de la composition trop « aristocratique » de l’Assemblée : « Elle portait en elle, écrit-il, une contradiction intrinsèque qui faisait toujours douter de la légalité de ses actes. Adversaire du privilège, elle n’en était pas moins, pour la moitié de ses membres, la fille du privilège. » Explication courte, mais qui dénote au moins une intelligence lucide de l’obstacle majeur auquel se heurtent, d’emblée, les auteurs de 1789.

Or, il en est parmi les futurs révolutionnaires qui avaient, dès avant la réunion des États généraux, saisi le caractère hautement problématique de l’attribution cumulée de pouvoir constituant et de pouvoir législatif. Ainsi Sieyès dont on a pu déjà  mesurer l’intelligence politique des enjeux du moment, ou encore Brissot, ex-journaliste et futur girondin qui aiguise alors ses idées constitutionnelles à  l’épreuve du grand débat national soulevé par la convocation des États généraux : deux voix, deux tempéraments, deux conceptions politiques qui expriment le mieux alors, et résument, le dilemme originel qui grève l’édification du nouveau régime constitutionnel. Leur diagnostic est le même, mais leurs remèdes très différents.

Brissot, tout juste revenu de son voyage américain, ne veut considérer comme légale qu’une constitution donnée « par une convention ou Assemblée particulière, nommée ad hoc par le peuple » et soumise à  son consentement : l’exemple des procédures qui aboutirent à  l’adoption par la Convention de Philadelphie de la Constitution fédérale des États-Unis n’est assurément pas étranger à  cette inflexibilité normative. En effet, cette règle du droit ne saurait, aux yeux de Brissot, souffrir aucune exception : une assemblée convoquée par la seule volonté d’un prince absolu et formée par moitié de nobles et d’ecclésiastiques n’a qualité à  s’attribuer aucun autre pouvoir que celui qui l’a constituée. Que faire alors ? L’objet des États généraux, répond Brissot, devrait se borner à  indiquer les conditions et les moyens les plus propres à  former un pouvoir constituant. Mais il est un autre motif encore, aussi bien politique que constitutionnel, qui inspire à  Brissot son refus, en l’occurrence, de céder à  la logique d’exception : accorder à  un pouvoir constitué la commission de former ou de modifier la constitution, c’est mettre à  la fois la nation et le roi à  la merci du despotisme parlementaire.

Sieyès, lui, n’est point tourmenté par de tels scrupules. Pourtant, il ne méconnaît — et ne cherche à  éluder — aucune des difficultés soulevées par Brissot. Dans l’ « instruction » citée plus haut, il a noté, prophétiquement, et sans ambages : « On va confondre aux prochains États généraux le pouvoir constituant avec le pouvoir législatif constitué ; et il faudra bien souffrir cette usurpation […]. L’essentiel pour nous sera que les États généraux en fassent un bon usage […]. » Et plus loin : « Je ne cesse de répéter que le pouvoir constituant et le pouvoir constitué ne devroient point se confondre […] : mais la circonstance est telle, qu’il ne faut pas trop réclamer les meilleurs principes. »

Sieyès, donc, perçoit parfaitement l’ambiguïté — et mesure les risques — de confier l’élaboration constitutionnelle à  un corps national qui ne doit cette délégation qu’à  sa seule volonté, autant dire à  un acte révolutionnaire. Il est d’autant plus conscient de cette anomalie qu’il proposera d’y remédier dès le 20 juillet 1789 dans les toutes premières lignes de son Exposition raisonnée des droits de l’homme et du citoyen :

« Les représentants de la nation française, réunis en Assemblée nationale, reconnaissent qu’ils ont par leurs mandats la charge spéciale de régénérer la Constitution de l’État. En conséquence ils vont, à  ce titre, exercer le pouvoir constituant ; et pourtant, comme la représentation actuelle n’est pas rigoureusement conforme à  ce que qu’exige une telle nature de pouvoir, ils déclarent que la Constitution qu’ils vont donner à  la nation, quoique provisoirement obligatoire pour tous, ne sera définitive qu’après qu’un nouveau pouvoir constituant, extraordinairement convoqué pour cet unique objet, lui aura donné un consentement que réclame la rigueur des principes».

Curieux attelage d’assertions et de prescriptions où Sieyès s’efforce d’accorder sa conception du pouvoir constituant — et de la représentation en général — aux nécessités du moment. Peut-on dire, en effet, que les députés aux États généraux avaient reçu de leurs mandants la « charge spéciale » de régénérer la Constitution ? Le langage ambigu des déclarations royales relatives à  la convocation des États généraux pouvait incliner à  le croire. Le roi « se plaît à  remettre la nation dans l’entier exercice de tous les droits qui lui appartiennent », déclare sans préciser davantage l’arrêt du 8 août 1788 qui promet des États généraux pour le 1er mai suivant. Même annonce vague et même langage incertain dans la lettre de convocation du 24 janvier : « Nous avons besoin du concours de nos fidèles sujets […] pour établir, suivant nos vœux, un ordre constant et invariable dans toutes les parties du gouvernement qui intéressent le bonheur de nos sujets et la prospérité de notre royaume. »

Mais le théoricien de la souveraineté qu’est devenu l’ancien vicaire général n’est pas homme à  puiser les brevets de légalité révolutionnaire dans les proclamations de l’ancien monarque absolu. Sans doute Sieyès fait-il allusion ici plutôt aux vœux exprimés par de très nombreux cahiers de doléances de voir « régénérer » la constitution. Seulement, le contenu de ces vœux est trop varié et leur langage trop incertain, on l’a vu, pour énoncer les certitudes que Sieyès voudrait leur faire exprimer. Plusieurs cahiers, il est vrai, vont jusqu’à  interdire le consentement de la moindre subside « avant que les articles concernant la Constitution n’aient été accordés […] », affirment les uns ; « avant qu’il n’ait été statué sur la Constitution », prescrivent d’autres ; « avant que les droits essentiels de la nation ne soient reconnus, que les bases et les principes de la constitution ne soient établis […] », préviennent d’autres encore. Mais on ne saurait dégager d’une prose aussi vague, dont les exemples sont nombreux, l’idée d’un pouvoir constituant ; on le saurait d’autant moins que les appels des cahiers à  « régénérer la constitution » réfèrent cette réclamation tantôt à  l’ancien ordre politique tantôt à  la nécessité d’en instaurer un nouveau. Il en est, en effet, qui recommandent le maintien de la constitution tout en s’élevant contre les atteintes portées à  ses principes : « c’est l’oubli seul de la constitution, qui a produit les maux du royaume, et pour les effacer, il n’y a qu’à  la restaurer », soutient par exemple le tiers état de Clermont-Ferrand ; ainsi, « le premier, l’unique moyen qu’on puisse et qu’on doive employer pour remédier efficacement aux maux de l’État est de rappeler la constitution à  ses vrais principes », déclare la noblesse d’Évreux. Pour d’autres cahiers, en revanche, « régénérer » signifie créer à  neuf : ainsi la noblesse de Mirecourt qui juge le temps venu « de rédiger dans une charte, égide des droits de la nation, les articles nécessaires pour assurer à  chaque citoyen sa liberté, de fixer les limites de l’autorité confiée aux corps intermédiaires entre la nation et le roi » ; ou celle de Paris, qui va jusqu’à  poser « impérativement » les bases du nouvel ordre politique que les États généraux sont appelés à  établir. De fait, plus de la moitié des cahiers du deuxième ordre demandent une constitution ou une charte des droits de la nation.

Mais de là  à  affirmer que les députés aux États généraux, devenus Assemblée nationale, avaient été chargés, au titre de leurs mandats, d’exercer le pouvoir constituant, il y a un pas que Sieyès franchit d’autant plus hardiment que cette délégation largement présomptive, donc aléatoire, n’était pas, il le reconnaît dans la foulée, « rigoureusement conforme » à  l’idée que lui-même se fait de la nature d’un tel pouvoir. D’où l’étrange palliatif qu’il imagine pour y remédier : confier l’élaboration constitutionnelle — soit l’exercice du pouvoir constituant — à  une assemblée aux titres passablement incertains, puis convoquer, suivant la rigueur des principes cette fois, une autre assemblée constituante au seul dessein… d’avaliser l’œuvre de la précédente ; tout en lui interdisant d’exercer le premier attribut de tout pouvoir constituant, celui de toucher aux articles constitutionnels. On ne manquera pas de noter l’incongruité d’une telle proposition : l’assemblée de 1789, qui s’est approprié le pouvoir constituant en bousculant la rigueur des principes, est appelée nonobstant à  assumer pleinement ce pouvoir ; et l’assemblée qui devrait lui succéder, légalement investie celle-là , se voit pour ainsi dire dépossédée de ce même pouvoir qui constitue pourtant sa seule raison d’être !…

Sieyès donne ici à  mesurer à  la fois les appréhensions que lui inspire la légitimité aléatoire de l’Assemblée nationale et le préjudice, partant, qu’un tel déficit de légitimité risque de porter à  son œuvre constitutionnelle. Mais son projet de relayer une assemblée constituante par une autre assemblée constituante en réduisant, ce faisant, le pouvoir constituant à  un simple « pouvoir de ratification » vise un autre dessein encore : exclure le peuple, de bout en bout, du processus constitutionnel.

Au fond, ce qui sépare ici Sieyès et Brissot, ce sont moins les principes constitutionnels que la stratégie révolutionnaire. Brissot veut, coûte que coûte, donner à  la révolution une espèce de forme légale. Sieyès, lui, a compris que l’acte constituant passe d’abord par un acte révolutionnaire. Pour le dire autrement, le plus cohérent sur les principes — Brissot — ne s’avère pas en l’occurrence le mieux avisé sur les moyens : cet épisode illustre déjà  l’ineptie stratégique des girondins en même temps qu’il marque leur premier échec politique. J’ajouterais que sur cette ambiguïté plane une autre, plus redoutable encore, dont Rabaut Saint-Étienne ramasse d’un trait l’insoluble équation : « L’Assemblée nationale avait ce désavantage terrible, et qui l’a longtemps contrarié, de constituer une monarchie en ayant déjà  un monarque. »

Ran Halévi est directeur de recherche au CNRS. Il est l’auteur notamment de L'expérience du passé. François Furet dans l'atelier de l'histoire, Paris, Gallimard (2007) et de La monarchie républicaine. La Constitution de 1791, Paris, Editions Fayard (1996) (avec François Furet).

Pour citer cet article :

Ran Halévi « La déconstitution de l'Ancien Régime. Le pouvoir constituant comme acte révolutionnaire », Jus Politicum, n°3 [https://juspoliticum.com/articles/la-deconstitution-de-l'ancien-regime.-le-pouvoir-constituant-comme-acte-revolutionnaire-141]