Recension de Th. HOCHMANN et J. REINHARDT (dir.), L’effet horizontal des droits fondamentaux, Paris, Pedone, 2018, 216 p.

Review of Th. HOCHMANN et J. REINHARDT (ed.), L’effet horizontal des droits fondamentaux, Paris, Pedone, 2018, 216 p.

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’ouvrage L’effet horizontal des droits fondamentaux réunit neuf contributions autour de la question de « l’invocabilité » des droits et libertés dans un litige entre deux personnes privées. Présenté ainsi, « l’effet horizontal » se veut un correctif de « l’effet vertical » des droits, théorie selon laquelle ces derniers ne sont opposables qu’à la puissance publique. Le singulier est toutefois trompeur tant la conceptualisation de « l’effet horizontal » diffère d’une contribution à l’autre. Reprocher cela à l’ouvrage serait cependant s’attaquer à ce qui en fait précisément sa très grande richesse. Les différentes contributions se présentent sous la forme d’une véritable discussion, intellectuellement très stimulante, autour de « l’effet horizontal » des droits et libertés.

Le déploiement pluridimensionnel de « l’effet horizontal » des droits et libertés révèle cependant en toile de fond un récit contourné dans l’ouvrage : celui de la loi entendue comme décision politique d’intérêt général adoptée après débats au sein d’une assemblée élue. En premier lieu, la distinction entre effets « vertical » et « horizontal » est une invention purement jurisprudentielle dont l’objectif fut d’empêcher la loi de transformer les rapports de force privés (I). Avec l’expansion mondiale de la protection constitutionnelle des droits, la constitution est venue, ensuite, se substituer à la loi pour prendre en charge la résolution (ou non) de tels conflits (II). Enfin, face à la privatisation accrue du pouvoir et l’impuissance corrélative de la loi, « l’obligation » pour les personnes privées de garantir les droits et libertés semble devenir la seule sortie de secours (III).

 

I. La loi empêchée

 

Tout a commencé avec un arrêt de la Cour suprême des États-Unis. Nous sommes en 1883, vingt ans après la guerre de Sécession. Le Congrès américain, en s’appuyant sur le Quatorzième amendement de la Constitution américaine, entend, par une loi de 1875, interdire les discriminations dans les lieux publics (hôtels, restaurants, trains, etc.) et incriminer de tels actes. La Cour suprême de 1883, qui épouse les thèses du racisme ordinaire promues alors, censure la loi.

La censure, sur le fondement du principe d’égalité, de la loi portant interdiction des discriminations, nécessite cependant une acrobatie intellectuelle particulièrement performante : le détournement du langage. Le désengagement de l’État dans la lutte contre les discriminations a été ainsi objectivisé en « théorie de l’effet vertical », traduction de la state action doctrine. Premièrement, la Cour suprême substitue au désengagement de l’État une subtile mise à distance de l’État – refus d’accès – par l’introduction d’un écran : la personne privée. Deuxièmement, cette interprétation constitutionnelle est valorisée : le « rapport de force privé » devient synonyme de « sphère privée » et le désengagement de l’État se transforme en une « obligation d’abstention ». Le Quatorzième amendement, affirme la Cour suprême en conclusion, n’est opposable qu’à l’État et ne s’applique pas à la « sphère privée ». Ce désengagement valorisé a ainsi permis de rattacher « l’effet vertical » à la théorie de l’État libéral.

Plusieurs contributions de l’ouvrage mobilisent cependant la distinction entre « État libéral » et « État social » afin d’analyser la différence entre « effet vertical » et « effet horizontal ». En d’autres termes, la « théorie de l’effet vertical » et son dérivé, « la théorie (exclusivement) défensive des droits », semblent être pris au sérieux, même s’il s’agit en dernière instance de les amender, et ils constituent même le point de départ de toute réflexion sur « l’effet horizontal ». L’interdiction faite au législateur de protéger les individus dans leurs rapports de force privés est pourtant négation de tout contrat social et ne peut épouser aucune théorie moderne de l’État. La différence, en la matière, entre État dit « libéral » et État dit « social » ne réside-t-elle pas plutôt dans le choix des priorités ? Davantage de sécurité des biens et des personnes pour l’un (État gendarme), plus de sécurité économique dans l’autre (État providence).

C’est la raison pour laquelle aucun texte constitutionnel ne peut explicitement isoler l’un ou l’autre des « effets », sous peine de perturber l’idée même de constitution qui fonde la légitimité des organes politiques. Les différentes contributions associent cependant ce silence à l’absence de « l’effet horizontal ». Il pourrait, au contraire, constituer la première preuve de l’impossible dissociation des « effets » par les textes constitutionnels. Certes, la Constitution de l’Afrique du Sud fait exception en mentionnant explicitement « l’effet horizontal », mais il s’agit d’une réaction à un arrêt de la Cour constitutionnelle sud-africaine, qui, sur le fondement de la Constitution intérimaire de 1993, a voulu écarter « l’effet horizontal ». Cette interprétation pouvant devenir un obstacle à la lutte contre l’Apartheid, la nouvelle Constitution de 1996 a clarifié le problème. À l’exception de ce cas particulier qu’est celui de l’Afrique du Sud, aucune constitution et/ou déclaration des droits ne peut se permettre une telle distinction. C’est à raison que Thomas Hochmann propose, par exemple, de lire plusieurs articles du droit positif français comme source d’« effet horizontal », bien que la mise en place d’un Parlement, en elle-même, implique déjà cette idée.

Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme, en cherchant à réaliser une protection « concrète » des droits conventionnels, n’a pas pu isoler l’aspect seulement défensif-vertical des droits. Elle a très tôt saisi la question des « obligations positives » des États, produisant un « effet horizontal » des droits.

De même, le débat entre effet « vertical » et « horizontal » est totalement étranger à la conception française de la loi. Expression de la volonté générale, elle est aussi bien protection contre l’arbitraire de la puissance publique qu’espoir d’une transformation profonde de la société. C’est sur cet espoir qu’ont été menées les plus grandes réformes législatives dont celle sur le travail, qui illustre peut-être le mieux la protection des individus dans leurs rapports de force privés.

Si, afin de justifier « l’effet horizontal », Jean-François Lafaix propose un « nouvel » arrière-plan théorique alternatif à celui de « l’effet vertical », en mobilisant le concept de « souveraineté »,Johan Van der Walt semble suggérer de s’en tenir tout simplement à la radicalité avec laquelle la Révolution française annonce la promesse d’égalité : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Le reste, notamment l’idée selon laquelle l’État ne protège pas les individus dans leurs rapports de force privés, n’est effectivement que résistance plus ou moins sophistiquée à cette promesse.

La logique américaine a cependant continué à influencer le déploiement de « l’effet horizontal ». Avec l’expansion du contrôle de constitutionnalité, « l’effet horizontal » s’est mué en une question de technique jurisprudentielle : « invocabilité » des droits et libertés constitutionnellement garantis dans un litige de droit privé. Si l’ouvrage consacre de longs développements à cet autre effet horizontal, la mutation elle-même n’est pas discutée.

 

II. La loi écartée

 

Le ton de cet autre « effet horizontal » est donné dès les premières lignes de l’avant-propos de l’ouvrage. Selon Johannes Masing, « la question de l’effet horizontal détermine en grande partie le degré de constitutionnalisation d’un ordre juridique ».

Il est fait ainsi référence à la jurisprudence Lüth de la Cour constitutionnelle allemande. Dans cet arrêt, la Cour a consacré deux effets horizontaux dits « indirects ». Le premier « effet » consiste à dire que les tribunaux sont tenus de faire respecter les droits constitutionnellement garantis dans un litige de droit privé. Ce n’est que la transposition du raisonnement tenu dans l’arrêt Shelley v. Kraemer de la Cour suprême des États-Unis, dans lequel la Cour suprême, sans abandonner la state action doctrine, l’a assouplie. Elle a jugé que, à partir du moment où les tribunaux font respecter un acte privé – en l’espèce raciste –, l’État était « saisi » indirectement et le Quatorzième amendement pouvait s’appliquer. Ainsi, partout où les juges ont reconnu « l’effet horizontal » des droits, qu’il s’agisse bien évidement de la Cour suprême des États-Unis, mais également de la Cour constitutionnelle allemande, de la Cour suprême du Canada, de la Cour européenne des droits de l’homme ou de la Cour de justice de l’Union européenne, ils ont enfermé cet « effet » dans un piège. Il est conçu, au pire comme une anomalie, au mieux comme antonyme de « l’effet vertical ». Afin, semble-t-il, de sortir exclusivement de ce piège, Marion Albers propose une lecture à multi-niveaux (d’abstraction) de « l’effet horizontal ». À l’image de l’argumentaire du Tribunal civil de la Seine (1947), le second « effet », dégagé par la Cour constitutionnelle allemande, consiste à interpréter l’ensemble du droit et notamment les clauses générales telles que « ordre public » ou « bonnes mœurs » à la lumière des droits et libertés constitutionnellement garantis. La Cour constitutionnelle allemande mobilise la métaphore du soleil pour expliquer la manière dont les valeurs de la constitution doivent irriguer l’ensemble du droit.

La Cour constitutionnelle allemande adopte ainsi un raisonnement extrêmement complexe, finement décortiqué par Marion Albers et Johan Van der Walt dans leurs contributions respectives, pour conclure que le boycott du film d’un cinéaste nazi, dans l’Allemagne de 1958, ne peut pas porter atteinte aux « bonnes mœurs », mais relève, au contraire, de la liberté d’expression telle que consacrée par la Loi fondamentale.

C’est ainsi que « l’effet horizontal » des droits constitutionnellement garantis a invité, dans le débat, la question classique de la légitimité du juge constitutionnel. Au-delà de la question de la légitimité du juge à décider des « valeurs », le déploiement de cet « effet horizontal » pose, plus particulièrement, deux autres questions. La première renvoie à la manière dont le juge « analyse » les rapports de force privés et interprète donc « l’effet horizontal » des droits. La seconde renvoie à la capacité de la voie juridictionnelle, avec ses méthodes et ses raisonnements, à absorber la question des rapports de force privés.

En ce qui concerne le premier point, le bilan, diffus dans l’ouvrage, est, sur le fond, plutôt décevant. En présence surtout d’intervention législative, « l’effet horizontal » a pu être ponctuellement mobilisé par les juges pour prendre en compte les rapports de force privés, il a pu aussi, devant les mêmes juges, empêcher la loi, tout comme « l’effet vertical ». En l’absence d’une telle intervention, l’effet horizontal a pu également produire le contraire de sa promesse.

En ce qui concerne le second point, le débat est plus complexe encore. Il apparaît plus particulièrement dans le cadre de la lutte contre les discriminations, le déploiement de « l’effet horizontal » constituant ici un véritable espoir. En effet, dans la quasi-totalité des contributions de l’ouvrage, « l’effet horizontal » des droits est lié, de manière directe ou indirecte, au contentieux des discriminations, qui cristallise non seulement le problème des inégalités, mais aussi celui qui intéresse « l’effet horizontal » des droits : la question des choix et préférences subjectivisés. Toutefois, si « l’effet horizontal » du principe d’égalité s’est imposé dans le cadre de la sanction des discriminations directes, en réalité le plus souvent à la suite d’une intervention législative, dans celui de la sanction des discriminations structurelles, « l’effet horizontal » a non seulement peu de chances de devenir opératoire – comment apporter la preuve ? –, mais il semble même transformer le problème. Il renvoie directement aux personnes – victimes et acteurs – prises individuellement la résolution devant le juge des conséquences des politiques structurelles de différentiation, qu’elles soient juridiques, économiques, architecturales, urbaines, etc. Le prétendu « effet rayonnant » de la Constitution pourrait bien alors aveugler.

Néanmoins, comme l’annoncent Thomas Hochmann et Jörn Reinhardt en introduction, « la question des obligations adressées par les droits fondamentaux aux personnes privées ne se laisse pas réduire à de vagues affirmations sur l’“influence” ou le “rayonnement” de la Constitution ». Pour les auteurs, le débat sur « l’effet horizontal » rejoint aussi une autre actualité brûlante : le pouvoir accru et bureaucratisé des « géants » du privé.

 

III. La loi démunie

 

Le dernier aspect de « l’effet horizontal » qui apparaît dans l’ouvrage est encore différent. En tenant compte de ce nouveau déploiement de « l’effet horizontal », Jörn Reinhard propose, par exemple, de le renommer « condition d’exercice des droits fondamentaux ». Il ne s’agirait plus de demander la protection de l’État contre les agissements privés, mais de faire peser sur les personnes privées l’obligation de protéger les droits. La première objection qui viendrait à l’esprit consisterait à dénoncer l’idée selon laquelle cette « obligation » introduit, à l’image d’un État autoritaire, la dogmatique des droits dans le for intérieur des individus. Elle est pourtant purement spéculative. L’espoir que quelques auteurs de l’ouvrage portent sur cet autre « effet horizontal » est, au contraire, orienté vers une menace réelle et vécue : la « privatisation » importante du pouvoir et la concentration concomitante de ce dernier. Plusieurs cas de jurisprudence allemande illustrant cet autre « effet horizontal » sont fournis dans l’ouvrage : l’obligation pour un club de football, qui dispose d’un pouvoir de sanction, de respecter le droit à un procès équitable, l’obligation pour la société Aéroport de Francfort « d’organiser » sur sa propriété le droit de manifester, etc.

Le déploiement de cet autre « effet horizontal » interroge. Le fait de demander à une personne privée – aussi puissante soit-elle et précisément peut-être parce qu’elle est puissante – d’agir comme l’État ne comporte-t-il pas un risque ? Faire peser sur ces personnes privées non seulement le respect mais aussi « l’obligation » de protéger les droits et libertés, n’est-ce pas également un transfert de compétences et une « privatisation » de la garantie et de l’interprétation des droits ? N’est-ce pas, par conséquent, une manière de justifier leur pouvoir via « l’obligation » de protéger les droits ? Cette logique n’est pas sans rappeler la manière dont, dans les années 1980, l’élargissement du champ d’application des principes constitutionnels et conventionnels de la loi pénale aux sanctions administratives a eu pour but exclusif de justifier le pouvoir répressif de l’administration et surtout celui des autorités administratives indépendantes, compétence jusque-là considérée comme contraire à la séparation des pouvoirs.

Cet « effet horizontal » est cependant très répandu et n’est pas réservé à la seule Cour constitutionnelle allemande. Il est possible de l’apercevoir aussi dans les décisions du Conseil constitutionnel où l’obligation pour les personnes privées de respecter la Constitution s’accorde parfaitement avec le désengagement de l’État. Dans la décision RIP M. Christian Sautter et autres, sans discuter ici du bien-fondé de la décision, l’argumentaire du Conseil constitutionnel doit attirer notre attention. Après avoir précisé que le gouvernement n’est pas tenu, au nom de l’objectif de valeur constitutionnelle de la pluralité des courants de pensée, d’imposer l’organisation des débats autour du référendum d’initiative partagée, le Conseil constitutionnel renvoie directement aux chaînes publiques et privées, sous l’autorité du Conseil supérieur de l’audiovisuel, le soin de s’en charger, c’est-à-dire de mettre en œuvre d’elles-mêmes un objectif de valeur constitutionnelle… avec le succès que seul l’avenir nous dira.

Ainsi, la question principale qui nous est posée est celle de la concentration elle-même d’un tel pouvoir dans les mains des personnes privées. Certes, face à la montée en puissance mondiale des « géants » du privé, nous n’avons peut-être plus le luxe de nous poser une telle question. Au risque de légitimer et banaliser ce pouvoir, nous devons peut-être, au moins tenter de l’accompagner de l’obligation de protéger les droits ou, encore, nous résigner à l’idée des « arrangements de gouvernance transnationale ».

 

Patricia Rrapi
Maître de conférences en droit public, Université Paris Nanterre, Centre de théorie et analyse du droit.

 

Pour citer cet article :

Patricia Rrapi « À la recherche de la loi (perdue). À propos de Th. Hochmann et J. Reinhardt (dir.), L’effet horizontal des droits fondamentaux (2018) », Jus Politicum, n°24 [https://juspoliticum.com/articles/A-la-recherche-de-la-loi-perdue-A-propos-de-Th-Hochmann-et-J-Reinhardt-dir-L-effet-horizontal-des-droits-fondamentaux-2018]