Le rapport du Conseil d’Etat au droit constitutionnel est ambigu. Acteur central de la discipline par le rôle qui lui est reconnu par la Constitution dans l’élaboration des textes mais aussi par le contrôle juridictionnel qu’il opère sur plusieurs actes de l’exécutif lui conférant le statut d’interprète des normes constitutionnelles, il semble aussi entretenir une distance vis-à-vis des catégories ou de concepts du droit constitutionnel dont il use sans toujours sembler les maitriser. Le droit constitutionnel semble moins pour lui affaire de science ou de connaissance que d’utilisation pragmatique en vue de trancher de questions de droit sans toujours chercher à résoudre les problèmes théoriques qui les sous-tendent.  

Can we speak of a constitutional right of the Conseil d’Etat? 

The relationship of the Conseil d’Etat to constitutional law is ambiguous. A central actor in the discipline through the role recognized by the Constitution in the development of texts but also through the judicial control that he exercises over several acts of the executive giving him the status of interpreter of constitutional norms, he also seems to maintain a distance from the categories or concepts of constitutional law which he uses without always seeming to master them. Constitutional law seems to him less a matter of science or knowledge than of pragmatic use with a view to deciding questions of law without always seeking to resolve the theoretical problems underlying them. 

Le rapport du Conseil d’État au droit constitutionnel est paradoxal et ambigu. Paradoxal d’abord, car alors même qu’il est surtout connu pour son apport au droit administratif en tant que juge de l’administration, le rapport qu’il entretient au droit constitutionnel entendu comme « application » de la Constitution, est étroit et l’apport considérable : le Conseil d’État fait en effet une application fréquente de la Constitution. Mieux : il en revendique la défense. Comme y insiste l’un de ses anciens vice-présidents : il « a, de longue date, montré l’attachement qu’[il] porte aux principes constitutionnels dont [il] n’a jamais cessé d’affirmer la primauté, et la portée, chaque fois que cela s’avérait nécessaire ». Le Conseil d’État est, en effet, conduit à faire une application fréquente de la Constitution dans des contentieux divers dont le plus direct issu des recours contre les actes administratifs de l’exécutif est loin d’être le seul au point de dégager une jurisprudence importante que nul constitutionnaliste ne peut ignorer et qui, dès 1972, faisait dire à Charles Eisenmann que le Conseil d’État était « de plus en plus, un juge constitutionnel ».Comme nul ne l’ignore, le Conseil d’État est d’ailleurs né avec une Constitution, l’article 52 de la constitution du 22 frimaire An viii qui disposait « Un Conseil d’État est chargé de rédiger les projets de lois et de règlements d’administration publique et de résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière administrative ». Malgré des vicissitudes liées à une longue histoire, sa fonction de conseil juridique du Gouvernement créée par la loi du 24 mai 1872 (art. 8) a été consacrée et précisée par la Constitution de 1958. Le Conseil d’État, sur le fondement de l’article 39 de la Constitution, doit être saisi de tous les projets de loi au moins semble-t-il sans distinction d’objet – « ordinaires », organiques, de finances, de financement de la sécurité sociale et même constitutionnel – sous peine d’inconstitutionnalité, ainsi que, sur le fondement de l’article 38 al. 2, de tous les projets d’ordonnances par lesquels le Gouvernement prend des mesures dans le domaine de la loi sur habilitation du Parlement. C’est également le cas pour les projets de décrets qui modifient des dispositions de forme législative portant sur des matières de caractère réglementaire (art. 37al. 2). La fonction de consultation législative du Conseil d’État est installée au point d’avoir été consacrée par l’article L. 112-1 du code de justice administrative qui dispose que, par sa fonction d’examen des projets et propositions de loi qu’il tient de l’article 39 de la Constitution, le Conseil d’État « participe à la confection des lois ». Il est également désormais, depuis 2008, possiblement saisi par le Parlement toujours sur le fondement du cinquième alinéa de l’article 39 de la Constitution pour les propositions de loi, de sorte qu’il est loin d’être étranger à la manufacture des lois.

Quant à l’existence de la fonction contentieuse du Conseil d’État, si elle n’est pas consacrée par le texte de la Constitution de 1958 à l’élaboration de laquelle nul n’ignore la part active qu’il a prise, mis à part le contrôle juridictionnel spécifique sur certaines catégories d’actes d’assemblées délibérantes intervenant au titre des compétences qu’elle exerce dans le domaine de la loi (article 74 alinéa 8 de la Constitution), elle l’est par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. D’abord par la décision 80-119 DC qui a décidé de faire de l’indépendance de la juridiction administrative un « principe fondamental reconnu par les lois de la République », puis par la décision 86-224 DC qui a donné valeur constitutionnelle à la compétence de la juridiction administrative pour l’annulation et la réformation des décisions prises par l’administration dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique à travers la création d’un autre PFRLR. Le même Conseil constitutionnel semble avoir consacré le Conseil d’État, à la faveur du rôle qu’il joue dans le traitement des questions prioritaires de constitutionnalité, non seulement comme la « cour suprême » de l’ordre administratif mais aussi indirectement comme juge de la constitutionnalité de la loi à travers le filtrage qu’il assure dans la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité, reconnaissance auquel le Conseil d’État n’est pas resté insensible au point de s’en prévaloir en revendiquant sa place au « sommet » de l’un des deux ordres de juridiction. Si l’on ajoute à cela que quelques-uns des « grands arrêts » de la jurisprudence administrative ont été rendus par le Conseil d’État sur des questions mettant en cause le fonctionnement des institutions ou impliquant directement le pouvoir politique, l’importance du lien unissant le Conseil d’État au droit constitutionnel ne fait guère de doute.

Mais le rapport du Conseil d’État avec le droit constitutionnel est également ambigu tant les liens qu’ils entretiennent sont en réalité complexes et dissymétriques et s’offrent comme un véritable archipel de positions et de compétences. Il existe au moins deux raisons à cela.

La première est que si le Conseil d’État est mentionné dans la Constitution et qu’il est présenté ou se présente comme conduit à « l’appliquer », à « la faire respecter » voire comme dit plus haut à « montrer son attachement aux principes qu’elle porte » dans le contentieux des actes administratifs comme dans les avis rendus sur la légalité des projets d’actes (législatifs ou réglementaires) qui lui sont soumis, au point que l’on a pu parler des « bases administratives du droit constitutionnel », il est bien plus qu’une simple machine à « faire respecter » voire simplement à « appliquer » la Constitution. « Appliquer la Constitution » est en effet, en réalité, un processus infiniment plus complexe que ce que le mot semble laisser entendre et que le Conseil d’État le suggère lui-même tant la part de création de droits, et donc de volonté du juge, qui s’y peut loger est importante et même incompatible avec toute idée de duplication censée se réaliser dans le syllogisme judiciaire. Il peut donc être, en réalité, à énoncé constant, créateur de normes entièrement originales, y compris, comme on le verra, de normes constitutionnelles.

La seconde raison est que son apport au droit constitutionnel est lui-même placé à l’enseigne de l’ambiguïté. D’une part parce que les rapports du Conseil d’État et du droit constitutionnel sont loin d’avoir toujours été étroits. Comme l’observe un membre du Conseil d’État, « le droit administratif français [auquel il semble d’ailleurs assimiler le Conseil d’État] a volontiers cultivé une certaine distance avec la Constitution » : faible association à la préparation des textes constitutionnels avant 1958, refus de contrôler la constitutionnalité de la loi, refus de contrôle des actes dits « de gouvernement ». D’autre part parce qu’il faut s’entendre sur la signification que l’on donne à « droit constitutionnel », la notion pouvant être comprise en plusieurs sens. Comme on a tenté de le montrer dans un ouvrage récent, l’expression « droit constitutionnel », est loin d’être claire en elle-même et peut être trompeuse car elle est susceptible de renvoyer au moins à deux choses. Elle peut s’entendre, en effet, à la fois comme une discipline et comme l’objet de cette discipline : une sorte de contenu (la Constitution, les organes qu’elle mentionne, leurs fonctions, leurs compétences et les normes qu’ils sont susceptibles de produire et les conditions dans lesquelles ils peuvent le faire) dans un contenant que sont soit des concepts qui viennent saisir l’idée de « pouvoir public » (constitution, souveraineté, État, représentation, séparation des pouvoirs) soit des catégories intellectuelles qui en structurent l’étude et qui sont beaucoup moins neutres qu’elles ne semblent l’être. Qu’elles prennent la forme d’oppositions (« souveraineté nationale » et « souveraineté populaire », « mandat représentatif » opposé à «mandat impératif, « pouvoir constituant originaire » contre « pouvoir constituant dérivé »), de classifications (« régime parlementaire » opposé au « régime présidentiel », « présidentialisme » opposé au « parlementarisme ») voire simplement de concepts permettant de rendre compte du fonctionnement institutionnel, de la production des normes ou de son encadrement (« système de gouvernement », « légitimité démocratique », « hiérarchie des normes », « théorie de la loi-écran », « justice constitutionnelle », « État de droit », « droits fondamentaux »…), elles ne sont que des constructions qui tentent de saisir l’objet de la discipline, produit d’une activité cognitive parfois désignée sous le nom de science du droit constitutionnel. Leur avantage est de permettre un accès aisé aux objets étudiés ; leur inconvénient, par la stylisation simplifiée du réel qu’elles créent, est aussi de brouiller l’accès au phénomène qu’ils prétendent étudier autant que d’en permettre l’approche. C’est pourquoi, bien que produits par lui ils sont aussi – en tous cas devraient l’être – un objet d’étude pour le droit constitutionnel également entendu comme science mais comprise ici comme l’étude raisonnée, distanciée et critique des catégories à travers lesquelles est présenté et étudié le droit constitutionnel. En somme, il y a droit constitutionnel et droit constitutionnel.

Ce constat n’est pas sans effet sur la question posée ici consistant à savoir lequel de ces deux « droits constitutionnels » le Conseil d’État met en œuvre ? Se saisit-il des seconds pour trancher les questions concernant les premiers ? Et si oui de quelle manière ? Répondre à cette question suppose de répondre à une autre question préalable : où trouver ce « double » droit constitutionnel du Conseil d’État ? La réponse est, là encore, loin de s’imposer car il est possible de l’identifier à différents endroits, plus éclatés que l’on pourrait le penser a priori. On peut d’abord le voir dans son activité consultative, c’est-à-dire dans les avis qu’il rend sur le fondement de l’article 39 de la Constitution (qui sont joints au projet déposé au Parlement et diffusés dans les dossiers législatifs depuis 2015) ou pour certains décrets. On peut le voir aussi, bien sûr, dans les décisions contentieuses qu’il prend : soit parce que la compétence qui lui est attribuée fait de lui le juge de certains actes de certains organes constitutionnels comme le prévoit l’article R. 311-1 du code de justice administrative ; soit quand il prend pour norme de référence la Constitution dans le contrôle d’autres actes administratifs par ces mêmes autorités ou pour l’appréciation des dossiers qui lui sont renvoyés au titre de la question prioritaire de constitutionnalité pour renvoi éventuel au Conseil constitutionnel. Mais il est aussi possible de le voir ailleurs, car le Conseil d’État ne se définit pas seulement comme un juge, ni même comme un conseiller du gouvernement. Il est plus largement ce que l’on nomme parfois une institution c’est-à-dire un organe public établi non seulement pour assurer une certaine fonction sociale mais pour exercer une certaine mission juridique par l’intermédiaire d’individus lesquels sont réputés pour se constituer en corps. Non seulement au sens juridique de regroupement des fonctionnaires soumis au même statut particulier, titulaires d’un grade leur donnant vocation à occuper un ensemble d’emplois, mais aussi au sens sociologique d’une « organisation stable juridiquement, protégée et légitimée par l’État » dont les membres « sont soudés par des modes de recrutement communs, par une même vision collective d’eux-mêmes » et unis par leur « esprit de corps », c’est-à-dire « un fort sentiment d’unité et de solidarité liant les membres d’un même groupe ». Or, comme on l’explique fort bien, l’esprit de corps « est tout d’abord constitué par un noyau de croyances collectives et de stéréotypes répétitifs qui constituent un fonds de doctrine et d’idéaux communs aux membres d’un même corps. Il existe un patrimoine collectif, culturel, intellectuel, technique, sentimental des corps » et ces « croyances communes peuvent aisément se répertorier dans la littérature émanant des grands corps eux-mêmes. On peut citer les livres de souvenirs et les mémoires des membres de ces corps, les ouvrages, cours ou articles dans lesquels ils présentent leur institution, ses devoirs, ses fonctions et ses charges, aux étudiants, au public ou aux autorités étatiques diverses. Souvent, ces corps ont la charge de rapports officiels réguliers dans lesquels ils font passer un message concernant leurs positions sur tel ou tel problème, message conditionné par une déontologie collective, par une approche concertée et collective de l’actualité : des exemples sont fournis par les rapports annuels du Conseil d’État, de la Cour des comptes. Les grands corps ont parfois également une presse interne, concernant la vie du corps ou des problèmes d’actualité ». De sorte que les prises de position du Conseil d’État notamment pour justifier les raisonnements qui fondent ses décisions juridictionnelles en tant que corps, sont loin de tous se retrouver dans les avis et décisions qu’il rend en tant qu’organe. On les trouve souvent ailleurs.

Et la liste est assez longue : dans les conclusions de ses rapporteurs publics (longtemps appelés sous la ve et les Républiques précédentes, « commissaire du gouvernement ») de sa Section du contentieux, parfois publiées au Recueil Lebon ou dans revues spécialisées, qui, quand elles sont conformes, révèlent le raisonnement ayant pu conduire à la solution adoptée soumise au secret du délibéré parfois entrevu dans la chronique de jurisprudence administrative de l’Actualité juridique du droit administratif tenue par deux jeunes maîtres des requêtes. On les trouve aussi dans les Rapports publics publiés par le Conseil d’État autrefois nommées Études et documents dont l’élément essentiel est une « Étude annuelle » rédigée par les membres du Conseil d’État ainsi que dans des ouvrages para-institutionnels rédigés par les mêmes membres dans leur régulière activité d’enseignement. On peut les voir encore dans des articles de revues juridiques rédigés par eux ou même dans les communications ou conférences qu’ils prononcent, en particulier son vice-président ou ses différents présidents de Section, singulièrement celle du contentieux ou du rapport et des études, à l’occasion des diverses manifestations publiques auxquelles ils participent et qui sont toujours l’occasion de présenter les liens qu’entretiennent différents objets avec le Conseil d’État. Certes, toutes les positions « juridiques » individuelles, voire collectives, prises par les membres du Conseil d’État n’ont pas le même statut : toutes ne l’engagent pas en tant qu’organe comme l’engagent les décisions contentieuses qu’il rend au nom du peuple français. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’il n’est pas toujours aisé de faire la différence entre l’institution, l’organe consultatif ou juridictionnel et le corps.

Ainsi, le Conseil d’État n’est pas tenu de s’exprimer en tant que juge pour s’engager aussi en tant qu’organe puisqu’il peut le faire hors activité juridictionnelle. Par son activité classique de conseil juridique du Gouvernement d’abord. Mais aussi par l’activité de sa section du rapport et des études récemment renommée section des études, de la prospective et de la coopération par le décret du 1er mars 2024. Aux termes mêmes du code de justice administrative, cette dernière a, en effet, « pour mission d’élaborer les propositions que le Conseil d’État adresse aux pouvoirs publics en application de l’article L. 112-3 », d’élaborer également « l’étude annuelle » qui est présentée lors de la rentrée du Conseil d’État et de « préparer le rapport d’activité établi chaque année » lequel « mentionne les réformes d’ordre législatif, réglementaire ou administratif sur lesquelles le Conseil d’État appelle l’attention des pouvoirs publics » et est « remis au président de la République, au Premier ministre et aux présidents des assemblées et est rendu public ». Les études et le rapport d’activité soumis au vice-président délibérant avec les présidents de section sont d’ailleurs « adoptés par l’assemblée générale » du Conseil d’État.

Une autre raison joue sa partie dans l’imbrication des différentes dimensions de son action et des différents rôles joué par ses membres au point de rendre délicate la distinction entre l’organe de l’institution et l’institution et le corps : le fait que, comme le souligne les spécialistes de science administrative,

le plus souvent, la culture d’une institution se confond pour l’essentiel avec la culture professionnelle du corps qui la peuple ou la domine, tant il est vrai qu’une institution n’existe que dans et par un groupe d’individus qui la portent. Dans certains cas, l’osmose est parfaite entre l’institution et le corps qui lui prête vie, au point de s’inscrire dans la langue : quand on dit par exemple “le Conseil d’État”, on désigne indistinctement l’institution et les membres du corps.

Or, quelle que soit son origine ou sa nature, cette production juridique rencontre une difficulté avec la discipline « droit constitutionnel » : le Conseil d’État n’entretient en effet pas les mêmes rapports avec le droit constitutionnel que ceux qu’il entretient avec le droit administratif. Pour une double raison simple et radicale. La première est que contrairement au rapport du Conseil constitutionnel avec le droit constitutionnel pour lequel l’assimilation n’a jamais réellement pu se faire malgré de pressantes tentatives de part et d’autre, le Conseil d’État considère être le droit administratif. Ce sentiment l’habite avec d’autant plus de conviction qu’une grande partie de la doctrine administrativiste, forte du postulat que le droit administratif est « essentiellement jurisprudentiel », l’accompagne dans cette idée en se donnant pour principale mission de présenter sa jurisprudence, d’en faire l’exégèse (qui n’exclut pas toujours la critique) de la constituer en dogmatique, réduisant, dans les hypothèses les plus radicales, le droit administratif à ce que dit le Conseil d’État. Au point que le sujet « Le droit administratif du Conseil d’État » sonnerait à beaucoup comme un pléonasme, car pour eux il n’y a de droit administratif que du Conseil d’État. La seconde est qu’il existe moins, pour le Conseil d’État, un « droit constitutionnel » comme matière académique ou même comme objet de cette matière que des « sources constitutionnelles du droit administratif » pour reprendre le titre de l’essai bien connu d’un ancien président de la section du contentieux du Conseil d’État. Autrement dit, le « droit constitutionnel » est d’abord vu comme un « apport » au droit administratif qui passe toujours par l’entremise du Conseil d’État lequel est le plus souvent réduit, dans son esprit, à ce qu’il en dit malgré les références à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. La Constitution, elle, est seulement vue comme ayant « renforcé l’ancrage constitutionnel du droit administratif », le Conseil d’État se percevant le principal apport à la dimension constitutionnelle du droit administratif dans une vision purement instrumentale qui le conduit à refuser le droit constitutionnel comme une science indépendante de l’usage qu’il peut en faire et de la construction de l’édifice à laquelle il participe.

Qu’en déduire ? Que si à propos du Conseil d’État l’on appelle « droit constitutionnel » le rôle que lui attribue la Constitution et celui qu’il exerce comme organe d’application du droit de la Constitution, alors il en est un acteur majeur (I) ; mais que si, en revanche, l’on entend par « droit constitutionnel » la science du droit constitutionnel entendu comme le domaine de la connaissance qui ne se borne pas, comme le fait le dogmatique juridique, à « organiser et systématiser le droit de manière à déterminer, à partir des textes exprimant des règles générales, quels sont les cas auxquels ces règles s’appliquent, et, à propos d’un cas donné, quelles sont les règles applicables » mais à décrire les conditions de sa production ainsi que le fondement des concepts utilisés et l’usage qui en est fait, alors le Conseil d’État n’y prend quasiment aucune part ou alors guère volontairement. Il est même possible d’identifier un refus de ce que l’on pourrait appeler science du droit constitutionnel dès lors qu’elle ne peut lui être utile dans le cadre d’un litige auquel il convient seulement de trouver une solution (II).

I. Le Conseil d’État, acteur majeur du droit constitutionnel

Il est possible de dire que le Conseil d’État est un acteur du droit constitutionnel par le rôle majeur qu’il joue dans l’interprétation qu’il donne de la Constitution dans les différentes missions qui sont les siennes, en particulier juridictionnelles (A) ainsi que dans l’usage qu’il fait de certaines catégories du droit constitutionnel (B).

A. Le Conseil d’État, interprète de la constitution

Si l’on met de côté les questions constitutionnelles que le Conseil d’État ne veut traiter en raison d’une part d’opportunité politique jugée trop importante, ce dont la doctrine rend compte sous le concept d’acte de gouvernement, il est fréquemment conduit à traiter de questions constitutionnelles, en particulier par l’interprétation qu’il fait - on devrait plutôt dire qu’il donne - de la Constitution, c’est-à-dire la détermination de la signification normative des énoncés qu’elle contient dans le cadre des litiges qui lui sont soumis afin de les trancher. En cela, il est bien « juge constitutionnel » si l’on entend par là juge qui prend pour norme de référence la Constitution à travers ses énoncés ou indépendamment d’eux. Il est même un juge fort actif. Car même si ses décisions donnent le sentiment trompeur que la conclusion arrive à la fin et non au début et que la solution découlerait d’un limpide syllogisme judiciaire lui permettant de déduire mécaniquement des normes préexistantes de la Constitution, il en va tout autrement en réalité. La signification normative des énoncés constitutionnels est largement construite à la faveur de son intervention à travers trois étapes que sont : l’identification de l’énoncé applicable ; la détermination de sa signification normative dans l’espèce ; la conséquence concrète qui doit en être tirée au cas particulier. De sorte que, contrairement aux apparences trompeuses, le rôle d’un juge de la constitutionnalité d’actes administratif est considérable puisque c’est lui qui contribue à décider du sens des énoncés constitutionnels, et ce faisant donne vie au texte constitutionnel quand il est confronté à un problème posé par des cas concrets. Il contribue ainsi amplement, en marge de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, à faire parler à la Constitution à travers l’interprétation qu’il en donne.

Les exemples sont évidemment trop nombreux et concernent trop de domaines pour pouvoir être tous cités. On se bornera à quelques exemples évocateurs qui ne touchent pas seulement aux questions institutionnelles. Il en va ainsi de la signification qu’il a contribué à donner au premier alinéa de l’article 2 de la Constitution qui dispose, depuis 1992, que : « La langue de la République est le français ». Le Conseil d’État, saisi de recours contre des dispositions réglementaires accusées d’en violer le sens, doit donc, pour déterminer si c’est le cas, en donner la signification. Il va par exemple considérer que « si, en vertu de ces dispositions […] l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public ainsi que dans les relations entre les particuliers et les administrations et services publics, il ne s’en déduit en revanche pas d’obligation d’usage du français dans les relations de droit privé » ou que dès lors que « l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public » les « documents administratifs doivent par suite être rédigés en langue française ». Ou encore que si l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public, l’article 2 de la Constitution n’interdit pas, pour autant, l’utilisation de traductions et ne fait pas obstacle à ce que le titre et les désignations des rubriques qui figurent en français sur la carte nationale d’identité, laquelle permet notamment de voyager et d’entrer dans tout État membre ».

Comment le sait-il ? Par l’ensemble des techniques de détermination méthodologique de signification qui sont à sa disposition à travers les différentes théories de l’interprétation, mais surtout, en dernière analyse, parce qu’il le décide. Comme il va décider de la signification d’autres énoncés constitutionnels dès lors que la question de droit qu’il doit résoudre intervient dans le cadre d’un litige relevant de sa compétence qui peut être fort large dès lors que la légalité d’une disposition réglementaire est contestée sur le fondement de la Constitution. Les domaines d’interprétation du Conseil d’État sont donc aussi nombreux que les matières abordées par elle. Par exemple quand il est contraint, à la faveur d’un recours contre un décret portant sur la publication d’un accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement d’un autre État, de déterminer la signification normative de l’énoncé de l’article 52 de la Constitution qui pose que les traités qui engagent les finances de l’État ne peuvent être ratifiés qu’en vertu d’une loi. Que veut dire, pour un traité d’« engager les finances de l’État ? » Le Conseil d’État va le dire en déterminant la signification de l’énoncé : les traités qui « engagent les finances de l’État », au sens de l’article 53 de la Constitution, « sont ceux qui créent une charge financière certaine et directe pour l’État » et indiquant comment l’identifier dans une espèce précise. Ce disant, le Conseil d’État se fait interprète de la Constitution et produit des normes « constitutionnelles » si par « normes constitutionnelles » on entend ce que peuvent vouloir dire ses énoncés et les normes de permission, d’interdiction, d’autorisation, d’habilitation voire de qualification dont ils sont porteurs et les conséquences concrètes qui peuvent en être tirées dans un cas précis. Ce processus peut le conduire non seulement à déterminer la signification de la norme qu’il interprète mais aussi à la créer de toute pièce quand le besoin s’en fait sentir par l’autohabilitation qu’il est susceptible de se reconnaître comme il l’a fait dans plusieurs affaires et, exemplairement, dans sa décision d’assemblée du contentieux Koné par sa qualification d’une disposition législative en « PFRLR ».

Les interprétations qu’il est conduit à donner de la Constitution ne sont d’ailleurs parfois pas sans conséquences sur les équilibres institutionnels, en particulier ceux de la ve République. Par exemple, dans le statut donné à la signature du président de la République prévue à l’article 13 de la Constitution (« Le Président de la République signe les ordonnances et les décrets délibérés en Conseil des ministres ») qui n’est pas sans conséquence sur la manière d’envisager son rôle tout court. Les présidents de la République successifs auréolés de leur prééminence institutionnelle que l’on dit fondée sur leur élection au suffrage universel ont, en effet, eu tendance à apposer leur signature sur des décrets non délibérés en Conseil des ministres. Après avoir considéré que l’acte en cause demeurait un acte du Premier ministre modifiable par ce dernier, et donc ignoré la signature présidentielle comme étant sans incidence sur sa légalité et aussi sans effet juridique, le Conseil d’État a fini par décider, ce qui ne va nullement de soi, qu’un décret dont aucun texte n’imposait qu’il soit délibéré en Conseil des ministres mais qui l’est quand même doit être signé par le président de la République. Voilà qui étend, de fait, le pouvoir réglementaire du président de la République – en principe seulement résiduel par rapport à celui du Premier ministre – si l’on entend par là qu’un organe titulaire du pouvoir de signature est l’autorité investie du pouvoir réglementaire. Mieux même : il a poussé le parallélisme des formes jusqu’à considérer que « la modification de ce décret relève nécessairement de la même autorité ». Autrement dit, un décret délibéré en Conseil des ministres alors que cette délibération n’est pas prévue par un texte ne peut être modifié que par un autre décret signé par le président de la République et donc à nouveau délibéré en Conseil des ministres quitte à entacher d’incompétence un décret qui ne le serait pas sauf s’il prévoit de « redonner » compétence au seul Premier ministre.

Cette jurisprudence légalisant de bien étranges montages a pour potentiel effet d’étendre très largement le pouvoir réglementaire du président de la République. Il trouve sans doute sa source dans la configuration institutionnelle de prépondérance présidentielle et dans la volonté du Conseil d’État de la respecter, cette dernière devenant de fait créatrice de droit constitutionnel. Et s’il n’est donc guère étonnant qu’il ait été accusé d’être favorable au pouvoir exécutif, voire hostile au Parlement, l’on constate aussi que sa jurisprudence peut être pour le moins souple et pragmatique. Après avoir évoqué la conformité à une « tradition républicaine » sur la place du chef de l’État dans l’organisation constitutionnelle des pouvoirs publics qui voudrait que le Président de la République, malgré le rôle qu’il s’attribue de fait dans le fonctionnement des institutions, ne s’exprime pas au nom d’un parti ou d’un groupement politique et qu’il était donc légal que feu le Conseil supérieur de l’audiovisuel considère son temps de parole et celui du parti politique qui le soutient n’avaient pas à être pris en compte à ce titre sans que ne soient méconnues les exigences de l’expression pluraliste des courants de pensée, il a ensuite changé d’avis. Il a finalement considéré qu’il ne résultait pas pour autant de cette même tradition, compte tenu du rôle qu’il assume depuis l’entrée en vigueur de la Constitution du 4 octobre 1958 dans la définition des orientations politiques de la Nation, que ses interventions et celles de ses collaborateurs puissent être regardées comme étrangères, par principe et sans aucune distinction selon leur contenu et leur contexte, au débat politique national au point que le Conseil supérieur de l’audiovisuel ne pouvait exclure toute forme de prise en compte de ces interventions dans l’appréciation du respect du pluralisme politique par les médias audiovisuels.

Mais il a aussi contribué à trancher, par son interprétation, des questions souvent techniques de droit constitutionnel – par exemple le caractère impersonnel d’une loi d’habilitation qui doit être regardée comme s’étendant à tout gouvernement y compris s’il n’est plus en fonction, – ou encore donné vie à des principes à valeur constitutionnelle dégagé par le Conseil constitutionnel comme le pluralisme des courants d’idées et d’opinons à propos de la question des critères de temps d’antenne disponible à la radio et à la télévision en vue de la campagne officielle. Même si le sens de ces interprétations peut être discuté voire critiqué, elles sont inévitables et il serait absurde de reprocher au Conseil d’État d’être, dans le contentieux qui relève de son office, l’interprète de la Constitution puisqu’il est nécessaire et même impérieux de donner vie aux énoncés constitutionnels et que, dans tout système juridique et a fortiori dans tout État de droit, les juges participent à sa concrétisation pour la raison simple qu’ils sont saisis. Ceci confirme donc non seulement que la Constitution n’est pas qu’un ensemble d’énoncés figés et vivant à travers les interprétations qu’en donnent plusieurs organes institutionnels et juridictionnels, mais encore qu’au premier rang de ces interprètes figure le Conseil d’État confirmé comme un acteur majeur du droit constitutionnel entendu comme objet. Mais les liens du Conseil d’État avec le « droit constitutionnel » peuvent également être perçus quand il est entendu au sens de discipline, par l’usage qu’il fait de certains concepts voire de certaines de ses catégories.

B. Le Conseil d’État utilisateur de certaines catégories ou de certains concepts du droit constitutionnel

Le Conseil d’État n’est pas hermétique au droit constitutionnel en tant que discipline et aux changements nombreux et profonds dont il a été l’objet dans la manière de l’aborder. Il semble tenir un certain compte de certaines évolutions doctrinales de la matière dont il se fait l’écho à travers le vocabulaire employé dans ces décisions et qui a évolué dans le temps. Il est même frappant de constater comment des concepts ou métaconcepts relativement récents du droit constitutionnel ont fini par faire leur apparition non seulement dans les conclusions des rapporteurs publics mais aussi dans le corps même des décisions. Il en va ainsi pour l’usage qu’il fait du concept de « normes ». Non seulement pour désigner la « règle de droit » plus que la signification prescriptive d’un énoncé au sens de Kelsen, mais aussi pour accompagner l’idée de constitution « normative » dont s’est entichée la doctrine au tournant des années quatre-vingt. Il fait ainsi fréquemment référence aux « normes de valeur constitutionnelle » et même à la « hiérarchie des normes » sonnant comme une sorte de reconnaissance d’un « tournant kelsénien » du droit constitutionnel. L’expression « hiérarchie des normes » se retrouve ainsi quarante-trois fois dans ses décisions entre 1992 et 2022. Il le fait en particulier à travers une expression apparue dans le corps de ses décisions il y a une trentaine d’années dans une décision Institut français d’opinion publique (IFOP) que sont les « exigences inhérentes à la hiérarchie des normes juridiques » ou « exigences propres à la hiérarchie des normes juridiques ». On retrouve l’expression, qui a depuis fait son apparition dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, dans vingt-quatre décisions publiées au recueil Lebon entre 1993 et 2022 dans les domaines les plus variés incluant les questions de responsabilité de l’État du fait des lois.

Il fait aussi un certain usage de concepts ou catégories considérées comme liées au droit constitutionnel comme celui d’État de droit. Il va jusqu’à se faire l’interprète de la volonté du constituant de 2008 réputé avoir introduit la QPC dans la Constitution dans le but de « faire progresser l’Etat de droit ». De même utilise-t-il des concepts liés aux institutions politiques voire à l’histoire constitutionnelle comme le concept de « tradition républicaine » sans en donner davantage de définition de la même manière qu’il fait usage des « principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France », notion créée par le Conseil constitutionnel dans les conditions que l’on sait et qu’il transcrit dans le contentieux du renvoi de la QPC au Conseil constitutionnel dans toute une série de décisions. Enfin, il lui arrive aussi d’intégrer dans ses décisions des concepts issus du droit européen semblant doté d’une portée constitutionnelle en reprenant des notions issues de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, en particulier celle de « société démocratique » présente dans plusieurs de ses articles se faisant alors interprète interne du droit international.

Le droit constitutionnel si l’on entend par là l’ensemble des énoncés applicables et la signification normative qui leur est donnée est donc partout présent dans la production du Conseil d’État ; pourtant, et en même temps, il semble n’être présent nulle part tant la signification donnée à certains concepts ou l’usage de certaines catégories laissent songeur. C’est précisément ce « nulle part » que nous voudrions interroger à présent qui révèle à notre sens de la part du Conseil d’État un refus de toute démarche de science du droit constitutionnel.

II. Le Conseil d’État, distant envers la science du droit constitutionnel

On cherche en vain, en effet, le sens que le Conseil d’État donne à certains concepts au-delà de leur immédiate utilité à trancher une question de droit. La difficulté de ce second temps de la réflexion est qu’il ne consiste plus à constater ni même à interroger si et comment le Conseil d’État « fait » au sens de produire voire de « fabriquer » le droit constitutionnel entendu comme « application/création » de la Constitution mais la manière dont il le fait et, ce faisant, la manière dont il utilise les concepts à la faveur de cet usage. Car tel semble bien être le problème : le Conseil d’État a surtout une conception utilitariste du « droit constitutionnel » qu’il ne semble guère vouloir étudier au-delà des normes qui l’encadrent ou qu’il contribue à fabriquer à travers la signification qu’il leur donne. « L’autre » droit constitutionnel, celui qui ne s’envisage pas comme une simple dogmatique juridique mais interroge le fondement et le sens des concepts, s’inscrit dans une perspective critique et est porteur d’une épaisseur théorique et historique, autrement dit le droit constitutionnel au sens de science du droit constitutionnel même très largement entendue ne retient pas son attention.

On a récemment évoqué un « net anti-conceptualisme » dont serait porteur le Conseil constitutionnel. Mais est-il le seul à devoir assumer ce reproche ? Le Conseil d’État ne peut-il pas encourir la même critique ? En quoi consisterait-il ? Vraisemblablement à faire usage de concepts ou de catégories issues ou considérées comme relevant du droit constitutionnel plus qu’à leur donner sens ou à en maîtriser l’épaisseur théorique ou historique ; à ne jamais vraiment les interroger dès lors qu’ils servent le but affiché : régler un problème posé au juge (ou au conseiller du gouvernement) et enfin dénier tout intérêt pour le droit constitutionnel dès lors qu’il ne contribue pas à ce but pratique. Il faut dire que la manière dont le Conseil d’État aborde certains concepts liés à la science du droit constitutionnel n’est pas de nature à infirmer ce constat. Ainsi, le discours inaugural de son cycle de conférences sur la souveraineté tenu au cours de l’année 2023-2024 semble attester d’un remarquable hermétisme à toute approche critique par l’usage des clichés les plus ancrés et inféconds de la discipline pourtant étrillés par la doctrine la plus conséquente de la discipline : on y évoque Rousseau et sa prétendue théorie d’une « souveraineté populaire » débouchant sur un tout aussi prétendu « mandat impératif » ; l’opposition de ladite « souveraineté populaire » à une « souveraineté nationale » qui semble être vue comme des données objectives, voire comme des substances du droit constitutionnel qui s’imposent comme des préalables à toute réflexion. Et l’on va pouvoir constater que les exemples sont trop nombreux pour ne rien révéler même si ce refus de la science du droit, regrettable (A), est également explicable (B).

A. Une distance regrettable

Deux constats peuvent être faits : celui d’une méconnaissance de certaines questions de théorie constitutionnelle et l’utilisation parfois légère de concepts lourds.

Sur le premier point, il semble que la manière d’aborder certaines notions par les membres du Conseil d’État témoigne d’une distance fâcheuse avec plusieurs questions de théorie constitutionnelle. Deux exemples significatifs, sans être exhaustifs, peuvent être évoqués : le premier vise la manière de rendre compte d’un raisonnement et concerne la célèbre décision du 19 octobre 1962 Canal, Robin et Godot ; la seconde d’un raisonnement lui-même et a pour support la décision Président de l’Assemblée nationale de 1999.

S’agissant de l’arrêt Canal, acte de bravoure du Conseil d’État, exemplaire dans l’idée qu’il est possible de se faire du rôle d’un juge dans un État de droit, le regard porté sur lui par des membres de la juridiction donne le sentiment étrange que le Conseil d’État a toujours eu du mal à l’assumer. Pas seulement en raison de ce qu’elle a révélé des remous politiques causés par l’affaire au sein du Conseil d’État accusé d’hostilité envers le général de Gaulle, comme en rendront témoignage Léon Noël ou Jean Foyer mais sur ce que certains de ses membres n’ont jamais semblé juridiquement satisfaits de la solution. On soutient parfois non seulement qu’il aurait pu - mais presque tous les arrêts le sont - pour ne pas dire qu’il aurait dû être différent. Chacun a en mémoire la teneur du problème juridique : l’article 2 de la loi du 13 avril 1962 adoptée par référendum autorisait le président de la République à prendre par ordonnance (voire par décret) toute mesure législative ou réglementaire relative à l’application des déclarations du 19 mars 1962. Parmi ces mesures figurait l’ordonnance du 1er juin 1962 instituant une « Cour militaire de justice » dérogatoire aux principes généraux du droit pénal qui avait condamné à mort trois membres de l’OAS, dont le célèbre André Canal, « l’homme au monocle noir ». Les condamnés à mort formèrent un recours devant le Conseil d’État. Mais quelle était la nature de l’acte qui créait cette juridiction d’exception ? Législatif donc insusceptible de recours devant le juge administratif ou réglementaire et donc susceptible de recours devant ce même juge ? On sait que le Conseil d’État considéra, au grand dam du général de Gaulle, que ces ordonnances, fussent-elles prises dans un domaine législatif, continuaient d’être des actes réglementaires, donc susceptible de recours devant le juge de l’excès de pouvoir, ce qui permis son annulation sur le fondement de la méconnaissance des droits et garanties essentiels de la défense et des principes généraux du droit pénal.

La solution était parfaitement logique en droit et ne faisait d’ailleurs que se conformer à une solution classique dégagée par sa jurisprudence depuis 1907 et sa décision Compagnie des chemins de fer de l’est : en cas de délégation législative l’acte accompli par l’autorité qui a reçu délégation n’a pas le même caractère que celui accompli par l’autorité délégante, de sorte que « les actes pris par l’autorité administrative en vertu d’une délégation législative demeurent des actes administratifs ». Or, il est frappant de constater que des décennies après, un autre raisonnement continuait d’être soutenu au sein du Conseil d’État contestant l’analogie entre l’ordonnance attaquée et celles prises sur délégation du Parlement sur le fondement de l’article 38 de la Constitution au motif que « la loi du 13 avril 1962 n’était pas une loi parlementaire », mais qu’elle :

Émanait du peuple, détenteur de la souveraineté selon les termes de l’article 3 de la Constitution et qui, dans l’exercice de cette souveraineté, pouvait aller à l’encontre de l’article 38 qui régit des rapports entre le Parlement et le gouvernement conférer directement une part de pouvoir législatif au chef de l’État. Et c’est bien l’idée que la combinaison des articles 3 et 11 de la Constitution n’était pas réductible à la logique de l’article 38 qui était au cœur des observations écrites présentées par le garde des Sceaux et le ministre des armées.

Autrement dit, la loi votée par « le peuple » donnait aux ordonnances prises sur son fondement un statut différent des ordonnances prises sur le fondement d’une loi « parlementaire », c’est-à-dire un caractère législatif et justifiait une immunité de juridiction. Or, une telle critique est elle-même critiquable sur le plan juridique : d’une part parce qu’aucune loi n’est votée directement « par le peuple » puisqu’elle est précisément censée le faire exister par la volonté qui lui est imputée, le peuple ne s’exprime jamais directement, sa volonté étant toujours représentée, c’est-à-dire médiatisée ; d’autre part, parce qu’une loi est une loi et, votée par le corps électoral (et non « par le peuple ») ou par le Parlement, elle constitue bien la même volonté du même souverain fictif, le peuple, les conditions de son adoption ne modifiant nullement sa nature.

S’agissant de l’autre « grand arrêt », la décision rendue par l’Assemblée du contentieux du 5 mars 1999, Président de l’Assemblée nationale, c’est moins, là encore, la solution retenue qui interroge, que le raisonnement qui y a conduit, accessible, cette fois, à travers les conclusions majoritairement conformes de la commissaire du gouvernement. Ces dernières posaient la question de la compétence du juge administratif à contrôler la légalité des marchés passés par les assemblées parlementaires, en l’occurrence l’Assemblée nationale. Pour elle, il était nécessaire d’abandonner une ancienne jurisprudence restreignant le contrôle du juge administratif sur les actes des assemblées parlementaires fondée sur des principes jugés dépassés :

Le principe de la séparation des pouvoirs a, certes, acquis valeur constitutionnelle. Il n’a plus, toutefois, exactement la portée que lui donnaient les constituants de la iiie et ive République. L’immunité juridictionnelle de l’acte non législatif des autorités parlementaires n’a plus de fondement théorique, autre que l’héritage de la conception, selon laquelle le Parlement est le seul à exprimer la volonté générale et acquiert, du fait de la souveraineté qu’il incarne seul, un caractère sacré. Or, sous la Ve République, le Parlement n’est plus le seul pouvoir issu du suffrage universel.

Dût-il passer pour recevable voire évident, cet argument est pourtant fort discutable par l’importance des questions théoriques qu’il soulève et qui ne sont pas même esquissées par les conclusions. D’abord par la référence à la séparation des pouvoirs – il n’était pas encore question, comme on va le voir, en 1999 de « tradition constitutionnelle française de séparation des pouvoirs » –- qui n’a, à supposer même que l’on puisse savoir en quel sens elle était utilisée, pas grand-chose à voir avec le sujet. Ce n’est pas la « séparation des pouvoirs » qui fondait historiquement et théoriquement le refus du Conseil d’État de connaître du contentieux de certains actes non législatifs du Parlement mais le fait qu’ils n’étaient pas considérés comme détachables de la fonction législative, c’est-à-dire de la fonction représentative de la nation, fondement de la hiérarchie des organes entre eux dont le critère était la subordination à cette fonction première car directement liée à l’exercice de la souveraineté. Ensuite, par le rapport ou plus exactement l’absence de rapport entre les compétences d’un organe et sa désignation au suffrage universel : le Président de la République ne saurait être considéré comme « souverain » parce qu’élu au suffrage universel, sauf à confondre suffrage universel et souveraineté, le moyen et la fin et la signification des différents concepts de souveraineté. Du point de vue juridique, l’élection au suffrage universel ne peut être regardée comme une habilitation juridique ; elle n’est qu’un mode de désignation ne donnant aucun titre au chef de l’État à exprimer la volonté générale car la Constitution ne l’y habilite pas, compétence avant tout liée à l’expression de la volonté souveraine ce qu’il ne fait que dans le cadre de l’article 16 où le chef de l’État « prend » les « mesures exigées par les circonstances » y compris législatives. Hors ce cas, le Parlement demeure le seul organe à exprimer, par l’adoption de la loi, la volonté nationale même s’il le fait désormais dans le respect de la Constitution. Le raisonnement relève donc davantage de l’accompagnement juridictionnel du présidentialisme que de l’analyse juridique.

De ces premiers constats peut être tirée une autre observation : la vision utilitaire que le Conseil d’État a des concepts constitutionnels. Il se dégage en effet de sa jurisprudence le sentiment qu’il s’intéresse moins au sens des concepts qu’il ne les utilise sans la plupart du temps s’attarder sur leur signification, et même sans vouloir la rechercher. Ils sont d’abord des mots destinés à produire un effet de droit afin de régler un problème en trouvant une solution ou à donner des signes à destination d’autres juges ; peu importe la signification conceptuelle et ses enjeux pour peu qu’ils produisent l’effet utilitaire qu’il leur assigne. Connaître ne semble pas être le problème du Conseil d’État avant tout concentré sur la nécessité de ne pas laisser une question sans réponse y compris quand c’est pour décliner sa compétence : toute serrure a forcément une clé. La décision l’emporte sur le sens et la connaissance pour peu qu’elle produise un effet, entendu comme permettant de résoudre une question ou de se préserver d’effets juridiques, politiques, économiques ou sociaux jugés non souhaitables. Sa démarche est donc d’une certaine manière contraire de celle de la science ou en tous cas à celle d’une démarche scientifique.

Plusieurs exemples de maniement de notions constitutionnelles illustrent également cette démarche pragmatique mais aussi peu regardante sur le sens des concepts constitutionnels. Ainsi pour la référence à « la tradition constitutionnelle française de séparation des pouvoirs » évoquée plus haut à propos de son refus de contrôler certains actes des assemblées parlementaires comme des rapports de commissions d’enquête ou des sanctions prononcées à l’encontre des parlementaires. À dire vrai, l’on cherche en vain, dans l’histoire constitutionnelle, cette « tradition constitutionnelle française de séparation des pouvoirs » qui lui sert de fondement au rejet des requêtes mais dont il ne détermine ni le sens ni la portée. Quel sens lui est-il donné ? Celui de l’indépendance des organes ou de la spécialisation des fonctions ? Les deux ? Mais aucun organe n’est spécialisé dans une fonction au point de ne pouvoir en sortir, surtout pas en France de sorte qu’il est bien difficile de plaider pour l’existence d’une telle « tradition » dès lors que l’on ne sait guère en quoi elle consiste. Et si cette « tradition constitutionnelle » est si massive pourquoi n’a-t-elle pas été évoquée, fût-ce pour y déroger, dans la décision finalement pas si ancienne Président de l’Assemblée nationale de 1999 ? Les nombreuses décisions qui précédaient ce revirement ne mentionnaient nullement une telle « tradition ». En réalité, le refus du juge administratif de connaître de la plupart des actes non législatifs pris par les Chambres parfois appelés aussi « actes de l’autorité parlementaire » reposait sur la raison mentionnée plus haut formulée de manière moins grandiloquente à travers deux arguments. D’une part, l’indépendance des assemblées parlementaires, particulièrement vis-à-vis des juges, et, d’autre part, le refus du Conseil d’État de regarder certains organes internes aux assemblées, en particulier leur bureau, comme des « autorités administratives » pour le contentieux desquels il est seul compétent : si leurs actes ne sont pas législatifs, ils n’en sont pas pour autant des actes d’autorités administratives au sens organique mais demeurent liés à la fonction parlementaire en raison de leur lien indissociable avec l’exercice de la souveraineté. N’est-ce pas la même chose que la « tradition constitutionnelle française de séparation des pouvoirs » ? Il est difficile de le soutenir, car le Conseil d’État ne semble pas subsumer sous ce syntagme l’ensemble de ses décisions rendues depuis cent cinquante ans liées à l’indépendance des organes, mais se référer à des « universaux » constitutionnels voulus comme identiques à eux-mêmes depuis les origines et doté d’une signification univoque alors que la « séparation des pouvoirs » est une notion fort ambiguë qui n’a cessé d’évoluer dans le temps, est l’objet de multiples interprétations, pas toujours concordantes, voire de contresens ne correspondant pas au sens qu’il est possible de lui donner en droit constitutionnel. Tout porte à penser que la « tradition constitutionnelle française de séparation des pouvoirs », notion vraisemblablement inspirée par la celle de « conception française de la séparation des pouvoirs » invoquée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 23 janvier 1987 Conseil de la concurrence accusée, non sans raison, d’avoir constitutionnalisé un mythe, lui a servi ici de principe rétrospectif à tout faire. Il est censé, par son inscription dans le temps long du droit constitutionnel, faire masse de tous les arguments mais qui pourrait pourtant bien ne pas être beaucoup plus solide que l’usage que le Conseil constitutionnel a fait du « principe de la séparation des pouvoirs » dans sa décision 2012-654 DC relative à la question de la fixation du traitement du président de la République.

Ainsi, de la même manière que le Conseil constitutionnel est « monté en généralité » pour reprendre la formule d’Olivier Beaud, en passant du « principe de séparation des compétences du pouvoir législatif et du pouvoir réglementaire » au « principe de la séparation des pouvoirs » dans sa décision sur le traitement du président de la République, le Conseil d’État est, lui aussi, « monté en généralité » en passant de l’autonomie des assemblées parlementaires et de son refus de contrôler les actes non législatifs d’une autorité qui n’est pas administrative comme fondement de son incompétence à celui de « la séparation des pouvoirs » et même à la « tradition constitutionnelle française de séparation des pouvoirs » à la faveur d’une sorte de surenchère terminologique. À supposer que l’allusion appuyée du Conseil d’État à une tradition constitutionnelle française ait été introduite dans le but d’anticiper une éventuelle saisine de la Cour européenne des droits de l’homme susceptible de déboucher sur une condamnation de la France sur le fondement de la méconnaissance du droit au recours effectif afin de la décourager de déclarer cette incompétence contraire aux stipulations de l’article 13 de la Convention de sauvegarde, elle n’est pas l’argument le plus efficace. D’abord parce qu’elle ne permet pas de saisir la spécificité de certains actes non législatifs des assemblées parlementaires dans toute leur dimension, en particulier le lien avec la fonction de représentation de la nation ; ensuite parce qu’elle ne constituera nullement un frein, si tel était le but, vis-à-vis d’une cour dont l’office est d’étendre toujours plus le règne glorieux de « l’État de droit » et de la « société démocratique » au besoin jusque dans la police des délibérations parlementaires. L’allusion à la séparation des pouvoirs, fût-ce à travers une « tradition constitutionnelle française », fragilise même la position tant l’argument peut être surmonté en raison des multiples significations possibles du principe qui ne s’entend dans aucun pays du Conseil de l’Europe comme une indépendance absolue des organes ni une spécialisation étanche des fonctions. Le caractère très général de la notion et la multiplicité de ses traductions procédurales concrètes dans un grand nombre de pays membres du Conseil de l’Europe – la Cour européenne des droits de l’homme en parle comme d’un « principe universellement reconnu » – interdisent de la brandir comme une spécificité face à des modalités de sanction n’ouvrant pas de recours juridictionnel : si elle est présente dans la jurisprudence de la Cour essentiellement en raison de son invocation par les requérants qui la mobilisent en référence à leurs constitutions nationales, elle ne fait pas partie des concepts présents dans la Convention. La Cour considère même que « ni l’article 6 ni aucune autre disposition de la Convention n’oblige les États à se conformer à telle ou telle notion constitutionnelle théorique de séparation des pouvoirs ». Elle n’existe qu’à travers une interprétation des deux fonctions qui lui sont assignées que sont « la défense de l’indépendance du pouvoir judiciaire à l’égard du pouvoir exécutif » et un « principe de régulation entre les pouvoirs judiciaire et législatif ». Autant dire une lecture très sommaire au regard des nombreux sens qu’il est possible de donner à ce qui est devenu, en réalité, par la multitude des sens qu’il recouvre, un métaconcept du droit constitutionnel. On se demande donc pourquoi le Conseil d’État ne s’en est pas tenu à la motivation de son ordonnance M. Maxime Gremetz de 2011 qui ne faisait nulle allusion à la « séparation des pouvoirs ».

Plus frappante encore est le recours à une autre formule évoquée plus haut, elle aussi devenue formule à tout faire utilisée à l’envi depuis 1993 et la décision précitée IFOP : les « exigences inhérentes à la hiérarchie des normes ». Comment comprendre l’usage de cette expression faussement transparente ? Il est tout d’abord possible de l’entendre comme illustrant une différence d’approche entre deux disciplines :

Là où le droit constitutionnel étudie la hiérarchie des normes comme un système de production de droit au sein d’un ordre juridique donné, le droit administratif l’abordera dans une perspective de définition des sources applicables à l’administration et invocable par les administrés et/ou dans une perspective contentieuse à travers le principe de légalité

suggère-t-on. C’est vrai. Mais, comme on l’a finement souligné avant nous, elle vaut surtout par la signification implicite que le Conseil d’État donne à la notion de hiérarchie des normes. Elle laisse en effet entendre qu’il existerait une hiérarchie des normes – « la » hiérarchie des normes – comme si elle était une chose, une réalité matérielle, contemplable parce que statique et que, déjà formée de bout en bout, elle préexisterait à sa mise en œuvre ; qu’elle ne consisterait pas « en la description du mode de production du droit au sens où l’entendait Kelsen mais en une donnée objective, empiriquement observable qui existe indépendamment de ce qu’en font les juges et à laquelle ils ne peuvent se soustraire, une hiérarchie, en un mot, naturalisée ». Avec l’idée « d’exigences » qui lui seraient « inhérentes », la hiérarchie des normes ne veut plus dire que « le contenu d’un acte de volonté aura la signification d’une norme si et seulement si l’acte a été produit conformément aux prescriptions qu’une autre norme impose quant à son édiction », mais qu’il existerait une hiérarchie des énoncés, postulée a priori et que les textes juridiques « se hiérarchisent en fonction de leur contenu indépendamment de toute attribution de signification ».

Or, une analyse réaliste, même entendue comme une simple observation des processus de formation du droit à commencer par la jurisprudence du Conseil d’État lui-même, permet de comprendre qu’il n’en est rien : la hiérarchie des normes n’est pas un empilement hiérarchisé d’énoncés dont la valeur serait donnée une fois pour toutes dans sa globalité, mais un processus de formation du droit. Et dans ce processus, les interprètes, par la signification qu’ils décident de donner aux normes dans un cas particulier, peuvent aller jusqu’à « faire » la hiérarchie plus que la hiérarchie ne contraint les interprètes comme le montrent nombre de décisions où le juge a décidé de la « nature » de la norme en fonction de la place qu’il entendait lui faire occuper dans la hiérarchie afin d’être en mesure pouvoir créer de toute pièce la valeur de la norme de référence qui était à sa disposition comme l’a illustré exemplairement la décision Koné. « Parler de hiérarchie des normes, c’est, en réalité, dire qu’une norme juridique n’existe qu’à la condition d’être insérée dans une hiérarchie elle-même identifiée comme juridique grâce à une norme de référence, une norme ultime, une norme “fondamentale” un “critère conceptuel” qui donne à cette hiérarchie son unité », écrit-on justement.

Ne pas le saisir est à la fois fâcheux et révélateur : fâcheux, car l’on s’interroge alors sur l’utilisation par le Conseil d’État de certaines notions dont il ne semble pas toujours saisir toute la portée, à commencer par celle de « norme » dont il paraît considérer qu’elle préexiste à l’énoncé qui la porte et dont, ce disant, il aplati le sens ; révélateur aussi de ce que, d’un point de vue de théorie du droit, l’on pourrait nommer une dérive substantialiste du Conseil d’État qui tend à prendre les mots pour des choses trahissant une vision platonisante du droit. Ce dernier est réduit à l’idée d’une « application » par le juge alors même que, de son propre aveu il est vrai étrangement formulé, le Conseil d’État a une part majeure dans sa fabrication y compris quand il est « constitutionnel » qu’il contribue largement, par la signification qu’il donne à ses normes, à concrétiser et même parfois à inventer quand il crée motu proprio les principes qu’il se targue d’appliquer et où c’est le résultat qui commande le raisonnement et non le raisonnement qui implique le résultat.

C’est à propos des concepts les plus abstraits du droit constitutionnel que les exemples sont les plus nombreux. On l’a vu plus haut pour le sens ou plutôt du non-sens donné par le Conseil d’État au concept « d’État de droit » dont on connaît peu de choses à le lire sinon qu’il convient de le « faire progresser » et qu’il utilise sans réellement lui donner de signification et donc sans que l’on comprenne exactement en quoi il peut consister, s’il est un constat ou une injonction et ce qu’il peut impliquer concrètement non seulement dans son ampleur mais aussi dans ses effets. Évidemment, cette tendance est encore aggravée quand le Conseil d’État est conduit à faire usage du plus général – pour ne pas dire du plus flou – des concepts utilisés en droit constitutionnel : la notion de démocratie et ses dérivés, notamment les innombrables déclinaisons de son adjectif « démocratique » comme pour la « vie démocratique de la nation » mentionnée au dernier alinéa de l’article 4 de la Constitution dont il ne précise nullement la signification normative qu’il lui donne quand il s’y réfère même s’il en tire des conséquences concrètes. Même constat quand il se risque à l’utilisation de nouveaux concepts comme ceux de « débat » ou d’ « expression démocratique » : qu’est-ce donc pour lui que le « débat » ou mieux, « l’expression démocratique » ? Un débat organisé selon les règles de la démocratie mais alors quelles sont-elles ? Un débat permettant de réaliser la démocratie et alors comment sait-on que l’on y est parvenu ? Et « l’expression démocratique » : que désigne-t-elle ? À quoi renvoie-t-elle ? On ne le sait guère autrement que négativement alors même qu’il laisse entendre qu’il correspond à une substance. Qu’en déduire ? Que pour le Conseil d’État, les concepts du droit constitutionnel ont moins un sens que des usages. Malgré la déférence des juristes pour l’institution, il est difficile de ne pas observer cette tendance dès lors qu’est en jeu un concept un tant soit peu exigeant ou difficile de la discipline. Pourtant, il est aussi, en définitive, difficile de le reprocher au Conseil d’État dès lors qu’on le prend pour ce qu’il est, c’est-à-dire un organe administratif et juridictionnel d’abord voué à l’action.

B. Une distance explicable

Peut-on reprocher au Conseil d’État de ne pas faire de théorie autant que la doctrine est censée en faire alors même qu’il est persuadé d’en faire à travers ses décisions, les raisonnements qui conduisent à ses décisions ou les travaux qu’il peut mener dans le cadre de sa Section du rapport et des études et désormais de la prospective ? Est-ce vraiment son problème ? La réponse est certainement négative. Quelle est la démarche du Conseil d’État ? Régler pragmatiquement des questions de droit qui lui sont soumises et chercher la solution d’un problème qu’il convient de trancher avec les instruments juridiques qui sont à sa disposition. C’est ce que consent à admettre un membre emblématique du Conseil d’État dans une communication au titre révélateur : « Comment tranche-t-on au Conseil d’État ? ». Citons-le :

Je dois, conformément aux vœux des organisateurs du colloque vous parler de « la manière dont on tranche au Conseil d’État ». L’emploi du verbe trancher ne me paraît pas idéal. Il serait plus exact d’utiliser le verbe décider. Cela correspond mieux à la terminologie fixée par le code de justice administrative qui se réfère dans ses articles R. 741-5 et R. 741-6 à la notion de « décision du Conseil d’État » « statuant au Contentieux ». Dans ses propres décisions, le Conseil se conforme à cette exigence, même si le mot « arrêt » se rencontre fréquemment dans le langage courant.

Le verbe trancher a néanmoins le mérite de faire apparaître l’obligation pour le juge de prendre ses responsabilités, de statuer. Il y a là un usage pleinement entré dans les mœurs au Palais Royal, sinon au Palais Montpensier, qui est la conséquence logique de l’article 4 du Code civil.

L’ancien président de la section du contentieux du Conseil d’État dit ne pas aimer le terme « trancher », mais n’est-ce pourtant pas de cela qu’il s’agit ? À la lumière de nos exemples, on voit que le Conseil d’État ne résout pas le problème de droit qui lui est soumis d’un point de vue analytique, il le tranche en décidant. Comme l’écrit Jean-Marie Denquin :

Aucune expression verbale, aussi longue et détaillée soit-elle, ne peut décrire et a fortiori anticiper l’infinie variété du réel. Des cas douteux, ambigus voire logiquement indécidables, se présenteront toujours. Les difficultés de ce genre apparues dans le passé n’ont pas été résolues mais tranchées – c’est pour cela qu’elles constituent des décisions. Il en sera de même à l’avenir : toute question aura une réponse, car n’importe quoi marche, mais toute question n’aura pas nécessairement, faute de critères objectifs, une réponse prévisible.

De fait, le Conseil d’État, dans sa fonction juridictionnelle en particulier, se perçoit d’abord comme devant s’acquitter de sa mission de trouver une solution au litige qui lui est soumis de rendre la justice et « d’appliquer » les textes, ici, la constitution et fait implicitement sienne la prohibition du déni de justice prévue à l’article 4 du code civil. Et sa manière de trancher les questions constitutionnelles est d’abord pragmatique comme le révèlent les positions d’un autre ancien président de la Section du contentieux en matière de « ligne jurisprudentielle » :

Qu’il s’agisse de poser une jurisprudence, de l’appliquer, le cas échéant de l’affiner, ou de l’infléchir, voire de l’abandonner, les deux institutions [Conseil constitutionnel et Conseil d’État, ndlr] paraissent mues par les mêmes idées simples : au risque de faillir à sa mission une juridiction suprême doit rendre des décisions marquées du sceau de la continuité et de la cohérence ; aussi longtemps qu’elle existe, une jurisprudence s’impose, mais elle peut être conçue, dès l’abord, comme ménageant au juge une marge suffisante d’appréciation espèce par espèce ; elle n’est pas intangible, mais elle ne doit être modifiée que délibérément et pour de bonnes raisons.

De fait, le pragmatisme avoué du Conseil d’État montre qu’il se situe dans action, dans ce que l’on appelle parfois « l’agir juridique », fût-ce au prix de n’avoir pas toujours conscience des soubassements théoriques qui le conduisent à la solution à laquelle il parvient et même parfois de ne pas vouloir les connaître. Cette manière de faire n’est pas sans lien avec celle évoquée par Paul Veyne au sujet d’historiens qui, confrontés à des problèmes conceptuels, rechignent à se poser certaines questions d’ordre épistémologiques : « En général, ces difficultés conceptuelles exaspèrent les professionnels, bons ouvriers qui n’aiment pas se plaindre de leurs mauvais outils ; […] raffiner sur les concepts est à leurs yeux un travers de débutant. » L’avantage de cette manière de faire est qu’elle est efficace si par « efficacité » l’on entend le fait d’atteindre le but recherché qui est de trouver une solution concrète à un litige juridique y compris en dégageant des critères pour faire émerger une notion qui doit être utile pour l’avenir ; son inconvénient est qu’elle est plus fonctionnelle que conceptuelle et, en outre, la plupart du temps, autoréférentielle ne pouvant que rendre fragile et artificielle toute déduction d’une théorie générale à partir d’une solution le plus souvent empirique voire pragmatique. En l’occurrence, une question constitutionnelle est digne d’intérêt pour le Conseil d’État quand elle est tranchée, « jugée » et non pas résolue ni même forcément posée malgré l’intimité de la discipline « droit constitutionnel » avec les concepts ainsi que le souligne Denis Baranger : « L’enquête conceptuelle trouve sa justification dans la nature transnationale et transhistorique du droit constitutionnel. Les concepts en droit constitutionnel peuvent renvoyer à des composés de représentations, de fait et de règles. Ces réalités composites peuvent renvoyer à une signification unique même si cette dernière est difficile à cerner », de sorte qu’il existe une « place irréductible des concepts en droit constitutionnel ».

Ceci met en relief la profonde différence d’approche entre universitaires scientifiques et juges indépendamment de toute hiérarchie entre eux. Les premiers, appelés « doctrine », quand ils sont soucieux de science du droit en l’occurrence de science du droit constitutionnel et qu’ils sont conséquents cherchent moins des solutions que les problèmes conceptuels posés par les solutions voire, quand ils ne se situent pas dans une simple perspective de dogmatique juridique, les problèmes cachés derrière les solutions : comment le juge est-il parvenu à ce résultat ? Sur quels éléments s’est-il appuyé ? Quel a été son raisonnement ? Était-il fondé, c’est-à-dire soit logique, soit « juste » si l’on se place dans une perspective naturaliste. Les universitaires scientifiques s’intéressent - ou devraient en tout cas s’intéresser –, surtout en droit constitutionnel, aux concepts utilisés, au sens qui leur est donné, à leur historicité, à l’opportunité de leur emploi et à la cohérence de la motivation voire aux modalités de la prise de décision. Le Conseil d’État, lui, comme finalement la plupart des juges, privilégie le résultat à la spéculation intellectuelle et envisage sa décision comme un produit fini qui non seulement répond à une question mais entend tracer une voie pour en régler d’autres, futures, dans une logique interne à sa jurisprudence. Bref, le juge cherche à trouver des solutions parce qu’il est socialement nécessaire de les trouver là où la doctrine, si elle ne se contente pas d’accompagner les décisions des juges et a quelques ambitions théoriques, a pour fonction de chercher le problème posé par la solution voire le problème derrière la solution parce que c’est intellectuellement fécond.

En conclusion, si l’on entend par « droit constitutionnel » l’application de la Constitution pour trancher des litiges, le Conseil d’État en est un organe essentiel puisqu’il participe, par ses décisions, à la détermination du sens des normes issues de la Constitution ; si, en revanche, l’on entend « droit constitutionnel » comme science dont l’objet est d’aller au-delà de l’usage pratique de la Constitution alors le Conseil d’État est étranger au droit constitutionnel et il n’est guère possible de déduire un droit constitutionnel scientifique de sa jurisprudence sans cesse confrontée à la puissance du réel. La démarche du Conseil d’État avec le droit constitutionnel illustre bien ce qu’écrivait Paul Veyne sur le rapport entre les mots et les choses :

Si les mots ne sont pas un voile qu’il suffirait de soulever pour trouver les choses, c’est parce que les sociétés ne se connaissent pas bien elles-mêmes et ne doivent pas être crues sur leur parole : il nous est naturel de mal conceptualiser et de ne pas nous soucier beaucoup de le faire […] et puis c’est difficile, c’est de la science ; les sociétés comme telles ne se soucient pas de se connaître ; il leur suffit de se “comprendre”.

Telle est sans doute là la différence entre la doctrine et le juge : la première veut connaître alors que le second veut surtout se comprendre et se faire comprendre.

Bruno Daugeron

Professeur à l’Université Paris Cité.

Directeur du Centre Maurice Hauriou (URP 1515).

Pour citer cet article :

Bruno Daugeron « Peut-on parler d’un droit constitutionnel du Conseil d’État ? », Jus Politicum, n°32 [https://juspoliticum.com/articles/peut-on-parler-d'un-droit-constitutionnel-du-conseil-d'etat-1935]