Propos introductifs
Cette introduction entend montrer l’importance pour les juristes de se ressaisir de la question impériale. Alors que la question de l’empire colonial, de l’impérialisme et de la colonisation accapare les autres sciences sociales, il manque d’études sur l’Empire pensé juridiquement comme forme politique. Le but de ce colloque est de relever un tel défi et faire comprendre que la question impériale ne doit pas être laissée uniquement aux historiens du droit dans le domaine de la science du droit.
Introduction
Le moins que l’on puisse dire est que le fait de consacrer un colloque à la notion d’Empire n’est guère original tant le thème paraît à la mode. Il est aussi d’actualité.
Il est à la mode dans la science universitaire. Quelques exemples le montrent. Quelques jours avant la tenue de ce colloque, je recevais un courriel m’indiquant qu’à l’Université de Vienne, en Autriche, l’Institut de l’histoire contemporaine organisait un colloque sur le thème suivant : « Les empires dans une perspective comparée dépassant l’espace et les époques ». Ce colloque, qui s’est tenu le 27 mars 2014 à Vienne, a donné l’occasion à des universitaires, principalement des historiens, de discuter deux ouvrages rédigés en langue allemande portant sur l’histoire des empires. On pourrait aussi multiplier les titres de livres ou d’articles parus dans le domaine des relations internationales, de la science politique ou de la philosophie politique. L’empire est redevenu à la mode pour au moins deux raisons. La première tient à la discussion sur l’hyper-puissance américaine et sa contestation des évènements du 11 septembre 2001 (on ne compte plus les ouvrages sur l’impérialisme – ou le néo-impérialisme – américain), qui explique en partie le renouveau des études sur l’empire et l’impérialisme dans les relations internationales. La seconde raison renvoie aux historiens et à leur passion contemporaine pour l’empire, qui paraît principalement répondre de deux tendances dominantes : d’une part, la vogue des « post-colonial studies » qui fait de l’étude de l’empire un axe de ses recherches et, d’autre part, l’intérêt porté par le respect des minorités et la promotion du multiculturalisme. De ce point de vue, l’empire fait paradoxalement figure de modèle car, s’il se caractérise par l’unité du pouvoir impérial, il traduit une forme de pouvoir qui garantit une large autonomie culturelle aux territoires conquis. Rétrospectivement, l’empire aurait la vertu pour certains d’apparaître comme « pluraliste ». Pour ces diverses raisons, même s’il y en a certainement d’autres, la littérature sur l’empire est désormais considérable. Il n’est pas certain d’ailleurs que les livres les plus connus sur le thème soient les meilleurs. Ainsi, le best-seller mondial qu’est l’ouvrage de Michael Hardt et Toni Negri, Empire, a fait l’objet d’une recension particulièrement « meurtrière» de la part d’un des meilleurs spécialistes universitaires de la question impériale, apparemment peu sensible aux charmes de la pensée sulfureuse des deux penseurs marxistes.
Le thème est non seulement à la mode, mais il est aussi d’actualité – on pourrait ajouter malheureusement. Comment pourrait-on ne pas évoquer aujourd’hui l’affaire de la Crimée et de son annexion de facto par la Russie ? Dans un article de presse, Charles Urjewicz, professeur à l’INALCO, s’interroge sur l’identité de la Nouvelle Russie : « est-[elle] un empire multinational ou le cœur d’une “nation russe”, réelle ou fantasmée ? » Ou encore, est-elle « nationale ou impériale » ? Que gagnerait-on à qualifier plus souvent la Russie d’empire russe plutôt que de nation russe ? À cet égard, on est en droit de se demander si cette intervention de la Russie en Crimée ne procède pas de la conviction des gouvernants russes selon laquelle l’Ukraine ferait historiquement partie de leur zone d’influence – ce qui pourrait confirmer la validité de la théorie impériale ou l’un de ses avatars, la doctrine schmittienne des « grands espaces » (Großsraumordnungen).
Ces propos liminaires visent en réalité à introduire une discussion sur le titre même de ce colloque : « Peut-on penser juridiquement l’Empire comme forme politique ? ». La raison de ce colloque procède justement du décalage constaté entre la prolifération d’études sur l’empire et l’impérialisme dans certaines disciplines universitaires (histoire, sociologie, relations internationales, philosophie politique) – qui vient d’être évoquée – et l’absence presque totale d’études (livres, articles ou colloques) sur l’objet impérial dans les disciplines juridiques. Il y a cependant une exception : en droit international public, le thème de l’impérialisme est redevenu d’actualité depuis la traduction des travaux de Martti Koskiennemi et de Nathaniel Berman, relayés en France par notre collègue internationaliste, Emmanuelle Tourme-Jouannet. Celle-ci a non seulement publié en 2007, avec Hélène Ruiz-Fabri, les actes d’un colloque intitulé « Impérialisme et droit international en Europe et aux États-Unis », mais aussi organisé un colloque sur l’impérialisme à l’automne 2013. Mais comme on l’aura peut-être remarqué, le titre du présent colloque évite – soigneusement oserais-je ajouter – le mot d’impérialisme qui est en réalité très ambivalent. Il désigne le plus souvent l’impérialisme moderne et ses deux manifestations : d’un côté, le colonialisme et, d’un autre côté, l’impérialisme américain souvent présenté comme la seule forme d’impérialisme encore existant au XXIe siècle. Mais quelle que soit la définition adoptée, l’impérialisme apparaît comme trop connoté idéologiquement, soit qu’il renvoie à des auteurs socialistes ou communistes qui ont théorisé l’expansion internationale du capitalisme – de Hobson à Lénine (auteur d’un livre au titre-choc : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme) – soit à l’anti-américanisme qui caractérise une partie de la littérature de droit international qui, de Carl Schmitt à ses épigones d’aujourd’hui, voit dans ce concept un moyen de dénoncer l’hégémonie américaine dans la conduite des relations internationales. Il y a pourtant un lien entre l’empire et l’hégémonie qui mérite d’être creusé.
En voulant traiter l’Empire comme forme politique, on souhaiterait aborder de cette question de la façon la plus objective possible, en espérant justement échapper au biais idéologique véhiculé par le mot d’impérialisme. Ainsi, ceux qui attendraient des contributions ici assemblées des envolées lyriques sur les ravages du colonialisme ou horreurs de l’impérialisme risquent d’être déçus. Leur objet est plus modestement, de tenter de répondre à la question de savoir si l’on peut penser, encore aujourd’hui, la forme politique sans se référer exclusivement à l’État et prendre comme exemple de modalité alternative l’empire comme structure politique. Selon l’hypothèse, formulée dans notre programme de recherches pour l’Institut Universitaire de France sur la théorie constitutionnelle des formes politiques, il est réducteur, y compris en droit, de penser la forme politique sous la seule catégorie de l’État. C’est ce que nous avons tenté de démontrer dans l’ouvrage sur la Théorie de la Fédération qui avait pour principal objet, sinon pour but, de démontrer qu’on pouvait penser juridiquement la Fédération comme une forme autonome par rapport à l’État. Or, comme la Fédération et l’Empire ont des points communs, tout comme d’ailleurs des dissemblances, il a paru judicieux de se poser la même question : celle de l’autonomie conceptuelle au sujet de l’Empire et de rechercher si l’Empire pouvait être pensé en dehors du cadre de l’État. À propos des similitudes entre l’Empire et la Fédération, la plus frappante réside dans le fait que ces deux catégories existaient aussi bien dans l’Antiquité que dans le monde des Temps modernes : si l’existence des empires antiques est avérée et bien connue, – pas seulement l’empire romain d’ailleurs – il y a aussi des empires modernes qui ont été des empires coloniaux. Tout comme on peut parler de fédéralisme antique et de fédéralisme moderne, on peut légitimement distinguer l’impérialisme antique de l’impérialisme moderne. Il est en revanche plus difficile d’utiliser le concept de l’État pour décrire la Cité antique ; c’est pourquoi on recourt par ailleurs à un néologisme comme « Cité-État » pour tenter de saisir la particularité du monde politique antique.
Par ailleurs, en décrivant l’empire comme une forme politique, on souhaitait le dissocier de la forme de gouvernement qu’on appelle le gouvernement impérial. En France, on a plutôt l’habitude de penser l’empire à partir des deux expériences napoléoniennes. L’empire représente alors un mode de gouvernement autocratique, dont l’antonyme est le gouvernement parlementaire ou la monarchie constitutionnelle. Mais, tout comme la Fédération, qui est une forme politique capable d’englober diverses formes de gouvernement, l’empire peut être une forme politique aux formes de gouvernement variées. L’empire peut exister sans empereur. Songeons par exemple à la IIIe République française qui fut à la fois un Empire colonial et, à l’intérieur de la métropole, un régime républicain de type parlementaire, ou encore au Royaume-Uni qui fut à la fois un grand Empire colonial et une monarchie parlementaire ou, enfin, aux États-Unis qui constituent la forme paradoxale d’une République impériale.
Une telle entreprise qui consiste à redécouvrir l’empire pourrait probablement susciter le plus grand scepticisme chez nos juristes contemporains. Il est un fait d’abord que presque tous les ouvrages, ou manuels de droit constitutionnel ou de droit international public ne mentionnent même pas le mot d’empire dans leur index des matières. Il ne figure même pas dans le Dictionnaire international de droit international public de Jean Salmon (comme me l’a fait judicieusement remarquer mon collègue Gérard Cahin). Il n’est accepté que dans la discipline des relations internationales où il désigne « une hégémonie – politique, économique, militaire – d’une grande puissance sur d’autres États plus ou moins satellisés ». En droit constitutionnel, quand on parle d’Empire, c’est le plus souvent pour désigner soit le premier Empire napoléonien, soit le second Empire napoléonien. La doctrine constitutionnelle contemporaine privilégie donc une acception du terme d’empire qu’on laisse sciemment de côté qui est celle de l’Empire comme forme de gouvernement, c’est-à -dire comme régime politique caractérisé par la domination exercée par un homme – l’Empereur – ou parfois par une femme – l’Impératrice qui se caractérise par un pouvoir absolu. En traitant de l’empire comme forme politique, on s’intéresse à la seconde acception du terme qui désigne – ici de façon volontairement vague – une unité politique d’un genre spécial, composée d’une métropole, d’un Centre, et de colonies, de périphéries. Le trait caractéristique de la forme impériale est alors la domination du Centre sur la périphérie, sur les dépendances territoriales conquises initialement par la force.
Si l’entrée « empire » continue à figurer dans certains dictionnaires ou certains ouvrages, le mot n’a pas vraiment de sens concret pour un juriste tant il est – comme la Fédération d’ailleurs – parasité ou concurrencé par le mot d’État. Même les historiens du droit, quand ils évoquent l’empire romain, ont du mal à se séparer de la notion d’État qui envahit tout l’espace de la langue. Ayant eu l’occasion de relire le savant ouvrage de Yan Thomas, « Origine » et « commune patrie », j’ai été frappé par le fait qu’il nommait la « totalité » par rapport à laquelle doivent être comprises les cités conquises par Rome « un État ». Il est étonnant qu’un historien du droit aussi subtil que lui refuse de qualifier le pouvoir romain d’Empire, comme si ce mot devait être évité et qu’il fallait utiliser le mot d’État « faute de mieux » ajoute-t-il cependant, conscient de l’imperfection de la solution qu’il proposait. Ainsi apparaît nettement la raison du silence des juristes à l’égard du thème impérial : pour un juriste positiviste qui étudie le droit positif, il n’y a pas d’empire, il n’y a que de l’État. Le monde westphalien, que certains décrivent comme un monde post-westphalien, est fondé sur l’idée que la seule unité politique acceptable pour le droit international est l’État. L’Empire appartiendrait uniquement au passé. Il est de ce point de vue très éclairant que la juriste qui a rédigé la notice « Empire » du Dictionnaire de culture juridique soit justement une historienne du droit.
D’une certaine manière, le colloque organisé par l’Institut Michel Villey dont les actes sont ici publiés reconnaît cette tendance à ne voir dans l’empire qu’une forme du passé, ou une forme dépassée, car une partie des premières contributions est consacrée à des cas historiques : Rome, les empires amérindiens (des tribus indiennes), le deuxième Reich allemand. Pourtant, la perspective n’est pas ici celle de l’histoire du droit. Il s’agit de tenter d’apporter une réponse, ou des réponses, à la question de savoir s’il y a une autonomie, ou une certaine autonomie du concept d’empire. C’est pour cette raison que les questions de la distinction entre empire et État, ou encore entre empire et Fédération, ou, enfin, entre empire et hégémonie y sont explicitement ou implicitement traitées.
Si l’on voulait ajouter un mot à cette trop longue présentation, il faudrait avouer que la principale raison qui m’a poussé à organiser ce colloque, c’est l’insatisfaction ressentie à la lecture de l’introduction de Maurice Duverger au colloque transdisciplinaire qu’il avait organisé sur « Le concept d’Empire ». Dans ce texte, le « pape de la science politique française » estimait que l’on pouvait se passer de la définition du concept d’empire, ce qui est un peu surprenant quand on entend consacrer un colloque à un tel sujet ! Comprenne qui pourra. En tout cas, il m’a semblé impossible d’échapper à ce tourment de la définition, car si l’on veut isoler le concept d’empire, il faut bien être en mesure de le distinguer de ce qu’il n’est pas. On remarquera aussi que nombre d’auteurs, même des politistes, n’ont pas recouru à l’esquive de Duverger et qu’ils ont proposé des définitions du phénomène impérial. L’une d’entre elles est la suivante : « les empires sont des systèmes d’organisation politique propres à de vastes ensembles démocratiques et territoriaux, à des macro-sociétés ». Mais quel que soit l’intérêt d’une telle définition ou de celles, voisines qui ont en commun d’insister sur la taille du territoire et la diversité des populations, ces derniers éléments ne peuvent pour le juriste être des critères pertinents, comme l’ont démontré aussi bien Carré de Malberg et Kelsen en leur temps, que la savante exposition de Jean Combacau dans son Manuel de droit international. Une analyse juridique pertinente du phénomène impérial suppose de traquer la structure du pouvoir, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la hiérarchie entre la métropole et les colonies constitue le centre de gravité du concept de l’empire comme forme politique.
Bref, ce colloque s’est aussi voulu une invitation à réfléchir aux éléments qui permettraient de penser la question de l’Empire en droit. Je n’ai pas voulu en tant qu’organisateur de colloque proposer une définition de l’Empire pour orienter la discussion, de même que je n’ai pas voulu fixer comme cadre de travail mes propres hypothèses de travail sur l’autonomie de l’Empire et de la Fédération comme formes politiques. Chaque intervenant a eu toute liberté pour choisir son sujet et pour le traiter, mais j’espère, à titre purement égoïste, qu’on sortira collectivement un peu plus « éclairé » sur la question de savoir si les juristes peuvent penser cette notion d’Empire et, s’ils le peuvent, sur la manière dont ils peuvent la penser, les catégories ou instruments juridiques à partir desquels ils y parviennent.
C’est donc avec beaucoup de curiosité que j’attends le résultat de toutes leurs réflexions. Le dernier mot sera pour remercier très chaleureusement tous les participants à ce colloque pour y avoir consacré une partie de leur précieux temps et, pour certains d’entre eux, d’être venus de loin, voire de très loin, pour nous parler de l’empire, encore que le voyage ne soit pas tout à fait étranger au concept d’empire…
Nota
Par rapport au colloque du 26 mars 2104, les actes qui suivent comportent quelques changements qu’il faut mentionner. Ils contiennent deux articles qui n’ont pas fait l’objet de communication orale, mais qui ont cependant été ajoutés pour couvrir plus largement l’aspect doctrinal de la question impériale. Le premier texte est de la plume du Professeur Emmanuelle Tourme-Jouannet, qui propose de la part d’une internationaliste, une réflexion d’ensemble sur l’empire. Bien que cet article ait déjà été publié, il nous a paru judicieux de l’ajouter à ce numéro de Jus politicum. Le second article est un panorama de la doctrine publiciste française sur l’empire et l’empire colonial qu’Olivier Beaud avait envisagé de présenter oralement le 26 mars 2014, présentation à laquelle il avait cependant renoncé. Il a finalement décidé de l’écrire, sous l’amicale instigation de Jean Combacau, afin de compléter le champ de l’historiographie juridique sur l’empire parcouru par la présente revue. Compte-tenu de sa longueur, seule la première partie est ici publiée. En outre, Céline Jouin a modifié considérablement son texte sur Carl Schmitt en le recentrant de l’impérialisme vers l’empire. Enfin, les développements oraux de Denis Baranger étaient repris du chapitre de son livre – Écrire la constitution non écrite. Une introduction au droit politique britannique (Paris, PUF, 2008) – consacré à la notion d'empire en droit britannique. Il n'a pas semblé utile à l'auteur de les reproduire à nouveau. Son intervention orale est par ailleurs disponible en podcast sur le site de l'Institut Michel Villey.
Olivier Beaud est Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (Paris II) et membre de l’Institut Universitaire de France.
Pour citer cet article :
Olivier Beaud « Propos introductifs », Jus Politicum, n°14 [https://juspoliticum.com/articles/propos-introductifs-970]