En 1636, quelques exilés anglais, guidés par le pasteur Thomas Hooker, quittèrent le Massachussetts pour fonder leur propre colonie, aujourd’hui l’Etat du Connecticut. En 1639 ils adoptèrent des Ordres fondamentaux, destinés à  fonder et régir l’autorité politique au sein de la colonie. Confirmés en 1662 par une charte de Charles II, maintenus en vigueur jusqu’en 1818, les Ordres fondamentaux peuvent raisonnablement prétendre au titre de première constitution écrite effective en Amérique. Cette contribution vise à  montrer comment, et sur quels fondements, les habitants du Connecticut commencèrent à  pratiquer le constitutionnalisme écrit, alors que John Locke n’avait que six ans.

The Fundamental Orders of Connecticut, first efficient written Constitution in North AmericaIn 1636, a few british exiles, guided by Thomas Hooker, a congregationalist pastor, left Massachussetts to found their own colony, today the State of Connecticut. They adopted in 1639 some Fundamental Orders, drawn to found and rule their government. Confirmed in 1662 by a charter granted by Charles the second, upholded until 1818, these Fundamental Orders can reasonnably be held for the first efficient constitution in America. The purpose of this article is to show how, and on what grounds, the inhabitants of Connecticut started to put into practice written constitutionalism, when John Locke was only six years old.

Die Fundamental Orders of Connecticut, erste wirksame geschriebene Verfassung in NordamerikaIm Jahre 1636 verliessen einige englische Verbannte die Kolonie von Massachusetts, um ihre eigene Kolonie zu gründen : der heutige Staat Connecticut. 1639 verabschiedeten sie die sog. Fundamental Orders, die dazu bestimmt waren, die politische Gewalt innerhalb der Kolonie zu begründen und festzusetzen. Diese 1662 durch eine Charta vom König Charles II. bestätigte und bis 1818 geltende Fundamental Orders können durchaus als die historisch erste wirksame geschriebene Verfassung in Nordamerika angesehen werden. Der vorliegende Aufsatz zeigt wie und auf welchen Grundlagen die Einwohner von Connecticut den geschriebenen Konstitutionalismus zu praktizieren begannen, in einer Zeit in der John Locke nur sechs Jahre alt war.

« Pour autant qu’il a plu à  Dieu tout puissant par la sage disposition de sa divine Providence d’ordonner et de disposer les choses de telle sorte que nous les habitants et résidents de Windsor, Harteford et Wethersfield cohabitons et résidons maintenant au bord de la rivière Connecticut et sur les terres qui y sont jointes ; et sachant bien que là  où un peuple est rassemblé ensemble la parole de Dieu exige, pour maintenir la paix et l’union d’un tel peuple, qu’il y ait un Gouvernement ordonné et décent établi selon Dieu, pour ordonner et disposer des affaires du peuple à  toute saison selon les occasions ; en conséquence nous nous associons et nous joignons pour être un Publick State ou Commonwealth ; et, pour nous-mêmes et nos successeurs et tels qui se joindront à  nous ensuite, entrons en Combinaison et Confédération ensemble, pour maintenir et préserver la liberté et la pureté de l’Evangile de notre Seigneur Jésus Christ que nous professons maintenant, et également la discipline des Eglises, qui selon la vérité dudit Evangile est maintenant professée parmi nous ; et aussi dans nos Affaires Civiles, pour être guidés et gouvernés selon les Lois, Règles, Ordres et décrets qui seront faits, ordonnés et décrétés, comme suit : … 1]».

Après la Virginie, New Plymouth, et le Massachussetts, fondées depuis l’Angleterre dans les premières années du dix-septième siècle, et régulièrement incorporées à  Londres, trois autres colonies anglaises sont établies en Amérique. Le Connecticut, Rhode Island et New Haven ont en commun d’avoir été créées dans les années 1630 à  partir du Massachussetts, du fait des divergences de vues, plus ou moins affirmées, entre leurs fondateurs et les autorités civiles et religieuses de Boston. Elles ont en outre en commun de l’avoir été sans considération de l’Angleterre. La colonie du Connecticut est ainsi l’œuvre du pasteur Thomas Hooker et de ses paroissiens, qui envisagent à  partir de 1634 de quitter le Massachussetts, où ils viennent à  peine d’arriver. Dans un premier temps, l’assemblée législative du Massachussetts a retardé leur entreprise, c’est pourquoi Hooker n’a pas été le premier à  partir. La première installation anglaise connue au Connecticut remonte à  un certain John Oldham, qui après avoir négocié avec les Indiens a fait bâtir une première maison, et fondé par là  la ville de Wethersfield, berceau du futur Connecticut. C’est ensuite un second groupe d’habitants menés par Roger Ludlow et John Haynes, qui quitte le Massachussetts en été 1635, et fonde la ville de Watertown. Mais ce n’est pas le seul problème auquel les premiers habitants du Connecticut sont confrontés. Le Massachussetts ne voit pas d’un bon œil leur départ, et l’ancien gouverneur du Massachussetts John Winthrop, rentré en Angleterre après sa défaite aux élections en 1634, revient en octobre 1635, arguant qu’en vertu d’une patente concédée par le comte de Warwick, membre du Council for New England (lequel s’est auto-dissous à  Londres la même année), à  l’ordre de Lord Saye and Sele et Lord Brook, lesquels ont mandaté Winthrop par un accord du 7 juin 1635, ce dernier est en droit de réquisitionner les terres qui bordent la rivière Connecticut pour y établir une plantation.

John Winthrop et les autorités du Massachussetts d’une part, les fondateurs du Connecticut d’autre part, trouvent une solution de compromis, qui consiste à  reconnaître de fait l’autonomie des nouvelles plantations tout en maintenant implicitement une autorité théorique du Massachussetts. L’assemblée législative de cette dernière colonie décide en conséquence, le 3 mars 1636, qu’un conseil formé de représentants des quatre nouvelles plantations de la rivière Connecticut sera chargé de régler les éventuels conflits qui pourraient naître entre les colons. Mais il n’est pas explicitement question de la souveraineté, ni même de la dépendance ou de l’indépendance des nouvelles plantations, vis-à -vis de l’Angleterre ou seulement du Massachussetts : elles sont indépendantes de fait. Le Connecticut est ainsi formé dans un premier temps des quatre villes de Windsor, Hartford, Springfield et Wethersfield, et à  l’instar de ce qui s’est toujours fait depuis les premiers temps de la colonisation anglaise de l’Amérique du Nord, chacune des nouvelles plantations a pu envoyer deux représentants, pour siéger au sein d’une assemblée où une poignée de pères de famille règle les affaires courantes sans distinction des pouvoirs, et de fait provisoire, puisqu’elle ne dure que jusqu’en 1639. Mais « ainsi le premier gouvernement de la vallée du Connecticut prit la forme d’une représentation géographique, et les représentants choisis de cette manière représentaient naturellement toute la ville. Le gouvernement fonctionna pendant une année entière avec cette commission. Les villes, entre-temps, n’étaient pas incorporées et n’élisaient pas d’officiers ; leurs affaires étaient simplement ordonnées dans les assemblées de propriétaires. Dans le cadre des établissements frontaliers, tous les propriétaires qui assumaient une part du risque assumaient aussi une part de la direction ».

Avant d’aborder la rédaction et l’économie générale des Fundamental Orders du Connecticut, adoptés le 4 janvier 1639 (II), il faut s’attarder sur les influences qui ont conduit à  leur adoption. Dans le cas du Connecticut, il est possible d’affirmer que la religion, et spécifiquement la doctrine congrégationaliste, une branche radicale du calvinisme anglais, a été une influence déterminante, si ce n’est exclusive, de la pensée constitutionnelle (I). C’est également le cas à  New Haven et Rhode Island, et ce en conséquence de ce que les trois colonies n’ont pas été fondées depuis l’Angleterre. Elles ont ainsi échappé, dans un premier temps, à  l’influence du droit anglais des corporations, qui s’est conjuguée à  New Plymouth à  partir de 1620 et au Massachussetts à  partir de 1628, aux influences religieuses. Les Fundamental Orders présentent cependant la particularité d’avoir été confirmés par l’Angleterre après la Restauration, par une charte de 1662, et d’avoir été effectifs jusqu’en 1818, soit après l’Indépendance et l’adoption de la constitution fédérale des Etats-Unis d’Amérique. C’est une postérité remarquable, qui permet d’affirmer que depuis 1639, l’Etat du Connecticut pratique le constitutionnalisme écrit.

I. L’influence déterminante de la doctrine congrégationaliste

Il est question des fameux puritains. Mais le terme désigne des courants religieux très hétéroclites, et il faut distinguer d’abord entre ceux des calvinistes déçus par l’Eglise anglicane au point de la quitter, et les autres. Les premiers ont dû fonder une doctrine religieuse complète, sur des fondements calvinistes, afin de perpétuer leurs convictions religieuses en dehors de l’Eglise anglicane, dont ils contestent ce qu’ils nomment sa « constitution ». C’est alors une ecclésiologie centrée sur la notion biblique d’Alliance qui voit le jour en Angleterre au seizième siècle, et qui postule qu’une Église peut et doit être fondée par un accord de volontés passé entre chrétiens. Une telle idée, issue d’une lecture réformée des Ancien et Nouveau Testaments, se trouve pratiquée peu après Luther par les anabaptistes de Bohème et d’Alsace dans les années 1520. Elle est reprise par les théologiens palatins de la faculté de Heidelberg dans les années 1540-1560, et se développe en Angleterre à  partir des années 1570 (1). Cette ecclésiologie est dite congrégationaliste, en ce qu’elle postule que la notion d’Église n’est pas nécessairement universelle, et qu’une congrégation, entendue au sens d’une communauté de chrétiens unis par une alliance formalisée – par contrat, donc – est en elle-même une Église. Cette idée de la formation contractuelle d’une Église est associée dans les années 1590 par les auteurs congrégationalistes à  l’idée qu’il existe une constitution de l’Église, entendue comme son acte de formation initiale (2). Cette dernière idée est particulièrement développée par le pasteur Thomas Hooker, qui est directement à  l’origine des Fundamental Orders du Connecticut (3).

1. La contestation de l’anglicanisme par les premiers calvinistes radicaux

Dans l’historiographie contemporaine, Robert Browne (1550-1633) est présenté comme le premier séparatiste de l’Eglise d’Angleterre, du moins le premier dont l’influence est significative. Cette conception se traduit, à  la fin du seizième siècle, par l’utilisation courante du terme « brownisme », alors péjoratif, pour désigner les doctrines non-conformistes. Né à  Tolethorpe, dans le Rutland, Browne a probablement fréquenté le Corpus Christi College à  Cambridge, avant de s’installer à  Londres, où il aurait commencé à  prêcher le dimanche, en plein air, dans la paroisse d’Islington. Il revient à  Cambridge en 1578, où il se lie d’amitié avec Robert Harrisson, coauteur de ses premiers ouvrages. C’est alors qu’il rompt avec l’Eglise d’Angleterre, et fonde The Church, la première Église congrégationaliste. Ce qui est d’abord une pratique devient une doctrine sous la plume de Browne, dont les ouvrages sont publiés sous le manteau en Angleterre à  partir de 1582. Le contractualisme est l’élément central de son ecclésiologie, ce qui se traduit par l’adoption d’un covenant comme acte fondateur de l’Église, qui ne peut être constituée que par la réunion volontaire de chrétiens.

Le covenant, terme qui traduit en anglais la notion biblique d’Alliance, est une notion fondamentale, au propre comme au figuré. Au propre, elle sert de fondement à  l’ecclésiologie congrégationaliste. Au figuré, l’idée du covenant s’est transmise à  la philosophie politique dès les premières années de la colonisation de la Nouvelle-Angleterre, où elle a été le point de départ de la pensée constitutionnelle. Cela dit, « ce church covenant n’était pas une invention de Robert Browne, comme le docteur Dexter semble l’avoir supposé, puisqu’on sait que l’idée a été employée en Angleterre à  l’époque de Mary et en Ecosse plus tôt. Les anabaptistes continentaux usaient également de tels covenants, et certains étaient mieux rédigés et plus développés que ceux de la compagnie de Browne, mais il est maintenant évident que les anglais et les écossais n’ont pas emprunté le church covenant aux anabaptistes ». Mais cette dernière opinion de Champlin Burrage est à  son tour contredite par George Willison, qui pense que « ce concept d’un covenant libre était emprunté aux anabaptistes honnis et à  leurs descendants, les mennonites hollandais, que Browne avait connu à  Norwich, où beaucoup étaient venus s’installer comme travailleurs dans le commerce de la laine ».

A True and Short Declaration, both of the Gathering and Ioyning Together of Certaine Persons : and also of the lamentable breach and division that felle amongst them, présenté par Browne et Harrisson sous la forme d’un récit de leur expérience, marque l’émergence d’une doctrine séparatiste effective. Le point de départ de cette dissidence réside dans la pratique religieuse de Browne et notamment son refus de la hiérarchie épiscopale. La contestation de l’autorité du clergé anglican est fondée sur son défaut de légitimité, en considération d’une conception de l’Eglise, où dans la hiérarchie du pouvoir, « après le Christ on ne trouve pas l’évêque du diocèse, par qui sont entrepris tant de méfaits, ni quiconque investi d’une forme d’autorité, mais d’abord ceux qui ont l’autorité ensemble : d’abord l’Eglise, comme le Christ aussi l’enseigne, lorsqu’il dit, s’il n’a pas la bienveillance de les entendre, dites le à  l’Église, et s’il n’entend pas non plus l’Eglise, qu’il soit alors considéré comme un damné et un publicain, Mat.18.17. Ainsi l’Eglise est-elle appelée le pilier et le fondement de la vérité ». Browne part de l’idée que l’autorité ne peut résider originellement que dans l’Église – une tautologie, certes – et que toute autorité au sein de l’Église ne peut provenir que de l’Église elle-même, entendue au sens de la congrégation des fidèles. Cet argumentation de Browne, qui renvoie implicitement à  l’acte originel et originellement vicié, constitutif, de l’Église anglicane, est le point de départ de la contestation de l’Église anglicane en elle-même, autrement dit de sa constitution, terme qu’on va alors rapidement trouver, à  ce propos, sous la plume des séparatistes, et notamment de Henry Barrow, dans les années 1590.

2. Henry Barrow et la critique de la constitution de l’Église anglicane

Dans le cadre de sa confrontation avec le clergé anglican, Henry Barrow centre sa doctrine sur une critique radicale de l’Eglise d’Angleterre. Il est peut-être le premier, mais dans ses derniers écrits seulement, comme le souligne Gérald Stourzh, à  évoquer la « constitution antichrétienne de vos Églises » (s’adressant aux anglicans) et « la véritable Église constituée ». Cette approche constitutionnelle de l’Église est une conséquence de la synthèse des reproches fait par Barrow à  l’Eglise d’Angleterre. Sa logique, comme celle de Browne, est d’abord tournée vers une justification de la séparation.

Cette critique remonte à  1588, quand Barrow et John Goodman publient The True Church and False Church, onze arguments visant à  démontrer que l’Eglise anglicane n’est pas une véritable Église. La définition qu’en donne Barrow rejoint dans les termes et au fond la doctrine de Browne. Pour Barrow, « la vraie Église du Christ, correctement établie, est une compagnie de croyants ; séparée des mécréants et des damnés de la terre ; rassemblée au nom du Christ, qu’ils vénèrent, à  qui ils obéissent comme leur seul Roi, prêtre, et prophète ; joints ensemble comme les membres d’un seul corps, ordonnés et gouvernés selon les lois et les magistrats que le Christ a ordonnés dans son testament, sa dernière volonté ; et chacun dans et pour la liberté chrétienne de pratiquer quoi que ce soit que Dieu leur a commandé et révélé dans sa Sainte parole ». L’Église est ainsi définie comme « une compagnie de croyants  », lesquels sont littéralement incorporés dans l’Église. La parabole du corps (les croyants sont « joint together as members of one body »), qui s’inscrit ici dans la tradition chrétienne de l’Église perçue comme le corps du Christ, est certainement à  l’origine de l’expression utilisée dans le Mayflower Compact, «we covenant and combine ourselves into a civil body politic ».

3. L’ecclésiologie constitutionnelle de Thomas Hooker

Thomas Hooker est né en Angleterre en 1586, dans le Leicestershire, et comme la plupart des théologiens de son temps, est passé par Cambridge, où il a fréquenté le Queen’s College, puis l’Emmanuel College. Il devient recteur de la paroisse de saint George, dans le Surrey, en 1618, puis dans les années 1620 confesseur de la femme du privateer sir Francis Drake. En 1625, il est nommé lecteur à  l’Église sainte Marie de Chelmsford, et il commence à  publier ses sermons, qui lui valent une relative notoriété dans les cercles puritains de l’Ouest anglais. Thomas Hooker a ceci de remarquable qu’il est à  l’égard de l’idée de constitution la bonne personne au bon endroit et au bon moment. L’œuvre de Hooker est particulièrement adaptée au contexte d’Anglais livrés à  eux-mêmes, qui met en avant la volonté et la « liberté de l’homme naturel ». Son ecclésiologie, résolument congrégationaliste, développe spécifiquement l’idée d’une constitution de l’Eglise, conçue comme un corps politique établi par consentement. Le covenant est naturellement un élément central, pour Hooker le moyen de réaliser le droit qu’ont les chrétiens de jouir des « ordonnances du Christ ». Puisque la volonté et la liberté des membres fondent l’édifice, elles justifient le droit du peuple à  l’élection de ses magistrats.

Hooker développe l’idée d’un « homme naturel », à  qui Dieu a donné la « liberté » de se mettre en condition par son comportement. C’est une idée à  double tranchant, puisque « c’est la plus lourde peste au monde pour un homme naturel d’avoir sa propre volonté : c’est le terrible effroi de la vengeance du Seigneur lorsqu’il laisse un homme à  la mauvaise humeur de son cœur, le suivre, l’avoir, et être sous son pouvoir. […] La volonté d’un homme naturel est ce qu’il y a de pire en lui. La pire chose qu’il a, le plus grand ennemi, c’est son cœur et sa volonté ». Aussi regrettable qu’elle soit, elle est néanmoins présente. Dans une même optique, il mentionne la « liberté » de cet homme naturel, dont il ne précise pas qu’il est nécessairement chrétien : « aussi longtemps que les parties et membres de vos corps et les facultés de vos âmes continuent, aussi longtemps que durent votre compréhension et votre mémoire, pourquoi ne pourriez-vous contraindre vos corps à  venir à  l’Eglise autant qu’à  la brasserie ? pourquoi ne pas contraindre vos yeux à  lire, autant qu’à  jouer aux dés ou aux cartes ? Dieu vous a donné la liberté d’user de ces moyens, afin que vous puissiez recevoir la grâce ». C’est notamment cette position qui conduit Hooker à  contester passivement – par son départ avec sa congrégation – l’admission trop sélective des membres de l’Eglise de Boston. Il admet, au contraire du pasteur John Cotton, que l’Église peut accepter en son sein, non pas n’importe qui, mais ceux qui ont la volonté de recevoir un jour la grâce et s’y emploient. Cette position, en pratique, a une forte incidence sur le gouvernement civil en Nouvelle-Angleterre. Au Massachussetts, il faut être membre d’une Église pour être citoyen, ce qui ne sera pas le cas au Connecticut.

Dans son ouvrage A Survey of the Summe of Church-discipline, wherein the way of the churches of New-England is warranted out of the Word, qu’il publie en 1648 depuis le Connecticut, Hooker résume, dans un contexte théologique toujours très animé, sa conception de la formation d’une Eglise. L’Eglise est directement assimilée à  un corps, au sein duquel se distingue la tête, « puisque la Tête, ainsi que l’Église qui est son corps, se considèrent doublement. Le Christ est une Tête Mystique, par son influence spirituelle. Et Politique, par ses spéciaux conseils quant aux moyens, et la dispense de ses ordonnances. Le Christ est aussi un corps, Mystique, Politique. Le corps Mystique est l’Église des vrais croyants (…) unis spirituellement dans le Christ, par qui, puisqu’Il est la Tête, tout mouvement et toute vie spirituels sont communiqués, qui sont reçus par eux. Le corps Politique ou Eglise visible résulte de cette relation, qui est entre ceux qui professent la foi, lorsque par consentement volontaire [voluntary consent] ils se soumettent au gouvernement du Christ ». On retrouve des éléments qui animent la théologie chrétienne depuis le Moyen Age, mais ces éléments prennent ici des accents modernes, même s’ils sont toujours appliqués à  l’Eglise, et non explicitement au gouvernement civil. Pourtant la fin du paragraphe, relative au corps politique de l’Église, et au voluntary consent de ses membres, accompagne une pratique politique contractualiste, exactement à  la même époque, depuis les années 1630 en Nouvelle-Angleterre. Les libertés de l’homme naturel, le corps politique, le consentement volontaire, autant d’éléments qui placent de fait la théologie de Thomas Hooker aux frontières de la philosophie politique, quand bien même l’auteur n’aborde pas la question explicitement. Cependant, il consacre le second chapitre de A Survey of the Summe of Church Discipline à  « la Constitution d’une Église visible et ses causes : l’effectif et la matière ».

L’idée de constitution, sous la plume de Hooker, renvoie non seulement à  un acte originel daté et volontaire (c’est particulièrement frappant lorsque Hooker en vient à  « s’interroger sur l’Église visible et sa première constitution, ou rassemblement »), mais également, dans une perspective ecclésiologique, à  un acte individualisé, propre à  la formation de chaque Église visible, puisque « chacune ne reçoit pas sa constitution en tout ou partie d’une autre ». Et surtout l’évolution de la signification du terme est désormais acquise, du moins sous la plume congrégationaliste. Le mot renvoie chez Hooker sans conteste à  un acte volontaire, même s’il n’évoque pas encore un document écrit qui exprime des normes fondamentales spécifiquement destinées au gouvernement civil. « Cette Église visible, écrit d’abord Hooker, doit être considérée à  deux égards, soit en respect de sa constitution, ou de son gouvernement ». La distinction est d’importance, puisqu’elle témoigne de ce qu’il n’y a pas de confusion entre le gouvernement de l’Église, d’un point de vue organique, institutionnel, et l’acte initial de sa formation, sa cause dans les faits. La constitution est par là  identifiée à  un élément fondamental, existant en tant que tel, indépendamment de la forme du gouvernement de l’Église. Plus spécifiquement, « l’Église dans sa constitution est envisagée de deux manières, comme Totum essentiale, ou integrale. Comme Totum essentiale, ou homogenum, regardez-là  dans ses premières causes, desquelles elle tient son existence, à  partir desquelles elle vient à  être rassemblée, c’est l’Ecclesia prima. Cette Église a le droit d’élire et de choisir ses officiers, et lorsqu’ils y sont installés, elle devient Totum organicum. La corporation est un véritable corps, lorsqu’elle na pas d’autre major, d’autre officier, que ceux qu’elle choisit heureusement tous les ans ». La corporation est un véritable corps, et l’affirmation n’est pas aussi tautologique qu’il n’y paraît, qui sous-entend que l’Église ainsi formée est conforme aux prescriptions de la Bible, et qu’elle est par conséquent non seulement un véritable corps, mais aussi et surtout le corps du Christ. Mais rien ne saurait être parfait en ce bas monde, et même « les Églises constituées de bonne manière peuvent être corrompues par des scandales, et empestées par des personnes scandaleuses qui peuvent être tolérées, jusqu’à  ce que, d’une façon judiciaire, les censures de l’Église soient exercées à  leur égard, selon les règles du Christ, et qu’ils soient par là  réformés ou enlevés et coupés du corps ».

La constitution d’une Église au moyen d’un covenant est alors une prérogative, voire une obligation du chrétien. Le sola scriptura réformé a conduit les congrégationalistes à  développer l’idée d’un droit fondamental, naturel et divin, qui doit seul régler la conduite des chrétiens. L’interprétation fait le reste, et partant d’une conception littérale de la notion d’alliance, une telle démarche aboutit en Nouvelle-Angleterre à  l’idée qu’en application du droit naturel (la Bible), un body politic doit être formé par la réunion formelle du consentement de ses membres (le covenant). « Un covenant et une confédération mutuels des saints dans une camaraderie de la foi selon l’ordre des Evangiles, c’est ce qui donne sa constitution et son existence à  une Église visible. Cette confédération et ce covenant impliquent deux choses. 1. L’Acte qui est passé entre plusieurs hommes sur le moment, et s’évanouit dans l’expression. 2. [L’] État qui est généré par l’Acte d’obligation, qui n’est rien d’autre que la relation de ces personnes ainsi obligées chacune envers les autres. En résumé, c’est cela. Par un accord mutuel chacune envers les autres, des personnes se tiennent liées dans un état et dans une condition tels qu’ils doivent en observer les termes, et marcher de telle sorte qu’ils atteignent cette fin. Et la bonne conception de la nature de la chose, j’entends, l’incorporation des hommes ensemble, contraindra le jugement à  produire cela ».

Le caractère fondateur du covenant ne fait pas de doute, et il est remarquable que celui-ci soit désormais associé à  la fondation d’un État. Il est également remarquable que la nature de cet État, nommément, soit identifiée à  une relation contractuelle. De plus, le caractère contractuel du covenant est relié explicitement par Hooker à  la liberté qu’ont les hommes de consentir, allant jusqu’à  établir un parallèle à  cet égard avec le gouvernement civil. Ainsi, « chaque homme est libre de se joindre à  un autre qui est apte à  la camaraderie, ou de refuser. […] Il est évident, d’une part, que ce n’est pas toute relation, mais un tel engagement, qui est issu d’un libre consentement, qui fait le covenant. D’autre part, cet engagement donne à  chacun un pouvoir sur les autres, et maintient la communion des uns avec les autres, qui ne peut être qu’atteinte, selon les termes de l’accord ». Le covenant est présenté sous l’aspect d’une loi fondamentale, qui semble jouer le même rôle que celui que Hooker prête aux ordonnances de la Bible, constituer et préserver l’Église. Il a pour fonction de maintenir la communion, en s’appuyant notamment sur ses termes.

Hooker va plus loin et, sans pour autant développer une théorie contractuelle du gouvernement civil, mentionne l’hypothèse, allant jusqu’à  reprendre ouvertement la thèse des premiers whigs sur l’origine contractuelle du pouvoir monarchique. Parmi les « raisons du covenant », il est pour lui celle « tirée de la ressemblance de cette policy avec tous les autres corps politiques. […] Chaque corps plein et entier est fait de ses membres, qui par référence et dépendance mutuelles sont joints les uns aux autres. Ainsi les corporations dans les villes et cités, qui ont leur Charte octroyée par le Roi ou par l’État, qui leur donne mandat et autorisation de s’unir pour mener à  bien telles œuvres, à  telles fins, avec tels avantages : car leurs engagement mutuels, d’observer tels termes, de marcher de telle manière, qui conviendront à  leur condition, donne existence à  un tel corps ». Le consentement est à  l’origine du corps, mais surtout, il est pour Thomas Hooker la seule source possible, alternativement à  Dieu, de tout pouvoir. On retrouve dans cette idée une conception, à  maintes reprises exprimée par Hooker, de la liberté naturelle que Dieu a octroyée non seulement aux chrétiens, mais aussi aux hommes naturels. Dieu a crée l’homme libre ; en conséquence il n’est que Dieu ou sa volonté qui puisse le contraindre légitimement. La démarche n’est pas sans évoquer ce que sera la construction rousseauiste, puisque l’auteur part du constat que les hommes sont créés libres, en l’espèce par Dieu, et qu’alors s’ils sont contraints, cela ne peut être que selon cette liberté. Ainsi, « ceux qui ont un pouvoir mutuel les uns sur les autres, de commander et de contraindre le cas échéant ; qui étaient en eux-mêmes libres les uns des autres, d’une manière déterminée par la divine providence : ils doivent par un accord et un engagement mutuels partager ce pouvoir. Mais l’Église des croyants a un pouvoir mutuel chacun envers l’autre de commander et de contraindre, sur ceux qui étaient libres les uns des autres. Pour cette raison ils doivent par un accord mutuel partager ce pouvoir ».

L’œuvre de Thomas Hooker révèle autant qu’elle illustre l’influence directe de la doctrine congrégationaliste, et spécifiquement du covenant, sur la constitution écrite. La « constitution », dans les termes et au fond, est bien présente chez les séparatistes en Nouvelle-Angleterre, qui l’ont déjà  largement détachée de ses origines romaines et canoniques. Mais surtout cette constitution est associée à  la formation d’un corps à  partir d’individus, un body politic, et à  la doctrine contractualiste du covenant. Les trois éléments semblent indissociables, dans l’évolution qui préside à  la mise en œuvre des premières constitutions écrites. Une fois associés le caractère écrit et contractuel des covenants, lesquels s’imposent comme les actes fondateurs de chaque Église, et l’idée de la formation d’un « corps politique » doté d’une « constitution », il ne reste plus qu’à  mettre en œuvre de tels principes appliqués au gouvernement civil, puisque même dans une optique aristotélicienne d’imitation de la nature, l’Église est pour un chrétien le modèle le plus parfait de communauté politique.

Il ne s’agit pas d’adapter exactement le modèle du gouvernement de l’Église au gouvernement civil. Pourtant, comme le souligne Sargent Bush, Jr., dans The Writings of Thomas Hooker, « la sympathie pour l’intégrité de l’âme individuelle s’est transportée des pensées de Hooker sur l’organisation de l’Église, vers ses idées sur la théorie et la pratique politique. Son fameux sermon à  Hartford, le 31 mai 1638, auquel on attribue d’habitude une influence sur la formation des bientôt rédigés Fundamental Orders of Connecticut, se concentre justement sur ce point ». Ledit sermon reste la pièce manquante pour attribuer clairement à  Hooker des positions modernes et démocratiques appliquées au gouvernement civil, et une influence déterminante sur ses contemporains de la Nouvelle-Angleterre. Il n’en existe qu’un résumé, qui ne retrace que les grandes lignes de l’intervention du pasteur : « I. Le choix des magistrats publics appartient au peuple par la permission de Dieu. II. Le privilège de l’élection, qui appartient au peuple, ne doit en conséquence pas être exercé selon leurs humeurs, mais selon la loi et la volonté bénies de Dieu. III. Ceux qui ont le pouvoir de nommer les officiers et les magistrats, il est en leur pouvoir, également, de poser les frontières et limites du pouvoir et de la place auxquels ils les ont appelés ». Il y a ainsi chez Hooker l’idée selon laquelle le pouvoir peut et doit être limité par le peuple, à  qui « appartient le choix des magistrats publics ». Et c’est naturellement que l’auteur se tourne vers le droit positif et écrit pour qu’il exprime les « frontières et les limites du pouvoir ». Mais, comme le souligne Robert J. Taylor, « Hooker voulait apparemment donner au peuple plus de pouvoir dans la limitation de l’autorité de leurs magistrats que les meneurs de la Baie ». Et de fait, le Connecticut sera la première des colonies de la Nouvelle-Angleterre à  mettre en œuvre un gouvernement civil aux prérogatives limitées, et définies par une loi fondamentale.

II. Les Fundamental Orders du 4 janvier 1639

Le sermon de 1638 apparaît comme le lien déterminant entre la pensée constitutionnelle de Hooker et sa mise en pratique en Amérique du Nord. Il témoigne du lien qui unit, au sein du constitutionnalisme libéral, le consentement, la représentation, et la limitation du pouvoir. La pensée et les actes de Hooker marquent donc une véritable rupture dans la conception du gouvernement. Il y est clairement affirmé que le pouvoir trouve sa légitimité dans le consentement des gouvernés, et que ce pouvoir, puisqu’il est exercé au nom des gouvernés, peut faire de leur part l’objet de restrictions. Au Connecticut, l’écrit s’impose pour la première fois comme la matérialisation concomitante du contrat social, du fondement de l’autorité civile, des institutions qui l’incarnent, et de ses limites.

Après une réunion le 26 avril 1636 à  Newtown, ville du Massachussetts où s’est d’abord établi Thomas Hooker, puis une le 1er septembre, le Connecticut connaît sa première véritable assemblée le 1er mai 1637, lorsque se réunissent à  Hartford les représentants initialement choisis pour siéger au conseil (qui sont encore huit mais ne seront plus que six du fait du départ de la ville de Springfield), auxquels s’ajoutent les membres de « comités » formés localement dans chaque ville. La seconde réunion date du mois d’avril 1638, et c’est à  cette occasion que Thomas Hooker « donna son fameux sermon, le 31 mai 1638, dans lequel il dit que toute l’autorité civile réside dans les gens en eux-mêmes [in the people themselves], dont les chefs élus devaient poser un cadre général de leur gouvernement par écrit ». Avec l’adoption, le 14 janvier 1639, des Fundamental Orders du Connecticut, le droit écrit trouve une pleine expression, fondamentale, qui allie l’idée d’établir le pouvoir sur un fondement contractuel et celle de le limiter au moyen de normes de référence d’abord posées par les gouvernés. Ainsi, bien qu’il n’y ait pas nécessairement d’intérêt à  savoir quel texte peut être qualifié de première constitution écrite – c’est dans une large mesure une question de définition ; au fond, l’association de l’écrit et de la volonté présente de l’intérêt relativement à  sa postérité – il apparaît que les Fundamental Orders du Connecticut, largement tributaires des idées congrégationalistes et spécifiquement de celles de Thomas Hooker, sont un texte qui exprime des règles fondamentales dont la finalité est d’établir une autorité civile légitime, et de poser les limites de son pouvoir. Le texte en question porte un nom spécifique, les Fundamental Orders, et s’il n’est pas qualifié directement de constitution, le caractère fondamental des « ordres » qu’il pose ne semble néanmoins pas discutable, ne serait-ce qu’à  la lecture du titre. Le texte est a priori l’œuvre de l’assemblée issue du compromis de 1636, élargie aux membres des comités formés de fait et localement dans chaque ville, et on suppose que Roger Ludlow, qui la présidait, est l’auteur du texte dans ses grandes lignes. Il est remarquable que ces Ordres Fondamentaux ne sont pas adoptés par l’ensemble des citoyens de la nouvelle colonie mais par dix-neuf personnes, certes représentants légitimes des colons, qui ont adopté les Ordres à  l’anglaise, selon les mêmes formes qu’un simple texte de loi. Ces constituants de fait n’avaient pas reçu un mandat explicite de leurs administrés pour constituer, mais ils s’avèrent peut-être plus légitimes que les constituants américains de 1787, d’abord réunis à  Philadelphie pour modifier le texte de 1776, qui s’était révélé définitivement imparfait à  la suite d’un différend commercial opposant les Etats sur les droits de pêche.

Le Connecticut présente la particularité d’avoir été fondé par des anglais, et d’avoir existé pendant près de trente ans dans l’ignorance de l’Angleterre. C’est d’autant plus remarquable que la colonie se dote rapidement d’une constitution écrite effective, fondatrice de la colonie et de ses institutions. Le principe démocratique est associé directement au constitutionnalisme écrit (1), association devenue pleinement laïque dès lors que la citoyenneté est détachée de l’appartenance à  une Église (2). L’ensemble des citoyens élit annuellement le gouverneur et l’assemblée législative, dont le texte dispose qu’elle est alors « le suprême pouvoir dans le Commonwealth » (3).

1. L’association du constitutionnalisme et du principe démocratique

Le préambule affirme notamment que les habitants « s’associent » et « se joignent pour former un Publick State ou un Commonwealth ». Il n’est cette fois pas question dans les termes de fonder un body politic, comme l’ont fait les passagers du Mayflower, mais un Publick State. La terminologie évolue, et témoigne peut-être de la distinction qui est en train de s’établir, partant d’une confusion des deux, entre l’Église et son gouvernement d’une part, l’Etat et l’autorité civile d’autre part. Il s’agit bien cependant de créer un Etat, une chose publique, qui appartienne à  tous. Le caractère associatif de ce Publick State est affirmé, posant par là  les fondements contractualistes de ce qu’il faut peut-être appeler déjà  l’Etat du Connecticut. C’est une association, laquelle est comme une société, avant toute chose un contrat. Cette idée est réaffirmée lorsqu’il s’agit d’entrer « en Combinaison et Confédération ensemble » : le premier terme évoque l’idée d’une réunion ordonnée, le second celui d’une alliance. Il évoque aussi l’idée fédérale telle que le droit américain l’a ensuite développée, et le fait est que le Connecticut est dans un premier temps gouverné comme une petite fédération. L’assemblée y est monocamérale, mais les villes y sont également représentées (il faut cependant réserver le fait que la très faible population de la colonie dans les premières années empêche de trop grandes disparités dans la population des villes), et certaines dispositions des Fundamental Orders visent à  garantir dans une certaine mesure l’autonomie des villes.

Au fond, les Fundamental Orders sont un texte destiné à  limiter le pouvoir. Ils sont aussi une règle fondamentale, au sens kelsénien du terme, en ce qu’ils entendent définir le mode de formation des autres normes. Le préambule se termine sur une prescription, selon laquelle les « Lois, Règles, Ordres et décrets », doivent être formés selon « ce qui suit » (les articles qui suivent le préambule). S’il n’est pas encore question de hiérarchie des normes, et que les Fundamental Orders ne font pas l’objet d’une procédure d’adoption particulière – ils ont dès lors la valeur d’une simple loi, comme les principaux textes du droit public anglais – le texte est néanmoins destiné à  régir le mode de production des normes, et donc à  leur servir de fondement. Le texte se présente ainsi d’emblée avec beaucoup des caractères d’une constitution écrite : il sert de fondement aux autres normes, pose des institutions et des règles de gouvernement, et vise à  limiter le pouvoir.

Le fait que les Fundamental Orders ne mentionnent ni les autorités anglaises, ni celles du Massachussetts, contribue enfin à  l’association du principe démocratique individualiste et de la constitution écrite (et les deux idées sont alors pour le moins embryonnaires). Comme le remarque J. Hammond Trumbull, « une particularité de cette constitution ne doit pas être oubliée. La seule allégeance qu’elle mentionne est due au « gouvernement de la juridiction du Connecticut » ; la seule « autorité suprême » qu’elle reconnaît est le « corps des freemen » et l’assemblée où ils sont représentés par leurs députés ; elle ne demande l’obéissance qu’aux lois qui « sont ou seront faites par l’autorité légale ici établie – et en leur absence, la règle de Dieu ». Il n’y a pas un mot ou un commencement de soumission à  un quelconque pouvoir souverain qui ne serait pas exercé par, ou ne procéderait pas du peuple ».

2. Une citoyenneté détachée des Églises

Le Connecticut se distingue essentiellement du Massachussetts en ce qu’il n’est pas établi en droit un régime théocratique. La conception de la citoyenneté est cependant restrictive, du fait notamment des dispositions de l’article premier, qui réserve la citoyenneté à  ceux qui ont été admis comme « Habitants » par la « majeure partie de la ville où ils vivent ». William Hubbard, qui publie en 1680 The History of New England, souligne à  cet égard, parlant des habitants du Connecticut, qu’ « ils entrèrent dans une combinaison entre eux, et devinrent ainsi un body politick par consentement mutuel, et établirent telles lois et constitutions qui étaient nécessaires pour la fondation d’un gouvernement civil […] ce qui semble avoir été l’occasion, pour ceux de la colonie, d’adopter un plus large compas, relativement à  leurs freemen, que ne l’avaient fait ceux du Massachussetts avant eux ; ne restreignant pas la liberté de leur gouvernement civil à  l’appartenance à  une Église ». Cette idée rejoint certainement une conception également plus large de l’appartenance à  une Église qu’au Massachussetts, de telle sorte que le système est moins verrouillé au Connecticut. Il est en effet cohérent, dès lors que la qualité de citoyen est réservée aux membres des Églises, d’exercer une sélection à  l’entrée dans l’Église, sans quoi la restriction perd de son intérêt. Au contraire, au Connecticut, dès lors que la citoyenneté n’est pas conditionnée par l’appartenance à  une Église, les conditions de cette dernière ne sont pas un enjeu politique.

S’il reste une condition posée pour devenir « Habitant », à  savoir l’approbation par la « majeure partie de la ville », la citoyenneté est au Connecticut officiellement détachée de l’appartenance à  une Église. Il reste cependant un lien organique entre le gouvernement et les Églises de la colonie, en ce que l’article 4 des Ordres Fondamentaux dispose que « nulle personne ne sera choisie Gouverneur plus d’une fois en deux ans, et [que] le Gouverneur devra toujours être membre d’une congrégation approuvée ». L’exigence de l’appartenance à  une Église, si elle n’est pas posée dans le cas des citoyens, est maintenue dans le cas du gouverneur. Le Connecticut est donc un Etat presque laïque. En dehors de la restriction tenant à  la personne du gouverneur, les Églises n’ont pas de prise directe sur le gouvernement de la colonie ; il est un Etat démocratique en ce qu’il fait une place large pour l’époque au consentement des gouvernés. Celui-ci est au fondement de tout l’édifice, et se traduit pratiquement par l’élection du gouverneur et de ses assistants directement par les citoyens.

3. Le suprême pouvoir dans le « Commonwealth »

« Dans lesdites Generall Courts réside le suprême pouvoir dans le Commonwealth, et seulement elles auront le pouvoir de faire des lois ou de les abroger, d’octroyer des levées, d’admettre des Freemen, de disposer des terres dont il n’a pas été disposé, à  diverses Villes ou personnes […] ; et aussi pourront s’occuper des autres matières qui concernent le bien de ce Commonwealth exceptée l’élection des Magistrats, qui sera faite par tout le corps des freemen ». L’assemblée dispose ainsi d’une compétence législative, et surtout d’une compétence de principe. Une seule limite matérielle est posée à  son pouvoir, ne pas toucher à  l’élection des magistrats par le corps des freemen. Elle dispose également d’une compétence fort importante, bien qu’implicite : il est en son pouvoir de modifier les Fundamental Orders, sans passer par une procédure particulière. Ainsi le 5 février 1645, à  l’instar de ce qui s’était fait au Massachussetts en 1634, un droit de veto est institué au profit des magistrats par une simple délibération de l’assemblée. Ce sont désormais trois magistrats qui doivent siéger et non plus quatre, et surtout désormais, deux magistrats seulement pourront s’opposer à  l’adoption d’une loi. Manifestement, le fait qu’une telle disposition aille ouvertement contre les Fundamental Orders ne pose pas de problème, puisque l’assemblée annonce clairement son intention : « alors qu’il est dit dans les Ordres fondamentaux, que la Generall Court sera composée du Gouverneur ou de quelqu’un choisi pour modérer et de quatre autres magistrats au moins, il est maintenant Ordonné et jugé qu’une cour est légale, si le Gouverneur ou son adjoint avec trois autres Magistrats y sont présents, avec la majorité des députés légalement choisis. Mais aucun acte ne sera passé ou tenu pour une loi, qui n’a pas été confirmé et par la majeure partie desdits Magistrats, et par la majeure partie des députés présents, Magistrats et députés se voyant attribuer, chacun, un droit de veto ».

Les Fundamental Orders sont enfin remarquables par leur postérité. Ils furent confirmés, à  peu de choses près, après la Restauration des Stuart en Angleterre, par une charte octroyée en 1662 par Charles II. Elle resta en vigueur jusqu’en 1818, soit 42 ans après l’Indépendance des Etats-Unis d’Amérique, ce qui témoigne de ce que les habitants du Connecticut, après même l’adoption de la Constitution fédérale de 1787, n’ont pas éprouvé le besoin de changer de constitution. De telle sorte qu’en substance, les Fundamental Orders ont été effectifs de 1639 à  1818, soit presque deux siècles d’effectivité, une longévité inégalée si ce n’est par la constitution fédérale des Etats-Unis elle-même. Cette permanence témoigne à  elle seule de ce que les Ordres Fondamentaux ont été, pour les habitants du Connecticut, un ensemble de normes écrites destinées à  établir définitivement une forme de gouvernement, à  en limiter les prérogatives, en même temps qu’une traduction de principes jusnaturalistes tirés avant tout de la conjugaison du contractualisme inhérent à  la doctrine congrégationaliste, et du principe représentatif hérité de l’Angleterre.


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document joint : traduction des Fundamental Orders du Connecticut

Charles Reiplinger est maître de conférences en droit public à  l’Université de Paris XIII. Il est l’auteur de : Naissance de la constitution écrite. La constitution des corps politiques en Angleterre et en Amérique du Nord au seizième et dix-septième siècles, thèse, Paris II, 2004.

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Pour citer cet article :

Charles Reiplinger « Les Fundamental Orders du Connecticut, première constitution écrite effective en Amérique du Nord », Jus Politicum, n°1 [https://juspoliticum.com/articles/les-fundamental-orders-du-connecticut-premiere-constitution-ecrite-effective-en-amerique-du-nord-32]