L’idée d’un droit politique suppose d’envisager le droit non pas à  travers la question de l’obéissance, qui n’a de sens qu’à  l’échelle individuelle, mais à  travers celle de la reconnaissance : à  l’échelle collective, seule la reconnaissance du souverain par ses sujets fait la valeur juridique de ses actes. De même, sans reconnaissance de la majorité par la minorité, il n’existe pas de communauté politique, liée par un même droit. Dès lors, du point de vue du droit politique, le contenu de la règle importe moins que les termes de sa réception, selon qu’elle est reconnue ou désavouée par les sujets.

The concept of « droit politique » implies that law should not be analyzed through the question of obedience, which concerns only the individual, but through the question of acknowledgment : on a collective scale, the sovereign has to be acknowledged by his subjects in order to issue law. If the majority is not acknowledged, as well, by the minority, there is no political community, and hence no valid law. As a consequence, the “droit politique” will emphasize, more than the rule in itself, the way in which it is understood by the subjects, whether it is acknowledged or disowned by them.

Die Idee eines „politischen Rechts“ suggeriert, dass Recht nicht so sehr unter dem Blickwinkel des Gehorsames - der ja nur auf individueller Ebene Sinn macht - sondern vielmehr unter demjenigen der Anerkennung analysiert werden sollte : auf kollektiver Ebene kann erst die Anerkennung des Souveräns durch seine Bürger seinen Anordnungen Rechtskraft verleihen. Ebenso kann es ohne Anerkennung der Mehrheit durch die Minderheit keine durch Recht gebundene politische Gemeinschaft geben. Vom Standpunkt des politischen Rechts her ist der Inhalt einer Norm weniger wichtig als die Bedingungen ihrer Rezipierung, also die Frage ob die Norm von den Bürgern anerkannt oder widerrufen ist.

Le point de départ d’une théorie du droit politique pourrait être l’idée suivante : ce qui constitue le droit, c’est le fait qu’il soit reconnu par les sujets qu’il régit. Une règle, par elle-même, n’est qu’une suite de mots, un simple énoncé : elle n’acquiert une valeur sociale, une portée collective, que lorsqu’il est reconnu qu’elle vaut pour l’ensemble des sujets de l’Etat. Le législateur, les tribunaux, ou tout organe politique habilité à  le faire peut certes conférer formellement valeur juridique à  une décision. Mais cet acte n’a lui-même de valeur que dans la mesure où les organes politiques sont collectivement reconnus par les sujets. Si cette reconnaissance fait défaut pour une portion significative d’entre eux, la règle ou le commandement ne seront pas pleinement du droit, mais plutôt une simple prétention : pendant la première révolution anglaise, par exemple, le roi et le Parlement prétendaient tous deux que leurs actes avaient valeur juridique pour l’ensemble des sujets d’Angleterre. En un sens, chacun avait raison, dans la mesure où ses décisions étaient reconnues par une partie des sujets du Royaume ; mais, dans le même temps, ils avaient tous les deux tort, en ce que ni les actes de l’un, ni les actes de l’autre n’étaient reconnus par l’ensemble des sujets.

 

Aussi, même lorsqu’il s’exprime sous forme impérative, on ne peut considérer que le droit serait un simple commandement : parce qu’il n’a de sens que comme lien social, le droit est bien plutôt un rapport entre le commandement et l’obéissance. Un souverain que personne ne reconnaît comme souverain n’édicte pas des règles de droit : il ne fait que proférer de simples phrases, énoncées à  l’impératif, sans portée collective et, partant, sans valeur juridique. La reconnaissance n’est donc pas seulement une condition nécessaire à  la valeur juridique : elle est cette valeur juridique même, elle est ce par quoi le droit est du droit. Si cette idée est restée si souvent méconnue, c’est parce qu’on se borne fréquemment à  n’envisager le droit que dans une relation entre l’Etat et l’individu : que l’individu accorde ou non une reconnaissance aux actes du souverain, il n’en sera pas moins assujetti à  ses décisions et, en ce sens, l’analyse que les positivistes font du droit est exacte. Même si le sujet ne se reconnaît pas obligé, il n’en sera pas moins contraint. Mais on ne peut ramener l’analyse du droit à  cette seule dimension : le droit doit également être regardé dans la relation qu’entretient l’Etat avec l’ensemble de ses sujets, et, dans cette perspective, il n’est plus possible de le ramener à  un simple commandement assorti de sanctions. Car alors la reconnaissance, loin d’être indifférente, devient au contraire constitutive du souverain lui-même. Tel pourrait être le sens de la distinction, très tôt opérée par les Anglais, entre le roi et la Couronne : la Couronne, entendue de cette manière, c’est le roi en tant qu’il est reconnu comme roi par ses sujets. Or le roi, de ce point de vue, n’a d’existence comme souverain qu’en tant qu’il personnifie la Couronne, c’est-à -dire la reconnaissance collective de ceux qu’il prétend régir. Si cette reconnaissance fait défaut, la Couronne cesse aussitôt d’exister. En ce sens, on pourrait dire qu’il n’existe jamais de droit objectif, qui vaudrait en soi : le droit est toujours collectif, puisqu’il n’a pas d’existence en dehors des consciences de ceux qu’il régit. Le droit, considéré dans la relation que les organes politiques entretiennent avec l’ensemble des sujets : telle pourrait être la définition d’un droit politique, et l’objet qu’on se proposera d’étudier dans cette revue.

 

La reconnaissance du souverain par ses sujets ne suppose pas nécessairement un libre consentement : elle peut résulter de la tradition, d’une croyance politique ou religieuse, et il n’est pas dans notre intention de soutenir que tous les régimes politiques impliqueraient, sinon la démocratie, du moins une vocation démocratique. Il n’en reste pas moins qu’elle est indispensable, puisque même une théocratie ne peut exister si la puissance divine n’est pas collectivement reconnue. L’idée de reconnaissance ne suppose pas non plus de renoncer à  prendre en compte la réalité de la contrainte sociale : il est très rare que la reconnaissance collective soit formalisée par des procédures qui permettent à  chaque individu de l’accorder ou de la refuser librement, de sorte qu’entre la reconnaissance de la collectivité et le consentement de l’individu, s’insèrent toutes les formes concevables de pouvoir social, de pressions exercées sur chacun au nom du consentement présumé de tous. Mais ce qui est clair, c’est qu’une telle conception du droit politique suppose d’aller au-delà  de la lecture positiviste comme de celle du droit naturel, puisque toutes deux s’accordent, malgré leurs divergences, pour n’envisager le droit que dans une relation entre l’Etat et l’individu : soit qu’il s’agisse d’imposer à  l’individu le point de vue de l’Etat, soit que, à  l’inverse, l’individu dicte à  l’Etat sa volonté toute-puissante. L’idée même d’un droit politique invite à  sortir d’une telle alternative.

 

Si on accepte cette conception du lien de droit, il convient d’appliquer au constitutionnalisme contemporain une distinction analogue à  celle que le droit anglais opère entre le roi et la Couronne : la constitution n’a par elle-même aucune valeur, si le principe d’un gouvernement par la constitution n’est pas lui-même reconnu par les sujets. De même que la Couronne peut être regardée comme une formalisation, quelque peu fétichisée, de la reconnaissance collective du souverain, de même la norme fondamentale de Kelsen, ainsi comprise, serait une tentative de saisir l’idée de constitution en tant qu’elle est collectivement reconnue par les sujets de l’Etat. Dans ce contexte, la question de l’obéissance et de la sanction n’est plus, loin de là , la seule question pertinente : on peut désobéir à  la règle sans pour autant désavouer la compétence de celui qui l’édicte, et un simple fraudeur fiscal ne saurait être assimilé à  un rebelle. Inversement, on peut obéir à  l’Etat sans pour autant le reconnaître pour légitime : la droite française, par exemple, se refusa à  reconnaître la République depuis la crise du 16 mai jusqu’à  l’Union sacrée de 1914, sans pour autant désobéir à  ses lois. Négligeables à  l’échelle de l’individu, ces phénomènes de désaveu revêtent la plus haute importance au niveau politique : car ce qui est en jeu est alors la reconnaissance de la majorité par la minorité, c’est-à -dire l’existence même d’une communauté politique. Cette communauté reste largement fictive tant que la minorité ne se reconnaît pas obligée par la décision majoritaire : car rien n’autorise alors la majorité à  parler au nom du peuple tout entier, malgré ce qu’affirment toutes les constitutions qui se réclament du principe démocratique. Aussi, dans une telle situation, la constitution n’aura de valeur que comme simple prétention de la majorité, un peu de la même façon que pendant la première révolution anglaise, et la fiction constitutionnelle ne deviendra réalité que lorsque la minorité aura pleinement reconnu la majorité comme légitime. Car seule cette reconnaissance fera réellement exister une communauté politique dont l’existence est seulement postulée par la constitution.

Dans cette perspective, la reconnaissance et le désaveu sont les véritables objets du droit politique, plus que l’obéissance et la sanction, qui ne font qu’en dériver. L’Etat n’est pas l’Etat parce qu’il est obéi : il n’est obéi que parce qu’il est collectivement reconnu. La plus grande partie des décisions politiques, du reste, se situe en dehors de l’alternative entre l’obéissance et la sanction : pour les sujets de l’Etat, quand bien même ils le voudraient, il n’est tout simplement pas possible de désobéir à  des décisions politiques aussi diverses qu’un refus de revaloriser les prestations sociales, l’ouverture des marchés publics à  la concurrence, l’abolition de la peine de mort ou l’approfondissement de la décentralisation. Le sujet pourra reconnaître ces décisions pour siennes ou au contraire les désavouer, mais non leur désobéir. De même, lorsqu’un juge annule un contrat ou un décret, sa décision n’a rien à  voir avec une sanction : elle constitue un désaveu, et même un pur et simple déni de l’acte soumis à  son contrôle. Elle se situe, elle aussi, sur le terrain de la reconnaissance, non de l’obéissance. Dans tous ces cas, la question de la valeur juridique se pose de façon distincte de celle du contenu normatif. Le problème n’est pas de savoir quelle est la signification du commandement énoncé par l’Etat, mais si, pour paraphraser Hart, il constitue ou non une règle du groupe, s’il doit ou non avoir une portée sociale : s’il existe, en un mot, et non s’il ordonne.

Aussi le droit politique s’intéressera moins à  la décision du juge, prise en elle-même, ou au contenu normatif de la loi, qu’à  leur reconnaissance par les organes politiques et les sujets de droit. L’exemple des conventions de la constitution montre à  quel point la règle est dépendante de la manière dont elle est reconnue par les organes politiques qui peuvent, le cas échéant, aller jusqu’à  en transformer radicalement la signification : par leur mutuelle acceptation, l’identité même du souverain pourra être modifiée, pourvu que le souverain initialement posé par la règle de « droit strict » accepte de reconnaître sa propre dépossession. Aussi le critère même de ce qui fait la valeur juridique s’inverse, lorsqu’on passe du niveau individuel à  l’échelle collective : dans sa relation avec l’individu, la norme posée par l’Etat est valide en ce qu’elle lui sera, le cas échéant, imposée contre sa volonté. A l’échelle collective, la réalité est exactement inverse : la perte de pouvoir imposée au roi par le développement du régime parlementaire ne deviendra pleinement du droit que lorsque, loin de ne faire que se soumettre à  un rapport de forces politique dont il n’est pas le maître, le monarque se reconnaîtra lui-même comme obligé par la pratique institutionnelle qui, de simple fait politique, deviendra alors lien de droit. De même, le pouvoir de fait de la majorité sur la minorité ne suffira pas, par lui-même, à  constituer une communauté politique englobant l’ensemble des sujets de l’Etat : celle-ci n’adviendra réellement à  l’existence que lorsque la minorité, reconnaissant pour sienne la décision de la majorité, s’inclura elle-même dans le même corps politique que la majorité.

De telles conclusions pourront sembler étranges : elles ne résultent pourtant que de la différence de portée de la reconnaissance, selon qu’elle est individuelle ou collective. Car si, à  l’échelle individuelle, la reconnaissance reste purement constative (le pouvoir normatif de l’Etat, que je le reconnaisse ou non, existe indépendamment de mon sentiment d’obligation), elle devient constitutive à  l’échelle collective : l’Etat n’a pas d’existence en dehors de la reconnaissance de ses sujets, qui, à  elle seule, suffit à  le constituer. Il en résulte d’importantes conséquences quant à  la délimitation de ce qui est juridique et de ce qui ne l’est pas : une partie de ce que les positivistes dénomment effectivité, et qu’ils regardent comme une simple question de fait, deviendra éminemment juridique à  l’échelle collective. Du point de vue de l’individu, le fait que les normes soient globalement appliquées par les organes de l’Etat n’est qu’une condition de fait de leur validité. D’un point de vue collectif, en revanche, l’effectivité ne peut plus être séparée de la validité : le droit strict, qui accorde au monarque l’exercice plein et entier de sa prérogative, ne vaut pas par lui-même (sans quoi il devrait être observé de façon littérale), mais seulement en tant que les organes politiques le reconnaissent comme droit strict, c’est-à -dire essentiellement comme un droit symbolique. Même dans les pays de constitutionnalisme écrit, la constitution ne vaut pas par elle-même, mais seulement en ce que l’on s’accorde pour faire toujours prévaloir la signification qui lui est donnée par les organes politiques. Aussi les phénomènes liés à  l’effectivité ne relèvent pas seulement d’une sociologie du droit : le droit politique aura pour tâche de chercher à  distinguer, parmi eux, ceux qui relèvent du simple fait politique ou social (le pouvoir que la majorité parlementaire, en se structurant, est parvenue à  imposer au roi), et ceux qui acquièrent la portée d’un lien de droit (la contrainte, une fois qu’elle aura été reconnue comme obligation).

Compris de cette manière, le droit politique aura recours à  bien d’autres sources que le seul contenu des textes ou des arrêts : l’histoire, les pratiques politiques, les discours parlementaires, la doctrine, les œuvres de philosophie politique, constitueront pour le droit politique des matériaux indispensables. Car si la reconnaissance collective est ce qui fait le droit, la norme, prise en elle-même, importera moins pour le droit politique que la façon dont elle est admise ou récusée, comprise, discutée, décrite par les organes politiques et les sujets de l’Etat. La règle, en un mot, importe moins que les termes de sa réception. De même, le fait politique compte moins que la manière dont il est reconnu, ou au contraire désavoué : une même majorité parlementaire a pu produire des effets radicalement opposés selon que son autorité était ou non reconnue par le monarque. Elle contribua à  consolider les institutions anglaises, tandis qu’elle conduisit à  leur destruction dans la France révolutionnaire, lorsqu’elle prétendit imposer son autorité à  Louis XVI. Elle rend possible l’alternance entre majorité et minorité, lorsqu’une communauté politique pleinement reconnue permet d’intégrer à  la fois les deux camps, tandis qu’elle conduit au blocage du jeu politique lorsque la minorité désavoue la majorité, comme ce fut le cas pendant la majeure partie de la IIIe République. Le gouvernement par la majorité devenant impossible sans prendre le risque de détruire le régime, la majorité parlementaire cessa d’exister comme organe politique, et la gauche républicaine se divisa en deux camps : d’un côté, la gauche radicale, prête à  faire prévaloir sa volonté, y compris au prix de la survie des institutions ; de l’autre, la gauche modérée, disposée à  sacrifier une partie de ses convictions pour pallier l’absence de consensus autour de la République.

Aussi, du point de vue du droit politique, il n’y a pas de hiérarchie univoque entre les règles de droit : tout dépendra de la place respective accordée au droit écrit et au droit non-écrit par la reconnaissance. Tantôt la valeur juridique de la coutume résultera de la constitution, tantôt la coutume pourra prendre la loi, voire la constitution même pour objet. Ainsi, comme l’a fait remarquer Serge Sur pour le droit international, la règle écrite et la coutume sont susceptibles de se régir l’une l’autre. De même, en droit administratif, la doctrine intègre les arrêts dans le corps même du droit, en même temps que les arrêts influent sur la doctrine. Aussi, plutôt que de droit écrit et de droit non-écrit, peut-être serait-il préférable de parler d’un droit fixe et d’un droit mouvant : la constitution écrite et le droit strict, de ce point de vue, ont un statut comparable, puisque tous deux prétendent formaliser une règle indépendamment de sa pratique. L’interprétation de la constitution par les organes politiques, de même que les conventions de la constitution, relèvent en revanche du droit mouvant, c’est-à -dire d’un droit qui n’a pas d’existence en dehors de la manière dont il est reçu par la reconnaissance collective. C’est avant tout ce droit, fait d’usages, d’interprétations, d’héritages historiques et de filiations conceptuelles, de conflits surmontés et de divergences possibles, que le droit politique se donnera pour objet de mieux comprendre, et, à  son tour, de faire reconnaître.

Carlos-Miguel Pimentel

Carlos-Miguel Pimentel, ancien élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, est professeur de droit public à  l’Université de Versailles- Saint Quentin en Yvelines.

Pour citer cet article :

Carlos-Miguel Pimentel « Reconnaissance et désaveu: contribution à  une théorie du droit politique », Jus Politicum, n°1 [https://juspoliticum.com/articles/reconnaissance-et-desaveu:-contribution-a-une-theorie-du-droit-politique-9]