Le terme d’« empire » n’est pas, dans l’histoire britannique, univoque. Les premières invocations, sous le règne d’Henri VIII, de la nature impériale de la Couronne anglaise illustrent la formation d’un État moderne outre-Manche. Dans cette première acception, le recours à la terminologie impériale demeure avant tout un mode particulier d’expression de la souveraineté, tant d’un point de vue externe qu’interne. Pourtant, l’union des royaumes d’Angleterre et d’Écosse au siècle suivant et l’établissement d’un empire colonial outre-Atlantique posent une question nouvelle : comment penser le pouvoir dans sa dimension territoriale ? Alors même que l’idée d’empire impliquait jusqu’alors l’unité du royaume, une autre conception se développe peu à peu. Dans cette seconde acception, l’empire est pensé comme une forme d’union admettant la diversité des territoires soumis à un gouvernement commun. L’objet de cette étude est dès lors de présenter cette tension entre deux conceptions rivales de l’empire, qui traverse l’histoire britannique jusqu’à la révolte des colonies nord-américaines à la fin du XVIIIe siècle.

The term « empire » is not, in British history, unequivocal. The first claims, under the reign of Henry VIII, of the imperial nature of the English Crown illustrate the formation of a modern State in the United Kingdom. In this first meaning, the recourse to imperial terminology remains above all a means of asserting the sovereignty of the Crown, both inwards and outwards. Yet the union of the kingdoms of England and Scotland in the next century as well as the setting up of a colonial empire in North America ask a new question: how to conceive of political power in its territorial dimension? Whereas the idea of empire implied so far the unity of the kingdom, another conception emerges gradually. In this second meaning, the empire is conceived as a type of union, accepting the diversity of territories under one common head. The aim of this paper is to present this tension between two rival conceptions of empire that has spanned British history until the revolt of North-American colonies at the end of the XVIIIth century.

Résumé en Allemand

Il est de bonne science, lorsque l’on est invité à étudier les occurrences d’un terme ou d’un concept dans un cadre donné, de relever et d’insister sur son caractère polysémique. Nous ne ferons pas exception et nous prions dès lors le lecteur de nous pardonner cet excès de conformisme. À notre décharge cependant, le terme – plurimillénaire – d’« empire » se caractérise tout spécialement par son imprécision, qui « éclate lorsque l’on dresse une liste, même incomplète, des régimes qui se sont qualifiés (ou furent qualifiés) d’« impériaux ». C’est également le constat que fait Maurice Duverger en 1980 : « L’unité du vocable dissimule la diversité des systèmes qu’il recouvre ». Et c’est peut-être cette même imprécision qui conduit des juristes à s’interroger sur la possibilité de penser juridiquement l’Empire comme forme politique.

En nous intéressant plus spécifiquement à l’histoire britannique, il ne s’agit cependant plus d’identifier un concept universel d’empire, susceptible de recouvrir la multiplicité des formes politiques auxquelles est apposée cette appellation. Pourtant, même dans ce cadre restreint, force est de constater que le terme et son utilisation demeurent équivoques. Dans son acception la plus communément partagée aujourd’hui, l’expression « Empire britannique » évoque certainement l’empire colonial établi par le Royaume-Uni à partir du XVIIe siècle pour devenir, près de deux siècles plus tard, « l’empire sur lequel le soleil ne se couche jamais ». Pourtant, le terme d’empire ne semble avoir été utilisé que tardivement pour qualifier l’entité composée de la métropole britannique et de ses colonies. Ainsi, ce n’est que dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, soit plus de 150 ans après l’arrivée des premiers colons britanniques sur le continent nord-américain, que l’« Empire britannique » devient l’expression communément admise pour qualifier le vaste ensemble s’étendant des deux côtés de l’Atlantique et soumis à l’autorité du Parlement de Westminster, qualifié pour la première fois, à la même époque, de « Parlement impérial ».

C’est cependant en dehors du contexte colonial, et antérieurement à celui-ci, qu’apparaissent les premières prétentions impériales. La première occurrence juridique de ce terme est ainsi le fait d’Henri VIII qui, dès 1533, affirme la nature « impériale » de la Couronne britannique. Mais c’est surtout dans le cadre de l’union dynastique de l’Angleterre et de l’Écosse réalisée par l’accession au trône anglais de Jacques VI d’Écosse qu’est réaffirmée, du moins pour un temps, la nature impériale de l’entité composée par la réunion des deux royaumes, celle-ci étant juridiquement réalisée un siècle plus tard dans le cadre d’une union juridique voyant la formation d’un nouveau « Royaume de Grande-Bretagne ». Au XVIIe siècle, l’« Empire britannique » évoquait dès lors plus spontanément l’entité, formalisée en 1707, issue de cette union.

À cette diversité de contextes dans lesquels a pu être employé le terme d’empire correspond, on ne peut en être surpris, une diversité des significations qu’a pu revêtir ce même terme dans l’histoire britannique. Il semble à ce titre possible d’identifier deux conceptions divergentes et antithétiques de l’empire qui constituent les deux extrémités du cadre théorique dans lequel se pose la question impériale. L’un, l’empire dans son acception « incorporative », tend en effet à promouvoir l’unité politique, juridique et constitutionnelle et dessine un empire centralisé et assujetti à un pouvoir unique et souverain. L’autre, l’empire dans son acception « fédérative », s’analyse au contraire comme une union d’entités politico-juridiques distinctes au sein d’une entité globale, sans toutefois que cette union ne fasse disparaître l’existence particulière de chacune de ses parties composantes. Il s’agira dès lors d’esquisser ici, d’une manière que nous espérons concise mais compendieuse, ce cadre théorique dans lequel se déploie l’expérience impériale britannique, que nous limiterons toutefois à la période qu’il convient d’appeler, selon les canons de l’historiographie impériale, le « Premier » Empire britannique.

 

I. Les origines de l’empire britannique : De « l’empire Tudor » à « l’empire Stuart »

 

 C’est dans un contexte particulier, celui de la crise ouverte dans les années 1530 par la volonté d’Henry VIII d’obtenir l’annulation de son mariage avec Catherine d’Aragon en vue d’épouser Anne Boleyn, qu’est pour la première fois émise, par la Couronne d’Angleterre, une prétention impériale. L’affrontement entre le monarque Tudor et le Saint-Siège sur cette question ouvrait une nouvelle page du conflit théologico-politique, c’est-à-dire du conflit engendré par la rencontre de deux prétentions rivales à exercer un pouvoir de commandement sur une même population : celle, séculière et politique, du monarque dans son royaume et l’autre, spirituelle, du pape à l’égard de la communauté des croyants. C’est dès lors dans cette perspective que doivent être lues et comprises les affirmations contenues dans l’Act in Restraint of Appeals, adopté par le Parlement en avril 1533, selon lesquelles le « royaume d’Angleterre est un empire » et la Couronne de nature « impériale ». Cette loi visait en effet à prohiber tout recours ou appel des décisions rendues par les tribunaux ecclésiastiques anglais devant les tribunaux du Saint-Siège, préservant ainsi de toute contestation extérieure une éventuelle décision par une cour anglaise visant à reconnaître l’invalidité du mariage. Heureux hasard, la cour spéciale présidée par l’archevêque de Canterbury, Thomas Cranmer, prononçait, un mois plus tard (le 23 mai), l’annulation du mariage liant Henri à Catherine d’Aragon.

Communément attribuées à Thomas Cromwell, les prétentions impériales d’Henri VIII avaient donc un objectif immédiat et contingent. Mais l’on ne saurait pour autant expliquer ce surgissement de la terminologie impériale dans le droit anglais par ces seules considérations. Elles témoignent en effet d’une aspiration plus grande, celle d’assoir l’autorité du monarque au sein même de son Royaume. Le « King’s Great Matter », c’est-à-dire le projet d’Henri d’épouser Anne Boleyn, s’inscrit à ce titre dans une prétention plus large à exercer un pouvoir affranchi de toute limite externe, de toute influence et de toute dépendance à une puissance extérieure. Le choix par le monarque Tudor de la rupture avec Rome préfigure ainsi les développements que Hobbes consacrera, dans le chapitre XXIX du Léviathan, « aux choses qui affaiblissent la république ou qui tendent à sa dissolution ». Pour le philosophe anglais, il ne saurait être en effet question d’admettre que deux autorités distinctes, l’une temporelle et l’autre spirituelle, puissent exercer simultanément leur souveraineté au sein d’un même royaume :

Ou alors, si nous n’avons là qu’un seul royaume, ou bien le pouvoir

civil,

c’est-à-dire le pouvoir de la République, doit être subordonné au pouvoir

spirituel

,

et dans ce cas il n’est plus d’autre souveraineté que la souveraineté

spirituelle,

ou bien le pouvoir

spirituel

doit être subordonné au pouvoir

temporel

,

et alors il n’existe pas d’autre suprématie que la suprématie temporelle.

S’il fallait en effet admettre l’exercice simultané de deux souverainetés, alors il devrait « nécessairement y avoir deux Républiques composées strictement des mêmes sujets : et cela, c’est un royaume divisé en lui-même, qui ne saurait subsister. » Plus d’un siècle avant la publication du Léviathan, le monarque Tudor devait d’ailleurs témoigner d’un certain hobbesianisme d’anticipation puisque l’Act of Supremacy affirmait très explicitement la subordination du pouvoir spirituel à la Couronne « impériale » et temporelle du monarque anglais, désormais « accepté et tenu pour le seul chef suprême sur terre de l’Église d’Angleterre ».

Les prétentions impériales émises pour la première fois par Henri VIII s’apparentent donc avant tout à une affirmation de la souveraineté externe du monarque en son royaume, c’est-à-dire à un principe d’indépendance à l’égard de toute puissance étrangère. En des termes empruntés à Blackstone, le roi n’est « inférieur à aucun homme sur terre, dépendant d’aucun homme, responsable devant aucun autre homme ». C’est là tout l’objet des références au caractère impérial de la Couronne que « d’affirmer que notre roi est tout autant souverain et indépendant dans ses territoires que ne l’est un empereur en son empire ; et qu’il n’est soumis à aucun autre potentat sur terre. » Comme le rappelle d’ailleurs Blackstone, le concept « Tudor » d’empire, à l’image du concept moderne de souveraineté dont on peut à ce titre relever la quasi-synonymie, se déploie également au sein même du royaume. Il s’agit ainsi de réaffirmer l’autorité et la souveraineté absolues du monarque, qui ne sauraient être limitées ni contestées, de l’intérieur, par des mouvements factieux ou séditieux. On ne saurait en effet oublier que la monarchie Tudor, née des guerres civiles ayant opposé les York et les Lancastre au siècle précédent, n’avait alors qu’un demi-siècle d’existence. L’Angleterre d’Henri VIII demeure donc divisé et la monarchie Tudor encore fragile, comme en attestent les troubles agitant, sous son règne, le nord du pays et même, lorsque la rupture avec Rome fut consommée, l’ensemble du royaume. Dans ce contexte, il apparaît clairement que le recours à la terminologie impériale demeure avant tout un mode particulier d’expression de la souveraineté, tant d’un point de vue externe qu’interne, et participe dès lors de la fabrique d’un État moderne outre-Manche.

L’idée impériale semble ainsi se réduire à ce que l’historien néo-zélandais John Pocock qualifie d’« impératif Tudor », c’est-à-dire « l’“empire” de l’Angleterre sur elle-même, de la Couronne sur l’Angleterre comme État et comme Église, l’indépendance de l’État/Église anglais de toute autre forme de souveraineté ». Pourtant, on peut également déceler dans les premières occurrences de la notion d’empire sous le règne d’Henri VIII une autre aspiration traditionnellement associée à l’idée impériale : celle d’un expansionnisme territorial. On ne saurait en effet interpréter comme une simple coïncidence le fait que le premier monarque à revendiquer la nature impériale de la Couronne anglaise est également celui qui a « reconquis » l’Irlande et annexé le Pays de Galles.

Si les rois d’Angleterre jouissaient également du titre de « Seigneur d’Irlande » (Lord of Ireland), seul le territoire fortifié couvrant Dublin et ses alentours demeurait sous domination anglaise. Celle-ci était d’ailleurs elle-même à relativiser car le pouvoir effectif était exercé par le Lord Deputy of Ireland, fonction qui échut à partir du XVe siècle aux représentants des grandes dynasties irlandaises. C’est précisément les relations de plus en plus conflictuelles que ces derniers entretenaient avec la couronne d’Angleterre qui provoquèrent la réaction d’Henri VIII. Celui-ci, par une loi adoptée par le Parlement irlandais en 1542 dans laquelle est rappelée la nature impériale de la Couronne anglaise, érigea ainsi l’ancienne Seigneurie en « Royaume » d’Irlande, désormais uni à l’Angleterre dans le cadre d’une union personnelle. Il est cependant à noter que la création d’un « Royaume » d’Irlande s’expliquait là encore par le conflit avec la papauté. La Seigneurie d’Irlande trouvait en effet son fondement juridique dans la bulle Laudabiliter de 1155, par laquelle le pape Hadrien IV accédait à la demande du roi d’Angleterre Henri II de conquérir cette île. Il s’agissait donc, pour Henri VIII, d’affirmer son autorité sur l’Irlande en son nom propre en se proclamant roi sur ce territoire, indépendamment de toute légitimation spirituelle. Ces développements juridiques devaient également, dans les décennies et les siècles suivants, s’accompagner d’un processus de colonisation partielle du reste de l’île dans le but de pacifier, de « civiliser » et d’« angliciser » une population jusqu’alors majoritairement gaëlique et catholique. On constate dès lors que, sous le règne d’Henri VIII déjà, l’idée impériale se déploie également dans sa dimension territoriale et expansionniste.

Le contexte gallois en fournit également une illustration frappante. Si la Couronne anglaise exerçait une influence notable au Pays de Galles, notamment dans la Principauté de Galles qu’elle contrôlait directement, celui-ci n’en demeurait pas moins partiellement autonome puisque le reste du territoire était partagé entre différents fiefs, les Marches seigneuriales (« Lordships Marchers »). Le système féodal, qui se manifestait par la suzeraineté du roi d’Angleterre sur les Lords des Marches galloises, tempéra ainsi les ambitions centralisatrices de la Couronne d’Angleterre, garantissant une certaine autonomie institutionnelle à ces territoires disposant notamment de juridictions propres appliquant le droit coutumier gallois. Là encore, les rapports de plus en plus conflictuels entre les Marcher Lords et la Couronne anglaise encouragèrent Henri VIII à réagir en réalisant l’« union » des deux territoires. On ne saurait toutefois se méprendre sur une telle dénomination puisqu’il s’agissait non d’unir les deux territoires mais bien, pour l’Angleterre, d’annexer les Marches galloises. Ce processus juridique d’incorporation ou d’annexion fut ainsi réalisé par l’adoption de différentes lois entre 1536 et 1542, dans lesquelles est, on n’en sera plus surpris, réaffirmée la nature impériale de la Couronne d’Angleterre. Le Pays de Galles cessait donc, et cela pour plusieurs siècles, d’exister juridiquement.

Les développements intervenus sous le règne d’Henri VIII en Irlande et au Pays de Galles témoignent dès lors d’une conception très unitaire de l’empire. L’« impératif Tudor » vise ainsi à affirmer la souveraineté du monarque et du gouvernement central en restreignant ou en annihilant toute prétention locale à l’exercice du pouvoir. L’idée impériale a donc pour finalité, dans ce cadre, de créer de l’unité. L’exemple gallois fournit à ce titre l’illustration la plus parfaite d’un empire dans son acception incorporative : l’empire se confond alors avec l’État en ce qu’il réalise, par la conquête ou l’annexion, l’unification juridique, politique et constitutionnelle d’un territoire délimité. Mais il n’emporte pas encore nécessairement une prétention à l’universalité.

Comme a pu le remarquer l’historien allemand Richard Koebner, l’introduction par Henri VIII du vocabulaire impérial dans le droit anglais « avait enrichi le langage politique » mais sa portée demeurait, pour les successeurs du monarque Tudor, essentiellement « suggestive ». C’est cependant à l’arrivée sur le trône d’Angleterre de Jacques Ier – régnant jusqu’alors sur l’Écosse sous le nom de Jacques VI depuis 1567 – que l’idée impériale connut une prospérité nouvelle. L’union dynastique et personnelle des deux royaumes créait en effet une situation nouvelle, que préfigurait cependant déjà la création du Royaume d’Irlande en 1542 : un même monarque régnait simultanément sur des royaumes distincts. Dès son accession au trône anglais, Jacques nourrit dès lors le projet de « parfaire » l’union des royaumes d’Angleterre et d’Écosse. Rappelant à son tour la nature impériale de la Couronne d’Angleterre, le monarque Stuart n’hésita pas à revendiquer le titre de « Roi de Grande-Bretagne » alors même que cette dénomination ne correspondait à aucune réalité juridique ni politique. Dans son premier discours au Parlement anglais, Jacques présenta ainsi les inconvénients et les défauts intrinsèques d’une simple union personnelle des deux royaumes :

Je suis le mari, et l’île entière est ma femme légitime ; Je suis la tête, et elle est mon corps ; Je suis le berger, et elle est mon troupeau : J’espère donc qu’aucun homme ne manquera de raison au point de penser que Moi, qui suis un Roi chrétien soumis à l’Évangile, devrait être polygame et le mari de deux femmes, que Moi, étant la tête, devrait avoir un corps divisé et monstrueux ou que, étant le berger d’un si bon troupeau […], Je devrais avoir à diviser mon troupeau.

Il s’agissait donc de rationnaliser l’union anglo-écossaise pour la rendre plus étroite et favoriser l’émergence d’un authentique gouvernement commun. Dès 1604, soit un an après l’accession au trône du monarque Stuart, une commission composée de représentants des Parlements anglais et écossais furent donc invités à se réunir pour préparer un projet d’union.

En vue de promouvoir l’« heureuse union » – et dans le but plus intéressé de s’assurer les faveurs du nouveau roi –, Francis Bacon s’attela dès 1603 à la rédaction d’un pamphlet sur cette question. Il y distingue ainsi deux formes d’union, présentées sous la forme d’une analogie avec les lois régissant la fusion des corps :

Ainsi la différence clairement établie entre compositio et mistio est la suivante : compositio est la réunion et l’assemblage de corps sans qu’ils ne créent une forme nouvelle, et mistio est la réunion ou l’assemblage de corps sous une forme nouvelle. Celle-ci est commune vinculum [lien commun] et, sans lui, les anciennes formes demeureront dans le conflit et la discorde.

L’opposition entre compositio, qui vise la simple juxtaposition des deux royaumes unis par la seule personne du monarque, et mistio, qui implique cette fois le mélange et la fusion des deux royaumes en une entité nouvelle, permet ainsi de théoriser les deux alternatives qui s’offrent aux sujets écossais et anglais de Jacques VI & I : rester divisés ou s’unir en un nouveau royaume, la Grande Bretagne. Il va évidemment de soi que les faveurs de Bacon comme du monarque Stuart se portent sur la seconde de ces alternatives, celle d’une union, sans que ne soit d’ailleurs précisée ce qu’il adviendrait des anciennes entités anglaise et écossaise au sein de cette forme nouvelle. S’agirait-il d’une fusion – et donc d’une disparition – des anciens royaumes pour créer la Grande Bretagne ? Ou ceux-ci conserveraient-ils leurs institutions et leur système juridique respectifs, continuant d’exister au sein même d’une entité globale elle-même dotée de ses propres institutions et de son propre droit ? En d’autres termes, la question demeurait posée de savoir si l’union serait « incorporative » ou « fédérative ».

Si aucun projet précis et détaillé ne devait finalement être présenté aux Parlements en raison de leur opposition commune à l’idée d’union, il semble pourtant clair que le dessein royal était celui d’une union incorporative. C’est ce que révèle notamment le discours prononcé le 2 mai 1607 devant le Parlement par Jacques VI & I, dans lequel ce dernier présente l’idée directrice de son projet : « Unus rex, unus grex, una lex ». Un roi, un troupeau, une loi.

Unus rex – Si Jacques avait succédé à Élisabeth en 1603 et réalisé ainsi l’union dynastique des Couronnes écossaise et anglaise, celle-ci devait cependant être pérennisée. Il apparaissait donc souhaitable que la ligne de succession au trône d’Écosse suive, pour l’avenir, celle de l’Angleterre, rendant alors l’union perpétuelle.

Unus grex – Le maintien de deux royaumes laissait en effet une question pendante : le monarque gouvernait-il deux corps distincts de sujets : le peuple d’Écosse au nord et le peuple anglais au sud ? Ou tous les sujets écossais et anglais du monarque, attachés à lui par un même lien d’allégeance, constituaient-ils un seul et même peuple, unis au sein d’une même communauté politique ? La question n’était d’ailleurs ni purement théorique ni anodine, comme le prouvera le Calvin’s Case de 1608. Il s’agissait dans cette affaire de déterminer si un postnati, soit un sujet écossais né après l’accession de Jacques au trône d’Angleterre, demeurait un étranger en Angleterre et ne pouvait dès lors pas y posséder de terres. La Court of the Common Pleas, présidée par Edward Coke, répondit par la négative, reconnaissant qu’une nationalité commune unissait les sujets anglais et écossais du roi nés après 1603. L’idée selon laquelle Jacques gouvernait un seul et même peuple emportait également, pour le monarque Stuart, des conséquences économiques, puisqu’il s’agissait de favoriser les échanges commerciaux entre les deux pays, mais aussi des conséquences institutionnelles. Ce peuple unifié devait ainsi être représenté par un seul et même Parlement, celui de la « Grande Bretagne » sur laquelle Jacques VI & I aspirait à régner, sans que ne soit toutefois précisé ce qu’il adviendrait des anciens Parlements écossais et anglais, ni s’il s’agissait en vérité de voir le premier absorbé par le second.

Una lex – L’idée d’un Parlement unifié impliquait naturellement un processus d’unification du droit lui-même. Jacques souhaitait en effet harmoniser les deux systèmes juridiques en introduisant les règles du droit anglais en Écosse, malgré les craintes exprimées par Édimbourg de voir les anciens droits et libertés écossais remis en cause. S’il s’agissait surtout, pour le monarque Stuart, d’instaurer un droit pénal unique, la question demeura pendante des modalités juridiques et institutionnelles d’un tel projet d’unification du droit : l’organisation juridictionnelle de chacun des deux royaumes en aurait-elle été bouleversée ? Comment les éventuels conflits entre les différentes sources de droit auraient-ils été tranchés ?

Si Jacques VI & I ne vit pas son dessein se réaliser, celui-ci traça cependant la voie qui mena à l’Union de 1707. Le cadre théorique dans lequel s’inscrira, un siècle plus tard, la création d’un authentique « Royaume de Grande-Bretagne » sera en effet celui posé par le premier monarque Stuart à régner sur l’Angleterre. Le concept d’empire, dans son acception Stuart, devient dès lors intrinsèquement lié à l’idée d’union. Il ne s’agit plus seulement d’affirmer la souveraineté du monarque dans son royaume ni l’indépendance de celui-ci à l’égard de toute puissance étrangère. L’idée impériale devient désormais un moyen de penser le gouvernement d’un territoire vaste et composite, elle devient un mode d’organisation territoriale du pouvoir visant à réconcilier l’unité politique et la diversité territoriale. Toujours dans cette acception « Stuart », l’empire, entendu dès lors comme forme d’union, demeure cependant animé par une dynamique incorporative et centripète. Il s’agit avant tout de créer de l’unité politique et juridique en favorisant l’avènement d’un gouvernement central et d’institutions communes. Cependant, l’Union de 1707 témoignera d’une réception nuancée et relative de la logique incorporative.

Les difficultés résultant d’une union exclusivement dynastique de deux royaumes demeurant distincts, cette « polygamie » évoquée par Jacques VI & I à l’occasion de son premier discours devant le Parlement anglais en 1603, devaient se poser tout au long du XVIIe siècle. À la fois à la tête des royaumes d’Angleterre et d’Écosse, le monarque devait préserver les intérêts de chacun de ses royaumes, alors même qu’ils s’avéraient parfois inconciliables. Mais c’est certainement le retentissant échec de l’expédition Darien à la fin du siècle qui illustra le mieux la fragilité d’un tel compromis, qui plaçait le monarque dans une position ambivalente. Souhaitant faire de l’Écosse une puissance coloniale au même titre que l’Angleterre, le Parlement écossais créa en 1695 la Company of Scotland par une loi qui reçut l’assentiment de Guillaume III, en tant que roi d’Écosse. Cette première expérience d’une colonie écossaise sur le continent américain s’avéra un désastre, en raison notamment des instructions données aux colonies anglaises alentour de refuser de commercer avec la colonie écossaise ainsi que de lui porter assistance. Les Anglais voyaient en effet d’un mauvais œil cette initiative, qu’ils jugeaient néfastes à leurs intérêts commerciaux en Amérique. Les entraves et l’hostilité du roi d’Angleterre (et d’Écosse) à l’égard de la colonie suscitèrent un profond ressentiment des Ecossais à l’encontre des Anglais. Elle révélait également, et surtout, un problème de nature constitutionnelle, c’est-à-dire l’ambivalence de la position du roi, lorsque les intérêts anglais et écossais divergeaient. En des termes empruntés à Dicey et Rait, « la vérité, telle que l’aurait présentée un Écossais en 1700, était que Guillaume avait fait échec, suivant la volonté de l’Angleterre, à la politique qu’il avait lui-même, en tant que Roi d’Écosse, approuvé par une loi du Parlement écossais. » En plus de la situation économique déplorable dans laquelle elle entraîna le pays, l’expédition Darien mit donc en évidence les défaillances de l’union dynastique entre les deux royaumes et la nécessité de rationnaliser et de refonder cette union sur des bases nouvelles. Cette union devenait d’ailleurs d’autant plus précaire que la Glorieuse Révolution avait désormais contraint le monarque à partager sa souveraineté avec le Parlement anglais, sans qu’ait pour autant été clarifiée sa situation à l’égard du Parlement écossais.

Le Traité d’Union entre les deux royaumes, conclu le 22 juin 1706 et ratifié ultérieurement par les Parlements anglais et écossais, entra donc en vigueur le 1er mai 1707. Les deux royaumes se voyaient ainsi fusionnés en une entité nouvelle, la Grande-Bretagne, dotée d’un Parlement bicaméral unique composé de représentants de l’Angleterre et de l’Écosse, en lieu et place des anciens Parlements anglais et écossais, dès lors amenés à disparaître. Si la ratification de ce traité consacrait donc l’unité politique et constitutionnelle de la Grande-Bretagne, elle n’entraînait toutefois pas pour autant la disparition juridique de l’Angleterre, du Pays de Galles et de l’Écosse. L’article XIX du traité prévoyait ainsi le maintien du système juridictionnel écossais et notamment de l’autorité suprême de la Court of Session sur les cours inférieures écossaises. De la même manière, l’article XVIII du Traité d’Union garantissait la pérennité du droit écossais, influencé par la culture juridique romaniste, en encadrant les conditions de sa modification par le nouveau Parlement britannique. L’Union de 1707, si elle consacrait une union politique et constitutionnelle, préservait donc la coexistence, sur le territoire de la Grande-Bretagne, de deux systèmes juridiques et juridictionnels distincts : celui de l’Angleterre et du Pays de Galles d’une part et celui de l’Écosse d’autre part.

Si elle relève donc du modèle d’union incorporative en ce qu’elle tend à fusionner deux entités préexistantes pour en créer une nouvelle, l’Union anglo-écossaise de 1707 ne saurait être comprise selon cette seule logique centripète. Elle reflète en effet le concept « Stuart » d’empire comme forme d’organisation territoriale du pouvoir visant à réconcilier l’unité politique et la diversité territoriale. Si la logique incorporative ne se voit pleinement et parfaitement réalisée que dans le modèle théorique de l’État, elle s’exprime cependant de manière différente dans celui de l’empire. Elle y assume une fonction centripète, dans le but de créer et maintenir l’unité politique et juridique de l’ensemble, mais se voit contrebalancée par une autre logique à l’œuvre, celle de l’union, qui assume quant à elle une fonction centrifuge. En effet, le Royaume de Grande-Bretagne créé en 1707 n’a pas pour autant renié sa nature composite, et l’Angleterre et l’Écosse n’ont pas non plus cessé d’exister au sein de cette entité nouvelle, comme en témoignent notamment la survivance de systèmes juridiques et juridictionnels distincts. C’est certainement là toute la spécificité de l’empire, comparé à l’État, que d’admettre cette diversité territoriale et d’admettre sa nature composite :

… il n’est pas question d’uniformiser ce qui est enserré dans les liens de la puissance impériale. Les démarcations anciennes, les lois et coutumes propres à chaque entité, et même les cultures, les sentiments nationaux, etc., ne sont pas abolis.

L’unité britannique ainsi réalisée – et parfaite un siècle plus tard avec l’union en 1801 des royaumes de Grande-Bretagne et d’Irlande selon des modalités similaires à celle de 1707 –, l’idée impériale devait également se déployer dans un autre contexte, celui de l’empire colonial.

 

II. L’empire colonial ou la réception tardive de l’idée d’union

 

À l’époque de l’Union anglo-écossaise et de la création du « Royaume de Grande-Bretagne », « personne ne doutait que l’appellation “Empire britannique” était une alternative légitime à cet intitulé ». En 1707 pourtant, depuis un siècle déjà, l’expression « Empire britannique » pouvait recouvrir une autre réalité que la seule union britannique. Depuis la fin du XVIe siècle en effet, la Couronne avait autorisé, par lettres patentes ou charte royale, l’établissement de colonies et de plantations dans le Nouveau Monde. Ainsi, dès 1578, la reine Elizabeth reconnaissait à Humphrey Gilbert le droit de « découvrir, trouver, explorer et visiter » mais également d’occuper et de s’installer dans « toutes les terres, les contrées et les territoires lointains, païens et barbares, qui ne sont effectivement possédés par aucun prince ou peuple chrétien ». Ce dernier prit ainsi possession de Terre-Neuve en 1583, alors que Walter Raleigh établissait deux ans plus tard une première colonie sur l’île de Roanoke. En 1606, une charte octroyée par le roi Jacques autorisait la création de la Virginia Company, qui finança et établit la colonie de Virginie sur le territoire actuel des États-Unis. Celle-ci, la première des « Treize Colonies », marque donc le début de la colonisation progressive du territoire nord-américain qui se poursuit tout au long du XVIIe siècle, processus qui trouvera son apogée à l’issue de la Guerre de Sept Ans, au cours de laquelle le Royaume-Uni paya un lourd tribut pour défendre ses possessions nord-américaines mais s’emparera néanmoins des colonies françaises situées dans l’actuel Canada. Les possessions britanniques s’étendront de même, dans la période qui nous intéresse ici, jusqu’aux Caraïbes (ou « Indes Occidentales », « West Indies ») par la conquête de colonies espagnoles, à l’image de la Jamaïque, prise dès 1655 et qui se révèlera l’une des plantations les plus prospères sous le contrôle de la Couronne britannique.

Le vaste processus d’expansion territoriale qui caractérise le développement de l’Empire colonial britannique ne pouvait dès lors demeurer sans conséquence sur la signification même du terme d’« empire », notamment au regard des prétentions impériales qu’Henri VIII avait pu émettre dans l’Act in Restraint of Appeals de 1533. Comme le relève Pocock,

… pour les Anglais, l’histoire dictait que « l’empire » devait signifier la souveraineté du royaume sur lui-même ; mais, tout comme l’imperium des Romains s’était progressivement étendu aux provinces soumises, la souveraineté de la Couronne anglaise (et plus tard britannique) s’exerçait désormais sur une multitude de colonies établies (comme le terme « colonies » le suggère) par peuplement plus que par conquête. […] Dès lors, les expressions « l’empire » ou « l’empire britannique » […] exprimaient à la fois la souveraineté du royaume britannique sur lui-même et le déploiement de l’autorité de son souverain à une multitude de territoires soumis dans l’archipel Atlantique, les Caraïbes et le continent nord-américain.

Il résulte en effet de cette expansion territoriale une certaine confusion sémantique quant à la signification politico-juridique du concept d’empire. Du moins ce processus pose-t-il une question simple : ce nouvel empire colonial est-il également un empire dans son acception tudorienne, impliquant dès lors la souveraineté du royaume sur lui-même ? Cela alors même que certaines de ces colonies, notamment dans l’Amérique du nord britannique, étaient dotées d’institutions représentatives et d’un gouvernement distinct de celui de la métropole, qui exerçait toutefois, par l’intermédiaire du gouverneur, un contrôle très relatif de la politique menée.

On peut pourtant penser qu’il existe des divergences profondes entre ces deux conceptions. La conception « coloniale » de l’empire s’analyse comme une forme d’organisation territoriale du pouvoir, c’est-à-dire qu’elle vise à organiser et rendre compte, en des termes politico-juridiques, de la domination d’un centre (la métropole) sur des périphéries (les colonies). À l’inverse, dans la conception « Tudor » de l’empire, il ne peut être question de périphéries. Le pouvoir ne s’analyse plus dans une perspective territoriale et pluraliste. Le territoire sur lequel la Couronne étend son contrôle ne peut être défini autrement que par son unité, au point qu’il ne devient plus alors nécessaire ni pertinent de distinguer un centre et des périphéries. Non que des entités locales ou coloniales ne puissent exister dans un tel modèle, mais la conception du pouvoir et de l’autorité qu’il implique demeure avant tout auto-référentielle et en ce sens que le pouvoir ne peut être défini que par son essence et non par les formes particulières de son exercice sur un ou des territoires donnés. Il ne peut dès lors, dans ce cadre, qu’être intrinsèquement unitaire et centralisé.

La divergence – voire peut-être même l’antagonisme – entre ces deux conceptions n’est toutefois pas sans conséquence, pas plus d’ailleurs que ne l’est l’incertitude prégnante quant à la réalité géographique et politique qu’est supposée recouvrir l’expression d’« Empire britannique ». Pour l’opinion publique métropolitaine, l’« Empire britannique » était et restait, au XVIIIe siècle encore, le seul royaume de Grande-Bretagne. L’accession de Jacques VI d’Écosse au trône d’Angleterre avait certes nourri la théorie impériale en l’enrichissant des idées d’union et de diversité territoriale. Mais cette conception « Stuart » de l’empire ne semblait pas avoir vocation à s’appliquer au-delà des îles britanniques. Les colonies et plantations nord-américaines existaient dès lors comme des dépendances, comme des entités distinctes jointes à l’Empire/Grande-Bretagne par un lien plus strictement patrimonial que constitutionnel. En des termes plus triviaux, elles se trouvaient « à côté » de l’Empire mais n’en étaient pas partie intégrante. Une telle opinion demeurait d’ailleurs également prédominante au sein même de l’administration britannique, et notamment des autorités en charge des affaires coloniales. Il en résultait dès lors que, du point de vue britannique, ce « Premier » Empire ne pouvait être défini comme une entité globale embrassant la métropole et les colonies. Le projet impérial britannique semblait en effet souffrir dès son origine d’une certaine indétermination et d’une absence de visée programmatique, à tel point qu’on peut légitimement douter que l’entreprise coloniale et impériale relevait, à cette époque, d’un projet politique. Les affaires coloniales étaient ainsi administrées par le Board of Trade, institution plus technocratique que politique qui s’apparente à la fois à « un bureau d’enquête, un organe consultatif et une cour de première instance ». Corrélativement, la production législative du Parlement britannique à l’égard des colonies et plantations demeurera faible jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce qui explique d’ailleurs la violence de la réaction des colons nord-américains lorsque Westminster décida la levée de taxes coloniales. Seul le système commercial mercantiliste ébauché dans la seconde moitié du XVIIe siècle, visant à unir la métropole et les colonies au sein d’un marché clos, semblait exprimer, bien que de manière souvent maladroite et embryonnaire, l’idée d’une globalité impériale. Mais celle-ci ne s’exprimait pas encore, du moins au sein de la métropole, dans les discours et les théories politico-juridiques relatifs aux colonies ou aux « plantations » britanniques.

Il faudra en effet attendre les premiers émois suscités dans les Treize Colonies par la politique menée par le gouvernement de Londres, et notamment l’adoption en 1765 du Stamp Act, pour qu’apparaissent certaines théories nouvelles relatives à l’Empire colonial. L’un des plus éminents représentants de ce « réformisme » impérial fut certainement Thomas Pownall, gouverneur de la colonie de Massachusetts Bay de 1757 à 1760, qui écrivait en 1768 que

… la Grande-Bretagne ne devrait plus être considérée comme le royaume de cette île seule, avec l’apanage de nombreuses provinces, colonies, établissements, et autres fragments étrangers » mais au contraire comme « une grande puissance » (« dominion ») maritime composée de nos possessions dans l’Atlantique et en Amérique, unies en un seul Empire, en un seul centre, où se trouve le siège du gouvernement.

De la même manière, Thomas Whately, proche collaborateur de Lord Grenville, écrivait à la même époque que

… l’Empire britannique en Europe et en Amérique est encore la même puissance : leurs sujets respectifs sont encore le même peuple ; et tous participent à parts égales à l’infortune ou à la prospérité de l’ensemble. […] C’est une conséquence indiscutable du fait qu’ils forment ainsi une seule nation, qu’ils doivent être gouvernés par une même autorité suprême.

L’Empire colonial, dans cette conception qui s’impose finalement à la fin du XVIIIe siècle et dominera le XIXe siècle, devient dès lors une entité globale constitué par la réunion de la métropole et des colonies. Cette nouvelle théorie impériale semble donc marquer l’extension au cadre colonial de la conception « Stuart » de l’empire, défini dès lors comme une union incorporative. Les colonies, qui demeurent des entités autonomes et distinctes au sein de cet empire, y sont en effet pleinement incorporées au sein d’un ensemble plus vaste, un « corps politique » (body politic) impérial, démontrant que l’idée d’empire est désormais appréhendée dans sa dimension territoriale et coloniale. Mais elle intègre également « l’impératif Tudor » évoqué par Pocock, c’est-à-dire que « la souveraineté doit constituer l’unité du royaume, afin que l’empire doive par définition être présenté comme un même royaume, un et indivisible ». Car en effet, si elle marquait la reconnaissance des colonies comme composantes d’un même empire, cette conception impliquait également leur soumission à la souveraineté du « monarque en Parlement » dans sa capacité impériale, qui n’était autre, de facto, que le monarque de Grande-Bretagne et son Parlement, au sein duquel n’étaient pas admis de représentants des colonies. L’empire était ainsi devenu une forme d’union. Mais la pérennité et la viabilité de cette union ne pouvaient être garanties, dans cette acception, que par l’affirmation d’une autorité centrale et suprême – la souveraineté du monarque en Parlement –, véritable clé de voûte de l’édifice impérial, préservant sa cohésion et son intégrité. L’avènement de cette conception nouvelle et « globalisante » de l’Empire britannique n’empêcha toutefois pas l’indépendance – ou, du point de vue impérial, la sécession – des Treize Colonies. On peut d’ailleurs se demander si cette nouvelle conception de l’Empire comme une union intégrant les colonies et la métropole au sein d’une même entité n’a pas favorisé cette issue. En effet, les Treize Colonies, longtemps considérées comme extérieures à l’Empire/Grande-Bretagne, avaient corrélativement tout loisir de mener leur existence propre et autonome, loin de toute interférence de la métropole qui ne manifestait alors pas d’intérêt ni de velléités particulières à l’égard de ses colonies nord-américaines. Le regard nouveau porté sur l’Empire colonial dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, qui résultait lui-même certainement des sacrifices consentis par la Grande-Bretagne lors de la Guerre de Sept Ans pour conserver ses colonies, emportait avec lui l’idée d’un gouvernement impérial et d’un pouvoir centralisé. À rebours de la politique coloniale menée jusqu’alors, la métropole manifestait désormais une volonté centripète en affirmant la souveraineté du Parlement impérial sur l’ensemble de ses colonies et en indiquant son intention de l’exercer effectivement. Il est dès lors aisément compréhensible que cette nouvelle conception de l’empire colonial n’ait pas été accueillie avec la plus grande faveur par les colons américains.

La révolution américaine s’explique peut-être également par le fait qu’existait, à la fin du XVIIIe siècle, d’autres conceptions alternatives ou rivales. En effet, la réflexion sur l’idée d’empire s’était, depuis ses premières expressions anglaises sous le règne d’Henri VIII, approfondie et enrichie, au regard notamment des évolutions institutionnelles et structurelles ayant affecté l’Empire des Habsbourg à la suite de la Paix de Westphalie en 1648. Celle-ci, comme le relève l’historien d’Oxford John Robertson,

… marquait la fin de l’Empire […] en tant qu’« imperium » monarchique, et sa reconstitution sur la base de ce qui s’apparentait le plus à une union juridique d’égaux, dont les relations entre eux et avec l’Empereur étaient régies par un droit public commun.

Le Saint-Empire romain germanique se voyait ainsi reconstruit sur des bases nouvelles puisque les principautés retrouvaient une indépendance politique et juridique limitée toutefois par la reconnaissance de la souveraineté de l’Empereur. Ce compromis nouveau entre deux exigences en apparence contraires, l’unité et la diversité, impliquant l’union de différentes parties au sein d’une même entité globale sans que ne soit remise en cause l’existence individuelle et particulière ou même la souveraineté de chacune de ses composantes, témoignait, dès lors, d’une appréhension fédérative de l’idée d’empire, défini notamment comme une « union confédérale » (« confederal union »).

Ce renouveau de la théorie impériale, initié par les développements ayant affecté l’empire germanique, intervient d’ailleurs à l’époque où la future Grande-Bretagne s’érige elle-même en « monarchie impériale ». Il est donc peu surprenant que ce soit à l’occasion de l’Union anglo-écossaise de 1707 que se font jour certaines propositions alternatives d’union entre les deux royaumes, dont la plus importante demeure celle d’Andrew Fletcher de Saltoun. Celui-ci développera ainsi l’idée d’une union confédérale entre l’Angleterre et l’Écosse, mais également l’Irlande, favorisant la création d’institutions communes sans que ne soit menacée la souveraineté des entités constitutives. A cette époque, d’autres contributions, à l’instar de celle de William Molyneux dans le cadre irlandais, ou ultérieurement, comme la position d’Henry Grattan lors de l’union de la Grande-Bretagne et de l’Irlande en 1800, viendront également soutenir l’alternative d’une union confédérale des royaumes, prenant le plus souvent la forme d’une union réelle scellée par une Couronne commune – à l’exclusion donc du Parlement britannique.

L’alternative fédérative, ou confédérale, trouvera également des partisans dans le cadre de l’Empire colonial nord-américain. Nous ne faisons pas ici référence aux projets de confédération des colonies nord-américaines, tel celui soumis par Benjamin Franklin à la Conférence d’Albany en 1754, ni à certaines théories impériales développées par les colons américains, qui, si elles tendent à défendre la cause de l’autonomie coloniale, ne remettent pas en cause la subordination des colonies à la souveraineté du monarque et surtout du Parlement britannique, théories qualifiées par l’historien américain Randolph G. Adams de « théorie des dépendances coloniales ». Nous faisons plutôt référence ici aux théories plus radicales développées au cours des années 1770, alors que la crise américaine se transforme peu à peu en révolution. Il ne s’agissait plus alors de contester la compétence spécifique de Westminster d’imposer les colonies mais, plus largement, le principe même de sa compétence législative à l’égard des colonies. Cette conception confédérale de l’Empire, défendue notamment par John Adams, Thomas Jefferson et James Wilson, visait, à l’image des théories de Molyneux, à redéfinir la relation impériale comme un lien personnel entre la Couronne et les colonies américaines, qui n’étaient dès lors pas soumises à l’autorité du Parlement britannique. Le souverain de l’Empire n’était donc plus le monarque en son Parlement britannique, mais le monarque en chacun de ses Parlements, britannique et coloniaux. Était ainsi affirmée l’égalité juridique des différentes entités composant cette « confédération » impériale unie par une Couronne commune. On remarquera cependant qu’une telle conception marquait un retour en arrière au regard de la réflexion britannique sur l’Empire puisqu’elle s’apparente, trait pour trait, à la situation constitutionnelle de l’Angleterre et de l’Écosse entre 1603 et 1707, les deux royaumes étant seulement unis en la personne du monarque. La « schizophrénie » auquel elle condamnait le souverain, comme l’avait notamment montré l’affaire de l’expédition Darien, témoignait pourtant de la fragilité et de la précarité d’un tel compromis.

Cette conception confédérale de l’empire s’oppose enfin frontalement à la conception « incorporative » de l’empire évoquée précédemment. Celle-ci, si elle constitue également une forme d’union, se distingue en effet par son insistance sur la nécessité d’une autorité suprême étendant sa souveraineté sur un territoire désormais unifié. L’empire « incorporatif » relève dès lors de la problématique de la « monarchie universelle » qui marquera le XVIIe siècle. Il se présente ainsi comme la solution politico-juridique d’un problème simple : comment gouverner, de manière rationnelle et effective, un vaste territoire composé de différentes entités ethniques, culturelles, juridiques ou politiques ? Mais cette question en appelle une autre : est-il possible d’admettre l’existence et la survivance de ces différentes entités sans compromettre l’unité globale ? Apparaît donc ici très visiblement le problème de la souveraineté, de son absoluité et de son indivisibilité. Or la logique de la souveraineté implique précisément l’existence d’une autorité suprême unique. Elle abhorre ainsi ce qui ne peut être qualifié que de « solécisme » ou de « monstre » politique : l’imperium in imperio, c’est-à-dire la coexistence, au sein d’une même structure politique, de prétentions concurrentes et rivales à exercer la souveraineté. Dans cette perspective, l’empire, en tant que forme politique et juridique, peut-il surmonter ce « dilemme » de la souveraineté ? Ou peut-être est-il voué à basculer dans l’un ou l’autre des modèles entre lesquels il se trouve enserré : l’État d’un côté et la fédération de l’autre.

 

Conclusion

 

Au début du XXe siècle, Frederick Maitland aura, à propos de l’Empire colonial britannique, la réflexion suivante :

… le temps est passé où nous pouvions nous permettre d’adopter des théories d’une logique spécieuse, mais fragile, parce que nous savions qu’elles ne seraient jamais mises à une rude épreuve. Et sans doute on nous donnerait encore cet avertissement, que désormais, moins nous parlerons de la nature de ce pouvoir absolu, supérieur aux lois et même au droit, qui se trouve concentré au Parlement de Westminster dans un seul organe d’un Commonwealth dont la complexité s’accroît toujours, et mieux cela vaudra pour l’avenir de ce Commonwealth.

Une telle affirmation, qui tend à reléguer l’idée d’un pouvoir impérial souverain et suprême dans la sphère d’un droit théorique et spéculatif, fait pourtant écho aux positions tenues par Edmund Burke à la Chambre des Communes lors de la crise engendrée en 1766 par l’application du Stamp Act dans les Treize Colonies. Admettant la souveraineté du Parlement britannique sur l’empire colonial, celui-ci n’hésite toutefois pas à qualifier de « proposition abstraite et spéculative » déduite des « règles du raisonnement métaphysique » ce qu’il considère comme une simple « question de droit » À celle-ci, il oppose alors la « constitution pratique » de l’Empire britannique, dans laquelle se révèle le « Génie et l’Esprit » de la Constitution britannique et impériale. Cette approche pragmatique et prudentielle implique dès lors d’analyser chaque situation particulière au regard des principes gouvernant la constitution impériale, au premier rang desquels figurent les idées de Justice et de Liberté, et non d’y appliquer exclusivement, et de manière rigide, les préceptes logiques issus d’une théorie du droit construite tout entière autour du principe juridique de la souveraineté du Parlement. L’idée d’empire chez Burke se manifeste ainsi dans l’articulation harmonieuse d’un droit théorique et des nécessités pratiques qui résultent de « règles du Gouvernement » et de la moralité constitutionnelle.

On pourra, non sans raison, remarquer que l’éloquence et l’élégance rhétoriques de Burke ne résolvent en rien les difficultés posées par une telle conciliation de l’autorité et de la liberté, c’est-à-dire de l’unité et de la diversité, conciliation qui n’est d’ailleurs pas absente des théories impériales évoquées précédemment. Certes, mais ce serait là se méprendre sur le sens profond de ce discours. L’homme d’État irlandais n’invite précisément pas à résoudre ce problème en construisant de nouveaux systèmes, c’est-à-dire en recourant à une énième théorie de l’empire. Le seul espoir de surmonter et d’apprivoiser cette tension entre des exigences en apparence contraires se situe au contraire dans le gouvernement effectif de l’empire. Comme le remarque Pocock,

… la structure informelle de l’« empire » […] se désintégra dans les années 1760 et 1770, et Edmund Burke ne pouvait plus en appeler qu’au principe selon lequel c’était précisément son caractère informel qui n’aurait jamais dû être remis en cause, et consécutivement anéanti, par des tentatives de définition qu’il qualifiait de « théorie » vide du fait que le droit existant était incapable d’y répondre.

Or l’Empire colonial britannique du XIXe siècle saura précisément puiser dans les ressources propres du droit constitutionnel britannique, construit sur l’agencement subtil du formel et de l’informel, du droit strict et de ce que Dicey qualifiera plus tard de « conventions de la Constitution », pour gouverner un empire selon les préceptes énoncés par Burke. Ainsi, progressivement mais dans un cadre restreint n’incluant que les colonies de peuplement européen, se cristallisera un « statut des Dominions », ébauche de la Constitution d’un Empire appelé à devenir un Commonwealth of Nations. Comme le déclarait Burke en 1766 : « Sans subordination, il ne s’agirait pas d’un Empire. Sans liberté, il ne s’agirait pas de l’Empire britannique ».

 

Thibault Guilluy est docteur en droit public et post-doctorant à l’Institut Michel Villey (Université Panthéon-Assas).

Pour citer cet article :

Thibault Guilluy « Les conceptions de l’empire dans l’histoire britannique (XVIe-XVIIe siècle) : entre unité et union », Jus Politicum, n°14 [https://juspoliticum.com/articles/les-conceptions-de-l'empire-dans-l'histoire-britannique-(xvie-xviie-siecle)-:-entre-unite-et-union-1023]