Cet article se propose d’une part de revenir sur le jansénisme de Domat, et de le constituer comme une clé essentielle de l’analyse tant du contenu que de la composition même du Traité des lois, mais aussi du Droit public. Ce jansénisme livre la clé de la cohérence d’ensemble de son œuvre. Il permet également de spécifier le type de jusnaturalisme auquel on peut rattacher Domat. C’est, encore, grâce aux thèmes de l’ordre et de la participation – thèmes augustiniens, repris par les jansénistes – que l’on peut comprendre la nature et la fonction de l’« ordre naturel des lois », et le rapport d’analogie ou de proportion qui unissent toutes les lois, qu’elles soient « naturelles » ou « arbitraires ». Le second objectif de cet article est d’autre part d’explorer les thèmes des lois d’amour et de l’amour des lois chez Domat. À partir d’une analyse de l’anthropologie de l’amour qui est sous-jacente à  l’œuvre de Domat – anthropologie liée à  l’idée d’ordre, et directement héritée de Saint Augustin – le Traité des lois s’analyse comme un dispositif pour « lier » les hommes à  l’amour de Dieu et des autres hommes. Toutefois « lier », comme on le montrera, ne veut pas seulement dire « unir », mais aussi « astreindre » ou « obliger ».

Forcing to love the laws. A paradox of Jean Domat’s legal augustinianism. This article intends on one hand to examine the Jansenism of Domat, and to constitute it as an essential key to the analysis of both the content and the composition of the Traité des lois, but also of the Droit public. This jansenism gives indeed the key to the overall coherence of his work. It also allows to specify the type of natural law to which we can link Domat. This is, furthermore, with the themes of order and participation (Augustinian themes, taken up by the Jansenists) that we can understand the nature and function of the “natural order of laws”, and the relation of analogy or proportion that unite all laws, whether they are "natural" or "arbitrary". The second aim of this paper on the other hand is to explore the themes of the laws of love and love of the laws in Domat. From an analysis of the anthropology of love that underlies the work of Domat - anthropology related to the idea of order, and directly inherited from St. Augustine - the Traité des lois can be analyzed as a device to "bind" people to the love of God and the love of other humans. However, "bind" , as will be shown , not only means "unite" , but also "compel " or " force ."

Der Zwang zur Gesetzesliebe. Paradoxe des juristischen Augustinismus bei Jean Domat.Dieser Artikel verweist einerseits zurück auf den Jansenismus Domats, um ihn als einen grundlegenden Schlüssel für die Analyse sowohl des Inhalts als auch der Verfassung des Traité des lois zu begründen, aber auch des Droit public. Dieser Jansenismus liefert den Schlüssel für den gesamten Zusammenhang seiner Arbeit. Es ermöglicht ebenso, diesen Typ des Naturrechts genau zu bezeichnen, die man mit Domat in Verbindung bringt. Dies ist wiederum dank der Themen der Ordnung und der Beteiligung – augustinischen Themen, die von den Jansenisten aufgegriffen wurden –, dass man die Natur und die Funktion der "natürlichen Ordnung der Gesetze" verstehen kann, und das Verhältnis der Analogie oder der Proportion, die allen Gesetzen inne wohnen, ob sie nun "natürliche" oder "willkürliche" Gesetze sind. Das zweite Ziel dieses Artikels ist andererseits, die Themen der Liebesgesetze und der Gesetzesliebe bei Domat zu untersuchen. Aufgrund einer Analyse der Anthropologie der Liebe, die im Werk von Domat unterschwellig erscheint – einer mit der Idee der Ordnung verbundene Anthropologie, die direkt vom Heiligen Augustinus stammt – analysiert sich das Traité des lois als ein Instrument, mit dem die Menschen zur Liebe zu Gott und anderen Menschen verbunden werden. Doch "verbinden", wie der Artikel es zeigt, bedeutet nicht allein "vereinigen", sondern auch "erzwingen" oder "verpflichten".

  • « Je lis présentement le livre de M. Domat ; il y a à  la tête un traité des lois que j’ai presque achevé : j’en suis extrêmement satisfait, car il y a beaucoup de piété et beaucoup de lumière. »

    Antoine Arnauld, Lettre à  M. Du Vaucel (25 novembre 1689)

  • « Et si un père de l’Église a dit excellemment que notre vertu est l’ordre de l’amour, nous pouvons dire que notre justice est l’amour de l’ordre, comme elle est l’amour de la vérité qui le dispose. »

    Jean Domat, Harangues, 1657.

Domat est un juriste embarrassant pour les historiens du droit. Il est à  la fois révéré comme l’un des premiers juristes modernes, mais aussi très largement méconnu. Sans doute, comme le soulignait S. Rials, tant son attachement au droit romain, que la prégnance chez lui de la pensée du péché, si typique de « la grandeur et du tragique de notre XVIIe siècle », ou que sa conception des juges qui « tiennent la place de Dieu, et qui doivent rendre ses jugements, exercent ce ministère avec les qualités que lui-même a marquées » nous sont devenus largement impénétrables. La méconnaissance de Domat tient certainement aussi à  la faiblesse des sources le concernant. Ainsi, Victor Cousin qui a beaucoup fait, au XIXe siècle pour la connaissance du jansénisme en général, et de Domat en particulier, pouvait-il, dans un bref texte, tout en signalant que « sa vie est très peu connue », reprendre les éléments très lacunaires de sa biographie, et dresser les principaux linéaments de ce qui va constituer jusqu’à  aujourd’hui l’essentiel du portrait stylisé du magistrat auvergnat : « Il est incomparablement le plus grand jurisconsulte du dix-septième siècle ; il a inspiré et presque formé d’Aguesseau ; il a quelque fois prévenu Montesquieu, et frayé la route à  cette réforme générale des lois entreprise et commencée par la révolution française et réalisée par l’empire. Les lois civiles dans leur ordre naturel sont comme la préface au code napoléon. La même législation pour la même société sur le fondement immuable de la justice et à  la lumière de cette grande philosophie qu’on appelle le christianisme, tel est l’objet de Domat. Sa méthode est celle de la géométrie. Comme la plupart de ses amis de Port-Royal et à  l’exemple de Pascal, Domat avait étudié les mathématiques ; il en transporta les habitudes dans la composition des Lois civiles. Il y part des maximes les plus générales pour arriver, de degré en degré et par un enchaînement rigoureux et lumineux, aux dispositions les plus particulières, imprimant ainsi à  tous les détails des lois la grandeur de leurs premiers principes. » Plus bref encore, E. Cauchy, avançait : « Toute la vie de Domat pourrait s’écrire en deux mots : il fût l’ami de Pascal et l’auteur du Traité des lois » La plupart des commentateurs ultérieurs reprennent ces éléments : la « “mise en ordre” rationnelle qui annonce la codification », la méthode rationnelle et géométrique, le jansénisme, la proximité avec Pascal, et plus généralement avec Port-Royal.

Le problème majeur est, semble-t-il, que les éléments de cette biographie restent peu articulés. En particulier, il reste rare, dans les études – en tout cas françaises – sur Domat, d’analyser de manière systématique le lien que son œuvre entretient avec le jansénisme. Ainsi, par exemple, M.-F. Renoux-Zagamé met-elle en exergue le « “lien secret” entre la réflexion de Domat sur le droit et la pensée de Pascal », mais c’est pour, dans la phrase suivante, en minimiser l’impact du fait « d’autres influences ». De même, D. Gilles, dans sa thèse, après avoir insisté sur le lien du juriste de Clermont avec Port-Royal, n’utilise guère ce lien pour en faire un instrument d’interprétation de son œuvre. Tout se passe comme si ce jansénisme gênait, ou constituait un obstacle à  cette interprétation. Il faut convenir que le jansénisme est, en lui-même, un mouvement relativement hétérogène, et qu’il a été parcouru de nombreuses polémiques internes. De plus, l’œuvre de Pascal elle-même est restée difficile d’accès, et, en dépit de l’ampleur des recherches qui lui sont consacrées, d’importantes divergences d’interprétation subsistent. A ce jeu, il est toujours aisé de repérer chez Domat, des divergences avec tel ou tel écrit des Messieurs de Port-Royal – et, éventuellement, avec certaines des lectures de Pascal lui-même. En ce sens, Domat peut bien être décrit comme un « janséniste singulier ». Il faut, toutefois, à  notre sens, relativiser cette singularité : cette relativisation est d’abord liée au renouveau des interprétations des Pensées de Pascal ; ensuite, si singularité de Domat il y a, elle peut continuer, malgré tout, à  être située à  l’intérieur du courant janséniste – Domat, peut bien apparaître s’éloigner de Pascal ou d’Arnauld, par exemple sur le rôle de l’amour-propre, mais rester, sur ce thème même, très proche de Nicole – ; enfin, Domat partage les attendus principaux de la théologie janséniste, en particulier en ce qui concerne les rapports entre nature et grâce, ou entre cœur et raison. En ce sens, si D. Gilles a raison de s’interroger sur l’existence d’un « jansénisme juridique », les réflexions des jansénistes sur le droit et la justice abondent, et Domat n’a pas été étranger à  leur élaboration.

Cet article se propose dès lors deux objectifs. Le premier est de constituer cette identité religieuse comme une clé essentielle de l’analyse tant du contenu que de la composition même du Traité des lois, mais aussi du Droit public. On voudrait ainsi avancer que c’est cette identité même qui permet de rendre compte de la cohérence d’ensemble de son œuvre. Cette option n’est, à  dire vrai, guère originale, ayant déjà  été empruntée par l’historiographie juridique italienne – ces publications apparaissent toutefois un peu anciennes, et n’ont pu prendre en compte les avancées plus récentes des études jansénistes. En restituant Domat à  son milieu intellectuel et spirituel janséniste, il paraît possible de résoudre un certain nombre d’épineux problèmes d’interprétation, en particulier sur le type de jusnaturalisme auquel on peut rattacher Domat, mais également d’éclairer le mode de raisonnement géométrique qu’il propose – ce raisonnement est souvent cité, mais rarement décrit, et c’est en se référant à  Pascal et à  son écrit De l’esprit géométrique, que l’on peut tenter de le faire. C’est, encore, grâce aux thèmes de l’ordre et de la participation – thèmes augustiniens, repris par les jansénistes – que l’on peut comprendre la nature et la fonction de l’« ordre naturel des lois », et le rapport d’analogie ou de proportion qui unissent toutes les lois, qu’elles soient « naturelles » ou « arbitraires ». C’est par référence au jansénisme de Domat que l’on peut enfin comprendre la composition même du Traité des lois. Ainsi, par exemple, la nécessité qu’il y avait pour le juriste auvergnat de proposer deux tableaux antithétiques de la société (avant et après la chute) est-elle liée, on cherchera à  le montrer, au type de raisonnement pascalien qui est celui de la « raison des effets ».

Le second objectif de cet article est d’explorer les thèmes des lois d’amour et de l’amour des lois chez Domat. M.-F. Renou-Zagamé a ainsi proposé, pour qualifier l’approche de Domat, l’expression de « théologie de l’amour ». Cette expression apparaît cependant peu spécifique et un peu trompeuse, car chez Domat, comme chez les jansénistes en général, il s’agit bien plutôt d’une anthropologie de l’amour ; anthropologie liée justement à  l’idée d’ordre, et directement héritée de Saint Augustin : l’amour est une pente ou un poids qui est la caractéristique de l’homme, mais non de Dieu. Tout le problème des jansénistes en général, et de Domat, en particulier, est que le péché a considérablement troublé cet amour. Le Traité des lois s’analyse dès lors comme un dispositif pour « lier » les hommes à  l’amour de Dieu et des autres hommes. Toutefois « lier » ne veut pas seulement dire « unir », mais aussi « astreindre » ou « obliger ». La dimension « disciplinaire » du Traité, qui n’y est qu’esquissée, mais qui sera plus construite dans le Droit public, renvoie au caractère impossible de la réalisation de cet « ordre d’amour » sur la terre. La volonté de malgré tout y contribuer est constitutive de ce que l’on peut appeler, à  la suite de M. Villey, l’« augustinisme juridique » de Domat. Cet augustinisme, confondant droit et loi, suppose, comme on cherchera à  le montrer, le déploiement d’un appareil hautement coercitif, tant au plan spirituel qu’au plan politique. D’où ce thème d’une collaboration de la religion et de la police, et le développement, à  la fois logique et effrayant, du Traité des lois en un plan de législation criminel.

L’anthropologie janséniste de Domat

Ordre naturel et ordre divin

Si l’on a pu s’interroger sur les rapports qu’entretenait Domat aux conceptions du droit naturel dégagées par la seconde scolastique, d’une part, et aux divers courants du jusnaturalisme moderne, d’autre part, une notion, centrale dans sa démarche, aurait dû permettre de montrer sinon la singularité de son œuvre, du moins l’irréductibilité de sa pensée à  ces différentes conceptions : cette notion est celle d’ordre. Le projet de Domat est de restituer « l’ordre naturel des lois » pour inscrire « l’ordre de la société des hommes » dans l’ordre naturel. Domat parle donc bien d’« ordre » (naturel), et non d’« état » (de nature) comme l’avait fait la seconde scolastique – en particulier Suarez –, et comme le proposait l’école moderne du droit naturel. Le choix de ces termes n’est pas, en effet, arbitraire, et emporte des options, tant théologiques et anthropologiques que juridiques, fondamentalement contraires. Ce qui est engagé avec la différence de terminologie, ce n’est en effet rien moins que le problème de l’autonomie des fins humaines par rapport à  Dieu.

Parler d’ordre, tout d’abord, emporte une conception hiérarchisée et inégalitaire des hommes. Domat, de ce point de vue, déploie une théorie à  l’opposée du jusnaturalisme d’un Grotius qui rapportait les droits à  des individus. D’autre part, et surtout, Domat, avec la notion d’ordre, comprise tant dans ses principes que dans sa fin, renvoie à  un lien interne entre droit et théologie. La démarche engagée par Molina d’abord – dont on sait qu’il a été constitué comme l’un des principaux adversaires des jansénistes –, par Suarez ensuite, avec la notion d’état de nature (pure) renvoie à  l’idée d’une séparation entre le domaine du naturel et du surnaturel ; séparation qui a pour propriété de doter les humains de fins distinctes, naturelles et surnaturelles. Comme l’a bien montré F.-P. Adorno, la théorie de l’état de nature pure permet ainsi de définir une ontologie indépendante de la théologie, qui partage les fins de l’homme entre celles qui sont métaphysiques, et celles qui peuvent se réaliser dans les limites de sa nature, de manière proportionnée à  ses moyens, et suivant sa « droite raison ». Elle permet aussi, et par voie de conséquence, de séparer la théologie des sciences de l’être, de constituer les sciences de l’homme de manière autonome par rapport à  la science de Dieu. Il est clair que pour les jansénistes, cette séparation était inacceptable, et que la morale, la politique, et chez Domat, le droit, ne peuvent être pensés indépendamment de la théologie. Ainsi, Domat peut-il affirmer dès le premier chapitre de ses Lois civiles que Dieu a établi « les fondements de l’ordre de la société des hommes, et qui sont les sources de toutes les règles de la justice et l’équité ».

Or, c’est précisément ce que l’usage du terme d’ordre engage, et qui marque l’augustinisme de Domat. Ordo est, en effet, une notion centrale de la théologie d’Augustin, par laquelle il signifie l’idée d’une unité primitive de la création. Il y a sans doute une multiplicité des phénomènes sensibles, mais ces phénomènes sont en même temps structurés par une loi rationnelle qui gouverne l’ensemble de l’univers, et l’esprit de l’homme peut retrouver cette loi et cet ordre sous la diversité du sensible : il s’agit dès de « rechercher l’ordre des choses, et le discerner dans ce qu’il a de particulier pour chaque être ; le découvrir et l’expliquer dans cette universalité qui embrasse et régit le monde ». Cette notion d’ordre fait donc d’abord signe vers son origine : « Mais où est l’esprit assez aveugle qui hésiterait de reporter à  la puissance et à  l’administration divine tout ce qu’il y a de rationnel dans le mouvement des corps qui échappent aux desseins et à  la volonté de l’homme ? » Mais l’ordre est aussi ordonné à  une finalité : « C’est l’ordre qui nous conduit à  Dieu si nous le suivons en cette vie, et si nous ne le suivons point en cette vie, nous n’arriverons pas à  Dieu. » Comme le souligne A.-I. Bouton-Touboulic, l’ordre des êtres « constitue une dynamique qui permet à  l’âme de connaître Dieu ».

Domat, en suivant très précisément, comme on va le voir, Saint Augustin, s’inscrit dans une conception du droit de nature, aux antipodes des formulations de l’école moderne du droit naturel. Il s’agit bien d’une nature de l’homme, et une nature ordonnée à  ses fins ultimes : Dieu, ayant créé l’homme à  son image ne pouvait lui donner d’autre fin que de l’aimer. Pour autant, cette nature est celle de l’état de perfection, mais le péché originel a bouleversé considérablement et la nature de l’homme et l’ordre naturel.

L’anthropologie augustinienne après le péché

Chez Saint Augustin, comme chez les jansénistes, la volonté domine la raison : elle est au principe des mouvements de l’âme en vue de l’acquisition et de la conservation du bien, comme de l’évitement du mal ; c’est elle également qui met en branle la raison. En elle-même, la volonté n’est ni bonne, ni mauvaise, tout dépend de sa direction et de son objet, et de savoir si elle est réglée ou déréglée. Le Péché est ainsi le résultat d’une volonté déréglée qui a « été en lui une défaillance et un abandon de l’ouvrage de Dieu, pour se porter vers ses propres ouvrages, qu’aucune œuvre positive. Si ces ouvrages de la volonté ont été mauvais, c’est qu’ils n’ont pas eu Dieu pour fin, mais la volonté elle-même ». Autrement dit, la volonté, avec le péché, a changé d’objet. Alors qu’avant le péché, l’homme aimait les créatures et s’aimait lui-même, de manière subordonnée à  l’amour de Dieu – et cette volonté se nomme charité –, dans l’état d’imperfection où l’a plongé le péché, l’homme aime les créatures pour elles-mêmes – et la volonté est alors concupiscence. Pascal reprend ce schème augustinien du renversement de l’ordre de l’amour : « Toute la perversité humaine consiste à  user de ce dont il faut jouir et à  jouir de ce dont il faut user. » Alors qu’avant le péché, Adam usait du monde et aimait Dieu, d’un amour infini, et qui seul était capable de la satisfaire (« ceux qui n’avaient de bien qu’en Dieu, les rapportaient uniquement à  Dieu », L502), après la chute, « la cupidité use de Dieu et jouit du monde ». Mais, comme le souligne Pascal, l’amour est resté infini. Ce rapport de l’infini de l’amour au fini de son objet – rapport de disproportion, donc, – explique le caractère insatiable de la vanité et de la cupidité.

Christian Lazzeri a bien analysé les effets de cette disproportion. Dans l’état post-lapsaire, le moi qui était un néant à  l’égard de l’Etre infini, veut devenir une totalité infinie. Mais, devant l’impossibilité de transformer le moi, il s’agira de « modifier la connaissance qu’on en a et c’est à  cela que s’attachera le désir ». La connaissance qu’on a du moi passe en particulier par les autres, et ce qu’on en attend, c’est bien qu’ils rendent une image du moi « adéquate à  son désir de grandeur et de puissance ». D’où ce premier mouvement infini du désir vers la recherche de l’estime du plus grand nombre. C’est ce que C. Lazzeri nomme « l’amour-propre de vanité » qui consiste à  recourir à  autrui « pour se délecter de soi-même » : « Nous avons une si grande idée de l’âme de l’homme que nous ne pouvons souffrir d’en être méprisés, et de n’être pas dans l’estime d’une âme. Et toute la félicité des hommes consiste dans cette estime. » (L411). Mais en second lieu, après le péché, pour combler le vide que Dieu, objet d’un amour infini en soi est remplacé par le désir d’une infinité d’objets extérieurs « afin de s’en délecter pour soi-même ». C’est ce que Lazzeri appelle, à  la suite de Nicole, « l’amour-propre de commodité ». C’est encore ce que reprend Pascal dans le fragment 148 des Pensées :

« Et ainsi, le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à  la mort qui en est un comble éternel.

Qu’est ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est à  dire que par Dieu même. » (L148)

Cette conception, on la retrouve thématisée de la même manière chez Domat :

« De tous les objets qui s’offrent à  l’homme dans tout l’univers, en y comprenant l’homme lui-même, il ne trouvera rien qui soit digne d’être sa fin. Car en lui-même, loin d’y trouver la félicité, il n’y verra que les semences des misères et de la mort ; et autour de lui, si nous parcourons tout cet univers, nous trouverons que rien ne peut y tenir lieu de fin, ni à  notre esprit, ni à  notre cœur ; et que, bien loin que les choses que nous y voyons puissent être regardées comme notre fin, nous sommes la leur ; et ce n’est que pour nous que Dieu les a faites : car, tout ce que renferment la terre et les cieux n’est qu’un appareil pour tous nos besoins, qui périra quand ils cesseront. Aussi voyons-nous que tout y est si peu digne de notre esprit et de notre cœur que, pour l’esprit, Dieu lui a caché toute autre connaissance des créatures que de ce qui regarde les manières d’en bien user ; et que les sciences qui s’appliquent à  la connaissance de leur nature, n’y découvrent que ce qui peut être de notre usage, et s’obscurcissent à  mesure qu’elles veulent pénétrer ce qui n’en est pas ; et pour le cœur, personne n’ignore que le monde entier n’est pas capable de le remplir, et que jamais il n’a pu faire le bonheur d’aucun de ceux qui l’ont le plus aimé et qui en ont le plus possédé. Cette vérité se fait si bien sentir à  chacun, que personne n’a besoin qu’on l’en persuade ; et il faut enfin apprendre de celui qui a formé l’homme, que c’est lui qui, étant son principe, est aussi sa fin, et qu’il n’y a que Dieu seul qui puisse remplir le vide infini de cet esprit et de ce cœur qu’il a faits pour lui. » (TL, I)

En mettant l’amour de soi au centre de son occupation, l’homme a, en même temps, dénaturé l’ordre naturel, en en faisant un « ordre de la concupiscence ». Après la chute, en effet, les sociétés se trouvent en butte à  une concupiscence collective qui conduit les hommes dans le désir des mêmes objets, qui ne peuvent être partagés. Ainsi, les hommes se disputent-ils les « choses particulières qui ne peuvent être possédées que par un seul et qui, étant partagées, affligent plus leur possesseur par le manque de la partie qu’ils n’ont pas qu’elles ne le contentent par la jouissance de celle [qui] lui appartient » (L148). Dès lors, la concupiscence impose des rapports de forces entre les hommes, car « la concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions » (L767). Domat partage entièrement, et jusqu’en ses moindres attendus, cette anthropologie janséniste. On retrouve dans son Traité des lois, un passage qui semble reprendre textuellement l’analyse pascalienne du péché, et le dérèglement de l’amour qui en est la conséquence :

« Tout ce que l’on voit dans en société de contraire a l’ordre, est une suite naturelle de la désobéissance de l’homme à  la première loi qui commande l’amour de Dieu […] La première loi devait unir les hommes dans la possession du souverain bien, et ils trouvaient dans ce bien deux perfections qui devaient faire leur commune félicité : l’une, qu’il peut être possède de tous, et l’autre qu’il peut faire le bonheur entier de chacun. Mais, l’homme ayant violé la première loi, et s’étant égaré de la véritable félicité qu’il ne pouvait trouver qu’en Dieu seul, il l’a recherchée dans les biens sensibles où il a trouvé deux défauts opposés a ces deux caractères du souverain bien : l’un, que ces biens ne peuvent être possédés de tous ; et l’autre, qu’ils ne peuvent faire le bonheur d’aucun ; et c’est un effet naturel de l’amour et de la recherche des biens où se trouvent ces deux défauts, qui portent à  la division ceux qui s’y attachent ; car comme l’étendue de l’esprit et du cœur de l’homme forme pour la passion d’un bien infini, ne saurait être remplie de ces biens bornés qui ne peuvent être à  plusieurs ; ni suffire à  un seul pour le rendre heureux, et c’est ensuite de cet état où l’homme s’est mis, que ceux qui mettent leur bonheur à  posséder des biens de cette nature, venant à  se rencontrer dans les recherches des mêmes objets, se divisent entre eux, et violent toutes sortes de liaisons et d’engagements, selon les engagements contraires où les met l’amour des biens qu’ils recherchent.

C’est ainsi que l’homme, ayant mis d’autre biens à  la place de Dieu qui devait être son unique Bien, et qui devait faire sa félicité, a fait de ces biens apparents, son bien souverain où il a place son amour et où il établit sa béatitude ; ce qui est en faire sa divinité, et c’est ainsi que l’éloignement de ce seul vrai bien qui devait unir les hommes, leur égarement à  la recherche d’autres biens les a divisés.

C’est donc le dérèglement de l’amour qui a déréglé la société, et, au lieu de cet amour mutuel dont le caractère était d’unir les hommes dans la recherche de leur bien commun, on voit régner un autre amour tout opposé dont le caractère lui a justement donné le nom d’amour-propre, parce que celui en qui cet amour domine ne recherche que des biens qu’il se rend propres, et qu’il n’aime dans les autres que ce qu’il en peut rapporter à  soi.

C’est le venin de cet amour qui engourdit le cœur de l’homme et l’appesantit ; et qui, ôtant à  ceux qui possèdent la vue et l’amour de leur vrai bien, et bornant toutes leurs vues et tous leurs désirs au bien particulier où il les attache, est comme une peste universelle et la source de tous les maux qui inondent la société. » (TL, IX)

Pour les jansénistes donc, le péché originel a profondément dénaturé tant l’homme lui-même que l’ordre naturel. L’homme déchu poursuit d’autres fins que celles auxquelles la nature le destinait – des fins insatiables en raison de la disproportion du désir infini de jouissance et de la finitude de ce qu’il peut atteindre. Et la nature elle-même se transforme en coutume. La coutume devient ainsi une « seconde nature qui détruit la première » (L126) ou qui vient remettre en cause le sens même de nature : « J’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. » (L126). Il y a donc une rupture entre ordre naturel et ordre divin. Mais, comme l’a justement souligné F.-P. Adorno, les jansénistes se trouvent dès lors aux prises avec la nécessité de justifier que malgré cette dénaturation et de l’homme et de la nature, l’humanité n’est pas dans une situation de guerre des concupiscences, et surtout qu’elle s’est dotée d’un ordre qui garantit, au moins de manière relative, la paix.

La double nature de l’homme et les traces de l’ordre naturel dans la condition présente

Comme le remarque encore F. P. Adorno, « les effets du péché originel ne consiste pas en une simple saturation de la volonté de la part de la concupiscence. Autrement dit, il n’y a pas de substitution pure et simple d’une nature méchante à  une nature bonne, mais une coexistence très problématique entre elles ». En effet, le caractère insatiable même du désir montre bien que loin d’avoir détruit la première nature, la coutume, cette seconde nature, continue d’exercer sa puissance conative – même si elle ne peut plus rencontrer que des objets insatisfaisants : il y a toujours chez les hommes un « instinct de bonheur ». La première nature subsiste donc, et ses manifestations se lisent dans le fait que les hommes ne sont pas transformés en bêtes brutes. De même, les hommes continuent-ils de croire naturellement : « L’esprit croit naturellement et la volonté aime naturellement de sorte qu’à  faute des vrais objets il faut qu’ils s’attachent aux faux. » (L661). Enfin, les hommes continuent d’aimer la vertu et la justice, même si ces deux termes sont sujets à  l’équivoque d’erreur : « Car naturellement on aime la vertu et on hait la folie ; ces mots mêmes émeuvent ; on ne pèche qu’en l’application. » (L634). L’homme déchu a donc deux natures qui en font une « chimère », un « chaos » et un « sujet de contradiction » (L634) : « Voilà  l’état où les hommes sont aujourd’hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature, et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature. » (L149).

Cette double nature permet de comprendre que la société des hommes n’est pas livrée elle-même au chaos. Il y a, en effet, de prime abord, une énigme à  cette situation : le conflit des amours-propres devrait engendrer la discorde. Comme le note Nicole, « on ne comprend pas d’abord comment il s’est pu former des sociétés, des républiques et des royaumes de cette multitude de gens pleins de passions si contraires à  l’union, et qui ne tendent qu’à  se détruire les uns les autres » (L149). « Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre » (L210), dit Pascal ; et pourtant : « Grandeur de l’homme dans sa concupiscence même, d’avoir su tirer un règlement admirable et en avoir fait un tableau de charité. » (L118). Sans doute pour Pascal, « on s’est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public. Mais ce n’est que feindre et une fausse image de la charité, car au fond ce n’est que haine » (L210), mais pour Nicole et, on va le voir, pour Domat, l’amour propre, par une sorte de ruse, « fait les mêmes réponses que la charité. »

On l’a vu, l’amour propre est en quelque sorte double, « amour-propre de vanité » et « amour-propre de commodité ». Sans doute, pour Nicole, est-ce l’amour-propre de vanité qui prime (« Il est le principe de toutes les actions qui n’en ont point d’autres que la nature corrompue »), mais sa satisfaction se heurte à  l’amour-propre des autres. Dès lors, cet amour-propre engendre la guerre, la domination et l’assujettissement de tout le monde. Mais, ajoute Nicole, l’homme « aime encore plus la vie et les commodités, et les aises de la vie, que la domination ; et il voit clairement que les autres ne sont nullement disposés à  se laisser dominer, et sont plutôt prêts de lui ôter les biens qu’il aime le mieux ». L’amour-propre de commodité devient prépondérant face aux risques – pour ses commodités et sa vie – que fait courir la poursuite de l’amour-propre de vanité : « C’est ce qui oblige d’abord à  se réduire au soin de sa propre conservation, et l’on ne trouve point d’autres moyens pour cela que de s’unir avec d’autres hommes pour repousser par la force ceux qui entreprendraient de nous ravir la vie ou les biens. » Et c’est ainsi, explique Nicole, « que par le moyen de ce commerce tous les besoins de la vie sont en quelque sorte remplis sans que la charité s’en mêle. De sorte que dans les États où elle n’a point d’entrée, parce que la vraie Religion en est bannie, on ne laisse pas de vivre avec autant de paix, de sûreté et de commodité, que si l’on était dans une république de saints ».

Domat semble extrêmement proche des thèses de Nicole. Sans doute, la charité ne règne-t-elle pas dans le monde : « Il faut prévenir la réflexion qu’il est naturel de faire sur l’état de cette société qui, devant être fondée sur les deux premières lois, ne laisse pas de subsister sans que l’esprit de ces deux lois y règne beaucoup, de sorte qu’il semble qu’elle se maintienne par d’autres principes. » (TL, I) Mais, comme Nicole, Domat avance l’idée d’un renversement de la fonction de l’amour-propre, d’une ruse de cet amour-propre qui en fait un véritable « remède dans le mal » ou, comme le dit Domat « un vrai mal dont Dieu tire de bon effets ». L’opposition des hommes a, en effet, engendré de manière paradoxale les engagements que les hommes tissent entre eux.

« Car, c’est de ce principe de division qu’il a fait un lien qui unit les hommes en mille manières, et qui entretient la plus grande partie des engagements. […] La chute de l’homme ne l’ayant pas dégagé de ses besoins, et les ayant au contraire multipliés, elle a aussi augmenté la nécessite des travaux et des commerces, et en même temps la nécessité des engagements et des liaisons ; car, aucun ne pouvant se suffire seul, la diversité des besoins engage les hommes à  une infinité de liaisons sans lesquelles ils ne pourraient vivre. Cet état des hommes porte ceux qui ne se conduisent que par l’amour-propre, à  s’assujettir aux travaux, aux commerces et aux liaisons que leurs besoins rendent nécessaires ; et pour se les rendre utiles, et y ménager, et leur honneur, et leur intérêt, ils y gardent la bonne foi, la fidélité, la sincérité, de sorte que l’amour-propre s’accommode à  tout pour s’accommoder de tout ; et il sait si bien assortir ses différentes démarches à  toutes ses vues, qu’il se plie à  tous les devoirs, jusqu’à  contrefaire toutes les vertus ; et chacun voit dans les autres, et s’il s’étudiait, verrait en soi-même les manières si fines que l’amour-propre sait mettre en usage pour se cacher, et s’envelopper sous les apparences des vertus mêmes qui lui sont les plus opposées. On voit donc, dans l’amour-propre, que ce principe de tous les maux est dans l’état présent de la société une cause d’où elle tire une infinité de bons effets qui, de leur nature, ôtant de vrais biens, devraient avoir un meilleur principe ; et qu’ainsi on peut regarder ce venin de la société comme un remède dont Dieu s’est servi pour la soutenir ; puisqu’encore qu’il ne produise en ceux qu’il anime que des fruits corrompus, il donne à  la société tous ces avantages. » (TL, I)

On peut soutenir, avec L. Jaume, que Domat est un des inventeurs de la notion moderne de « société civile ». Pour autant, cette société civile n’est, en aucun cas, autonome, mais toujours, comme L. Jaume le souligne aussi, rapportée à  Dieu. La destination de l’homme à  la société découle de celle au souverain bien, et, comme on le verra, des principes de l’ordre naturel découle, par « suite », l’ordre social. Ainsi, ainsi que le remarque Y.-C. Zarka, « la théorie du droit naturel se développe chez Domat en une théorie des lois civiles, parce que les deux premières lois fondamentales fondent un ordre naturel et un ordre social gouvernés par Dieu. La théorie du droit de Domat est essentiellement une théorie de l’ordre, de l’ordre inscrit par Dieu dans la nature et la société humaine ». Pour le dire autrement : l’ordre social est dans une relation de participation à  l’ordre naturel, comme les lois civiles le sont aux lois naturelles. Tout le propos du juriste va être alors de découvrir, à  partir de l’ordre social et des lois civiles, les principes de l’ordre naturel.

La découverte de l’ordre naturel des lois comme raison des effets

Si la comparaison des deux natures de l’ordre et des deux états de la société pré- et post-lapsaire permet ainsi de prendre la mesure de leurs « contrariétés », il est toutefois possible de passer, en effet, d’une nature à  l’autre, d’un état à  l’autre par ce que Pascal appelle la « raison des effets ». Domat, quant à  lui, met en œuvre ce type de raisonnement pour expliciter les premiers principes. Qu’est-ce que la « raison des effets » ? Comme l’a souligné L. Thirouin, l’effet est d’abord quelque chose de construit. Il ne s’agit pas seulement d’un enregistrement de la réalité, mais de « la mise en rapport de plusieurs phénomènes ». De plus, par la notion d’effet, Pascal désigne aussi « une réalité paradoxale, voire révoltante par son incohérence », et qui dès lors suscite l’étonnement. La raison de l’effet, quant à  elle, apparaît comme la conséquence d’une règle, qui explique donc des phénomènes qui paraissent contradictoires et inconciliables à  première vue. Elle le fait par une mise en rapport tout intellectuelle ; elle « énonce une proportion entre les différents éléments qui composent l’effet ».

Le Traité des lois de Domat, en particulier, dans son premier chapitre, énonce plusieurs contrariétés. La première est que « les Romains qui, entre toutes les nations, ont le plus cultivé les lois civiles, et qui en ont fait un si grand nombre de très justes, s’étaient donné, comme les autres peuples, la licence d’ôter la vie, et à  leurs esclaves, et à  leur propres enfants. » Il y a donc bien ici une contradiction entre « l’équité qui luit dans les lois si justes qu’ont faites les Romains et l’inhumanité de cette licence ». La raison de cet effet est évidemment pour Domat « qu’ils ignoraient les sources de la justice même qu’ils connaissaient », faute d’avoir connu les « premiers éléments de la religion chrétienne ». La deuxième contrariété présentée par Domat concerne les mêmes effets, mais présents cette fois chez les chrétiens – et là  est la source évidente pour Domat d’un étonnement – : « Quoique ces principes ne nous soient connus que par la lumière de la religion, elle nous les fait voir dans notre nature même avec tant de clarté, qu’on voit que l’homme ne les ignore que parce qu’il s’ignore lui-même, et qu’ainsi rien n’est plus étonnant que l’aveuglement qui lui en ôte la vue. » (TL, I). La troisième contrariété constatée par Domat concerne précisément le fait que nous venons d’expliciter que la société d’après le péché puisse sembler réglée par la charité : les sociétés qui devaient être fondées sur les lois de nature subsiste « sans que l’esprit de ces […] lois y règne beaucoup ».

Domat, toutefois, ne se contente pas du simple constat factuel, mais va, conformément à  la démarche pascalienne, construire ces effets. La démarche part en effet de la comparaison entre la société naturelle et la société d’après le péché, et c’est le propos des chapitres II et IX que de présenter respectivement le « plan de la société sur le fondement des deux premières lois par deux espèces d’engagements » et « l’état de la société après la chute de l’homme ». On a vu précédemment que Domat, comme Nicole, proposait comme cause au maintien de la société la composition des amours-propres. Toutefois, la « règle » de ces phénomènes, énoncée au premier chapitre, est « que ces lois divines et essentielles à  la nature de l’homme subsistent immuables, et qu’elles n’ont pas cessé d’obliger les hommes à  les observer ». La véritable raison des effets qui permet de mesurer la proportion entre la société naturelle et la société actuelle est « que tout ce qu’il y a de lois qui règlent la société dans l’état même où nous la voyons, ne sont que des suites de ces premières [lois divines] ». Affirmer toutefois que la société actuelle, après le péché, reste rattachée à  Dieu est fondamentalement menacé d’équivoque. C’est bien ce qu’affirme Pascal quand il parle du « tableau de charité » : il y a équivoque quand il n’y a aucune ressemblance entre les êtres et Dieu. Pourtant il n’y aurait aucun sens à  parler de raison des effets si l’on était dans la dissemblance absolue, dans la pure équivocité. Or, comme E. Gilson l’affirme commentant Thomas d’Aquin, « pour éviter l’équivoque pure, il faut donc s’appuyer sur le rapport qui relie tout effet à  sa cause, le seul lien qui permette de remonter, sans erreur possible, de la créature au créateur. C’est ce rapport que saint Thomas nomme analogie, c’est-à -dire proportion ». Ici, clairement, on a affaire à  ce qui chez l’aquinate est thématisé sous le terme d’ « analogie de l’être », focalisé par un terme premier (le créateur), et qui le relie, comme une cause à  ses effets, à  ses termes dérivés (les créatures). Ainsi, parler de raisons des effets, suppose que la société conserve, malgré les équivoques, quelque chose de sa cause – ce qui permet l’analogie. Ainsi que le rappelle Gilson, commentant à  nouveau Thomas d’Aquin, « tout effet de Dieu est analogue à  sa cause ». Cela signifie donc que l’ordre paisible de la société, tout composé d’amours-propres qu’il est, doit être interprété comme un effet, et dont la cause peut être attribuée à  Dieu ; comme un dérivé d’un terme premier qui est l’ordre divin. En ce sens aussi, la société continue de participer à  l’ordre divin, du fait que le créateur continue de se communiquer de manière graduelle à  ses créatures.

C’est ainsi le propre du mystère de l’économie divine (« la conduite secrète de Dieu sur la société dans tout l’univers »), que l’ordre de la société soit la suite de l’ordre naturel voulu par Dieu. Cette raison des effets commande la composition même de l’ouvrage de Domat, et suppose, pour le juriste qui souhaite remettre les lois dans leur « ordre naturel », non un travail sur les lois existantes dans la société actuelle qu’il s’agirait de « trier », d’épurer et de systématiser ; mais tout au contraire, de partir de ce que devrait être la société si l’homme n’avait pas connu le péché, pour découvrir les lois de nature qui continuent d’exercer leur puissance de manière mystérieuse dans la société de l’homme déchu : « Pour juger donc de l’esprit et de l’usage des lois qui maintiennent la société dans l’état présent, il est nécessaire de tracer un plan de cette société sur le fondement des deux premières lois, afin d’y découvrir l’ordre de toutes les autres et leurs liaisons à  ces deux premières. Et puis on verra de quelle manière Dieu a pourvu à  faire subsister la société dans l’état où nous la voyons, et parmi ceux qui, ne s’y conduisant pas par l’esprit des lois capitales, ruinent les fondements qu’il y avait mis. »

Domat procède donc de la même manière que Pascal dans son Essai pour les coniques : il articule d’abord sa méthode géométrique à  une compréhension de la société actuelle comme figuration de l’ordre naturel et divin ; cette méthode va, ensuite, lui permettre de construire un système de lois qui fait voir autrement le monde en fonction de sa proximité avec les lois de la charité divine ; elle va lui permettre enfin de relier tout un ensemble de lois positives disparatres.

Remettre les lois dans leur ordre naturel

La société actuelle comme figure de l’ordre

L’ordre de la société actuelle est donc dans une relation analogique avec l’ordre divin, dont il n’est qu’une figuration. Et l’une des conséquences de cela est que les lois civiles, pour Domat, sont également dans une relation de figuration à  l’ordre naturel – il est à  cet égard frappant de constater l’occurrence du terme d’« image » dans le chapitre II du Traité des lois. On y lit, par exemple, que l’économie divine consiste en ceci que Dieu à  donné « l’usage de la vie dans cet univers », pour que l’homme puissent voir (le terme est de Domat) « en soi-même et dans tout le reste des créatures », « autant d’objets qui lui sont donnés pour l’engager » dans l’observance des premières lois naturelles de l’amour de Dieu et de ses prochains : « Car, pour la première loi, il doit sentir, dans la vue et dans l’usage de tous ces objets, qu’ils sont autant de traits et d’images de ce que Dieu veut qu’on connaisse et qu’on aime en lui ; et pour la seconde loi, Dieu a tellement assorti les hommes entre eux, et l’univers à  tous les hommes, que les mêmes objets qui doivent les exciter à  l’amour du souverain-bien, les engagent aussi à  la société et à  l’amour mutuel entre eux. »

« Ainsi, dans l’homme, on voit que Dieu l’a formé, par un lien inconcevable, de l’esprit et de la matière, et qu’il l’a composé, par l’union d’une âme et d’un corps, pour faire de ce corps uni l’esprit, et de cette structure divine des sens et des membres, l’instrument de deux usages essentiels à  la société.

Le premier de ces deux usages est celui de lier les esprits et les cœurs des hommes entre eux, ce qui se fait par une suite naturelle de l’union de l’âme et du corps ; car c’est par l’usage des sens unis à  l’esprit, et par les impressions de l’esprit sur les sens et des sens sur l’esprit que les hommes se communiquent les uns aux autres leurs pensées et leurs sentiments. Ainsi, le corps est en même temps, et l’instrument, et l’image de cet esprit et de ce cœur qui sont l’image de Dieu. » (TL, II)

Dans cette perspective, ce qui était lu précédemment, à  la suite de Nicole, comme agencement et arrangement des amours-propres de commodité, devient la voie par laquelle Dieu fait sentir aux hommes ce qu’ils ont de commun : « Ainsi, hors de l’homme, les cieux, les astres, la lumière, l’air, sont des objets qui s’étalent aux hommes comme un bien commun à  tous, et dont chacun a tout son usage ; et toutes les choses que la terre et les eaux portent ou produisent, sont d’un usage commun aussi, mais de telle sorte qu’aucun ne passe à  notre usage que par le travail de plusieurs personnes ; ce qui rend les hommes nécessaires les uns aux autres, et forme entre eux les différentes liaisons pour les usages de l’agriculture, du commerce, des arts, des sciences, et pour toutes les autres communications que les divers besoins de la vie peuvent demander. »

Existe-t-il encore des lois de nature ?

L’existence pour Augustin de la loi naturelle inscrite au cœur de chaque homme ne fait pas de doute : « Par loi, comprenons la loi naturelle, qui se révèle à  l’âge où les hommes commencent à  pouvoir se servir de leur raison ». Les jansénistes, en particulier Arnauld et Nicole, en bons augustiniens, reconnaissent que la loi naturelle est une « propriété de la nature raisonnable », et qui « a été imprimée en l’homme avec cette même nature ». Pascal affirme également l’existence de la loi naturelle – comme il le fait dans le fragment L60 des Pensées : « Il y a sans doute des lois naturelles. » De ce fait, les justes, même sans l’aide d’une loi écrite, ont respecté les commandements de la loi naturelle. Comme le souligne Domat, « on ne s’arrêtera pas à  considérer les causes de cette contrariété si étrange de lumières et de ténèbres dans les hommes les plus éclairés de ceux qui ont vécu dans le paganisme, et comment ils pouvaient connaître tant de règles de la justice et de l’équité sans y sentir les principes d’où elles dépendent » (TL, I). La question de l’existence des lois de nature trouve cependant posée du fait de la corruption du péché. Il ne peut y avoir d’institutions justes parce que l’homme est injuste. Il existe « sans doute » des lois naturelles, mais on ne rencontre qu’une diversité infinie des lois selon les temps et les pays :

« Sur quoi la fondera-t-il, l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera ce sur le caprice de chaque particulier, quelle confusion ! Sera-ce sur la justice, il l’ignore. Certainement s’il la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, en peu d’années de possession les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au deçà  des Pyrénées, erreur au delà . » (L60)

Ce fragment semble pointer ce que l’on peut appeler l’équivocité pure du terme de justice – ce qui, comme le dit E. Gilson, « du point de vue d’une théologie naturelle, ne laisse d’être décourageant ». Et ce découragement est lié à  l’« équivoque d’erreur » qui, selon la Logique de Port-Royal, renvoie au fait qu’en usant d’un même terme, on lui applique une même idée, mais en la renvoyant à  des choses différentes. De même qu’avec le terme de « véritable religion », le mot de « justice » quand il ne renvoie pas à  une justice particulière, n’est pas équivoque quoiqu’il reste confus, puisqu’il ne signifie au fond que la justice essentielle. Mais quand la liaison est faite avec telles ou telles règles de justice particulières, « ce mot devient très équivoque et signifie, dans la bouche de chaque peuple » la justice qu’il prend pour essentielle. C’est ce qu’affirme avec force le Fragment 60 des Pensées : « Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au delà  de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ? » (L60). La distance entre ce monde-ci de la concupiscence et l’ordre divin de la charité, entre le figurant et le figuré, est si grande que l’on ne peut plus lire l’analogie entre la justice véritable et les règles de justice en vigueur.

Pour autant, il ne faut pas se méprendre sur cette dernière vision si pessimiste de la condition de l’homme. Comme l’a montré G. Ferreyrolles, il ne s’agit que d’un moment dans la démonstration apologétique des Pensées, et qui n’appelle que le moment de la révélation et de la conversion qui fera connaître à  l’homme et sa fin véritable et les principes de la véritable charité. De la même manière que tous les noms de Dieu ne sont pas purement équivoques, la justice ne peut pas être entièrement hors de portée. S’il n’y avait aucune manière de saisir la justice naturelle, si cette méconnaissance était invincible, l’injustice serait la nature même de l’homme, et ne pourrait être dite « misérable ». Il y a, sans doute, une difficulté à  accéder à  la justice véritable, mais elle ne saurait être absolument inatteignable, sans quoi l’homme ne pourrait même pas être dit pécheur. S’il y a péché, c’est parce que les lois naturelles peuvent être connues, et que leur méconnaissance n’est pas « de droit », mais « de fait ». Et le péché vient de ce que c’est la volonté de l’homme qui est en cause, et non sa capacité de connaître la justice naturelle : « Si nos proches n’avaient donc pas eu soin de nous instruire de cette révélation de Dieu, nous serions dans une ignorance invincible de la Loi, et nous pourrions la violer innocemment. » Le problème majeur est donc ainsi double, et renvoie tant à  la connaissance de la loi naturelle qu’à  la volonté d’y obéir.

Comment connaître la loi naturelle ?

Concernant la connaissance de la loi naturelle, deux modalités se proposent : l’esprit et la volonté – ou le cœur. Ainsi, dans De l’esprit géométrique, Pascal affirme-t-il : « Je ne parle donc que des vérités de notre portée ; et c’est d’elles que je dis que l’esprit et le cœur sont comme les portes par où elles sont reçues dans l’âme. […] Mais [les qualités des choses] qui ont cette liaison tout ensemble, et avec les vérités avouées, et avec les désirs du cœur, sont si sûres de leur effet, qu’il n’y a rien qui le soit davantage dans la nature. » Domat reprend quasi textuellement cette idée : « On peut dire que les premiers principes des lois ont un caractère de vérité qui touche et persuade plus que celle des principes des autres sciences humaines ; et, qu’au lieu que les principes des autres sciences, et le détail des vérités qui en dépendent, ne sont que l’objet de l’esprit, et non pas du cœur, et qu’elles n’entrent pas même dans tous les esprits, les premiers principes des lois, et le détail des règles essentielles à  ces principes, ont un caractère de vérité dont personne n’est incapable, et qui touche également l’esprit et le cœur. Ainsi, l’homme entier en est plus pénétré et plus fortement persuadé que des vérités de toutes les autres sciences humaines. » (TL, I)

Le problème cependant tient en ceci que les deux voies apparaissent inempruntables après la Chute. D’une part, si, à  la suite d’Augustin, la loi naturelle est celle que la raison peut (re)connaître, le péché a considérablement troublé le rapport de la raison à  la loi naturelle, de sorte qu’il devient aberrant de vouloir édifier une morale avec les seules lumières de la raison. Parce que « bien peu [des vérités à  notre portée] entrent par l’esprit, au lieu qu’elles y sont introduites en foule par les caprices téméraires de la volonté, sans le conseil du raisonnement ». Dès lors, comme le souligne Pascal dans la 14e Provinciales, « c’est une fausseté horrible de dire que c’est à  la raison naturelle de discerner quand il est permis ou défendu de tuer son prochain ». Mais, d’autre part, la volonté d’Adam, après la chute, « auparavant indifférente pour le bien et pour le mal, sans délectation ni chatouillement ni dans l’un ni dans l’autre, mais suivant sans appétit prévenant de sa part, ce qu’il connaissait de plus convenable à  sa félicité, se trouve maintenant charmé par la concupiscence qui s’est élevée dans ses membres. Et son esprit très fort, très juste, très éclairé, est obscurci et dans l’ignorance ». La raison s’est donc trouvée troublée par les transformations que le péché a imprimées sur la volonté. Si avant le péché, la volonté était dans une relation de subordination à  l’entendement, dans l’état post lapsaire, on assiste à  une inversion du rapport avec la « primauté de l’agrément [de la volonté] sur la conviction des idées de l’entendement ». La volonté neutralise les « vérité de notre portée » concernant en particulier ici les lois naturelles pour imposer son agrément contre le sentiment naturel.

Mais cela signifie dès lors que la connaissance des lois naturelles requiert une réforme de la volonté, autrement dit, du cœur. Si, en effet, « nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur, c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre » (L110). Le cœur est, en effet, une sorte d’instinct ou d’intuition prérationnel qui fait appréhender ce qui excède la raison, et c’est donc par le sentiment immédiat du cœur que Dieu se dévoile. Le cœur est donc, bien plus que la raison, ce qui mène à  la foi (« Voilà  ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à  la raison », L424) : « Et c’est pourquoi ceux à  qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés. » (L110). Mais le cœur permet également la connaissance des fins, parce qu’il est la voie par laquelle Dieu peut « dompter la rébellion de la volonté par une douceur toute céleste qui la charme et qui l’entraîne ». Ainsi, le cœur permet seul de discerner les « principes du vrai », et qui ne peuvent qu’être identiques à  la « vérité essentielle », c’est-à -dire à  la volonté de Dieu lui-même « qui est seule toute la bonté et toute la justice » (L948). C’est donc dans la parole de Dieu que l’on peut connaître les lois éternelles, car « la vraie nature de l’homme, son vrai bien, la vraie vertu et la vraie religion sont choses dont la connaissance est inséparable » (L393). Comme le souligne encore Pascal :

« Mais où cette autorité a la principale force, c’est dans la théologie, parce qu’elle y est inséparable de la vérité, et que nous ne la connaissons que par elle : de sorte que pour donner la certitude entière des matières les plus incompréhensibles à  la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrés (comme, pour montrer l’incertitude des choses les plus vrai semblables, il faut seulement faire voir qu’elles n’y sont pas comprises); parce que ses principes sont au-dessus de la nature et de la raison, et que, l’esprit de l’homme étant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir à  ces hautes intelligences, s’il n’y est porté par une force toute-puissante et surnaturelle. »

Cette position est commune à  l’ensemble des Jansénistes, et en particulier à  Domat, chez qui ce sont aussi les lumières de la religion qui sont seules capables de nous faire apercevoir les vérités de notre propre nature. La religion nous apprend « quels sont ces principes », et ce n’est que par elle que nous pouvons les apprendre. Et, de fait, si les références bibliques ne constituent pas, à  proprement parler, des sources du droit, on ne peut qu’être frappé par leur très grande abondance dans le Traité des lois.

Cette importance de la religion révélée et du cœur ne supprime pas toutefois tout recours à  la raison. La raison, encore une fois, ne peut par elle-même trouver les principes. Pas plus que chez Pascal la géométrie « ne peut définir les objets ni prouver les principes ; mais par cette seule et avantageuse raison, que les uns et les autres sont dans une extrême clarté naturelle, qui convainc la raison plus puissamment que le discours ». On pourrait donc avancer, en suivant Pascal, que l’impossibilité de démontrer les principes ne tient pas à  une quelconque obscurité, mais bien plutôt à  « leur extrême évidence », et que « ce manque de preuve n’est pas un défaut, mais plutôt une perfection ». Ce que permet le cœur, c’est d’abord la connaissance des principes, qui « sont dans une extrême clarté naturelle, qui convainc la raison plus puissamment que le discours » : « Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours » (L110). La raison peut donc seulement « sentir » les vérités de Dieu – dans le texte de Domat, on ne peut d’ailleurs qu’être frappé de la récurrence de l’association entre le verbe sentir et la raison. Pour autant, Domat, on l’a souvent répété, a recours la « méthode géométrique » – sans que l’on en explique toujours la signification. Selon Pascal, cette méthode géométrique n’a pour finalité que de « démontrer les vérités déjà  trouvées, et de les éclaircir de telle sorte que la preuve en soit invincible ». La « démonstration géométrique », consiste « en deux choses principales : l’une, de n’employer aucun terme dont on n’eût auparavant expliqué nettement le sens ; l’autre, de n’avancer jamais aucune proposition qu’on ne démontrât par des vérités déjà  connues ; c’est-à -dire, en un mot, à  définir tous les termes et à  prouver toutes les propositions. » Domat procède de cette manière en supposant « deux premières vérités qui ne sont que de simples définitions » (TL1), c’est-à -dire, si on lit Pascal, le nom que l’on a imposé, et dès lors « dénué de tout autre sens ». Ces deux vérités sont d’abord que « les lois de l’homme ne sont autre chose que les règles de sa conduite » ; et, ensuite, « que cette conduite n’est autre chose que les démarches de l’homme vers sa fin ». Il s’agit bien de « suppositions », et elles se présentent de fait comme ne pouvant être prouvées.

Les enseignements de la religion : Domat lecteur d’Augustin

Ces deux vérités ne renvoient en fait qu’à  la question de l’ordre, telle qu’Augustin l’a conceptualisée, dans la double perspective d’une réalité à  découvrir – l’ordre caché des lois qu’il s’agit de mettre au jour et de voir –, mais aussi d’un modèle normatif à  s’approprier. En ce sens, ces deux vérités sont les éléments que l’on peut dire, suivant Pascal, « axiomatiques » qui permettent le déploiement de la structure de l’ordre, tant comme ensemble de préceptes que comme raison ou principe de l’ordre « bien disposé » – son caractère téléologique. C’est cette structure de l’ordre, comme règles de conduite de l’homme vers sa fin, qui permet de dégager les fondements de cet ordre – la découverte des fondements suit donc logiquement la connaissance de la structure téléologique de l’ordre. Domat ne dit d’ailleurs pas autre chose :

« Pour découvrir donc les premiers fondemens des lois de l’homme, il faut connaître quelle est sa fin : parce que sa destination à  cette fin sera la première règle de la voie et des démarches qui l’y conduisent, et par conséquent sa première loi et le fondement de toutes les autres.

Connaître la fin d’une chose, c’est simplement savoir pourquoi elle est faite ; et on connaît pourquoi une chose est faite si, voyant comme elle est faite, on découvre à  quoi la structure peut se rapporter, parce qu’il est certain que Dieu a proportionné la nature de chaque chose a la fin pour laquelle il l’a destinée. » (TL, I)

Il s’agit donc pour Domat en premier lieu de retrouver les fondements de l’ordre des lois, et ces fondements ne peuvent être trouvés que dans la finalité de l’homme. Ce n’est « pas assez de savoir, comme savent les plus barbares, qu’il faut rendre à  chacun ce qui lui appartient, qu’il ne faut faire tort à  personne, qu’il faut être sincère et fidèle, et les autres règles semblables, mais qu’il faut de plus considérer l’esprit de ces règles, et la source de leur vérité […], pour leur donner toute l’étendue qu’elles doivent avoir. » (TL, IV). Cet esprit des règles, et la source de leur vérité, Domat les a trouvés chez saint Augustin, en particulier dans La cité de Dieu.

Dans la Cité de Dieu, Livre XIX, chapitre 21, Augustin revient, en effet, sur la définition cicéronienne de l’État. Un peuple est une « société fondée sur des droits reconnus et sur la communauté des intérêts », et d’autre part, les droits supposent la justice : « Là  donc où il n’y a point de justice, il n’y a point de droit », et « par conséquent il ne peut y avoir de peuple ». Mais « s’il n’y a point de peuple, il n’y a point aussi de chose du peuple ; il ne reste, au lieu d’un peuple, qu’une multitude telle quelle qui ne mérite pas ce nom. Puis donc que la république est la chose du peuple, et qu’il n’y a point de peuple, s’il n’est associé pour se gouverner par le droit, comme d’ailleurs il n’y a point de droit où il n’y a point de justice, il s’ensuit nécessairement qu’où il n’y a point de justice, il n’y a point de république. » Mais qu’est-ce que la justice ? « C’est, répond Augustin, « une vertu qui fait rendre à  chacun ce qui lui appartient. » Dès lors, Augustin remet en cause l’existence de la justice d’une société purement humaine : « Quelle est cette justice qui ôte l’homme à  Dieu pour le soumettre à  d’infâmes démons ? Est-cela rendre à  chacun ce qui lui appartient ? Un homme qui ôte un fonds de terre à  celui qui l’a acheté, pour le donner à  celui qui n’y a point de droit, est injuste ; et un homme qui se soustrait soi-même à  Dieu, son souverain Seigneur et Créateur, pour servir les malins esprits, serait juste ! » La justice, comme condition de l’existence des droit, donc d’une République et d’un peuple ne peut consister que dans le service de Dieu : « Lors donc que l’homme ne sert pas Dieu, quelle justice peut-il y avoir dans l’homme, puisque le service qu’il lui rend donne seul le droit à  l’âme de commander au corps, et à  la raison de gouverner les passions ? Et s’il n’y a point de justice dans un homme étranger au culte de Dieu, certainement il n’y en aura point non plus dans une société composée de tels hommes. Partant il n’y aura point aussi de droit dont ils conviennent et qui leur donne le nom de peuple, et par conséquent point de république. »

Il est donc erroné d’identifier le critère d’un peuple avec la présence de la justice, et il faut trouver un autre critère pour définir la société. Augustin, trouve dans l’amour ce critère : « Mais écartons cette définition du peuple, et supposons qu’on en choisisse une autre, par exemple celle-ci : Le peuple est une réunion d’êtres raisonnables qui s’unissent afin de jouir paisiblement ensemble de ce qu’ils aiment. Pour savoir ce qu’est chaque peuple, il faudra examiner ce qu’il aime » (LXIX, ch. 24). Il y a, en effet, chez Augustin, entre l’ordre et l’amour un lien interne : l’amour est l’élan (ou le poids, le pondus) qui est le principe de l’ordre des êtres, et l’implique. Domat reprend ce schème de l’amour comme poids en citant Augustin lui-même dans une de ses harrangues :

« Comme l’homme ne peut agir que pour une fin, et que la fin n’est autre chose qu’un objet qui plait, et qui attire la volonté, c’est la pente vers cette fin qu’on appelle amour. Et c’est l’amour qui est le principe universel de toutes les actions des hommes : ce qui a fait dire à  un père de l’église, que l’amour est un poids qui nous porte à  tous les objets, où nous nous portons comme les autres créatures se portent par leur poids au lieu qui leur est naturel. St Aug. Car, comme Dieu a donné le poids et les autres pentes naturelles aux créatures, qui les portent chacune en son lieu pour conserver l’ordre de l’univers, il a donné l’amour à  l’homme comme une pente qui doit le porter à  cet ordre qui fait sa justice : de sorte que comme les particuliers ne peuvent se porter à  leurs devoirs que par amour, le devoir des juges consiste dans l’amour qu’ils doivent avoir pour l’ordre universel ; mais cet amour est singulièrement et absolument nécessaire pour conserver la lumière et la force des juges, qui sont les fondements de tous leurs devoirs. »

Mais cet amour peut-être différemment polarisé ; la volonté de l’homme peut tout autant faire aller l’amour vers le haut que vers le bas : cet amour peut renvoyer au fait de jouir ou d’user ; couple représenté chez Augustin par l’opposition entre frui et uti : le verbe frui s’applique à  l’amour de Dieu, c’est-à -dire à  la jouissance du souverain bien, tandis qu’uti renvoie à  une signification instrumentale, l’usage. Dès lors qu’il y a amour quel qu’il soit, et dès lors qu’il y a « une réunion, non de bêtes, mais de créatures raisonnables, unies par la communauté des mêmes intérêts », il y a bien peuple, et suivant « cette définition, le peuple romain est un peuple, et son gouvernement est sans doute une république ». Le peuple ne se constitue plus au regard du droit, mais à  celui des objet de l’amour. C’est cette amour qui assure son union et sa paix. Et la paix ne se laisse définir que dans son rapport à  l’ordre : « La paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre » (LXIX, ch. 13). Toutefois, les peuples – le peuple romain, tout comme les « Athéniens, les Egyptiens, les Assyriens, et pour tout autre empire, grand ou petit » – seront « d’autant meilleurs que les intérêts qui le lient seront plus nobles et d’autant plus mauvais qu’ils le seront moins ». Ces peuples quand ils n’obéissent pas à  Dieu, sont privés de la vraie justice : « Car, en général, la cité des impies, rebelle aux ordres du vrai Dieu qui défend de sacrifier à  d’autres qu’à  lui, et partant incapable de faire prévaloir l’âme sur le corps et la raison sur les vices, ne connaît point la justice véritable » (LXIX, ch. 24). Parce que l’homme est faible, « il a besoin de l’enseignement de Dieu pour connaître avec certitude, et de son secours pour agir avec liberté », et doit rapporter la paix du corps et celle de l’âme, et celle enfin des deux ensemble, à  cette paix supérieure qui est entre l’homme mortel et Dieu immortel, afin que son obéissance soit réglée par la foi et soumise à  la loi éternelle. Cette loi éternelle est celle de « l’amour de Dieu, et puis l’amour du prochain où est renfermé l’amour de soi-même (lequel ne peut jamais égarer celui qui aime Dieu), il s’ensuit que chacun doit porter son prochain à  aimer Dieu, pour obéir au précepte qui lui commande de l’aimer comme il s’aime lui-même. » (L. XIX, ch. 14).

Domat reprend de manière textuelle ces éléments, en affirmant tout d’abord que la finalité est l’amour de Dieu. Les fondements de l’ordre et les fins de l’homme sont ainsi confondus (« Il faut enfin apprendre de celui qui a formé l’homme, que c’est lui qui, étant son principe, est aussi sa fin. » (TL, I) : « Ainsi, nous voyons que c’est pour connaître et pour aimer que Dieu a fait l’homme, que c’est par conséquent pour s’unir à  quelque objet, dont la connaissance et l’amour doivent faire son repos et son bonheur ; et que c’est vers cet objet que toutes ses démarches doivent le conduire. » (TL, I). C’est à  ce point que Domat peut énoncer la première loi, et celle-ci renvoie à  l’amour de Dieu :

« Ainsi, nous découvrons, dans cette ressemblance de l’homme à  Dieu, en quoi consiste sa nature, en quoi consiste sa religion, en quoi consiste sa première loi : car sa nature n’est autre chose que cet être créé à  l’image de Dieu, et capable de posséder ce souverain-bien qui doit être sa vie et sa béatitude ; sa religion, qui est l’assemblage de toutes ses lois, n’est autre chose que la lumière et la voie qui le conduisent à  cette vie, et sa première loi, qui est l’esprit de la religion, est celle qui lui commande la recherche et l’amour de ce souverain-bien, où il doit s’élever de toutes les forces de son esprit et de son cœur qui sont faits pour le posséder. » (TL, I)

Mais cette unique félicité consiste aussi en l’amour des créatures et en l’amour de l’homme en tant que créature ; amour toujours subordonné à  l’amour de Dieu. La seconde loi, hiérarchiquement seconde par rapport à  la première, consiste en l’amour du prochain :

« [Cette loi] qui commande à  l’homme la recherche et l’amour du souverain-bien, étant commune à  tous les hommes, elle en renferme une seconde qui les oblige à  s’unir et s’aimer entre eux parce qu’étant destinés pour être unis dans la possession d’un bien unique, qui doit faire leur commune félicité, et pour y être unis si étroitement qu’il est dit qu’ils ne feront qu’un, ils ne peuvent être dignes de cette unité dans la possession de leur fin commune s’ils ne commencent leur union, en se liant d’un amour mutuel dans la voie qui les y conduit. » (TL, I)

Toutefois, affirmer que ces premiers principes sont des lois d’amour, amour de Dieu et amour mutuel, ne signifie assurément pas que l’amour règne entre les hommes effectivement. En effet, ces amours ont été affectés par le péché. On a vu que l’amour-propre avait considérablement détourné l’homme de l’amour de Dieu ; ce même amour-propre l’a également éloigné de l’amour mutuel :

« Tout ce que l’on voit dans en société de contraire à  l’ordre, est une suite naturelle de la désobéissance de l’homme à  la première loi qui commande l’amour de Dieu ; car, comme cette loi est le fondement de la seconde qui commande aux hommes de s’aimer entre eux, l’homme n’a pu violer la première de ces deux lois sans tomber en même temps dans un état qui l’a porte à  violer aussi la seconde, et à  troubler par conséquent la société.

La première loi devait unir les hommes dans la possession du souverain bien, et ils trouvaient dans ce bien deux perfections qui devaient faire leur commune félicité : l’une, qu’il peut être possédé de tous, et l’autre qu’il peut faire le bonheur entier de chacun. Mais, l’homme ayant violé la première loi, et s’étant égaré de la véritable félicité qu’il ne pouvait trouver qu’en Dieu seul, il l’a recherchée dans les biens sensibles où il a trouve deux défauts opposés à  ces deux caractères du souverain bien : l’un, que ces biens ne peuvent être possédés de tous ; et l’autre, qu’ils ne peuvent faire le bonheur d’aucun ; et c’est un effet naturel de l’amour et de la recherche des biens où se trouvent ces deux défauts, qui portent à  la division ceux qui s’y attachent ; car comme l’étendue de l’esprit et du cœur de l’homme forme pour la passion d’un bien infini, ne saurait être remplie de ces biens bornés qui ne peuvent être à  plusieurs ; ni suffire à  un seul pour le rendre heureux, et c’est ensuite de cet état où l’homme s’est mis, que ceux qui mettent leur bonheur à  posséder des biens de cette nature, venant à  se rencontrer dans les recherches des mêmes objets, se divisent entre eux, et violent toutes sortes de liaisons et d’engagemens, selon les engagemens contraires où les met l’amour des biens qu’ils recherchent.

C’est ainsi que l’homme, ayant mis d’autre biens à  la place de Dieu qui devait être son unique Bien, et qui devait faire sa félicité, a fait de ces biens apparens, son bien souverain où il a placé son amour et où il établit sa béatitude ; ce qui est en faire sa divinité, et c’est ainsi que l’éloignement de ce seul vrai bien qui devait unir les hommes, leur égarement à  la recherche d’autres biens les a divisés. » (TL, IX)

Si l’amour-propre est « contraire à  l’ordre », c’est que le péché a « désordonné » la nature. Mais dès lors on comprend mieux le projet de Domat, il s’agit bien, reprenant l’expression d’Augustin, de le ramener et de le pousser « à  la place qu’il doit occuper dans l’ordre ». Comme l’a souligne A.-I. Bouton-Touboulic, l’action correctrice, proprement ordonnatrice, que Dieu exerce sur le mal consiste dans son intégration : « Elle intègre dans l’ordre universel une entité qui n’a pas respecté l’ordre, en lui assignant un nouvel ordo particulier. » Selon Augustin, cette action est d’ordre pénal – et c’est le sens même du terme ordinare : « Le péché est un accident honteux ; il faut lui appliquer la peine pour le faire rentrer dans l’ordre, pour le jeter où il convient qu’il soit, pour le faire servir de quelque manière à  la beauté de l’univers. » Se dessine dès lors la signification de « l’ordre naturel des lois », il s’agit de cet ordre propre aux hommes qui ont péché, ordre inférieur, qui permet « une nouvelle adéquation du pécheur à  l’ordre universel ».

Chez Domat, le Traité des lois, fait jouer une harmonique de sens entre les termes de « liaison », d’« engagement » et d’obligation. Comme on l’a remarqué dans l’introduction de cet article, « lier » peut autant dire « unir » qu’« obliger » ; de même, « engagement » peut s’entendre, d’une part, comme l’action d’engager, mais aussi comme « une obligation qui est cause que l’on n’est plus en liberté de faire ce que l’on veut ». En ce sens, se lier, s’engager (par des engagements naturels par le mariage ou l’engendrement, et par des « engagements particuliers »), c’est s’obliger. Et cet univers d’engagements, de liens et d’obligations constitue à  proprement parler l’ordre, où, chacun a sa place, liée aux autres par des devoirs. Et, suivant l’ordre des lois, les hommes, s’engageant, se liant et s’obligeant, s’exercent à  l’observation des premiers principes :

« Et comme on voit dans la nature de l’homme sa destination au souverain-bien, on y verra aussi sa destination à  la société et les divers liens qui l’y engagent de toutes parts ; et que ces liens, qui sont des suites de la destination de l’homme à  l’exercice des deux premières lois, sont en même temps les fondemens du détail des règles de tous ses devoirs et les sources de toutes les lois. » (TL, I)

« C’est tellement pour occuper l’homme a l’exercice de cette première loi et de la seconde que Dieu lui donne l’usage de la vie dans cet univers, que tout ce qu’il peut y voir en soi-même et dans tout le reste des créatures, sont autant d’objets qui lui sont donnés pour l’y engager.” (TL, II)

« On voit dans toutes ces sortes d’engagemens, et dans tous les autres qu’on saurait penser, que Dieu ne les forme, et n’y met les hommes que pour les lier à  l’exercice de l’amour mutuel, et que tous les différens devoirs que prescrivent les engagemens, ne sont autre chose que les divers effets que doit produire cet amour, selon les conjonctures et les circonstances. » (TL, IV)

Le projet de Domat se lit ainsi comme celui de faire apparaître dans le maquis des lois d’ancien régime, sous une forme nécessairement figurale, celles qui restent en analogie avec l’ordre naturel – c’est-à -dire qui peuvent se déduire de ces premier principes – de sorte, que par leur puissance coercitive, elle puisse rappeler les hommes oublieux à  leurs devoirs dans cet ordre naturel.

Les lois civiles comme suite des premières lois divines

Domat, on le voit, est un lecteur fidèle d’Augustin. Il reprend, avec ces lois, les éléments centraux de l’ordre d’amour de l’évêque d’Hippone. Sa fidélité va jusqu’à  reprendre également l’articulation de ces deux lois. Celles-ci sont hiérarchisées : chez Augustin, il est clair que l’amour de Dieu est le bien souverain. De même chez Pascal, l’ordre de la charité consiste à  placer Dieu au dessus de tout : « Dieu doit régner sur tout, et tout se rapporter à  lui » (L933) ; pour Domat, « C’est cette première loi qui est le fondement et le premier principe de toutes les autres » (TL, I). D’autre part, ces lois sont dans une relation de participation, et la seconde loi ne prend sens, comme c’était déjà  le cas chez Augustin, qu’en se référant à  la première. Comme on va le voir, de fait, les lois naturelles ou arbitraires qui sont les « suites » de ces deux premières lois sont également dans une relation de participation aux premiers principes.

Une démonstration géométrique de la qualité de loi naturelle

A côté des deux premiers principes, Domat effectue, en effet, un partage entre différents genres de lois. D’un côté on peut distinguer les lois qui sont ensemble divine, immuables et naturelles ; de l’autre les lois arbitraires, humaines et positive : « Il ne reste pour finir cette première distinction des lois immuables et des lois arbitraires, que de remarquer que cette distinction renferme celle des lois divines et humaines, et encore celle des lois naturelles et positives, ou plutôt que ces trois distinctions n’en font qu’une seule » (TL, XI). Ces distinctions sont, en leur fond, dépendantes d’Augustin qui distinguait, lui aussi la loi éternelle, la loi naturelle, et les lois humaines ou profanes. La loi éternelle, c’est « la loi en vertu de laquelle il est juste que toute choses soient en ordre parfait ». Les lois naturelles sont divines, en ce qu’elles sont l’œuvres de Dieu, créateur de l’ordre naturel, souhaitant que la nature soit ordonnée et que les hommes se soumettent à  cet ordre : « L’ordre découle de lui et il est avec lui », à  quoi fait écho Domat : « Il n’y a de lois naturelles et immuables que celles qui viennent de Dieu » (TL, XI). Chez Augustin, ces lois s’imposent à  tous, païens et chrétiens, et, en ce sens, elles sont universelles ou immuables. Les lois humaines, quant à  elles, ne découlent que de la volonté des hommes ; arbitraires, elles sont également transitoires.

Toutefois, pour hiérarchisées que soient les lois naturelles, immuables, et les lois positives, arbitraires, elles n’en sont pas moins mêlées : Domat ne réserve pas le droit naturel, en effet, à  un plan extérieur aux lois civiles, mais il intègre le droit naturel dans les lois civiles, et celles-ci en sont même le principal contenu. On a bien affaire dès lors à  un mixte de lois de « principe », générales, et valables de manière universelle, et de lois particulière à  une société :

« Il faut remarquer dans tous ces exemples et dans les autres semblables des lois arbitraires, qui sont des suites des lois immuables, que chacune de ces lois arbitraires a deux caractères qu’il est important d’y reconnaître et de distinguer, et qui font comme deux lois en une. Car il y a dans ces lois une partie de ce qu’elles ordonnent, qui est un droit naturel, et il y en a une autre qui est arbitraire. […]

II faut remarquer aussi sur le sujet de ces matières inventées, qu’encore qu’il semble qu’elles ne doivent être réglées que par des lois arbitraires, elles ont néanmoins plusieurs lois immuables, de même qu’on voit que les autres matières qu’on peut appeler naturelles, ne sont pas seulement réglées par des lois naturelles et immuables, mais qu’elles ont aussi des lois arbitraires. » (TL, XI)

Le droit naturel est ainsi dans un rapport d’inclusion métaphysique dans le droit positif – pour reprendre l’expression de S. Goyard-Fabre. Et le fait que les lois naturelles et les lois positives soient « matériellement coextensive » tient, comme le souligne Zarka à  ce que la théorie du droit naturel que développe Domat s’inscrit dans une théorie de l’ordre naturel et de l’ordre social gouvernés par Dieu : « La théorie du droit de Domat est essentiellement une théorie de l’ordre, de l’ordre inscrit par Dieu dans la nature et la société humaine. » Bref, la nature, quoique brouillée, continue d’exercer sa puissance sur la société, parce que l’ordre de la société, non seulement participe à  l’ordre naturel, mais conserve en lui-même, ne serait-ce que sous l’espèce de la figure, quelque chose de la nature.

La différence entre les lois, loi divine, lois naturelles, lois arbitraires, renvoie également à  des plans d’existence distincts, et supposent dès lors des formes différentes de connaissance – qui correspondent en même temps aux trois ordres de l’anthropologie pascalienne : le cœur, la raison et le corps. La loi divine, parce qu’elle est en position transcendante à  la nature n’est, on l’a vu, pas connaissable avec la raison, mais avec le cœur – et les secours de la religion. Les lois naturelles, quoique d’origine divine, parce qu’elles sont de l’ordre des effets des raisons causales des premières lois sont « proprement l’objet de l’entendement ». Enfin, les lois positives sont dans l’ordre du sensible (les lois arbitraires « ne contiennent que des dispositions sensibles »). Cette distinction des plans a une incidence directe sur la certitude que nous pouvons avoir de leur caractère et de leur contenu, et dès lors aussi de leur justice. Le projet de (re)mettre les lois dans leur ordre naturel suppose tout d’abord de s’appuyer sur un caractère de certitude (le mot revient souvent sous la plume de Domat). Mais si les premières lois ont ce caractère de certitude, car l’esprit en est « convaincu sans raisonnement par l’évidence de leur vérité », autant « qu’on saurait l’être d’un théorème de géométrie », il n’en va pas de même des autres lois. On ne découvrira alors l’évidence de ces règles « que par quelque raisonnement qui fasse voir leurs liaisons aux principes d’où elles dépendent ». L’entreprise de Domat se donne ainsi à  voir comme un art de raisonner et, en même temps, un art de persuader. Mais c’est aussi à  cet art qu’est consacré précisément l’opuscule de Pascal sur l’esprit de géométrie :

« Or, il y a un art, et c’est celui que je donne, pour faire voir la liaison des vérités avec leurs principes soit de vrai, soit de plaisir, pourvu que les principes qu’on a une fois avoués demeurent fermes et sans être jamais démentis. […] Cet art que j’appelle l’art de persuader, et qui n’est proprement que la conduite des preuves méthodiques parfaites consiste en trois parties essentielles : à  définir les termes dont on doit se servir par des définitions claires ; à  proposer des principes ou axiomes évidents pour prouver la chose dont il s’agit ; et à  substituer toujours mentalement dans la démonstration les définitions à  la place des définis. »

Les premières lois – ou principes –, tels que Domat les a définies apparaissent ainsi comme des « mots primitif qu’on ne peut plus définir », des « principes si clairs qu’on n’en trouve plus qui le soient davantage pour servir à  leur preuve ». Et c’est à  partir de ces « fondements » que Domat peut démontrer « la nature et la fermeté des règles qui en dépendent » (TL, ch. 1). Il s’agira, comme le suggère Pascal, toujours dans De l’esprit géométrique, en « disposant les propositions dans le meilleur ordre », en pénétrant « vivement et profondément les conséquences des principes » (L509), de discerner et de juger leur conformité à  ces principes. Domat, va avec cette méthode géométrique pouvoir caractériser les lois naturelles. Il affirme ainsi que les lois immuables ou naturelles sont « toutes celles qui sont des suites nécessaires des deux premières, et qui sont tellement essentielles aux engagemens qui forment l’ordre de la société, qu’on ne saurait les changer sans ruiner les fondemens de cet ordre » (TL, XI). C’est exactement la qualité des choses qui selon Pascal « se tirent, par une conséquence nécessaire, des principes communs et des vérités avouées. Celles-là  peuvent être infailliblement persuadées ; car, en montrant le rapport qu’elles ont avec les principes accordés, il y a une nécessité inévitable de convaincre, et il est impossible qu’elles ne soient pas reçues dans l’âme dès qu’on a pu les enrôler à  ces vérités qu’elle a déjà  admises ». Par « enchaînement », l’ensemble de toutes les lois naturelles découle ainsi des deux premiers principes :

« Car, c’est leur nature qu’elles ont entre elles des rapports et des liaisons qui font qu’elles n’entrent dans l’esprit que les unes par les autres ; que quelques unes qui doivent s’entendre par elles mêmes et qui sont la source des autres, doivent les précéder ; que les autres doivent suivre, selon qu’elles dépendent de ces premières et qu’elles sont liées entre elles ; et qu’ainsi l’esprit devant se conduire des unes aux autres doit les voir en ordre, et c’est cet ordre qui fait l’arrangement des définitions, des principes et du détail. »

Toutefois, comme le remarque Domat, « il faut encore remarquer sur cette nécessité de l’étude des lois naturelles, qu’elles sont de deux sortes. L’une est de celles dont l’esprit est convaincu sans raisonnement par l’évidence de leur vérité, telles que sont ces règles, que les conventions tiennent lieu de lois à  ceux qui les font, que le vendeur doit garantir, que le dépositaire doit rendre le dépôt ; et l’autre est de ces règles qui n’ont pas cette évidence, et dont on ne découvre la certitude que par quelque raisonnement qui fasse voir leurs liaisons aux principes d’où elles dépendent. » Cela signifie que « ces règles n’ont pas l’évidence des premiers principes dont elles dépendent, et qu’elles n’en sont que des conséquences un peu éloignées, parce qu’alors n’apercevant point la liaison de ces règles à  leurs principes, ils ne voient pas aussi le fondement et la certitude de leur vérité. » (TL, XI). C’est à  propos de ces lois que peut alors se faire « une balancement douteux entre la vérité et la volupté, et que la connaissance de l’une et sentiment de l’autre font un combat dont le succès est bien incertain ».

Pour résoudre ce problème, et pour affirmer de manière ferme le caractère de lois naturelles, Domat procède de manière analogique, en reliant « plusieurs choses entre elles parce qu’elles ont toutes un rapport à  une seule ». En l’occurrence, pour affirmer la liaison entre les lois naturelles et les premières lois, « il faut donc s’appuyer sur le rapport qui relie tout effet à  sa cause, le seul lien qui permette de remonter, sans erreur possible, de la créature au créateur. C’est ce rapport que saint Thomas nomme analogie ». Cet aspect est mis en lumière par la récurrence dans le texte de Domat des références à  la proportionnalité – qui est l’analogie même – : Dieu a ainsi donné des fondements à  l’union de l’homme et de la femme, proportionnés aux caractères de l’amour qui devait en être le lien ; il donne à  l’amour des parents un caractère proportionné à  l’état des enfants dans leur naissance, et il donne à  l’amour des enfants un caractère proportionné aux devoirs de dépendance, d’obéissance, de reconnaissance ; l’union des particuliers est proportionnée aux devoirs réciproques des engagements où ils se rencontrent ; etc.

Le problème de la justice des lois arbitraires

Les lois arbitraires, quant à  elles, n’ont pas ce même rapport de nécessité qu’ont les lois naturelles. Ces lois sont donc indifférentes aux fondements de la société, en ce sens qu’elles ne sont pas établies, comme les lois naturelles, pour servir de fondement à  la société : on peut les changer sans que l’existence de cette société soit mise en cause. Les lois arbitraires sont de deux sortes, et qui sont liées aux causes de leur édiction. La première cause est « la nécessité de régler certaines difficulté qui naissent dans l’application des lois immuables, lorsque ces difficultés sont telles, qu’il ne peut y être pourvu que par des lois, et que les lois immuables ne les règlent point » (TL, XI). Comme le souligne G. Ferreyrolles, « la loi positive est indispensable pour régler l’application de la loi naturelle, universelle par essence, aux conditions particulières d’une société donnée ». Il est cependant chez Domat, une seconde cause de la multiplication des lois arbitraires, et qui est « l’invention de certains usages qu’on a crus utiles dans la société » (TL, IX) Et d’ajouter : « Ainsi, par exemple, on a invente les fiefs, les cens, les rentes constituées à  prix d’argent, les retraits, les substitutions, et d’autres semblables usages, dont l’établissement a été arbitraire ; et ces matières, qui sont de l’invention des hommes, et qu’on pourrait appeler par cette raison des matières arbitraires, sont réglées par un vaste détail des lois de mêmes nature. » Quoiqu’évidentes (« les lois arbitraires sont toujours en évidence, parce qu’elles sont écrites »), les lois arbitraires se trouvent confrontés à  la question de leur justice. Si les lois naturelles sont « essentiellement justes », la « multitudes des lois et leur caractère contradictoires, leurs variations tant historiques que géographiques met en question leur qualité de justice. Pour Pascal, toutefois, il y a une justice propre dans ces lois, simplement, elles ne sont pas « essentiellement justes », ou du moins, n’ont-elle pas été établies parce qu’elles sont juste, mais sont justes parce qu’elles sont établies : « La justice est ce qui est établi : et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies. » (L645).

L’obéissance aux lois positive est de droit naturel (« La chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler. »). Comme le souligne Nicole, « l’obligation d’obéir à  ces lois ne vient de ces lois mêmes. Elle vient d’une loi supérieure, c’est-à -dire de la loi éternelle qui nous assujetti aux lois humaines avec certaines conditions ». Il en va ainsi pour deux raisons traditionnelles chez les auteurs chrétiens, et en particulier chez Augustin. Cette obéissance trouve d’abord sa source dans l’Ecriture elle-même, et en particulier dans l’épitre de Paul aux Romains : le pouvoir temporel est le « résultat de l’ordinatio divine, conforme, même d’une manière cachée et indirecte, à  sa volonté ». Cette obéissance est, ensuite, requise au regard de la « valeur que possède un ordre public qui maintient les pécheurs eux-mêmes dans les liens d’une certaine paix terrestre ». Les lois agissent donc comme une « borne » aux « plus grands débordements » (L540) : « Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à  cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois comme il faut obéir aux supérieurs non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là  voilà  toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela et que proprement [c’est] la définition de la justice. » (L66). Ces aspects pourraient conduire à  une analyse de la philosophie pascalienne du droit comme nominaliste - comme le serait celle de Domat. Toutefois, si, dans l’état post-lapsaire, il y a une indétermination du juste en raison du trouble et du ternissement des lumières naturelles, il reste suffisamment de lumière pour la conscience de l’injuste et du mal : « Encore qu’on ne puisse assigner le juste, on voit bien ce qui ne l’est pas. » (L729) ; « Nous connaissons bien le mal et le faux. Mais que dira-t-on qui soit bon ? » (L905). De même Domat : « Et quoique cette lumière de la raison […] ne règne pas en chacun de telle sorte qu’il en fasse la règle de sa conduite, elle règne en tous de telle manière, que les plus injustes aiment assez la justice pour condamner l’injustice des autres et pour la haïr » (TL, IX).

L’établissement est donc une condition nécessaire, mais non suffisante pour la raison que l’on est dispensé d’obéir à  une loi injuste. Cela est dû au fait que les autorités politiques doivent, à  peine de tyrannie – car la tyrannie est avant tout transgression de l’ordre naturel, et « la force sans la justice est tyrannique » (L103) –, respecter des normes de justices ; normes qui sont celles de Dieu – ce dont témoignait, à  nouveau, la 14e Provinciales. Pour autant, comme pour les lois naturelles, leur autorité reste liée à  l’ordre (« L’autorité universelle de toutes les lois consiste dans l’ordre divin, qui soumet les hommes à  les observer » ; « La justice universelle de toutes les lois consiste dans leur rapport à  l’ordre de la société, dont elles sont les règles »). Comment penser ce rapport à  l’ordre ? Domat suggère d’abord que leur utilité et leur justice doivent être présumées (TL, XII). Il s’agit donc de simples hypothèses, jusqu’à  ce qu’elles soient abrogées « par une autre loi, ou abolie par le non usage ». Le problème principal est que les lois arbitraires ne peuvent pas être rapportées par l’entendement aux principes de l’ordre, elles sont, comme on l’a souligné, entièrement dans l’ordre du sensible, et ne comportent que des éléments autres, hétérogènes aux lois naturelles. Elles sont même, dit Domat, « indifférentes [aux] fondemens de l’ordre de la société ». On ne saurait dès lors, contrairement à  ce que suggère G. Ferreyrolles, faire des lois positives une application ou une determinatio des lois naturelles – ce qui constitue un indice de plus de l’éloignement de Domat vis-à -vis du jusnaturalisme classique. Ce que peut faire le juriste pour vérifier qu’elles ne violent pas « l’esprit des premières lois », ni ne blesse « les principes de l’ordre de la société » (TL, XI), c’est examiner les rapports internes aux éléments de ces lois, c’est-à -dire mettre au jour ce que Domat appelle leur « esprit ». L’esprit des lois est ce quelque chose de commun entre les lois immuables et les lois arbitraires, par quoi on peut les comparer (« Toutes ces réflexions sur la distinction des lois immuables et des lois arbitraires, sur leur nature, leur justice, leur autorité, font assez voir combien il est important de considérer par toutes ces vues quel est l’esprit de toutes les lois, de discerner leurs caractères de lois immuables ou de lois arbitraires. » TL, XI) La démarche consiste dès lors à  vérifier que le rapport qu’ont, entre eux, les éléments des exemples concrets de lois arbitraires ressemble ou est analogue aux rapports des lois immuables. Qu’en d’autres termes, on y retrouve un « esprit » comparable sous un certain rapport, « et qu’ainsi toutes les lois se concilient les unes les autres, et s’accordent entre elles par l’esprit commun qui fait la justice de toutes ensemble ».

C’est exactement à  cette épreuve que procède Domat quand il évoque les solutions juridiques proposées par le jurisconsulte romain Papinien, en matière d’héritage dans les cas de substitution pupillaire – il s’agit ici de la première source des lois arbitraires, tenant à  « la nécessité de régler certaine difficultés qui naissent dans l’application des lois immuables ». Dans chacun des cas examiné par Papinien, il s’agit de concilier deux lois naturelles, celle selon laquelle on peut disposer de ses biens par un testament, et celle selon laquelle les pères doivent laisser leurs biens à  leurs enfants après leur mort. La solution a été d’édicter « une loi arbitraire qui bornât la liberté de disposer au préjudice des enfants, et qui leur conservât une certaine portion des biens de leurs parents, dont ils ne puissent être privés ; et c’est cette portion, fixée par une loi arbitraire, qu’on appelle la légitime ». La détermination singulière de la légitime est sans doute un élément variable selon les temps et les sociétés, mais la proportion qu’elle représente des biens peut entrer dans une comparaison analogique avec la juste répartition des biens selon « l’esprit des premières lois » : « Et si tous les hommes se conduisaient par la prudence et par l’esprit des premières lois, chacun serait un juste interprète de ce que demanderait de lui la loi, qui veut que les enfants succèdent aux pères, et de ce que demanderait aussi celle qui permet de disposer par un testament. » Plus révélateur encore est l’exemple des lois arbitraires issues de « certains usages qu’on a cru utiles dans la société ». Par exemple, concernant les fiefs, Domat indique que « les fiefs ont leur fondement, non seulement sur la liberté générale de faire toutes sortes de conventions, mais aussi sur l’utilité publique d’engager au service du prince, dans le temps de guerre, ceux à  qui les fiefs et les arrières-fiefs ont été donnés, et leurs successeurs. » Le fief, création humaine, s’analyse donc comme la proportion qu’enregistre une convention entre le don d’une terre et le fait de prêter main forte au prince en cas de guerre. C’est dire que l’esprit de l’invention du fief peut être comparé analogiquement à  « l’esprit et de l’usage des lois qui maintiennent la société dans l’état présent. »

La démarche de Domat constitue en fait les lois arbitraires comme des « paradigmes », si l’on entend, avec G. Agamben, par paradigme un rapport analogique, qui neutralisant la dichotomie entre le général et le particulier, ne se dégage comme tel qu’en « suspendant et, en même temps, en exposant son appartenance à  l’ensemble ». Les lois arbitraires, rappelons-le, ne sont pas déterminées par la généralité des lois naturelles, mais l’esprit des lois arbitraires est en analogie avec celui des lois naturelles, en ce que chacune participe aux fondements de l’ordre de la société ; ordre pour un temps et un lieu en proportion avec l’ordre immuable que Dieu a voulu. Et cette proportion des ordres constitue la justice des lois arbitraires ; justice proportionnée à  celle des lois naturelles.

Accoutumer à  l’amour par la police

Le paradoxe de l’augustinisme juridique

On l’a compris, le projet (re)mettre les lois dans leur ordre naturel est de réinstaurer des rapports proportionnés dans une nature dénaturée par le péché qui a disproportionné les rapports de l’homme aux objets de son amour. Subsiste toutefois un problème qui tient au caractère impossible de cet ordre d’amour sur la terre, comme Augustin l’a maintes fois et clairement indiqué – mais c’est également le propos de Domat à  la suite de tout Port-Royal, et de Pascal en particulier. Pour Augustin, la communauté politique ne peut être le lieu de réalisation d’une vie chrétienne bienheureuse, et l’ordre d’amour est, en ce sens, une réalité seulement eschatologique. Mais, comme on a cherché à  le montrer, le projet d’ensemble de Domat ne prend sens que par rapport à  ce pessimisme, comme la volonté de contraindre les hommes par les lois dans l’ordre naturel de la charité. En cela, il s’inscrit dans un courant que l’on peut nommer, à  la suite de M. Villey, l’augustinisme juridique, qui, se caractérise par la volonté de subsumer le droit humain sous la loi divine – cet augustinisme est, au demeurant, cohérent avec la distance que Domat entretient avec le jusnaturalisme moderne. Il reste que les modalités pratiques de cet augustinisme ne laissent d’être problématiques. Comme le souligne Domat lui-même, l’esprit de la religion ne règne pas dans nos société (TL, IX), et il constate, pire, que si « tous les hommes n’ont pas cet esprit de religion, […] plusieurs se portent même à  troubler l’ordre extérieur » (TL, X). Pour que l’ordre des lois puisse régner tant extérieurement qu’intérieurement, il faudrait une conversion des hommes. A certains égards, la démarche de Domat doit se lire précisément autant comme une mise en ordre rationnelle des lois que comme une entreprise pour inciter et même, on va le voir, contraindre à  la conversion. Sa démarche suit, là  encore, en effet, très fidèlement, la conception pascalienne de la conversion. Cette conception est calquée sur les trois ordres de l’anthropologie de Pascal : le cœur, l’esprit et le corps. C’est ainsi que le fragment L808 nous apprend qu’« il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration ». Domat, on l’a vu, fait place tant à  la raison qu’à  l’inspiration : la conversion par l’esprit est le fruit du raisonnement rationaliste, géométrique, de Domat, et l’on a vu que la connaissance des premières lois d’amour ne peut résulter que des lumières de la religion. Il y a donc dans la connaissance des lois, une foi fondée sur l’étude des preuves qui convainquent l’esprit et sur le « sentiment du cœur », dans la droite ligne du fragment L110 des Pensées de Pascal. Pour autant, comme le souligne Domat, « tous les hommes n’ont pas toujours la raison assez pure pour reconnaître cette justice, ou le cœur assez droit pour y obéir ». C’est là  que le premier ordre de conversion peut apparaître, et qui est le domaine privilégié de la coutume.

Discipliner l’automate

G. Feyrerolles a bien mis l’accent sur l’ambivalence pascalienne concernant la coutume. Pascal, on s’en souvient, a d’une part discrédité les coutumes du fait de leur absence d’universalité – ce à  quoi Domat acquiesse d’ailleurs : « Les coutumes ont leur autorité particulière et chacune est bornée dans l’étendue de la province ou du lieu où elle s’observe » (TL, XIII). D’autre part, les coutumes n’ont rien à  voir avec la vraie justice : on n’y découvre que « défaut d’autorité et de justice » (« la justice n’est pas dans ces coutumes » - L60). Elles ne sont justifiées que par le seul fait de leur usage (« La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. » - L60). Ce sur quoi Domat insiste également : « Comme [la coutume] avait eu son autorité sur le long usage, cette même cause peut la lui ôter. » (TL, XII). Enfin, on l’a vu également, la coutume révèle la dénaturation de l’homme : « La coutume est une seconde nature qui détruit la première » (L126). Et une seconde nature qui peut recevoir toute sorte de contenu, de manière pourrait-on dire contingente et, comme le dit justement Domat, arbitraire. Mais, la coutume a aussi comme pouvoir premier d’unir et de fixer les peuples : « Le peuple […] qui voit dans l’antiquité de la coutume la preuve de sa vérité ; le voilà  délivré d’une “curiosité inquiète” (L744) dont on sait que par le biais des “curieux examinateurs des coutumes reçues” (L60) elle aboutit à  la ruine des royaume ». En sorte que la coutume forme les peuples et leur assure la paix. C’est en ce sens que dire que l’essence de la justice est la coutume présente, « c’est le plus sûr » (L60). Ensuite, si les coutumes apparaissent éloignées de la justice, comme autant de fantaisies et de caprices, et qu’elles ont été « introduites autrefois sans raison, [elles sont] devenues raisonnables » (L60). C’est aussi ce que Domat annonçait : « L’autorité des coutumes et des usages est fondée sur cette raison qu’on doit présumer que ce qui a été longtemps observé est utile et juste. » (TL, XII).

Ainsi, après la chute, il y a une domination de la coutume qui impose sa force à  l’homme, en en faisant sa « seconde nature ». Pourtant, la coutume est également, ainsi que le souligne G. Ferreyrolles, réversible. Si la répétition des vices fait le pécheur d’habitude, la foi vient également de l’habitude : « Il faut ouvrir son esprit aux preuves, ensuite s’y confirmer par l’habitude. » (L808) :

« Car il ne faut pas se méconnaître, nous sommes automate autant qu’esprit. Et de là  vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ? Les preuves ne convainquent que l’esprit, la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues. Elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. […] Il faut acquérir une créance plus facile qui est celle de l’habitude qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses et incline toutes nos puissances à  cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. » (L821)

La référence à  l’automate renvoie au premier ordre de l’anthropologie pascalienne, à  savoir le corps et aux disciplines d’inculquation qui s’exerce sur lui. Comme le note F.-P. Adorno, le volontaire et le corporel sont si profondément enchevêtré, que des effets sur l’un se répercute sur l’autre. Et s’« il n’est pas en notre pouvoir de régler le cœur” (L100), le corps, lui du moins, peut être incliné. C’est cela la pensée de l’automate, qui fait du corps un mécanisme réglé par la volonté. La discipline, l’exercice spirituel, peut ainsi modifier l’âme, et l’habitude nouvelle ainsi contractée peut faire advenir la foi : « Qui s’accoutume à  la foi la croit » (L419). Les contraintes extérieures produisent donc des effets sur l’intériorité : « On s’accoutume ainsi aux vertus intérieures par ces habitudes extérieures. » (L912). D’où l’insistance, chez les jansénistes, sur l’observance des rites, et sur les formes extérieures de la foi, comme autant de propédeutiques à  la foi par le sentiment et, en tout cas, nécessaires à  la survenue de la grâce.

Les esprits et les corps pris dans les rets de la collaboration de la religion et de la police

Evidemment, cette idée que la discipline des corps et l’inculquation de nouvelles coutumes puissent avoir un retentissement sur l’intériorité des individus a des conséquence extrêmement importantes sur le rapport des institutions étatiques et ecclésiales, dans la gestion conjointe tant des corps que des esprits. C’est sur ce point que l’on peut caractériser comme étant celui de l’augustinisme politique que Domat se sépare peut-être de Pascal. En effet, alors que chez ce dernier, l’État ne se voit assigner aucune fin surnaturelle, et comme le souligne G. Ferreyrolles, « le rôle de la pédagogie politique s’arrête au seuil de la vie chrétienne et surnaturelle », chez le premier, le gouvernement qui est de droit divin a pour fin le règne de Dieu lui-même :

« Comme la puissance des princes leur vient donc de Dieu, et qu’il ne la met en leurs mains que comme un instrument de sa providence et de sa conduite des états, dont il leur commet le gouvernement ; il est évident qu’ils doivent faire de cette puissance un usage proportionné aux fins que cette providence et cette conduite divine veut qu’ils se proposent ; et que la manière sensible et visible dont leur autorité doit être exercée, ne devant être que l’ouvrage de la volonté de Dieu qui, cachant elle-même son gouvernement universel, veut en faire éclater par le ministère des prince cette partie qu’elle leur commet sur les peuples qui leur sont soumis. C’est cette volonté dont ils doivent rendre le gouvernement visible par cette puissance, qui doit être le principe et la règle de l’usage qu’ils doivent en faire, puisqu’elle en est l’instrument, et qu’elle ne leur est confiée que pour cette fin.

C’est la, sans doute, le fondement et le premier principe de tous les devoirs des souverains, qui consiste à  faire régner Dieu même, c’est-à -dire à  régir toutes choses selon sa volonté, qui n’est autre que la justice. Ainsi, c’est ce règne de la justice qui doit faire la gloire de celui des princes. »

Le pouvoir temporel est ainsi justifié, pour asseoir l’autorité de la justice sur l’esprit et dans le cœur des hommes, de disposer d’autres armes que la force de la vérité et son attrait : « Parce que tous les esprits et tous les cœurs ne se laissent pas conduire par la lumière et les attraits de la vérité et de la justice ; il est d’ordre divin que la justice ait d’autres armes que la lumière pour éclairer l’esprit, et les attraits pour toucher le cœur, et qu’elle règne d’une autre manière sur ceux qui résistent à  son empire naturel, qui devrait régler la conduite de chaque personne. C’est ainsi que Dieu, qui est lui-même la justice et la vérité, règne sur les hommes, et c’est ainsi qu’il veut qu’usent de sa puissance pour le gouvernement ceux à  qui il la confie, qu’ils rendent leur domination aimable à  ceux qui aiment la justice, et terrible à  ceux qui ne l’aimant point, entreprennent de lui résister. » De ce point de vue, on n’est guère surpris que le traité de droit public de Domat inclut et consacre même une large part au droit pénal. Son livre III est consacré entièrement à  une nomenclature renouvelée des crimes et délits, et aux peines qui leur correspondent : « La police des lois humaines, qui tend à  régler la société des hommes, et à  réprimer les entreprises qui en troublent l’ordre, a établi des peines proportionnées aux différents crimes, et celle de la mort même contre quelques-uns qui ne seraient pas assez réprimés par de moindre peines, et elle y ajoute même des supplices qui impriment plus de terreur que la simple mort. »

Mais cette mission surnaturelle de l’État suppose, en second lieu, que soit repensée la relation entre la discipline des corps imposée par l’État et la discipline ecclésiastique. Domat pense, dans l’État chrétien, une articulation fonctionnelle de l’État et de l’église, de la religion et de la police. Si les deux ministères sont toujours séparés (« C’est à  cause de cette différence entre l’esprit de la religion et celui de la police, que Dieu en a séparé les ministères […]. Il s’ensuit de toutes ces vérités que les puissances spirituelles ont leur exercice dans ce qui regarde le spirituel, et qu’elles ne s’ingèrent pas dans le temporel ; et qu’aussi les puissances temporelles ont leur exercice dans le temporel, et n’entretiennent rien dans le spirituel », TL, X), ils n’en œuvrent pas moins de manière harmonique :

« On ne peut douter que la religion et la police n’aient leur fondement commun dans l’ordre de Dieu. […] D’où il s’ensuit que la religion et la police n’ayant que ce même principe commun de l’ordre divin, elles doivent s’accorder et même se soutenir mutuellement. […] Ces différences entre l’esprit de la religion et l’esprit de la police, et entre le ministère des puissances spirituelles et celui des puissances temporelles, n’ont rien de contraire à  leur union ; et les mêmes puissances spirituelles et temporelles, qui sont distinguées dans leur ministère, sont unies dans leur fin commune de maintenir l’ordre, et elle s’y entraident réciproquement. » (TL, X).

En somme, le rapport de l’Eglise à  l’État devient celui d’une divisison concertée des tâches entre la première dévolue à  l’intériorité – la gestion du cœur –, et le second à  l’extériorité – la gestion des corps.

« On sait que l’esprit de la religion est de ramener les hommes à  Dieu par la lumière des vérités qu’elle enseigne, et de les tirer des égaremens de l’amour-propre, pour les unir dans l’exercice des deux premières lois ; et qu’ainsi l’essentiel de la religion regarde principalement l’intérieur de l’esprit et du cœur de l’homme, dont les bonnes dispositions devraient être le principe de l’ordre extérieur de la société. Mais, comme tous les hommes n’ont pas cet esprit de la religion, et que plusieurs se portent même à  troubler cet ordre extérieur, l’esprit de la police est de maintenir la tranquillité publique entre tous les hommes, et de les contenir dans cet ordre indépendamment de leurs dispositions dans l’inté¬rieur, en employant même la force et les peines selon le besoin, et c’est pour ces deux différent usages de la religion et de la police, que Dieu a établi dans l’un et dans l’autre des puissances dont il a proportionné le ministère à  leur esprit et à  leurs fins.

Ainsi, comme la religion ne tend qu’à  former les bonnes dispositions dans l’intérieur, Dieu donne aux puissances qui en exercent le ministère une autorité spirituelle, qui ne tend qu’à  régler l’esprit et le cœur, et à  insinuer l’amour de la justice, sans l’usage d’aucune force temporelle sur l’extérieur. Mais le ministère des puissances temporelles de la police, qui ne tend qu’à  régler l’ordre extérieur, s’exerce avec la force nécessaire pour réprimer ceux qui, n’aimant pas la justice, se portent à  des excès qui troublent cet ordre.

Ainsi les puissances spirituelles instruisent, exhortent, lient et délient dans l’intérieur, et exercent les autres fonctions propres à  ce ministère ; et les puissances temporelles commandent et défendent dans l’extérieur, maintiennent chacun dans ses droits, dépossèdent les usurpateurs, châtient les coupables, et punissent les crimes par l’usage des peines et des supplices proportionnés à  ce que demande le repos public. » (TL, X)

L’État chrétien, selon Domat, se présente ainsi, et pour reprendre la catégorie wébérienne, comme un groupement de domination à  la fois politique et hiérocratique, où les garanties de l’ordre sont obtenues d’une part « par l’application et la menace d’une contrainte physique », d’autre part, « par une contrainte psychique, par dispensation ou refus des biens de salut ».

*

On peut mesurer ici la distance de Domat à  Pascal. Pour ce dernier, c’est le propre des fausses religions que de recourir à  la contrainte : « Chacune veut être crue par sa propre autorité et menace les incrédules. », alors que la véritable religion, la religion chrétienne s’est imposé par la douceur, et a convaincu « chacun suivant ses propres principes ». On pourrait toutefois nuancer cette distance, en rappelant que l’appareil étatique et hiérocratique ne cherche pas tant à  ce que les hommes s’aiment vraiment – et l’on a vu, que Domat, à  la suite, d’Augustin ne pouvait le penser – mais bien plutôt, comme le note G. Ferreyrolles, à  « imposer [qu’ils] agissent comme s’ils s’aimaient », à  forcer la figure, pourrait-on dire, mais aussi sans doute d’avantage à  ce qu’ils s’exercent à  cet amour mutuel – c’est, là  encore, la façon de dresser l’automate. Et en ce sens, les lois ne visent pas à  modifier les motifs des actions, mais ne font que « commander les effets » de manière provisionnelle, et en attente d’une remontée à  la raison et à  la règle : « Tous les différens devoirs que prescrivent les engagemens, ne sont autre chose que les divers effets que doit produire cet amour, selon les conjonctures et les circonstances. Ainsi, en général, les règles qui commandent de rendre à  chacun ce qui lui appartient, de ne faire tort à  personne, de garder toujours la fidélité et la sincérité, et les autres semblables, ne commandent que des effets de l’amour mutuel. Car aimer, c’est vouloir et faire du bien ; et on n’aime point ceux à  qui on fait quelque tort, ni ceux à  qui on n’est pas fidèle et sincère. Ainsi, en particulier, les règles qui ordonnent au tuteur de prendre le soin de la personne et des biens du mineur qui est sous sa charge, ne lui commandent que les effets de l’amour qu’il doit avoir pour cet orphelin » (TL, I). Les devoirs de l’homme en société, auxquels la religion et la police veulent sans cesse le ramener, ne sont, en ce sens, que des « exercices » (spirituels) : « On voit dans toutes ces sortes d’engagemens, et dans tous les autres qu’on saurait penser, que Dieu ne les forme, et n’y met les hommes que pour les lier à  l’exercice de l’amour mutuel. » Les « lier », ou, pour le dire encore une fois autrement, les « obliger ».

Jean-Philippe Heurtin est professeur de sciences politiques à  l’Université de Strasbourg, membre du laboratoire SAGE/CNRS.

Pour citer cet article :

Jean- Philippe Heurtin « Obliger à  aimer les lois. Paradoxe de l’augustinisme juridique chez Jean Domat », Jus Politicum, n°10 [https://juspoliticum.com/articles/obliger-a-aimer-les-lois.-paradoxe-de-l'augustinisme-juridique-chez-jean-domat-733]