Dans le présent article, on s’efforce de montrer qu’il n’existe pas une volonté générale dans le Contrat social, mais trois versions successives. C’est parce que chacune de ces versions conduit à  un échec que Rousseau se trouve contraint de reformuler la notion sur de nouvelles bases. D’abord radicalement individualiste, la volonté générale se teinte ensuite d’une forme d’autocontrainte morale : c’est parce que l’individu, en tant que législateur, statue sur lui-même en tant que sujet que « la volonté générale est toujours droite ». Mais, devant la persistance des divergences d’opinion, une troisième version de la volonté générale conduit la collectivité à  dicter autoritairement sa loi à  la conscience individuelle, et à  dénoncer toute forme d’opposition comme illégitime. En cela, la volonté générale s’oppose trait pour trait au modèle anglais de la délibération parlementaire : héritier des débats relatifs à  la mise en accusation des ministres, au XVIIe siècle, le débat public anglais peut être caractérisé comme un procès symbolique du pouvoir, dans lequel la majorité gouvernementale assume le rôle de la défense, tandis que l’opposition transcrit symboliquement celui de l’accusation. Loin de vouloir rendre le conflit impossible, par la recherche d’une méthode qui permettrait de dégager une volonté impartiale par construction, le débat public anglais, par le jeu de la responsabilité, a au contraire conduit à  l’assumer pleinement.

Three failures of the general will : rousseau’s theory of deliberation and the "symbolic trial” in BritainThis article attempts to demonstrate that there isn't only one general will in the social contract, but three successive versions. Because each of these versions leads to failure that Rousseau is forced to reformulate the concept on a new basis. At first radically individualistic, the general will then becomes absorbed in a form of moral self-constraint: because the individual, as a law-maker, establishes rules for himself as a subject that "the general will is always right." But faced with the persistence of differing opinions, a third version of the general will leads the community to authoritatively dictate its own law to individual consciousness, and denounce any form of opposition as illegitimate. In this respect, the general will opposes every one of its features to the British model of parliamentary debate: heir to the accusatory debates about ministers in the 17th century, the English public debate may be characterized as a symbolic trial of power, in which the government majority takes on the defence’s role, while the opposition symbolically adopts that of the prosecution. Far from aiming to render conflict impossible by searching for a method that would generate an impartial will by construction, the English public debate has instead led to fully assume it through a game of responsibility.

Die drei Misserfolge des Gemeinwillens : rousseauistische Beratung und britischer symbolischer ProzessRousseaus Contrat social enthält in Wirklichkeit nicht eine sondern drei sukzessive Auffassungen des Begriffs des Gemeinwillens. Jede von ihnen führt zu einem Misserfolg, so dass Rousseau sich gezwungen sieht, den Begriff neu zu formulieren. Zunächst radikal individualistisch ausgedacht, nimmt der Gemeinwille dann Züge einer moralischen Selbstkontrolle (der Gemeinwille ist ,,immer richtig", weil der Einzelne als Gesetzgeber über sich selbst als Subjekt entscheidet). Schliesslich führt die dritte Version des Gemeinwillens dazu, dass die Gesamtheit ihren Willen dem individuellen Bewusstsein autoritär durchsetzt, so dass jegliche Form der Opposition als illegitim erscheint. In dieser Hinsicht widersprich der Gemeinwille radikal dem englischen Modell der parlamentarischen Beratung : die öffentliche Debatte in England kann als symbolischer Prozess der Macht bezeichnet werden ; die Parlamentsmehrheit spielt die Rolle der Verteidigung, während die Opposition symbolisch die Rolle der Anklage einnimmt. Statt einen unparteiischen Willen in der Beratung zu konstruieren, akzeptiert im Gegenteil das englische System den Konflikt vollkommen.

  • À la mémoire de Guy Carcassonne

Envisager la question de la volonté générale dans une perspective comparée : telle était la « commande » qui m’avait été passée par les responsables du colloque dont est issu l’article qu’on va lire. Pour ce faire, on tentera d’abord d’établir que, dans le Contrat social, il y a non pas une, mais trois versions successives de la volonté générale. De là  le titre quelque peu énigmatique de la présente intervention : on s’efforcera de montrer que, si la volonté générale ne cesse de changer de consistance, c’est parce que chacune de ses versions successives conduit à  un échec, qui contraint Rousseau à  reformuler la notion sur de nouvelles bases. La volonté générale se veut d’abord radicalement individualiste : dans sa première formulation, les volontés particulières produiraient spontanément l’utilité collective, permettant à  chaque individu de ne songer qu’à  ses propres intérêts. Ce n’est que devant l’échec de cette première tentative que Rousseau formule une deuxième version de la volonté générale, la plus connue, dans laquelle la double généralité de la loi garantit l’impartialité de la décision. Mais, dans le nouveau schéma élaboré par Rousseau, les divergences d’opinions devraient cesser d’exister : si la volonté générale est toujours droite, on voit mal comment on pourrait légitimement la contester. Aussi Rousseau finit-t-il par élaborer une troisième version de la volonté générale, dans laquelle la collectivité dicte autoritairement sa loi à  la conscience individuelle, et fait plier toute opposition. Les volontés particulières, loin de concourir spontanément à  la formation de la volonté générale, se trouvent peu à  peu sacrifiées à  une unité du corps politique de plus en plus impérieuse, au fur et à  mesure que l’échec de l’individualisme initial devient patent.

Devant ces échecs successifs, on s’efforcera de mieux comprendre la conception rousseauiste de l’impartialité, dont l’ambition est de rendre impossible, par construction, toute situation contentieuse, par une parfaite identité entre « la règle du juge » et celle « de la partie ». Par là , la volonté générale s’oppose trait pour trait au modèle anglais de la délibération parlementaire : héritier des débats relatifs à  la mise en accusation des ministres, au XVIIe siècle, le débat public anglais peut être caractérisé comme un procès symbolique du pouvoir, dans lequel la majorité gouvernementale assume le rôle de la défense, tandis que l’opposition transcrit symboliquement celui de l’accusation. Loin de vouloir rendre le conflit impossible, par la recherche d’une méthode qui permettrait de dégager une volonté impartiale par construction, le débat public anglais, par le jeu de la responsabilité, a au contraire conduit à  l’assumer pleinement. Encore fallait-il, pour cela, que le consensus fondamental autour de la survie même du régime devienne suffisamment fort pour permettre la libre expression des conflits politiques.

À cet égard, Rousseau n’avait envisagé que deux possibilités qu’il regardait comme mutuellement incompatibles : soit il s’agissait de trancher une question de nature « contentieuse », ce qui lui semblait impossible, aucune majorité n’étant en mesure de prétendre, dans ce cas, à  une impartialité suffisante ; soit la loi ne statuerait que sur des objets pour lesquels un consensus aurait vocation à  être découvert. Mais le fonctionnement effectif des régimes politiques suppose de sortir d’une telle alternative. Pour que des institutions soient durables, elles doivent trouver un ou plusieurs moyens d’organiser la coexistence entre deux principes contradictoires : un consensus fondamental autour des institutions, et un conflit, non moins indispensable, entre des options divergentes quant à  la politique du pays.

Consensus fondateur, car sans un minimum d’accord quant au détenteur de la souveraineté, à  la forme du gouvernement, etc., il n’y a tout simplement pas de corps politique possible, et la communauté politique risque d’être brisée par la révolution ou par la guerre civile. Conflit politique, car si les frustrations du corps social ne trouvent aucun exutoire dans le débat public, les citoyens risquent à  terme de se détourner de leurs institutions. Tout le problème sera donc de parvenir à  intégrer en même temps ces deux exigences contradictoires, à  sécréter une culture politique et constitutionnelle dans laquelle le consensus et le conflit soient reconnus comme également légitimes. Le modèle anglais du procès symbolique est probablement le premier à  s’être dégagé historiquement, la distribution des rôles au procès pénal permettant d’intégrer le conflit entre les parties sans pour autant menacer la pérennité des institutions. Il n’est pas le seul ; mais c’est probablement celui qui présente le contraste le plus frappant avec le modèle de Rousseau, et c’est pourquoi on l’a choisi ici pour tenter d’opérer la confrontation comparative que l’on évoquait plus haut.

Les trois échecs de la volonté générale

Aussi surprenant que cela puisse paraître, la théorie de la volonté générale, dans le Contrat social, commence par une tentative individualiste et libérale tout à  fait comparable à  la main invisible d’Adam Smith : « il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale : celle-ci ne regarde qu’à  l’intérêt commun, l’autre regarde à  l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale ». On retrouve la même idée dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne : « la loi, qui n’est que l’expression de la volonté générale, est bien le résultat de tous les intérêts particuliers combinés et balancés par leur multitude ». Aussi le point de départ est nettement libéral : chaque intérêt particulier, quelque partial qu’il soit, se trouve annulé par un intérêt de sens contraire ; pour chaque débiteur intéressé par l’annulation des dettes, il y a un créancier dont l’intérêt est exactement inverse. Aussi, si l’on pouvait comparer les volontés de tous les citoyens, la résultante ne pourrait être que l’intérêt général. Nous sommes bien dans une logique de main invisible : chacun, tout en militant pour sa chapelle, n’en concourt pas moins à  l’expression d’une résultante impartiale. Dans cette première version de la volonté générale, les citoyens sont libres d’être aussi égoïstes, aussi intéressés qu’ils le veulent ; des partialités individuelles sortiront l’impartialité collective, sans qu’il soit nécessaire de recourir à  un juge extérieur.

Aussi, à  ce stade, et contrairement à  ce que l’on pourrait croire, Rousseau ne condamne pas les partis parce qu’ils défendent des intérêts catégoriels, oublieux de l’intérêt de la nation : au contraire, les partis sont dangereux parce qu’ils défendent des intérêts trop généraux, parce qu’ils ne laissent pas s’exprimer dans toute sa diversité l’ensemble des volontés particulières. « Quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépens de la grande […] les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général ». Si, me laissant trop vite persuader d’épouser les opinions d’autrui, j’en oublie une part de mes intérêts propres, le délicat mécanisme de la balance des volontés s’en trouvera faussé : mon intérêt spécifique ne viendra plus neutraliser l’intérêt particulier qui lui est opposé ; ce dernier sera dès lors en mesure de s’immiscer dans l’énonciation de la volonté générale, la colorant subrepticement d’une partialité qu’elle n’aurait pas eu si je ne m’étais pas laissé influencer. Voilà  pourquoi il faut « que chaque citoyen n’opine que d’après lui ». Loin d’être autoritaire, la première volonté générale de Rousseau tend au contraire à  un individualisme forcené, qui va jusqu’à  l’atomisme des convictions politiques. Jean-Jacques libéral : cela est si vrai que l’on trouve sous sa plume le remède même que préconisent les Fédéralistes : « s’il y a des sociétés partielles, il en faut multiplier le nombre et en prévenir l’inégalité, comme firent Solon, Numa, Servius ». Madison ne dit pas autre chose, dans le célèbre n°10 des Federalist papers : pour prévenir tout risque de tyrannie de la majorité, il faut multiplier les factions, de façon à  ce qu’elles se neutralisent les unes par les autres.

Le problème, c’est que la première volonté générale de Rousseau n’est qu’un fantôme illusoire, qui s’effondre dès qu’on le confronte à  la question de la loi du nombre : oui ou non, la volonté générale obéit-elle à  la règle majoritaire ? On pourrait le croire, puisque Rousseau nous dit, dans une note du chapitre précédent : « pour qu’une volonté soit générale, il n’est pas toujours nécessaire qu’elle soit unanime, mais il est nécessaire que toutes les voix soient comptées ; toute exclusion formelle rompt la généralité ». L’impression persiste lorsque, nous parlant du danger des partis, l’auteur écrit : « on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement que d’associations ». On vote, on compte : nous serions donc dans la majorité. L’ennui, c’est que la règle majoritaire suppose deux volontés, et deux seulement : oui ou non, du beurre ou des canons. La multitude des « petites différences » y est par construction impossible : la loi du nombre, bien au contraire, suppose une différence unique, implique précisément cette schématisation des volontés que Rousseau vient de condamner. Faut-il dire alors que la première volonté générale n’obéit pas à  la règle majoritaire ? Mais si elle est unanime, il n’y a plus de moyen de départager les volontés : car il faudrait qu’elles soient commensurables entre elles. « Nos impôts doivent servir à  construire une école » n’annule pas le « construisons plutôt un échangeur d’autoroute », a fortiori lorsqu’une troisième tendance réclame des espaces verts. De deux choses l’une : ou les volontés sont différentes et elles ne sont pas commensurables ; ou bien elles sont commensurables et, dans ce cas, il n’y a pour les départager que la règle majoritaire, qui compte des hommes et non des volontés. Si en effet on ne tient compte que des volontés prises en elles-mêmes, le oui neutralisera purement et simplement le non et aucune décision ne sortira de la confrontation. Par quelque bout qu’on la prenne, l’équation est insoluble : en vérité, la première volonté générale est une pure chimère, avec laquelle Jean-Jacques se pipe de mots. Aussi, dans la suite de son ouvrage, n’a-t-il pas d’autre choix que de renoncer à  sa tentative individualiste initiale.

La deuxième volonté générale, qui fait le cœur du Contrat social (livre II, chap. 4 & 6), présente en effet un visage tout différent : « quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considère que lui-même, et s’il se forme alors un rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue à  l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C’est cet acte que j’appelle une loi ». Cette double généralité de la loi est indispensable pour garantir la rectitude de la volonté générale : « pourquoi la volonté générale est-elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot chacun, et qui ne songe à  lui-même en votant pour tous » ? Dans la deuxième volonté générale, les citoyens ne peuvent plus se contenter de militer pour leur chapelle et de défendre leurs intérêts particuliers : si la volonté générale est impartiale, c’est parce que chacun, en l’énonçant, applique le principe ne fais pas à  autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fît ; parce que, en statuant comme législateur, le citoyen sait que c’est lui-même qu’il vise comme gouverné, qu’il sera potentiellement soumis à  toutes ses lois. La coïncidence entre intérêt général et intérêt particulier ne se réalise plus au terme d’un processus collectif complexe de neutralisations réciproques, mais s’effectue désormais à  l’intérieur de chaque individu. Jacques ne défend plus l’emplacement des bornes de son champ, étant entendu que Pierre, en les contestant, annulera cette prétention partiale : celui qui statue, désormais, c’est Jacques face à  son humanité ; un Jacques abstrait, s’élevant au-dessus de lui-même pour rejoindre la sphère de tous les Jacques potentiels qui sont ses égaux ; un individu qui, devenant un chacun, peut désormais s’identifier à  tous.

La psychologie sous-jacente à  cette deuxième version de la volonté générale correspond à  celle que développe la Profession de foi du vicaire savoyard : d’un côté les passions qui découlent de l’individualisme et tendent vers la prépondérance de l’intérêt particulier ; de l’autre la voix de la conscience, qui est aussi celle de l’humanité, et donc du lien social. Mais là  où, dans le Vicaire savoyard, le renoncement aux passions particulières supposait un effort moral, Rousseau parvient aux mêmes résultats, dans le Contrat social, par le biais d’un mécanisme politique. L’abstraction nécessaire de la règle, qui faisait déjà  le caractère essentiel de la loi chez Malebranche, devient chez Rousseau une sorte de régulateur des passions humaines : en statuant de manière générale et abstraite, le citoyen de Rousseau ne pourra plus être égoïste ; conscient que la loi qu’il édicte peut aussi bien le viser lui-même que concerner autrui, il ne pourra que faire taire en lui-même la voix de l’intérêt particulier pour écouter celle de sa conscience ; de ses passions étroites, il s’élèvera nécessairement à  sa propre humanité. Aussi, à  ce stade, la volonté générale se situe encore dans une situation intermédiaire entre le libéralisme individualiste initial et l’impérieuse vertu républicaine : les citoyens ne peuvent déjà  plus s’abandonner à  leurs seuls intérêts particuliers, comme c’était le cas dans la version précédente de la balance des volontés ; mais, dans le même temps, leur altruisme ne résulte pas encore d’une pure contrainte morale, d’un effort nécessaire pour parvenir à  se conformer à  une norme éthique extérieure. Quelque chose d’automatique vient encore pallier l’éventuelle faiblesse humaine, puisque la double généralité de la loi produit encore mécaniquement de l’impartialité, puisque l’abstraction constitutive de la règle suffit encore à  faire taire l’égoïsme des passions particulières.

Le problème, c’est que cette nouvelle version de la volonté générale, que consacreront le discours révolutionnaire et la doctrine juridique française, est en réalité tout aussi intenable que la première : selon nous, elle comporte un vice logique constitutif qui en invalide toute la portée et qui, une nouvelle fois, en compromettra nécessairement la dimension libérale. Jean-Jacques, lorsqu’il expose son idéal légicentriste, confond en effet la généralité avec l’abstraction. Pour lui, il suffit qu’une loi ne soit jamais nominative pour qu’elle soit générale : « la loi peut bien statuer qu’il y aura des privilèges, mais elle n’en peut donner nommément à  personne ; la loi peut faire plusieurs classes de citoyens, assigner même les qualités qui donneront droit à  ces classes, mais elle ne peut nommer tels et tels pour y être admis ». En d’autres termes, la rédaction d’une loi en termes abstraits permettra de présumer de sa généralité, et donc de son impartialité. Or cette présomption est tout à  fait erronée : pour reprendre l’exemple des classes de citoyens, des critères abstraits peuvent fort bien être énoncés de façon à  coïncider parfaitement avec un groupe déterminé que l’on entendra privilégier ; à  force de croiser les critères, on pourrait même atteindre un seul individu, qui ferait seul l’objet de la loi, tout en satisfaisant totalement aux exigences de Rousseau : tous les individus nés entre telle date et telle date, dans les départements dont le numéro est impair et qui comportent trois sous-préfectures, etc., autant de critères qui permettraient de particulariser la loi tout en lui conservant une totale abstraction. En vérité, la généralité rousseauiste de la loi ne découle pas de son caractère abstrait, mais de son universalité, ou, à  défaut, de son indétermination : si j’énonce que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit, alors je peux postuler que tous = chacun, et j’ai de bonnes chances que « la volonté générale soit toujours droite ». Mais on sait qu’en politique, il n’est presque jamais question de statuer sur l’universalité des citoyens : les débats politiques effectifs concernent des groupes déterminés, qu’il s’agisse des homosexuels, dans l’actuelle controverse sur le mariage pour tous, des entrepreneurs et actionnaires face aux salariés, des croyants et des non croyants, etc. Dès l’instant, par exemple, où l’objet de la loi sera de statuer sur les citoyens dont le revenu annuel excède 1 000 000 €, la double généralité de la loi, quelque abstraits qu’en soient les termes, s’évanouira immédiatement. Jacques, dont les revenus sont conséquents, statuera pour lui-même, mais non plus pour les autres ; et Pierre, qui n’est payé qu’au SMIC, légiférera en pensant aux riches, alourdissant d’autant plus leur imposition qu’il se saura non concerné. Adieu, donc, impartialité de la volonté générale, garantie par la réciprocité de la loi ! Sortis des tous premiers articles de la Déclaration des droits de l’homme, les citoyens de Rousseau risqueront d’autant plus de commettre l’injustice que leur volonté sera parée de la bonne conscience de l’intérêt général.

La deuxième volonté générale échoue donc autant que la première à  résoudre ce que l’on pourrait appeler le problème de la théodicée politique, à  écarter le mal au bénéfice d’une règle juste et universelle. Or le mal, c’est déjà  à  ce stade la division des citoyens, la divergence d’opinions qui compromet nécessairement la pureté de la volonté collective : car si vraiment la voix de la conscience était universelle et infaillible, elle devrait parler avec clarté chez tous les citoyens. Si vraiment le mécanisme de la généralité de la loi était efficace, il devrait nécessairement faire cesser tout désaccord. Et en effet, lorsque, dans chaque citoyen, l’humanité domine sur les intérêts particuliers, il n’y a « point d’intérêts embrouillés, contradictoires, le bien commun se montre partout avec évidence, et ne demande que du bon sens pour être aperçu ». Aussi, lorsqu’il est besoin d’édicter une nouvelle loi, « le premier qui les propose ne fait que dire ce que tous ont déjà  senti », et l’unanimité règne spontanément. Ce n’est que lorsque « le nœud social commence à  se relâcher » que « les intérêts particuliers commencent à  se faire sentir », que « l’unanimité ne règne plus dans les voix » et qu’« il s’élève des contradictions, des débats ». Par là  se découvre peu à  peu un visage radicalement nouveau du légicentrisme selon Rousseau : car ce qui rend possible l’impartialité de la loi, ce n’est plus sa généralité abstraite ; c’est désormais la force du lien social. Non plus un mécanisme libéral, mais une vertu républicaine impérieuse : lorsque règne la morale civique, la volonté générale dont rêve Rousseau est toujours réellement droite ; mais lorsqu’au contraire « le lien social est rompu dans tous les cœurs, que le plus vil intérêt se pare effrontément du nom sacré du bien public ; alors la volonté générale devient muette […], et l’on fait passer faussement sous le nom de Lois des décrets iniques qui n’ont pour but que l’intérêt particulier. S’ensuit-il de là  que la volonté générale soit anéantie et corrompue ? Non, elle est toujours constante, inaltérable et pure ; mais elle est subordonnée à  d’autres qui l’emportent sur elle. Chacun, détachant son intérêt de l’intérêt commun, voit bien qu’il ne peut l’en séparer tout à  fait, mais sa part du mal public ne lui parait rien, auprès du bien exclusif qu’il prétend s’approprier ».

D’une balance des intérêts de nature clairement libérale, nous sommes passés à  une impérieuse morale civique. La raison de fond en est simple : c’est que, au paradis terrestre de la vertu républicaine, est venu se substituer le mal collectif qu’est la société corruptrice. Non seulement l’intérêt particulier est condamnable, mais plus rien ne garantit désormais qu’il ne prévale pas contre l’intérêt général. La volonté générale, qui était résultat spontané, est devenue un effort continuel d’oubli de soi. Peu à  peu, au nom de la vertu politique, la contrainte de l’unité collective se referme sur l’autonomie de la volonté individuelle, et les bases mêmes de la deuxième volonté générale se trouvent à  leur tour ébranlées. Non seulement la vertu n’est plus une résultante mécanique de la généralité de la loi, mais le citoyen n’est même plus assuré de pouvoir la découvrir en lui-même. Toute certitude intérieure finit par se briser, dans le Contrat social, devant l’obstacle insurmontable que lui oppose la pluralité.

De là  une nouvelle rupture dans la volonté générale, qui achève d’en altérer profondément le sens : après avoir buté sur le fait irréductible de la divergence des opinions, Rousseau finit par se résoudre à  traiter en termes clairs du problème de la majorité, qu’il avait soigneusement évité jusqu’alors, tant dans la première que dans la deuxième version de la volonté générale. Hormis le contrat social lui-même, reconnait Rousseau, la règle majoritaire est pleinement applicable, et « la voix du plus grand nombre oblige toujours tous les autres ». Mais dès lors que l’on reconnait explicitement un tel principe, l’unité de la volonté générale n’est-elle pas immédiatement brisée ? Où se trouvera donc l’universalité de la conscience, dès lors que son expression aboutit à  deux résultats frontalement opposés ? Et que devient la liberté, dès lors que « les opposants » se trouvent « soumis à  des lois auxquelles ils n’ont pas consenti ? » Pour préserver l’unité de la volonté générale, Rousseau est alors contraint d’en altérer profondément le sens : « le citoyen consent à  toutes les lois, même à  celles qu’on passe malgré lui ». Pourquoi cela ? Parce que, « quand on propose une loi dans l’assemblée du Peuple, ce qu’on demande [aux citoyens] n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à  la volonté générale ». La volonté générale a dès lors entièrement changé d’objet : ce qu’il s’agit de connaitre n’est plus ma volonté, mais ce que dictera la volonté collective. Par là  l’autonomie s’est transformée en hétéronomie. Dans le schéma de la deuxième volonté générale, il fallait bien faire effort sur moi-même pour découvrir le dictamen de la conscience ; mais au moins, cette volonté était la mienne, et nul ne pouvait prétendre me la ravir. Mais si l’on raisonne à  plusieurs, quel moyen de tenir une telle position ? Une fois dissipés les mirages de la balance des volontés et de la double généralité de la loi, il n’y a plus d’autre recours possible que l’auto-abdication de la conscience, qui renonce à  vouloir pour son propre compte et doit désormais se borner à  rechercher le sens de la volonté d’autrui : lorsque « l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas ».

Trompé ! Trompé sur ce que je veux ? Je serais donc capable de faire une erreur de volonté comme on fait une erreur de raisonnement ? De mal vouloir comme on peut mal juger ? Qu’est-ce que cet intenable paradoxe, sinon la reconnaissance de ce qu’une conscience individuelle supposée infaillible est en réalité sujette à  l’erreur ? Qu’est-ce donc, si ce n’est abdiquer d’un seul coup le subjectivisme initial sur l’autel de l’unité collective ? Ce que je veux n’est donc plus désormais que ce que les autres veulent ? Ce que je possédais de plus irréductiblement personnel, la voix intime de ma conscience, devrait donc se confondre avec le commandement d’autrui ? S’identifier entièrement, se fondre avec la volonté collective, sous peine de n’avoir plus de sens ? C’est bien ce qu’affirme Rousseau, et de la manière la plus explicite qui soit : « si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre ». Ma volonté, si elle reste distincte, n’aura pas plus de réalité qu’un raisonnement absurde, ne sera pas même une divergence, puisqu’elle se réduit en fait à  un pur néant, à  une non-volonté. Elle ne sera qu’une apparence, un voile trompeur dissimulant ma volonté véritable et authentique, que seule me révèlera la volonté d’autrui. Aussi la volonté générale devient une pure et simple abdication de la volonté individuelle, sacrifiée à  l’unité de l’intérêt collectif. Bien plus : elle est abdication des droits de la minorité dans leur principe même, puisque la volonté générale n’est pas seulement une opinion légitimement dominante, mais la véritable volonté de ceux-là  mêmes qui s’y opposent.

La volonté générale n’est pas dans la majorité, qui ne fait au mieux qu’exprimer un dictamen qui la dépasse ; elle n’est pas dans l’individu, on l’a vu ; elle n’est pas même dans la totalité, puisqu’elle n’est pas assimilable à  la volonté de tous. Où est-elle donc, si ce n’est dans une incompréhensible communion collective, irréductible à  un mécanisme rationnel ? Où est-elle, sinon dans une introuvable identité de tous avec chacun ? Puisque la volonté générale ne nait que de la prééminence de l’humanité sur les intérêts particuliers, puisque cette voix universelle de la conscience est par hypothèse la même chez tous les hommes, alors le débat public ne peut être que mensonge : Rousseau, pour expliquer les éventuels désaccords, ne parle que de « leurres », de « prétextes raffinés », de « sottises qu’un fourbe adroit, un parleur insinuant pourrait persuader au peuple ». La mystique de l’unité ne peut accepter de voir dans les divergences d’opinion un véritable débat sur les fins : toute contradiction ne peut résulter que d’une perversion, d’un mensonge par lequel un intérêt particulier se fait passer pour l’intérêt général, et ne recueille de suffrages que par la dissimulation de sa véritable nature. Par là , toute divergence est potentiellement une pure et simple trahison. Tout désaccord peut devenir un attentat contre l’unité collective, un crime de lèse-volonté générale. Tout à  l’heure, celui qui ne voulait pas conformément à  la volonté générale se trompait ; désormais, il conspire.

Telle est bien la redoutable pente sur laquelle se laisse entrainer Rousseau, au nom de l’unité : dans une note extraordinairement révélatrice, il n’hésite pas à  déclarer qu’« il n’y a que les malfaiteurs de tous états qui empêchent le Citoyen d’être libre. Dans un pays où tous ces gens-là  seraient aux galères, on jouirait de la plus parfaite liberté ». Aussi Rousseau justifie-t-il la terrible devise gravée sur les « prisons et sur les fers des galériens » de la république de Gênes : Libertas. Pour lui, il ne fait aucun doute que « cette application de la devise est belle et juste ». C’est que la liberté s’identifie avec la conformité avec la volonté générale : « la volonté constante de tous les membres de l’État est la volonté générale ; c’est par elle qu’ils sont citoyens et libres ». En d’autres termes, ma liberté individuelle ne provient que de ma sujétion au vœu d’autrui. Il y a là  un désaveu radical de toute opposition, puisque la minorité est toujours potentiellement criminelle : l’opinion dissidente, par l’attentat qu’elle commet contre l’unité collective, mérite la prison plus que les honneurs du débat public. Par là  pourra s’établir à  nouveau cette unanimité dont Rousseau constate l’impossibilité pratique, mais auquel son dogme de la conscience infaillible ne lui permet pas de renoncer. L’existence d’une minorité est intolérable dans son principe : aussi la solution terrible retenue par Rousseau consiste à  la nier (la minorité se trompe sur ce qu’elle veut), puis à  l’exclure. Il n’y a que deux manières dont on puisse au fond expliquer les divergences politiques : soit par la corruption de la minorité, soit par celle de tout le corps politique, dès lors que la vertu civique n’y règne plus : car pour que la volonté générale, tel que l’exprime le vœu majoritaire, soit effectivement infaillible, il faut que « tous les caractères de la volonté générale [soient] dans la pluralité ; quand ils cessent d’y être, quelque parti qu’on prenne, il n’y a plus de liberté ». En d’autres termes, soit c’est la minorité qu’il faut envoyer aux galères, soit c’est l’ensemble des citoyens dont il faut désespérer. Quelle que soit la solution retenue, la coexistence légitime d’une majorité et d’une opposition est une option entièrement impossible : dès lors que l’on pose une norme infaillible, dont le contenu, de surcroit, doit être d’une évidence irrésistible, tout défaut d’unité ne peut s’expliquer que par la trahison, tout contradicteur devient nécessairement un ennemi, et la théorie du complot devient un corollaire naturel du principe de la volonté générale.

La fusion entre juge et partie chez Rousseau, ou l’illégitimité radicale du conflit

À compter de la deuxième version de la volonté générale, toute l’analyse de Rousseau part d’un présupposé simple : dans la recherche de l’intérêt général, toute forme de partialité ne pourrait être qu’illégitime. Aussi faut-il que, « par la disposition des choses », si on peut se permettre cette expression peu rousseauiste, le conflit devienne impossible. Car, explique-t-il, « sitôt qu'il s'agit d'un fait ou d'un droit qui n'a pas été réglé par une convention générale et antérieure, l'affaire devient contentieuse. C'est un procès où les particuliers intéressés sont une des parties et le public l'autre, mais où je ne vois ni la loi qu'il faut suivre, ni le juge qui doit prononcer ». Aussi « il serait ridicule de vouloir alors s’en rapporter à  une expresse décision de la volonté générale, qui ne peut être que la conclusion de l’une des parties ». Il est donc clair que « la volonté générale […] change de nature ayant un objet particulier, et ne peut comme générale prononcer ni sur un homme ni sur un fait ». Car dans ce cas, « jugeant de ce qui nous est étranger nous n’avons aucun vrai principe d’équité qui nous guide ».

La solution que Rousseau se propose de découvrir consiste alors à  « identifier la règle du juge et celle de la partie », dans l’espoir que le mode de délibération soit tel qu’il se situe en amont de tout contentieux possible, en un lieu suffisamment originaire de la volonté pour que le conflit n’y ait même pas véritablement de sens. Rappelons que, chez Rousseau, la volonté générale doit acquérir une telle force d’évidence que, si d’aventure je devais être condamné à  mort sur son fondement, je ne pourrais moi-même qu’acquiescer à  la sentence.

De là  l’idée d’une double généralité de la loi : « quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considère que lui-même ». La généralité de la loi permet de réaliser l’unité du peuple, de garantir sa parfaite identité avec lui-même, « sans aucune division du tout ». Aussi élimine-t-elle toute possibilité réelle de relation contentieuse : « dans cette institution chacun se soumet nécessairement aux conditions qu’il impose aux autres ; accord admirable de l’intérêt et de la justice qui donne aux délibérations communes un caractère d’équité que l’on voit s’évanouir dans la discussion de toute affaire particulière, faute d’un intérêt commun qui unisse et identifie la règle du juge et de la partie ». La séparation entre juge et partie n’est plus nécessaire, dès lors que la généralité de la loi permet de réaliser leur parfaite identité, dès lors qu’elle comporte en elle-même un « principe d’équité » qui garantit contre toute espèce d’injustice. Aussi l’identification parfaite du juge et de la partie, dans l’unité du souverain, permet d’affirmer le principe d’infaillibilité de la volonté générale : « pourquoi la volonté générale est-elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot chacun, et qui ne songe à  lui-même en votant pour tous » ? Si la loi de Rousseau est juste, c’est parce que son auteur est en même temps son sujet, parce que le gouvernant et le gouverné se confondent ; aussi ne faut-il plus demander « si la loi peut être injuste, puisque nul n’est injuste envers lui-même ». De même que, dans la démocratie athénienne, chacun était tour à  tour gouvernant et gouverné, commandait et était commandé, de la même façon chez Rousseau le citoyen législateur est toujours potentiellement juge et jugé. Par là  la loi, loin d’être une expression de volonté arbitraire et aveugle, ne sera que la traduction même de la justice ; ainsi se réconcilieront le pouvoir et le droit.

On a vu tout à  l’heure à  quel point la solution de Rousseau était fragile, tant l’oppression était facilement compatible avec une conception essentiellement formelle de la généralité. Mais il convient ici d’aller plus loin, en essayant de mieux comprendre la conception rousseauiste de l’impartialité : comment, en effet, est-il possible de soutenir l’idée étrange selon laquelle, pourvu que juge et partie se fondent sur la même règle, l’impartialité de leur décision commune deviendrait incontestable ? Pour pouvoir parler de partie et de juge, il faut un conflit, sans quoi la notion même de partie n’a pas de sens. Il y aurait donc nécessairement une autre partie, opposée à  la première : comment pourrait-elle accepter d’être, en quelque sorte, condamnée par avance, par la collusion entre l’arbitre et la partie adverse ? En vérité, puisque Rousseau suppose « qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot chacun, et qui ne songe à  lui-même en votant pour tous », on comprend mal comment il lui est encore possible de parler de parties et de juge : la deuxième volonté générale semble, au contraire, instaurer une relation d’immédiateté entre l’individu et la collectivité, entre-le « chacun » et le « tous », de sorte, que, pour rester conséquent, il semble que Rousseau aurait dû évoquer « un intérêt commun qui unisse et identifie la règle du [tout] et de la partie », et non celle « du juge et de la partie ». Là  où il n’y a plus, dans le secret de la délibération intérieure, qu’un ensemble de chacun[s], il n’y a plus de procès, et partant, plus de juge. À défaut, il faudrait se résoudre à  accepter l’idée que la troisième volonté générale se trouvait déjà  nécessairement contenue dans la deuxième : celle des parties qui se trouverait condamnée par avance, au nom du « principe d’équité » de Rousseau, serait la minorité de « fripons » qui travestissent honteusement leurs intérêts privés sous le nom du bien public. Mais, dans ce cas, la notion même de volonté générale ne deviendrait plus guère autre chose qu’un terrible instrument d’oppression.

Sans prétendre trancher cette question dans un sens ou dans l’autre, il devient manifeste, à  ce stade, que la démarche même selon laquelle Rousseau entend penser l’impartialité comporte une redoutable ambiguïté, ouvre la voie à  deux interprétations diamétralement opposées : soit on applique le modèle de la volonté générale à  des textes désormais aussi consensuels que les Déclarations des droits de l’homme, pour lesquels il est assez plausible que chacun « songe à  lui-même en votant pour tous », soit, au contraire, on l’envisage comme un conflit tranché d’avance, dans lequel l’adversaire politique est d’ores et déjà  condamné, pourvu que les prétentions de la partie dominante soient formulées en termes suffisamment abstraits pour que leur iniquité ne soit pas immédiatement visible.

Ce que l’on souhaiterait suggérer ici, c’est que, si Rousseau n’a probablement pas vu les conséquences potentiellement dévastatrices de son principe revendiqué de fusion entre juge et partie, en tout cas au stade où il énonçait les principes de sa deuxième volonté générale, c’est probablement parce qu’il ne les avait pas tant envisagées en termes politiques qu’en termes moraux, comme une question plus individuelle que collective. Si vraiment Rousseau avait voulu donner une portée collective à  la fusion entre juge et partie, son absurdité serait vite devenue évidente : dès lors qu’il existe deux parties, collectivement structurées, l’une ne peut qu’opprimer l’autre, si elle est en collusion avec le juge. En revanche, si on envisage la question à  la lumière de la morale individuelle que développe la Profession de foi du vicaire savoyard, il semble que le paradoxe de l’impartialité rousseauiste soit plus aisément compréhensible.

Tout comme la première volonté générale, la morale de Rousseau part d’un individualisme radical : « tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal ». Ou encore : « toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous en portons nous-mêmes ». Le seul critère de la moralité est « la conscience ». Pourquoi alors l’homme commet-il le mal ? Parce qu’en lui, de manière très paulinienne, coexistent deux voix opposées : « la conscience est la voix de l’âme, les passions sont la voix du corps ». La passion domine souvent, elle peut même aller jusqu’à  subvertir la raison ; « mais la conscience ne trompe jamais ». De là  la glorification qu’en fait Rousseau : « conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ;… juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à  Dieu ». La conscience est donc la part divine de l’homme, tant il est vrai qu’elle est, « au fond des âmes [,] un principe inné de justice et de vertu ». Ce n’est que par l’action des passions que l’homme peut oublier en lui son humanité, son identité foncière avec autrui, pour ne plus considérer que son seul individu : « celui dont les viles passions ont étouffé dans son âme étroite ces sentiments délicieux ; celui qui, à  force de se concentrer au dedans de lui, vient à  bout de n’aimer que lui-même, n’a plus de transports […] il ne jouit plus de rien ; le malheureux ne sent plus, ne vit plus ; il est déjà  mort ». Le mal est l’oubli de l’humanité pour l’amour de la seule individualité ; le mal, en un mot, est égoïsme. La conscience n’est pas seulement la part divine de la nature humaine : c’est aussi le lien entre l’individu et son semblable, le lien de Jacques avec son humanité, et par là  même avec autrui. On comprend mieux, dès lors, comment Rousseau peut envisager sans frémir de bâtir son principe d’impartialité par une identité de règle entre juge et partie : si la conscience, que je partage avec tous mes semblables, est cela même qui juge le conflit intérieur entre mes passions égoïstes et mon élan vers autrui, il est tout à  fait compréhensible et légitime que la règle du juge soit la même que celle de la partie ; la conscience de l’individu n’est alors que cette force supérieure par laquelle il fait prévaloir son humanité sur ses passions.

Tout le problème survient lorsqu’on tente de transcrire la même démarche à  une échelle collective. Comme on le sait, chez Rousseau, c’est la société telle qu’elle est qui a corrompu l’homme. C’est l’empire des préjugés qui étouffe en l’homme la voix de la conscience. De sorte que, avec des prémisses pauliniens, on en arrive à  une condamnation de la société typiquement rousseauiste. Entre les deux, on pourrait dire que, dans le système de Rousseau, c’est la société qui prend la place du péché originel. Et c’est à  ce moment qu’est révélée la clef de toute la Profession de foi du vicaire savoyard, la clef, peut-être, de toute la pensée politique de Rousseau : « le vice est l’amour de l’ordre, pris dans un sens différent. Il y a quelque ordre moral partout où il y a sentiment et intelligence. La différence est que le bon s’ordonne par rapport au tout, et que le méchant ordonne le tout par rapport à  lui ». Le mal moral est inversion, subordination en l’homme de son humanité générique à  son individualité bornée ; aussi le mal moral est-il aveugle : ignorer en soi-même son humanité, c’est ignorer sa propre conscience, c’est ignorer Dieu, puisque la conscience est précisément l’identité de l’homme avec le créateur. Mais surtout, le mal est exclusivement défini comme relation avec autrui, comme inversion d’un ordre collectif qui est le bien, comme instrumentalisation du monde au profit du seul individu. Pour le vicaire savoyard, le méchant est celui qui n’aime l’ordre collectif qu’en le rapportant à  son individualité particulière.

Aussi le bien est à  la fois conformité de l’homme à  sa propre nature et subordination à  Dieu : l’homme bon se fait « l’instrument du grand Être qui veut le bien, qui le fait, qui fera le mien par le concours de mes volontés aux siennes […] J’acquiesce à  l’ordre qu’il établit, sûr de jouir moi-même un jour de cet ordre et d’y trouver ma félicité ». Le vicaire savoyard prête le concours de sa volonté à  celle de Dieu, exactement de la même façon que le citoyen du Contrat social reconnait dans la troisième volonté générale sa propre volonté ; non pas l’élan trompeur de sa passion individuelle, mais la voix véritable de la parcelle d’humanité qu’il a en commun avec les autres hommes. Et si tous les individus se comportent de la même façon, le consensus ne manquera pas de régner, « l’unanimité sera dans tous les cœurs », puisque chacun, en se conformant à  sa propre conscience, travaillera pour le bien de tous. Mais si, au contraire, les volontés politiques cessent leur concert unanime, il n’y a plus guère d’autre facteur explicatif que celui de la dépravation morale. De là , probablement, les conséquences redoutables que Rousseau tire de la deuxième volonté générale, lorsqu’il lui faut affronter la persistance du conflit politique, et se résoudre à  en énoncer une troisième version. Puisque tout conflit est illégitime, puisque l’une des volontés doit être réputée coïncider avec la volonté générale, sans quoi il faudrait présumer la corruption du peuple entier, la volonté majoritaire ne s’imposera pas seulement à  la minorité au nom du bien public, mais en tant qu’elle est l’affirmation même de la conscience humaine, c’est-à -dire rien de moins qu’une transcription politique de la voix de Dieu. Voilà  pourquoi Jean-Jacques n’aura aucune hésitation à  envoyer les « fripons » aux galères : dès lors qu’une aura divine entoure une volonté politique, quoi de plus naturel que de traiter en criminels ceux qui prétendent s’y opposer ?

Le débat public anglais comme procès symbolique

La démarche de Rousseau s’oppose, trait pour trait, à  la structuration du débat public britannique, qui elle-même, on le verra, est un héritage historique de la pratique anglaise du procès pénal des ministres. Pour Rousseau, la volonté générale devait éviter tout débat de nature « contentieuse », et se borner aux questions suffisamment universelles pour qu’on puisse y découvrir un authentique « principe d’équité ». Dans ce cadre, consensus et conflit sont censés être mutuellement incompatibles, l’impératif du premier conduisant à  délégitimer le second. Mais, selon nous, c’est précisément ce postulat de départ qu’il convient d’interroger. C’est le propre de tout régime politique durable que de permettre la coexistence du consensus fondateur et du conflit politique : consensus fondateur, car sans un minimum d’accord quant au détenteur de la souveraineté, à  la forme du gouvernement, etc., il n’y a tout simplement pas de corps politique possible, et la communauté politique risque d’être brisée par la révolution ou par la guerre civile. Conflit politique, car si les frustrations du corps social ne trouvent aucun exutoire dans le débat public, les citoyens risquent à  terme de se détourner de leurs institutions.

Historiquement, c’est en Grande Bretagne qu’est apparu le premier modèle institutionnel permettant de faire coexister consensus et conflit, grâce à  la responsabilité pénale des ministres : la fiction selon laquelle le roi ne peut mal faire a permis à  tous ceux qui contestaient le pouvoir de reporter leurs accusations sur les seuls ministres, réputés coupables des maux que traversait le pays, tout en protestant de leur fidélité au monarque, et, par là , de leur loyauté de principe envers les institutions. Le procès pénal permettait aux institutions anglaises d’intégrer le conflit entre des partis, au sens politique de ce terme, à  condition qu’ils se constituent comme parties, au sens judiciaire : le fait même que les adversaires se reconnaissent comme liés par le cadre institutionnel commun du procès, et s’en remettent à  la décision du juge, attestait de ce que, malgré la gravité de leur différend, ils n’en étaient pas moins disposés à  préserver le minimum de consensus indispensable à  la pérennité des institutions. Par là , pour la première fois, apparaissait la possibilité d’une contestation légitime et institutionnalisée du pouvoir.

On sait que les mises en causes effectives de la responsabilité pénale des ministres, après avoir culminé pendant le dernier tiers du XVIIe siècle, cessèrent après 1715, date significative, dans la mesure où elle coïncide avec le premier règlement entièrement pacifique d’une querelle de succession au trône qui, par elle-même, risquait de conduire à  une fragilisation majeure du consensus fondamental. Pour la première fois, il devenait clair que les querelles entre jacobites et partisans de la succession protestante n’étaient plus susceptibles de déboucher sur la guerre civile ou la révolution. Et c’est précisément lorsqu’une telle certitude put passer pour acquise, dans les années 1720-1730, que le modèle initial du procès pénal des ministres se transforma pour donner naissance à  la responsabilité politique. Le principe du procès n’était nullement abandonné, mais, au lieu de passer par une accusation formelle devant la chambre des Lords, il se transportait symboliquement dans la chambre des Communes.

Car lorsque, en 1741, l’opposition décida de lancer une confrontation décisive avec le gouvernement, l’épreuve de force s’effectua dans les termes mêmes du procès, comme une remise en cause en forme juridictionnelle. Il s’agissait de voter une motion demandant au roi le renvoi de Walpole, c’est-à -dire d’adopter ce que nous appellerions aujourd’hui une motion de défiance. À l’évidence, notre notion contemporaine de censure serait inappropriée, car personne ne prétendait alors que la chambre aurait, à  elle seule, le pouvoir de contraindre le premier ministre à  la démission : il s’agissait seulement d’une demande de révocation adressée au roi. La tradition en était ancienne, et remontait au XVIIe siècle. Par elle-même, en tout cas, elle relevait à  l’évidence de la responsabilité politique, et non de la responsabilité pénale, puisqu’il ne s’agissait que d’obtenir la révocation du premier ministre, et non sa condamnation. Mais il serait erroné de comprendre les débats de 1741 en ces termes. Ce qui, au contraire, est extrêmement frappant, c’est que les deux parties s’accordèrent pour traiter leur confrontation exactement comme s’il s’agissait d’un procès.

L’opposition formulait ses griefs comme des accusations contre de « détestables crimes », de heinous crimes. Ainsi, pour Sandy, qui défendit la motion de défiance à  la chambre basse, le monopole du pouvoir si longtemps accumulé entre les mains de Walpole constituait une « détestable atteinte portée à  la constitution », a most heinous offence against our constitution, en ce que le premier ministre s’était approprié les pouvoirs du roi, usurpant ainsi la prérogative royale. À cela, les partisans du gouvernement rétorquaient tantôt que Walpole était innocent de ce dont on l’accusait, tantôt que les griefs de l’opposition ne constituaient que des « accusations générales », trop vagues pour pouvoir donner lieu à  une condamnation, et non des « particular crimes », des infractions suffisamment précises pour donner lieu à  un débat judiciaire fiable. Cela n’en signifiait pas moins que, pour les partisans de Walpole, les griefs de l’opposition constituaient bien des « accusations », et non de simples critiques quant à  l’opportunité des mesures prises. Walpole lui-même décrivait le projet de motion comme un ensemble d’« articles d’accusation » énoncés contre lui, tout en niant qu’ils comportent des « specific charges ».

Car si l’opposition recourait au langage du procès pour persuader les chambres de la gravité des accusations qu’elle portait contre Walpole, les défenseurs du ministère, quant à  eux, entendaient l’utiliser afin de dramatiser l’enjeu de la sanction encourue : ils tentèrent constamment de persuader les parlementaires qu’une déclaration publique de défiance équivaudrait à  un vote infâmant, qui flétrirait gravement l’honneur et la réputation du premier ministre, et serait donc aussi grave qu’une peine afflictive. La dramatisation de l’enjeu leur permettait dès lors de réclamer pour l’accusé le bénéfice de tous les droits de la défense, à  commencer par la présomption d’innocence. L’argument pourra paraître étrange, d’un point de vue contemporain : il n’en fut pas moins constamment utilisé. Pour Newcastle, par exemple, l’infamie publique que supposerait une motion de défiance serait « pire que la mort elle-même ». C’est que, comme l’expliquait Lord Hervey, « aucune punition n’est plus lourde que celle de l’infamie », dès lors qu’elle « détruit de façon irréparable la réputation de la personne contre laquelle elle est dirigée […] et le représente, jusqu’à  la plus lointaine postérité, comme l’ennemi de son pays ». Aussi convenait-il de respecter scrupuleusement les droits de la défense. L’évêque de Salisbury l’exprimait avec force : « on ne doit pas condamner un homme sans l’entendre, ni punir un homme sans l’avoir condamné ». De même, pour Pelham, il aurait été inacceptable que « la punition soit infligée sans procès ». Mais cela ne signifiait nullement, pour ce puissant soutien de Walpole, qu’un impeachment formel serait nécessaire : cela impliquait seulement pour lui que les débats, au sein de la chambre des Communes, obéissent aux principes d’un « procès impartial (impartial trial) ». Aussi c’est le vote même sur la motion de défiance qu’il assimilait à  un jugement, lorsqu’il déclarait que la question était de savoir « si nous aurons à  juger (whether we are to judge) en fonction d’allégations et de preuves, ou de clameurs et de déclamations ». Car si la perspective d’un vote de défiance était censée constituer une sanction « pire que la mort elle-même », il était logique que le vote sur la motion soit lui-même assimilé à  un verdict. Dès lors, tout se passait comme si la chambre des Communes était devenue l’équivalent d’une cour de justice. Walpole lui-même décrivit comme un procès le déroulement des débats à  la chambre basse, lorsqu’il déclara : « [je souhaiterais] pouvoir prendre connaissance de l’ensemble des accusations portées contre moi avant de présenter ma défense ».

Dans cette transposition de la vieille procédure de l’impeachment, les parties changeaient de nature : il ne s’agissait plus d’un procès entre les ministres et la chambre des Communes, tranché devant les Lords. Pour que le procès soit possible, soit pensable, il n’était plus besoin de recourir aux institutions constitutives du gouvernement mixte, qui pouvaient dès lors être laissées en dehors de la querelle, pérennisant ainsi le consensus fondateur. Surtout, il n’était plus nécessaire que les contestataires, pour avoir le droit de porter l’accusation, réunissent une majorité à  la chambre basse. Le pouvoir ministériel, revêtu de l’autorité de la couronne, acceptait désormais d’être remis en cause par une simple minorité, dénuée de toute existence institutionnelle antérieure, par cela seul qu’elle se constituait elle-même comme accusation. En admettant de lui reconnaître l’un des rôles du procès, le pouvoir consacrait donc implicitement la minorité comme institution. À cet égard, il est frappant de constater que personne, parmi les défenseurs de Walpole, ne tenta d’utiliser l’argument selon lequel seul un impeachment régulier aurait été susceptible de remettre en cause l’autorité ministérielle, comme ce fut fréquemment le cas, par exemple, lors des débats français de la Restauration. Par sa fidélité désormais incontestée à  la couronne, la minorité avait conquis le droit d’agir en son nom propre contre les ministres.

Quant au juge lui-même, il changeait radicalement de nature : loin d’être une instance supérieure, il se trouvait intégré à  l’intérieur même de l’enceinte des Communes. Par cela seul que l’opposition se constituait comme accusation, et que les soutiens du ministère endossaient le rôle de la défense, les parlementaires indépendants se trouvaient collectivement érigés en arbitres du conflit entre les deux parties. Indépendants, ces parlementaires l’étaient par leur absence de liens avec l’exécutif : contrairement aux membres de ce qu’on pourrait appeler la « minorité gouvernementale », qui, à  cette époque, représentait à  peu près un tiers de la chambre, ils ne dépendaient pas des multiples prébendes et offices distribués par le pouvoir, et ne devaient leur élection qu’à  leur seule influence dans leurs circonscriptions. Indépendants, ils l’étaient enfin en ce qu’ils n’entretenaient aucune ambition ministérielle, et n’avaient donc rien à  solliciter auprès de l’exécutif. Leur soutien au cabinet provenait de leur loyalisme de principe envers les ministres de la Couronne, et permettait d’assurer la stabilité gouvernementale. Mais cette loyauté, loin d’être inconditionnelle, était susceptible de disparaître si l’opposition parvenait à  les convaincre de la réalité et de la gravité de ses accusations. Dès lors que les deux parties au procès symbolique avaient accepté de trancher leur différend au sein même de la chambre basse, les parlementaires indépendants héritaient du pouvoir de juger qui, naguère encore, se trouvait entre les mains des Lords. Par là , au sein d’un seul et même organe délibérant, il devenait possible de prendre en compte en même temps partialité et impartialité, dans la formation d’une volonté qui, à  défaut d’être générale, n’en était pas moins légitime, en ce qu’elle résultait d’une forme de juridiction symbolique. Des débats de 1741, on pourrait dire, pour reprendre les termes mêmes de Rousseau : « c'est un procès où les particuliers intéressés sont une des parties et le public l'autre », pour peu que le gouvernement soit présumé représenter « le public », et l’opposition « les particuliers intéressés ». La difficulté éprouvée par Rousseau était de ne pas parvenir à  identifier « le juge qui doit prononcer ». L’existence même des parlementaires indépendants suffisait à  résoudre le dilemme.

C’est ce modèle du procès symbolique qui, depuis 1741, s’est trouvé continuellement repris pour structurer le débat public britannique. Ce que l’on pourrait qualifier de jeu de rôles entre défense et accusation, entre majorité et opposition, s’est peu à  peu détaché de la rhétorique pénale, du langage de la trahison et de la peine. Le principe de la confiance présumée s’est substitué à  celui de la présomption d’innocence, dont il n’est qu’une transcription dans le domaine politique. Mais les parties au procès demeurent, y compris lorsqu’elles ne recouvrent aucune réalité politique : pendant la deuxième guerre mondiale, lorsqu’un gouvernement d’union sacrée fut instauré, toute contestation du pouvoir aurait dû normalement disparaître. Pourtant, l’existence d’une opposition apparut à  ce point indispensable au débat public que le speaker de la chambre des Communes désigna un leader de l’opposition parmi les rangs travaillistes. Pendant la durée de la guerre, deux députés se dévouèrent successivement pour remplir ce rôle, et maintenir l’existence d’une opposition au gouvernement de Sa Majesté, même politiquement fictive. L’exigence du procès impartial, formulée en 1741, présidait encore, deux siècles plus tard, à  la structuration du débat public anglais.

Aujourd’hui, les électeurs flottants ont remplacé les parlementaires indépendants, neutralisant dans une large mesure la responsabilité parlementaire des ministres. Mais la structure accusatoire du débat public anglais demeure, et démontre, contrairement à  ce que pensait Rousseau, qu’il est possible d’accorder une place à  la partialité sans pour autant renoncer à  toute forme d’impartialité ; que le conflit politique, loin de devoir être rejeté dans son principe, n’a rien d’incompatible avec la pérennité du consensus fondamental. Aussi les dualismes conceptuels posés par Rousseau (partialité-impartialité, conflit-unanimité), dans la mesure où ils reposent sur un principe du tiers exclu qui n’est jamais interrogé, peuvent apparaître, ultimement, comme une forme de manichéisme, dans lequel, sans s’en douter, Rousseau se laisse peu à  peu enfermer. Une fois évanouis les mirages de la première volonté générale, Jean-Jacques ne parvient plus à  penser le monde du politique autrement que sur le modèle de la morale, dans lequel la voix de la conscience est réputée être la même pour l’intégralité des hommes. Dès cet instant, il devient impossible de penser la pluralité humaine, puisque, dans son principe même, la morale suppose de tenir autrui pour identique à  soi-même. En voulant à  tout prix identifier le tous et le chacun, Rousseau tentait une entreprise impossible, à  la fois radicalement individualiste et radicalement holiste.

Aussi la volonté générale de Rousseau peut sembler, en définitive, illustrer particulièrement bien une observation pénétrante faite par Hannah Arendt : « la politique repose sur un fait : la pluralité humaine. […] C’est parce que la philosophie et la théologie s’occupent toujours de l’homme, parce que toutes leurs déclarations seraient exactes quand bien même il n’y aurait qu’un seul homme ou seulement deux hommes, ou uniquement des hommes identiques, qu’elles n’ont jamais trouvé aucune réponse philosophiquement valable à  la question : qu’est-ce que la politique ? » […] « En philosophie […] en théologie, seul l’homme existe, de même qu’en zoologie il n’y a que le lion ». Certes, l’échec de la volonté générale de Rousseau n’est pas, loin s’en faut, le seul exemple des apories auxquelles nous semble conduire l’individualisme en matière de pensée politique ; mais il illustre, jusqu’à  l’absurde, la difficulté de penser le politique sans avoir intégré la pluralité humaine comme point de départ de l’investigation théorique. Que l’individualisme constitue une valeur tout à  fait respectable sur le plan politique est une chose ; qu’il puisse servir de principe méthodologique pour penser des phénomènes collectifs nous parait beaucoup plus douteux.

Carlos-Miguel Pimentel est professeur de droit public à  l’Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines. Il est l’un des trois co-directeurs de la revue électronique Jus Politicum, et responsable d’un contrat de recherches en droit politique passé avec l’Agence Nationale de la Recherche.

Pour citer cet article :

Carlos-Miguel Pimentel « Les trois échecs de la volonté générale: délibération rousseauiste et procès symbolique britannique », Jus Politicum, n°10 [https://juspoliticum.com/articles/les-trois-echecs-de-la-volonte-generale:-deliberation-rousseauiste-et-proces-symbolique-britannique-725]