Figure importante de la Révolution et de l’Empire, actif de l’Ancien Régime à la Monarchie de Juillet, Pierre-Louis Rœderer laisse derrière lui un grand nombre d’écrits constitutionnels aujourd'hui méconnus. Ils méritent d'être exhumés. Leur étude révèle une ambition de mise en ordre de la Révolution française, en un sens intellectuel – structurante est la distinction qu’il opère entre l’inventivité libérale de 1789 et les violences de 1793 – comme en un sens matériel – l’ordre acquérant une place centrale dans sa théorie constitutionnelle.

Pierre-Louis Rœderer was an important actor during the French Revolution and Empire. He was very active between the years preceding the French Revolution and the July Monarchy. Although not very well known today, he wrote a great number of important texts in constitutional law. They are worth rediscovering. Rœderer puts into perspective the French Revolution by distinguishing between the  liberal spirit of invention and experimentation of 1789, and the Terror, in 1793. Over the course of time, the notion of “order” came to play an increasingly prominent role within his constitutional reflection.

A

bandonner 1793 pour sauver 1789. Oublier la Terreur jacobine pour ne retenir que l’inventivité libérale des premiers mois de la Révolution. L’expurger, en somme – dans l’ordre du souvenir –, de ses aspects les moins glorieux. L’ambition est ancienne ; la possibilité, douteuse. Deux points de vue sont traditionnellement adoptés à ce propos.

Le premier – moniste – tient la Révolution, selon la formule de Clemenceau, pour un « bloc » dont « on ne peut rien distraire », qu’on ne saurait « éplucher ». Ce dernier défend 1793 au nom de 1789, après Louis Blanc qui retenait de la Révolution l’image d’un « grand phare allumé sur des tombeaux ». À l’inverse, cette perspective est utilisée pour dévaluer 1789 au nom de 1793. Joseph de Maistre présente ainsi toute la Révolution comme un même « torrent » qui a « pris successivement différentes directions ».

Le second point de vue – dualiste – consiste à segmenter la Révolution en deux grandes périodes, à distinguer, comme le suggère Benjamin Constant, « dans l’histoire de l’époque révolutionnaire, ce qui appartint au gouvernement de ce qui appartint à la terreur », afin de pouvoir, selon l’espoir formé par Germaine de Staël, « faire disparaître la Terreur », en « [annulant] les lois révolutionnaires » pour mieux « conserver la Révolution ».

Sur le terrain historiographique, cette opposition se cristallise dans une longue controverse qui prend naissance il y a un demi-siècle. Le monisme est alors à la Sorbonne, sous la double influence du jacobinisme et du marxisme. À la suite d’Albert Mathiez et de Georges Lefebvre, Albert Soboul privilégie l’unité révolutionnaire pour expliquer, sur le temps long, le changement de structure économique ayant conduit des privilèges féodaux d’Ancien Régime au capitalisme bourgeois. Le dualisme, lui, est à l’École des hautes études. Dès 1965, François Furet défend – dans un premier temps de sa carrière – sa thèse des « deux révolutions » : tourné vers l’élaboration d’une monarchie constitutionnelle à l’anglaise, le consensus originel qui a uni l’aristocratie à la bourgeoisie aurait subi un « dérapage » entre 1791 et 1794, incarné par l’intrusion violente des masses populaires dans la Révolution, avec le soutien d’une partie de la bourgeoisie.

Avant d’être érigée en modèle d’interprétation du phénomène révolutionnaire, l’hypothèse dualiste se manifeste, de façon plus discrète, dans l’interprétation faite des événements – et de leurs conséquences – par certains de ses contemporains.

Révélatrice, à cet égard, est la figure de Pierre-Louis Rœderer. De prime abord, elle relève de l’énigme. Celle d’une trajectoire politique durable – de la fin de l’Ancien Régime à la Monarchie de Juillet – dont la mémoire collective a promptement perdu la trace. Celle d’un homme de Quatre-vingt-neuf, apologiste de la représentation parlementaire, que son attachement croissant au pouvoir exécutif pousse à promouvoir le bonapartisme avant de s’opposer au parlementarisme naissant. Celle d’un modéré qui, dans sa constance même, change plusieurs fois de bords, au gré des mutations de marqueurs politiques lors de la fondation de chaque nouveau régime. Riches, ses œuvres offrent différentes clés de lecture pour comprendre son cheminement.

Né en 1754, Rœderer déploie sa pensée constitutionnelle entre 1788 et sa mort, en 1835, dans nombre de notes, d’articles et de brochures. Dix textes appellent, en particulier, l’attention : (1) la brochure De la députation aux états généraux, où, alors conseiller au parlement de Metz, il formule une grande partie de ses idées constitutionnelles en décembre 1788 ; (2) le Cours d’organisation sociale, prononcé au lycée de Paris en 1793 avant d’être publié par son fils, dans lequel il soutient une théorie des mœurs et de l’institution, défend la propriété et expose plusieurs thèses en matière constitutionnelle ; (3) Du gouvernement, opuscule par lequel il entend éclairer la « Commission des onze » – à qui la Convention a confié le soin d’élaborer la Constitution en 1795 –, en particulier sur le pouvoir exécutif ; (4) l’introduction au premier numéro du Journal d’économie publique, de morale et de politique, par quoi il fait de l’ordre – correspondant peu ou prou à l’ordre public au sens contemporain – le cœur de son système constitutionnel ; (5) son Esprit de la Révolution de 1789, exposé, en 1815, des principes qui ont présidé à cet événement ; (6) un mémoire anonyme porté au ministre de l’Intérieur en 1816, après l’adoption des lois ultras de l’automne 1815, pour vilipender la pensée contre-révolutionnaire et appeler au respect de la Charte ; (7) une brochure publiée en 1819 puis en 1830, De la Propriété considérée dans ses rapports avec les droits politiques, essai sur la limitation des droits politiques accordés aux propriétaires ; (8) son ultime ouvrage, l’Adresse d’un constitutionnel aux constitutionnels, diffusé en 1835 sous son nom après l’avoir été à titre anonyme, diatribe contre le parlementarisme – ses fictions et ses dangers ; (9) une version préparatoire de l’Adresse, conservée aux Archives nationales, riche de traits contre Guizot, Thiers et Dupin Aîné ; (10) un ouvrage posthume, composé par son fils à partir de ses notes, l’Esquisse d’une histoire du suprême pouvoir en France depuis l’existence de la nation française, mise en perspective historique de la monarchie.

Avec deux siècles de recul, l’intérêt de ces textes procède moins de leur portée théorique que de ce qu’ils révèlent : une narration singulière des événements de la Révolution placée au service d’un projet institutionnel. Par eux, Rœderer contribue à forger la compréhension collective d’une modernité politique alors en construction.

Sa pensée constitutionnelle mérite d’être redécouverte, dans la mesure où elle révèle une volonté durable et originale, par-delà les régimes, de mettre en ordre la Révolution française.

Il s’agit d’une redécouverte : son œuvre fait l’objet d’un oubli ancien, d’autant plus étonnant que son auteur y mêle constamment de riches observations de la vie politique et une ambition doctrinale, propre à nourrir, en particulier, les réflexions des juristes. Elle gagne donc à être exhumée (I).

La mise en ordre de la Révolution française à laquelle procède Rœderer doit d’abord être comprise en un sens intellectuel. Il cherche, en quelque sorte, à « ranger » ses événements structurants, en dépréciant la Convention et ses violences pour mettre en valeur son inventivité libérale originelle – séparer, en somme, le bon grain de 1789 de l’ivraie terroriste de 1793. Cette mise en récit des premières années de la Révolution dissimule, derrière un projet apparemment descriptif, une ambition prescriptive : en tentant de marquer de son empreinte la compréhension rétrospective de ces événements fondateurs – en réitérant, en particulier, son attachement à certaines ruptures de 1789 –, Rœderer entend peser sur le destin institutionnel français à une époque de renouvellement régulier des régimes (II).

Cette mise en ordre doit également être comprise en un sens matériel. Rœderer s’efforce de mettre un terme au désordre, dont les manifestations sont loin d’avoir disparu avec Thermidor. À cette fin, il place le concept d’ordre au cœur de sa pensée politique, dans l’espoir – partagé par nombre de ses contemporains jusqu’à en devenir un slogan – de mettre un terme à la Révolution. Cette clé de lecture permet de comprendre certaines évolutions majeures de sa pensée constitutionnelle, en particulier l’importance croissante qu’il donne au pouvoir exécutif (III).

 

I. Une œuvre à exhumer

 

L’histoire est faite par ceux qui pèsent sur les événements comme par ceux qui les racontent. Les premiers en déterminent le sens en influençant leur cours. Les seconds le font en les mettant en perspective. Pierre-Louis Rœderer est moins resté dans la mémoire collective que nombre de ses contemporains au titre de la première catégorie. Il mérite d’être redécouvert au titre de la seconde. L’amnésie qui entoure sa pensée est, à cet égard, d’autant plus surprenante que cette dernière se révèle très féconde.

 

A. Une amnésie surprenante

 

On ne lit plus guère Rœderer. Beaucoup ont omis jusqu’à son existence. À l’exception de quelques « causeries du lundi » de Sainte-Beuve, de deux éloges posthumes, de brèves notices et de quelques travaux universitaires, il a globalement disparu des ouvrages. Longtemps, les historiens ne s’y sont intéressés qu’à la marge, jusqu’à ce qu’une biographie fort détaillée ne lui soit enfin consacrée deux siècles après le déclenchement de la Révolution française. Particulièrement étonnant chez les juristes, cet oubli peut s’expliquer à plusieurs titres.

 

1. L’oubli des juristes

Cette indifférence durable surprend singulièrement chez les juristes, tant l’homme a marqué différentes branches du droit. Quelques études ponctuelles ont été consacrées à sa vision de la représentation, de la République ou de la séparation des pouvoirs, à l’influence de Hobbes sur sa pensée, à son analyse juridique des inégalités sociales et économiques, à sa contribution à la préparation de la Constitution de l’an VIII, à son action au Conseil d’État puis auprès du roi de Naples ou à sa vision du pouvoir exécutif au début de la Monarchie de Juillet. Mais dans l’ensemble, son nom est tu par la plupart des ouvrages juridiques généraux.

Un premier oubli notable est celui des juristes de droit civil. En dépit de sa participation, décisive à plusieurs égards, aux travaux préparatoires du Code Napoléon, la tradition l’a abandonné dans l’ombre de Portalis et de Cambacérès. On gagnerait pourtant à se rappeler, notamment, sa volonté de rattacher les dispositions relatives à la publication, aux effets et à l’application des lois au droit public et non à la législation civile, sa critique du risque que l’article 4 du Code civil ne « donne trop de pouvoir au juge, en l’obligeant de prononcer même dans le silence de la loi » alors qu’il « ne lui appartient pas de remplir les lacunes de la législation, quand la loi garde un silence absolu », ses réflexions sur les droits d’aubaine et de détraction, sa défense de la possibilité pour les femmes d’être témoins aux actes de l’état civil ou sa justification de l’inégalité entre l’homme et la femme en regard de la faculté de divorcer pour cause d’adultère.

En droit financier, on rappelle parfois la trace laissée par Rœderer sur différents textes adoptés par la Constituante, en particulier sur la contribution foncière et sur les patentes – deux des « quatre vieilles » destinées à rompre avec le système fiscal d’Ancien Régime –, ainsi que sur le timbre, le monopole du tabac, les droits de douanes, les contributions immobilières et les impositions indirectes. Mais on délaisse nombre de ses textes, pourtant importants, sur les impôts et les finances de l’État.

En droit administratif, on se souvient principalement du rapport qu’il donne au Tribunat, premier dans la lignée des présidents de la commission puis de la section de l’Intérieur du Conseil d’État, sur la loi du 28 pluviôse an VIII créant les préfets et conférant à des conseils de préfecture compétence pour trancher les litiges administratifs. Rœderer y défend la séparation des fonctions juridictionnelle et active en utilisant une formule souvent citée – « administrer doit être le fait d’un seul homme, juger le fait de plusieurs ». On garde moins en mémoire son influence déterminante sur le règlement réglant les séances du Corps législatif et du Tribunat, ainsi que les rapports du Conseil d’État avec ces derniers, sur le projet de loi relatif aux émigrés, qui deviendra la loi du 22 ventôse an VIII, ou sur différentes lois fondatrices – instaurant les listes d’éligibilités et la Légion d’honneur, ou réorganisant l’instruction publique.

Sans doute est-ce en droit constitutionnel que la mémoire de Rœderer est la moins flétrie, à la faveur du débat, marquant pour la théorie constitutionnelle, qui l’a opposé à Antoine Barnave le 10 août 1791 sur les pouvoirs qu’il convenait de confier au roi dans la nouvelle Constitution. Pour mettre en valeur la thèse du second, selon laquelle la représentation serait le fruit d’une habilitation à « vouloir pour la nation », on rappelle volontiers la formule utilisée par le premier pour dénier au roi la qualité de représentant – « sans élection, point de représentation ». Les ouvrages généraux évoquent aussi, parfois, son rôle dans la rédaction de la Constitution de l’an VIII. Pour le reste, ses écrits de droit constitutionnel ainsi que son influence plus subtile sur le cours de l’histoire constitutionnelle sont globalement laissés dans l’ombre. On gagnerait pourtant à rappeler sa défense, pendant la Constituante, de la « liberté de pouvoir écrire, imprimer sans être soumis à aucune censure ou poursuite préalable », seul moyen de garantir qu’il soit « libre à tout le monde de dire et d’écrire que tel pouvoir est dangereux, que tel pouvoir est de trop ». Il semble avoir inventé l’expression « Premier consul ». Enfin, il a marqué de sa griffe l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme de 1789, dans la version de 1791 qu’utilise aujourd’hui le Conseil constitutionnel – alors, pourtant, que le préambule de la Constitution de 1958 renvoie à sa version originelle. Comme l’ont établi Marc Suel puis Stéphane Rials, les membres de la Constituante avaient adopté l’article 17 sous la forme actuelle – « la propriété étant un droit inviolable et sacré […] » –, avant que le bureau de l’Assemblée – le président, Stanislas de Clermont-Tonnerre, avec quelques autres députés dont Talleyrand – n’y remplace, au soir du 26 août 1789, « la propriété » par « les propriétés », afin que soient mieux protégées, conformément à l’ambition de Louis XVI, les droits féodaux, déclarés rachetables après l’abolition des privilèges. Le pluriel s’est ensuite imposé, pendant deux ans, dans l’énoncé officiel, cité à plusieurs reprises au sein de l’assemblée constituante, par des députés et dans une pétition. Lorsque les députés se penchent sur la version finale de la Constitution, le 8 août 1791, Rœderer – qui n’était pas encore député pendant l’été 1789 – prend la parole pour dénoncer comme une « inexactitude de style » l’usage du pluriel, avant de défendre, avec succès, le retour du singulier.

 

2. Les raisons de l’oubli

Cet effacement des ouvrages a deux principales origines.

D’une part, le personnage ne suscite pas une sympathie débordante chez ceux qui croisent son chemin. Cela ne favorise ni son parcours, ni la diffusion de ses écrits de son vivant. Ambitieux, vaniteux et froid, il manque de sens de l’humour, blesse régulièrement ceux qui l’entourent.

D’autre part, Rœderer souffre indirectement d’être resté dans l’ombre de figures plus augustes. Éloigné pour l’essentiel des responsabilités de premier plan, tant sous la Révolution que sous l’Empire, il n’a pas la trajectoire politique éclatante de grands noms de sa génération, que l’on pense à Marat ou Condorcet – nés dix ans avant lui –, à Sieyès ou à l’abbé Grégoire – qui le précèdent de cinq ans –, à Cambacérès, Talleyrand ou Chaptal – ses contemporains –, ou à Robespierre, Danton, Fouché et Desmoulins – ses cadets de cinq ans. Du côté des idées politiques et constitutionnelles, aucun de ses textes ne marque, de son vivant, autant que ceux de Sieyès – Sainte-Beuve voit en Rœderer son « premier lieutenant » –, de Constant, son cadet de plus de dix ans, ou de Tocqueville, né cinquante ans après lui. Sa modération – intellectuelle et politique – l’empêche de prendre des positions assez tranchées pour que soit jeté sur son nom un éclat plus durable.

Pierre-Louis Rœderer mérite pourtant mieux que cette amnésie contemporaine.

 

B. Une pensée féconde

 

Ubéreuse, sa pensée constitutionnelle gagne à sortir de la pénombre où l’ont placée sa rigidité, ses choix politiques et sa tempérance parfois assimilée à de la tiédeur. Ses inspirations, en effet, sont aussi variées que ses expressions sont abondantes.

 

1. Des inspirations variées

Les inspirations de la pensée de Rœderer sont variées.

En premier lieu, Rœderer ancre ses réflexions juridiques dans une connaissance aboutie d’autres disciplines. Il est l’archétype d’une génération de juristes pour qui la diversité des curiosités, l’action publique et la réflexion institutionnelles se nourrissent les unes les autres. Fin connaisseur de l’économie, il est marqué par les écrits des physiocrates – en particulier de Turgot – qui l’influencent en matière fiscale. Ouvert à la philosophie politique, il admire et défend Montesquieu et Voltaire – qui a « aidé à la ruine d’un despotisme imbécile, à qui le bien était impossible, pour qui le mal était une incurable habitude » –, connaît Locke, Smith et Rousseau. Il n’apprécie guère Machiavel, chez qui il ne trouve pas « une seule pensée féconde, une seule idée grande, une seule salutaire et régénératrice », et porte sur Kant un intérêt critique – se méfiant d’ouvrages inaccessibles « tant le langage que l’auteur s’est fait à lui-même est différent du langage ordinaire », où il voit une langue « de l’imagination, peut-être même de la charlatanerie », caractéristique des « grandes lumières des illuminés » qui viennent de la Prusse. À la fin de l’année 1788, il fonde son espoir d’une évolution de la situation en France sur le colloque entretenu par « cent mille Français » avec « Locke, Rousseau, Montesquieu » et sur leur intérêt pour la Révolution américaine.

En second lieu, Rœderer fonde sa réflexion sur une observation privilégiée de la vie politique, qu’il entend étudier en mettant « pied à terre » et non en « aérostat ». L’homme n’hésite pas à prendre part aux grands débats qui marquent cette période structurante du constitutionnalisme français. Ses réflexions sur la Nation et sur la souveraineté en 1788, sur le périmètre de la communauté politique en 1793, sur le pouvoir exécutif à partir du Directoire et sur la monarchie constitutionnelle en 1815 puis au début des années 1830 sont directement inspirées des événements dont il est un observateur assidu. Ses écrits rappellent à quel point le droit constitutionnel s’enrichit – plus que cela n’est habituellement reconnu – de la pensée constitutionnelle des « praticiens » de l’administration et de la politique, dont les interventions publiques nourrissent au moins autant la réflexion collective que de plus savants écrits – en particulier lorsqu’elles jalonnent plusieurs régimes.

Rœderer a été, à au moins deux reprises, au cœur des événements. Il les résume, non sans superbe, en écrivant qu’il a « passé près de Louis XVI la dernière nuit de son règne, près de Napoléon la première du sien ». Le 10 août 1792, il prend une décision propre à influencer le destin de la nation. À la tête du département de Paris – « procureur général syndic du département de Paris », sorte de préfet avant l’heure –, il se trouve au côté de Louis XVI lorsque, plus d’un an après sa fuite contrecarrée à Varennes, plusieurs parlementaires souhaitent la déchéance de la royauté et que des colonnes d’insurgés se dirigent vers les Tuileries. Il convainc le monarque et sa famille de trouver refuge dans l’enceinte de l’Assemblée législative, quelques heures avant que les gardes suisses restés aux Tuileries ne se fassent massacrer et que l’Assemblée législative ne vote la suspension du roi et ne le constitue prisonnier. Il s’attire, pour cela, l’ire des royalistes, qui l’accusent d’avoir organisé la chute du monarque constitutionnel, comme celle des Montagnards qui affirment qu’il a ordonné aux Suisses de tirer sur le peuple. Son second « moment historique » est le Dix-huit Brumaire : il contribue, avec Talleyrand, à la préparation du coup d’État, en jouant avec ce dernier le rôle de conciliateur entre Sieyès et Bonaparte et en faisant diffuser dans Paris un texte favorable à ce dernier. « Plume du complot », il devient conseiller de Bonaparte, dont il a l’oreille jusqu’en 1802.

Jurisconsulte averti, Rœderer est à la fois un administrateur et un penseur du droit. L’historien Mignet insiste sur le premier aspect, lui reconnaissant le « génie […] qui applique » et non celui « qui découvre », cependant que Bonaparte est frappé par le second : il avise son frère Joseph, roi de Naples, de ce qu’il « a la tête trop active pour être bon administrateur » et « pour être constant dans ses affections ». Formé à Strasbourg, il démontre ses qualités de juriste et son esprit de système à différentes reprises. Au Parlement de Metz d’abord, sous l’Ancien Régime, où il exerce les fonctions de conseiller. Comme législateur ensuite, dans l’Assemblée nationale constituante où il officie comme député des trois ordres en raison d’un statut singulier de la ville de Metz. Comme rédacteur de constitutions ensuite. Consulté par la Commission des Onze en 1795 – on le présente volontiers comme son « douzième » membre –, il contribue plus directement encore à l’écriture de la Constitution de l’an VIII. Comme conseiller d’État enfin, où il influence la rédaction de plusieurs lois importantes. Ces qualités trouvent également à s’appliquer dans le cadre de missions plus politiques : négociateur du traité de paix de Mortefontaine qui met fin à la quasi-guerre entre la France et les États-Unis en 1800, il est nommé membre de la commission créée pour réfléchir à une nouvelle confédération des cantons suisses et aux constitutions de ces derniers, puis chargé par Napoléon de préciser la commission chargée de négocier avec les députés du Valais sa réunion à la France. Il exerce, en outre, différentes fonctions exécutives où il laisse une impression de grand sérieux : comme le souligne Octave Aubry, « dès qu’il s’agit d’administration pratique, l’esprit rassis et fertile de Rœderer se dégage des nuées ». Directeur général de « l’Esprit public » de 1802 à 1803 – où il s’occupe des théâtres, de la presse et de l’Instruction publique, en concurrence avec le ministre de l’Intérieur, Jean-Antoine Chaptal –, il est ministre des Finances du roi de Naples Joseph Bonaparte entre 1806 et 1808, ministre-secrétaire d’État du grand-duché de Berg en 1810, avant d’être nommé, pendant les Cent-Jours, commissaire de Napoléon dans neuf départements du Midi. Rœderer pratique le droit, et il y réfléchit.

 

2. De expressions abondantes

Ainsi abreuvé à ces sources, Rœderer prend fréquemment position aux yeux de tous.

Il le fait d’abord oralement. Parlementaire loquace à plusieurs moments de sa carrière – à l’Assemblée constituante en 1789, au Sénat conservateur en 1802, à la Chambre des Pairs pendant les Cent-jours puis sous la Monarchie de Juillet –, il enseigne à plusieurs reprises, d’abord au lycée de Paris en 1793, puis à l’École centrale, où il est élu en 1796 professeur d’économie politique. Ses interventions nombreuses ont une conséquence singulière. Très présent dans les débats de l’Assemblée nationale constituante à partir d’octobre 1789, où, proche des Jacobins, il siège avec la gauche modérée, Rœderer bénéficie d’une gloire qui outrepasse sa participation véritable aux événements : David le place ainsi dans son illustration inachevée du « Serment du Jeu de paume », alors qu’il n’est pas encore, en juin, député à l’Assemblée nationale constituante – plus tard, il écrira qu’il n’aurait « pas manqué à ce serment ».

Rœderer utilise également sa plume, en particulier pendant les périodes de moindre activité politique ou administrative – sous le Directoire et pendant sa « traversée du désert », passée dans sa demeure de Bois-Roussel, dans l’Orne, sous la Seconde Restauration. Publiciste polymathe à partir de Thermidor – il écrit dans le Journal de Paris et fonde en 1796 le Journal d’économie publique, de morale et de politique –, il a, selon Sainte-Beuve, « autant besoin de dire ce qu’il pense que Sieyès [a] toujours envie de le taire ». Il laisse derrière lui des écrits divers, largement édités par son fils Antoine-Marie au mitan du xixe siècle. Soucieux de sa postérité, il va jusqu’à préparer, à destination de dictionnaires, sa propre notice biographique, où il ne se présente pas sous un jour défavorable. Sa prose est souvent empâtée. Le poète Marie-Joseph Chénier se moque de sa prétention – « Plus tolérant encor, je souffre qu’en tout lieu / Trissotin-Rœderer se dise Montesquieu » – et de sa plume – « Je lisais Rœderer, et bâillais en silence ; / Je supportais Lezay, ce pédant jouvenceau, / Qui n’est qu’un Rœderer, et se croit un Rousseau ». Pourtant, Rœderer a souvent le sens de la formule. Surtout, ses écrits constituent un témoignage rare qui éclaire le riche quart de siècle qui embrasse la Révolution et l’Empire – son biographe jugeant que Rœderer « est un peu au Consulat ce que Las Cases est à Sainte-Hélène ».

Rœderer laisse derrière lui une œuvre d’autant plus riche qu’elle est produite sur un temps long – signe d’un talent, que tous n’ont pas dans sa génération, pour la survie. Plusieurs témoignages permettent de prendre la mesure des débats vifs qui se cristallisent autour de ses écrits dès l’Ancien Régime. Avec Sieyès et Talleyrand, il est l’un des quelques protagonistes de Quatre-vingt-neuf toujours vivants et actifs sous la Monarchie de Juillet. Sa longévité politique est, comme souvent, le fruit d’une succession de hasards, d’intuitions politiques et de souplesse. À la suite du 10 août 1792, il a le réflexe d’aller se cacher chez des amis, d’où il publie plusieurs articles dans le Journal de Paris. Quoiqu’il soit moins enclin aux palinodies qu’un Benjamin Constant, il fait preuve d’une adaptabilité aux circonstances qui est volontiers moquée. Après l’été 1792, le journaliste André Chénier, frère de Marie-Joseph, y voit « de tous les hommes le plus habile à deviner d’avance les dominations prochaines », à l’image d’un « voltigeur qui court dans une arène debout sur quatre chevaux, les guidant quoique emporté par eux […] passant de l’un à l’autre avec une telle vélocité, que l’œil a peine à le suivre, et ne peut, en aucun instant, juger avec précision sur quelle selle il pose son pied. » Sous le Directoire, alors que Rœderer fait partie des « idéologues » qui structurent le débat public, le satiriste Victor de Campagne s’amuse : « Tu le vois, ô Paris ! à tes yeux triomphant, / De l’intrigue, aujourd’hui, s’offre un célèbre enfant. / Ses talents, où sont-ils ? dans sa seule impudence : / Combien est-il, hélas ! de Rœderer en France ! ». Après le Dix-huit Brumaire, le contre-révolutionnaire Jacques Mallet du Pan moque le « jurisconsulte banal de la plupart des factions qui se succédaient dans le gouvernement », qui a « serpenté avec succès au travers des orages et des partis, se réservant toujours des expédients, quel que fût l’événement ». Raillée, cette adaptabilité, qu’il partage avec plusieurs hommes de sa génération – sans doute peut-on y voir l’une des « girouettes » qui, à partir du Directoire, ont constitué l’armature durable d’un « centre » dans la vie politique française – lui permet d’écrire beaucoup et longtemps.

Éclectique, Rœderer ne saurait aisément être rattaché à un camp ou à une sensibilité politiques, tant se mêle en lui un fond de libéralisme politique à un conservatisme social et culturel croissant. De prime abord, il semble avoir choisi, au gré d’une évolution des marqueurs politiques pendant la période, tantôt le conservatisme, tantôt le progressisme. Dans le détail, pourtant, il est possible de conférer une cohérence au moins partielle à ses choix, dans une perspective diachronique. Son attachement au progrès et aux forces du mouvement, conçu sous l’Ancien Régime, encouragé par les événements de 1789, demeure toute sa vie au cœur de sa culture constitutionnelle : il reste dévoué à la souveraineté de la communauté des citoyens et à l’égalité des droits, en s’opposant à l’idée d’un retour à l’Ancien Régime et à la monarchie absolue – en particulier contre les ultras, au début de la Restauration. Pourtant, ce progressisme est rapidement frustré par les violences qualifiées de « Terreur » – dès Thermidor, par d’anciens « terroristes » –, qui produisent sur lui l’effet d’une rupture. De sa crainte de l’anarchie, il infère une acceptation de l’inégalité des conditions, une méfiance à l’égard du peuple – qu’il assimile aux masses – comme des clubs et groupements politiques, ainsi qu’une glorification de l’ordre qui le conduit à défendre un pouvoir exécutif fort, stable et durable, dont l’action ne risque pas d’être neutralisée par les assemblées parlementaires. Cette conviction explique son soutien à Napoléon Bonaparte en 1799 – un « roi pour la Révolution » –, sa défense de la monarchie constitutionnelle en 1815 comme son rejet du parlementarisme en 1835. À quoi s’ajoute un conservatisme moral et social qui est pour beaucoup, notamment, dans sa misogynie.

Ainsi exhumée, la pensée constitutionnelle de Rœderer gagne à être comprise sous le prisme d’une mise en ordre de la Révolution française.

 

II. Une mise en ordre intellectuelle

 

L’opération prend d’abord une forme intellectuelle. Il s’agit de distinguer clairement deux phases de la Révolution, afin de mettre en avant la première, au détriment de la seconde – de donner, en somme, un sens au magma des événements révolutionnaires, où l’inventivité politique et les violences physiques n’ont pourtant jamais été disjointes. La rupture de 1789 constitue une matrice de sa pensée constitutionnelle qu’il entend distinguer de ce qu’il perçoit comme ses errements ultérieurs, dans deux de ses principales dimensions : la consolidation d’une communauté politique souveraine – objectif auquel il démontre un attachement pérenne – passe, selon lui, par une forme représentative de gouvernement, qu’il préfère à l’ochlocratie – le gouvernement de la foule, des masses.

 

A. La communauté politique comme objectif

 

La pensée constitutionnelle de Rœderer est d’abord structurée par un attachement pérenne à un acquis de 1789 : la consolidation de la communauté politique. À cette fin, il défend de façon durable l’attribution à la Nation d’une souveraineté autrefois attachée au monarque – il le suggère dès la fin de l’année 1788, au nom d’une conception volontariste de la société civile et de la Constitution –, ainsi que la promotion des droits politiques – du bénéfice desquels il exclut cependant les femmes.

 

1. Pour la souveraineté

La constance avec laquelle Rœderer entend abandonner l’Ancien Régime est le premier trait marquant de sa pensée constitutionnelle. Cette volonté, liée à son attachement pérenne à la communauté des citoyens, n’exclut pas une méfiance à l’encontre du concept de souveraineté.

En premier lieu, Rœderer exprime son attachement à la communauté des citoyens, trop longtemps négligée.

Ce dernier prend, d’abord, la forme d’un jugement critique à l’encontre du gouvernement d’Ancien Régime, « contraire au but de la société » et « d’une profonde immoralité », à un double titre. D’une part, les rois ont prétendu « posséder dans leurs palais » la souveraineté que les « sans-culottes » ont, plus tard, affirmé « posséder » dans « leur club » – deux captations également odieuses. D’autre part, la monarchie a pérennisé les privilèges « impérissables » de deux classes qui ont prétendu tirer leurs droits du « sacre » et du « massacre » : le prêtre qui a « dit à la royauté : je t’ai sacrée et consacrée », après avoir « fait les rois pour être les ministres de Dieu sous la direction des prêtres », et le gentilhomme qui a dit à la royauté : « j’ai massacré pour toi », après avoir prétendu donner « au roi des sujets » pour mieux se créer « des droits sur les rois et sur les sujets en même temps ».

Cet attachement se fonde, ensuite, sur une analyse politique au cœur de laquelle il place la Nation. Cette dernière constitue, pour la royauté même, un point de départ : la « royauté ne pouvant émaner que de la nation », il faut « que la nation existe avant la royauté ». Il convient dès lors, pour la Nation, de se choisir un destin : il publie une brochure, en décembre 1788, deux mois avant Qu’est-ce que le Tiers-état ? de Sieyès – à laquelle son titre moins stimulant, De la députation aux États généraux, promettait un destin plus terne. Il y appelle à ce qu’une « assemblée vraiment nationale » prépare « une Constitution vraiment libre », où serait abolie la division par ordres, qu’il juge « contraire aux droits et aux intérêts de la nation ».

Sa volonté de maintenir la rupture avec l’Ancien Régime naît, enfin, de son attachement à l’esprit de la Révolution française. Rœderer sait les faiblesses de l’Assemblée constituante – dont il fut membre – qui « n’a su faire ni la royauté ni la république », faute d’expérience politique suffisante – ses membres n’étant « que des écoliers dans la haute science d’instituer des sociétés politiques ». Il connaît les excès et violences de la Terreur. Il n’hésite pourtant pas, sous la Restauration – époque où sa modération le place plus à gauche sur le spectre politique – à défendre l’esprit de la Révolution face aux contre-révolutionnaires Rivarol et Chateaubriand. Ces derniers, avec la majorité ultra à la Chambre des députés, cherchent selon lui à « dompter » cet esprit, en « détruisant pièce à pièce » son ouvrage et en faisant « honte de tous ses actes, de tous ses principes, de tous les intérêts qui l’ont amenée ou qui sont nés de ses œuvres ».

En second lieu, son attachement à la communauté des citoyens n’empêche pas Rœderer de porter, sur le concept de souveraineté – qu’il comprend, de façon banale, comme le « droit d’avoir et d’exercer une volonté supérieure à toutes les volontés […], accompagné des moyens de résister à toutes les attaques et de vaincre toutes les résistances » –, un regard triplement critique.

Sa première critique, empirique, tient à la disjonction entre la théorie et la pratique, entre le principe de la souveraineté – un « droit originairement acquis à la société en corps, par l’association même, sur chacun de ses membres en particulier » – et son exercice – qui s’interprète comme le pouvoir « de la majorité sur les membres de l’agrégation ». Il fustige, en particulier, l’inanité de toute discussion « sur le droit de souveraineté », dont « l’expérience a montré combien » elle était « oiseuse ». En la matière, la force ou la faiblesse du monarque comptent plus que toute doctrine de la souveraineté.

Sa deuxième critique, conceptuelle, tient au caractère vague de la notion de souveraineté, derrière laquelle il est courant de placer des objets fort différents. Il moque, en particulier, les « orateurs, toujours prêts à prendre la parole sur cette matière et à s’emporter en invectives » qui disparaîtraient si on leur posait une « question simple » à titre « préliminaire : qu’entendez-vous par souveraineté ? ».

Sa troisième critique, contextuelle, relève d’une forme d’appréhension : il se méfie des « discussions politiques » à propos « de la souveraineté du peuple », dans un contexte encore tendu – alors que « les discordes civiles qu’elles ont engendrées sont encore flagrantes ».

 

2. Pour les droits politiques

Son attachement à la communauté des citoyens est nuancé : il le conduit à promouvoir l’extension des droits politiques tout en refusant avec constance d’en faire bénéficier les femmes.

En premier lieu, Rœderer est un promoteur des droits politiques – l’élection et l’éligibilité, dont il défend l’unité conceptuelle, le caractère indivisible au sein du « droit de représentation ». Il en prescrit l’attribution à tous les membres masculins de la communauté politique.

Cela l’entraîne, d’abord, à stigmatiser les conditions mises à l’exercice des droits politiques, qu’elles tiennent à la fortune, à la propriété, aux origines, à la religion ou à la profession. Sa constance sur ce point est notable. Sous l’Ancien Régime, il critique Turgot qui, rattachant l’homme à la société par la propriété foncière, conçoit « l’homme sans terre » non comme un citoyen, mais comme « un simple passager dans l’État ». À l’Assemblée constituante, il s’oppose à l’exclusion des Juifs, des hommes de couleur ou des comédiens de l’exercice de tels droits politiques. Sous la Restauration, il voit dans l’adossement des droits politiques à la propriété « une faute féconde en absurdités, dans la Constitution anglaise comme dans la nôtre ». En particulier, la propriété ne lui semble pas un critère propre à remplir l’objectif qu’on lui assigne : « la plupart des hommes sans conduite qui sont à la merci de leurs créanciers » sont des propriétaires, alors que la plupart des « hommes sages et doctes » sont « des citoyens dont on ne peut montrer ni la terre ni la maison ». Exprimé dès 1788, son attachement à la « citation de tous les individus au jugement de la pluralité, qui ne peut être formé que par le suffrage des individus de toutes les classes », ne s’affaiblit donc pas quand il vieillit.

Ce sentiment le mène, en outre, avant qu’il ne défende les listes graduelles d’éligibilités instaurées par la Constitution de l’an VIII, à fonder sa défense de l’universalité du droit d’éligibilité sur plusieurs arguments. Il propose, en particulier, une théorie originale tirée de l’équilibre des abus susceptibles d’être commis en son nom. Ces derniers doivent « s’attaquer les uns les autres en même temps », si bien qu’il convient d’admettre « toutes les classes » à se censurer les unes les autres. De la diversité du corps des représentants dépend l’efficacité du contrôle du pouvoir exécutif : « le pouvoir pouvant être partout offensif, il convient que de toutes parts il puisse sortir des plaignants et des vengeurs », en appelant « dans l’assemblée réformatrice des abus » des citoyens issus « de tous les ordres et de toutes les classes ».

Ses arguments en faveur de l’universalité de l’éligibilité sont divers : (1) en empêchant une partie de la population d’exercer un droit par crainte qu’elle fasse le mal, on l’empêche de faire le bien ; (2) à supposer que les classes les moins aisées se vendent au plus offrant, soit elles sont majoritaires, si bien que le « droit de se vendre » constitue « l’intérêt le plus général », soit elles sont minoritaires, et alors « il n’y a pas d’intérêt à les corrompre, parce qu’elles seraient inutilement corrompues » ; (3) en excluant les propriétaires fonciers, on exclut nombre de citoyens qui ne sont pas pauvres ; (4) l’éligibilité des moins riches n’emporte pas leur élection, dès lors qu’il est « très probable que les suffrages du bas peuple iront toujours chercher des gens d’un ordre supérieur » ; (5) l’éligibilité conduira à une évolution des citoyens, puisque « les lumières ne tardent pas à éclairer sur des droits qu’on exerce, au lieu qu’on est fort lent à développer des facultés dont on ne fait pas usage » ; (6) enfin, accroître la diversité dans le corps des représentants aurait un avantage : « la pluralité bannit l’arbitraire des lois, comme les lois bannissent seules l’arbitraire du Gouvernement », si bien qu’il est « de l’essence d’une société que chaque associé ait part à la législation ».

En second lieu, par exception à sa défense de l’extension des droits politiques, Rœderer déploie une forme originale de misogynie constitutionnelle. Il appelle, avec constance, à l’exclusion des femmes du champ de leurs bénéficiaires – position alors partagée dans le champ politique révolutionnaire. Ses idées constitutionnelles sont, sur ce point, largement déterminées par son conservatisme social. Comme d’autres qui, en son temps, cherchent à lutter contre la « frivolité », il se méfie de celles dont il juge le luxe incompatible avec les bonnes mœurs – donc avec la République. Il y voit un danger pour l’État : aussi longtemps que « la parure et la beauté oisives seront promenées dans des chars pompeux, comme les magistratures ; tant que les femmes seront spectacle dans les spectacles, nymphes dans les promenades, déesses dans leurs palais, il n’y aura pas de république en France », dans la mesure où la « mode combattra toujours les lois, car les lois, par cela seul qu’elles seront toujours une chose sérieuse, ne pourront jamais être à la mode ». Alors que Condorcet défend l’attribution des droits politiques aux femmes, il juge son écrit « composé dans l’oubli de la philosophie et en présence de sa femme ».

L’originalité de son propos réside dans son principal argument. Les femmes mariées ayant un intérêt commun avec leurs maris qui les poussera à voter comme eux, le suffrage des femmes conduirait à ce que les hommes mariés aient « dans la société un avantage trop considérable sur ceux qui ne le seraient pas » : si les femmes étaient représentées par des députés de sexe féminin, elles auraient « un intérêt commun avec leurs maris », ce qui donnerait à ces derniers un avantage comparatif injustifié, au détriment des hommes célibataires ; si elles étaient représentées par des députés de sexe masculin, elles privilégieraient les intérêts de leurs maris, si bien que « les hommes mariés auraient l’avantage d’être élus plus probablement et en plus grand nombre que les non mariés ».

Si Rœderer défend ainsi, avec constance, l’attribution de la souveraineté à la communauté des citoyens masculins – idée conquise en 1789 –, cette dernière gagne, en outre, à s’exprimer dans un régime représentatif.

 

B. La représentation comme instrument

 

La mise en ordre de la Révolution à laquelle procède Rœderer se fonde également sur une défense d’un régime représentatif et aristocratique, caractéristique de la rupture de 1789, qu’il perçoit comme un remède efficace contre l’ochlocratie, assimilée à 1793. À l’instar de Sieyès, il voit dans l’expression « démocratie représentative » une « dénomination composée de termes contradictoires » – un oxymore, en somme. Il lui préfère la formule, empruntée à Rousseau, d’« aristocratie élective », qui renvoie à un « gouvernement des sages », qui « ne tiennent leur droit que du choix, de la confiance de leurs concitoyens ». La représentation découlant du choix des délégués par le peuple, différents régimes peuvent être représentatifs, « pourvu que dans tous ces gouvernements le prince, c’est-à-dire l’autorité gouvernante, soit unique, soit collective, ait été élu par le peuple ». Conçue comme un moyen d’esquiver les formes démocratiques de gouvernement, la représentation suppose, selon Rœderer, que soit garantie la liberté du représentant.

 

1. Rejeter la démocratie

Rœderer privilégie la représentation contre la démocratie, à deux égards.

En premier lieu, la faveur que porte Rœderer à la représentation procède d’une méfiance à l’encontre du gouvernement démocratique, tirée de son expérience de la Terreur.

Cette dernière repose, d’abord, sur un constat historique : l’histoire de la Révolution « nous montre ce qu’on doit attendre des formes démocratiques ». À ses yeux, les dérives de la Révolution ont moins procédé des orateurs à l’Assemblée que de la démocratie elle-même, « puissance dominante » – « c’était elle, et non un vil déclamateur, qui tonnait, qui foudroyait », qui était « l’infernale puissance de cette époque », à laquelle un « Marat de plus ou de moins », au fond, ne changeait rien. La Terreur, en particulier, lui paraît avoir été rendue possible par les « armées révolutionnaires, composées de prolétaires, comme toutes les troupes des despotes ». Il estime qu’elle fut « imposée par les prolétaires et pour eux », et qu’elle « affectait tout ce qui n’était pas eux » – même si son caractère arbitraire a laissé « le prolétaire dans l’indigence, dans l’humiliation, dans le repentir ». Cette analyse le pousse à attaquer, après Thermidor, « l’organisation démocratique », seul moyen, selon lui, de former « un gouvernement sage et modéré ».

Sa méfiance à l’encontre de la démocratie repose, ensuite, sur sa faiblesse intrinsèque. « Gouvernement sans force » ni « activité », qui manque « de sagesse et d’intelligence », elle est dénuée de « solidité » et « d’unité dans tout pays trop étendu pour que les citoyens se réunissent en une seule et même assemblée », si bien qu’elle « condamne les citoyens à la négligence de leurs affaires et de leurs propriétés ».

Cette méfiance procède, enfin, du risque que la démocratie ne se mue en ochlocratie. Rœderer se méfie de la foule. Il a de la société une vision hiérarchisée, où les talents et qualités intellectuelles des uns et des autres sont plus ou moins développés et où les sentiments et opinions se diffusent selon un double mouvement ascendant et descendant : le « sentiment public », qui « prend toujours naissance dans les classes inférieures du peuple, c’est-à-dire, les plus pauvres et les plus bornées », puis qui « va toujours en s’élevant vers les talents et les fortunes du premier ordre » s’oppose, selon lui, à « l’opinion publique », qui « prend sa source au sommet de la pyramide, et va toujours en descendant vers les classes inférieures ». Sans doute la foule peut-elle être encadrée par des structures intermédiaires, à l’image des clubs révolutionnaires, des sections ou associations, mais ces derniers tendent à « étouffer » la seule forme légitime et authentique d’opinion publique « qui ne peut se composer que de la majorité des opinions individuelles des citoyens », dans la mesure où c’est « par les bons écrits, et non par les clubs, que se forme ou s’épure l’opinion publique ».

En deuxième lieu, sa défense de la représentation se fonde sur les propriétés qu’il lui attache, avant et après la Terreur.

Pour commencer, la représentation a une « essence » : que « chaque individu représenté vive, délibère dans son représentant », puisqu’il a « confondu, par une confiance libre, sa volonté individuelle dans la volonté de celui-ci ». Elle a également une incarnation : le corps des députés qui, dans son ensemble, peut seul prétendre au titre de représentant, ce qui n’est pas le cas des députés pris individuellement – il critique ainsi l’abus « en vertu duquel chaque député », sous la Convention, « s’est dit représentant et a cru pouvoir exercer la représentation », alors que « représentant » est « un mot qui, dans la langue constitutionnelle, a un pluriel et point de singulier ».

Rœderer fait sienne l’idée alors commune selon laquelle la délégation de l’exercice de la souveraineté, ainsi que de la « jouissance d’une portion du pouvoir souverain », n’affecterait pas davantage le caractère inaliénable de cette dernière que « l’usage » consistant à conférer « à cette délégation le titre de pouvoir souverain, par extension usitée dans le langage ».

Son ambition, comme celle de nombre de ses contemporains, est alors pragmatique : légitimer la représentation permet d’asseoir la position institutionnelle relative des représentants.

Sous la Convention, il ne conçoit la délibération entre représentants que comme les « préliminaires de la volonté générale » – la sanction populaire, dont il prescrit le caractère obligatoire, ayant vocation à précéder la promulgation et l’exécution des lois. La position ne sera pas réitérée ultérieurement.

Il infère, ensuite, de ce postulat l’idée selon laquelle, puisque l’on doit se conformer « à la règle convenue, arrêtée par son procureur », ce qui revient à « obéir à soi-même », l’obéissance à la loi est, dans un gouvernement représentatif, un « privilège » pour le citoyen, voire « la liberté la plus parfaite dont l’homme puisse jouir dans la société ».

Il minimise, enfin, l’idée selon laquelle l’égalité des droits serait affectée par la délégation à « un petit nombre de sages » du soin de gouverner les autres en évoquant différentes conditions. Les premières relèvent de l’ouverture de droits : (1) que tous aient « droit de concourir aux lois suivant lesquelles ils doivent être gouvernés » ; (2) que les lois soient « égales pour tous » ; (3) que tous puissent « nommer les ministres d’exécution » ; (4) que rien, enfin, ne les exclue « d’être nommés eux-mêmes ». La seconde, plus interventionniste, tient à la garantie de ce que l’on nommerait aujourd’hui « représentativité » : afin que le corps législatif soit « l’image du peuple, la fidèle représentation de sa volonté » – seul moyen que la formule « gouvernement représentatif » ne soit pas « un blasphème contre le peuple » –, il convient de prévoir des moyens, « soit dans les modes d’élection, soit dans les modes de délibération, pour assurer la conformité du vœu général avec le vœu de la majorité des délégués du peuple » – de garantir, en somme, le respect de la volonté du peuple par son représentant sans recourir au mandat impératif.

 

2. Libérer le représentant

Défenseur du gouvernement représentatif, Rœderer prescrit en outre que soit garantie la liberté du député, à quatre titres.

Tout d’abord, ce dernier doit être libre à l’égard de ses électeurs. Il le défend en 1788, d’une façon qui rappelle la harangue prononcée par Edmund Burke devant ses électeurs de Bristol. Il juge le mandat impératif défendu par Rousseau contradictoire avec l’idée de représentation : même si les représentants peuvent être « chargés de doléances », qu’ils doivent « exposer à l’assemblée les vœux de leurs commettants », ils doivent toujours avoir « des pouvoirs indéfinis et ne répondre qu’à eux-mêmes de leurs opinions ». Pour la même raison, il n’apprécie guère les pétitions : le 13 juillet 1791, face à des patriotes qui disent leur intention de faire circuler une pétition tendant à ce que l’Assemblée mette en accusation le roi, Rœderer, contre Danton, juge qu’il serait « absurde que le corps des représentants de la Nation française fît refluer à sa source le pouvoir dont il est investi au moment où son exercice [est] le plus instant et le plus nécessaire ». Le 20 juin 1792, il s’oppose à l’habitude prise par l’Assemblée de laisser les pétitionnaires se présenter devant elle.

Ensuite, le député doit être libre à l’égard de son parti. Il juge, sous la Monarchie de Juillet, que le député doit arriver « de son domicile à la Chambre des Députés » avec « sa conscience », tout « occupée du soin unique de répondre au vœu de ses commettants » – les électeurs n’ayant pas donné au député pour seul mandat « de rester toujours lui-même » pour « qu’à son arrivée il enchaînât cette liberté à un système, à un parti ».

En outre, le député doit être libre à l’égard du pouvoir exécutif. Rœderer défend, à l’été 1791, l’interdiction faite aux membres de l’Assemblée de recevoir de sa part des dons, pensions, traitements ou commissions. Longtemps avant la théorie des apparences, il estime qu’il « ne suffit pas que les législateurs soient incorruptibles », mais qu’il faut que « le peuple ne puisse en douter » – le doute étant toujours susceptible de naître si « le chef suprême du pouvoir exécutif peut obtenir de quelques-uns des membres du Corps législatif de la condescendance à ses vues par la promesse d’emplois supérieurs et même inférieurs ». Il souhaite ainsi élever « une barrière entre la conscience de ses membres et la séduction de la cour », en interdisant aux députés d’accepter des places au gouvernement, à peine de sanctions, jusqu’à quatre ans après le terme de leur mandat.

Enfin, le député doit être libre à l’égard du corps des députés qui ne saurait le « placer en détention », pour deux raisons. D’une part, si ce corps « vérifie les pouvoirs de ses membres », il « ne les donne pas » et ne saurait donc « les ôter » – contrairement au peuple. D’autre part, une telle faculté de mettre en détention présenterait un risque d’annihilation du corps des représentants : si « la majorité pouvait bannir arbitrairement de son sein la minorité », un corps législatif de 700 membres risquerait d’être « réduit en une décade à deux individus » : le « 1er jour pourrait en éliminer 342, le 2e 175, le 3e 88, le 4e 43, le 5e 21, le 6e 10, le 7e 4, le 8e 1, le 9e encore 1 ; le 10e restera un duumvirat ».

Tout en prescrivant cette liberté, Rœderer défend une courtoise modération lors des débats parlementaires – l’opposition au sein du corps représentatif devant demeurer « décente, raisonnable, éclairée, bien intentionnée, bien placée », si bien qu’il convient de respecter « les personnes en attaquant les œuvres » et de mesurer « la chaleur de la critique à l’importance des objets ».

En un sens intellectuel, la mise en ordre de la Révolution française opérée par Rœderer le conduit donc à un attachement pérenne à la communauté des citoyens, ainsi qu’à une défense aristocratique de la représentation. Ce projet s’enrichit, en outre, d’un sens plus matériel.

 

III. Une mise en ordre matérielle

 

La mise en ordre de la Révolution prend également, chez Rœderer, une dimension matérielle – une volonté, en quelque sorte, de « rétablir l’ordre » à l’échelle des institutions –, qui trouve sa source dans le traumatisme suscité par la Terreur. À la suite des violences singulières qui se sont produites sous la Convention, il place l’ordre au cœur de sa vision des institutions, ainsi que le pouvoir exécutif qu’il entend faire son instrument, quitte à bouleverser certains équilibres constitutionnels auxquels il était originellement attaché.

 

A. L’ordre comme objectif

 

Présenté par Lamartine comme un « [ennemi] courageux de l’anarchie » qui voulait défendre la Constitution « avec toutes les armes de la loi que la sédition n’aurait pas encore brisées dans sa main », Rœderer se donne, après Thermidor, pour objectif de stabiliser le système constitutionnel. Contre l’anarchie et la Terreur, qui ont eu pour lui un effet traumatique, il défend l’ordre bourgeois, dont il escompte des effets thérapeutiques.

 

1. L’anarchie traumatique

La Terreur joue, sur la pensée constitutionnelle de Rœderer, l’effet d’un traumatisme dont il fait une double analyse.

En premier lieu, au chapitre des causes, il insiste sur la rupture radicale qu’elle a constituée.

Sur le rythme court de la durée, Rœderer y voit le basculement d’une ochlocratie à une anarchie – « l’absence de gouvernement, et la volonté de chacun substituée à la volonté générale ». Pendant l’été et en septembre 1792, bien qu’aient été commis de nombreux massacres, il y avait bien, selon lui, une volonté générale structurée par une « ochlocratie redoutable, résidant en vingt-six mille clubs, correspondant ensemble, et soutenus par un million de gardes nationales ». Ce n’est qu’après que la rupture s’ensuivit : la « boucherie » estivale n’a laissé à ses auteurs « d’autres ressources contre l’exécration générale, que le renversement de la société tout entière par l’anarchie sous le nom de république ».

Sur un temps plus long, il défend une solution de continuité entre 1789 et 1793. Refusant l’idée selon laquelle la Terreur aurait été le « complément » de la Révolution, il y voit sa trahison, une « véritable contre-révolution », dans la mesure, en particulier, où la « tyrannie farouche et sanglante » qui s’y est exercée n’était en rien « un abus ou un accès de liberté ». Lorsque Rivarol croit identifier dans les écrits des Lumières les racines de la Terreur, Rœderer lui réplique que cette idée revient à « absoudre la scélératesse pour écraser la vertu dont elle a pris le masque » – Robespierre n’ayant été « un grand scélérat que pour être un petit dieu dans un magnifique néant ».

Par la Terreur, la Révolution aurait été pervertie. Fruit d’une entreprise idéologique menée par les Thermidoriens à la fin de la Convention puis sous le Directoire, tournée vers l’ambition de terminer la Révolution, cette thèse, qui s’incarne en particulier dans la création rétrospective d’un monstre – Robespierre –, trouve grâce chez nombre des contemporains de Rœderer.

En second lieu, du côté des conséquences, Rœderer juge que la Terreur a brouillé certaines des représentations les plus élémentaires en droit constitutionnel – en particulier dans son esprit.

La Terreur a largement démonétisé, d’abord, l’idée même de République. Ainsi fustige-t-il la « république démocratique de 1793, commençant par l’anarchie ; se fondant sur la terreur ; retombant de la terreur dans l’anarchie », avant de s’opposer, en 1795, à la possibilité que soient maintenus dans leurs fonctions les députés conventionnels – estimant que l’Assemblée sortante, qui avait « la république pour objet », a privilégié « le pouvoir arbitraire comme moyen » en prenant « les habitudes de la tyrannie ».

La Terreur, ensuite, a promu dans les esprits l’idée monarchique, dont elle a fait évoluer le sens : le « mot de royauté » est devenu, pour beaucoup, « synonyme de gouvernement paisible » – cependant que la république était assimilée à l’anarchie ou à la « tyrannie sanglante et destructive » –, si bien que « la grande majorité de ce qu’on appelle royalistes ne demande, sous le nom de royauté, qu’un gouvernement ».

 

2. L’ordre thérapeutique

De cette analyse critique de la Terreur, Rœderer infère une défense de l’ordre et de la stabilité, qui acquièrent une place centrale dans sa pensée constitutionnelle.

En premier lieu, la recherche de cet objectif conditionne, à ses yeux, la liberté constitutionnelle même. Il évoque la Chine : s’il n’est pas certain, là-bas, que « la stabilité soit un fruit de la liberté », il estime – évidemment sans s’y être rendu ! – que « la liberté y est l’heureux fruit de la stabilité ». Sa défense de la propriété s’inscrit dans ce cadre : on « a cru la propriété incompatible avec la République », alors que « c’est avec la servilité et la tyrannie qu’elle est incompatible ».

En deuxième lieu, l’instrument permettant d’atteindre cet objectif est la Constitution – « la liberté des peuples » n’étant « jamais assurée que par une constitution libre, quel que soit le relâchement des despotes ». Dès la fin de l’Ancien Régime, il estime qu’il « n’y a qu’une Constitution régulière qui puisse établir et maintenir l’ordre dans une grande société », si bien que « le plus grand bienfait qu’un prince puisse accorder à son peuple est de donner à l’ordre un instrument grand et durable comme les empires et dont le jeu varie comme leurs besoins, c’est-à-dire une Constitution régulière ».

En troisième lieu, cette Constitution – sa pensée se précise sur ce point après la Terreur – doit présenter certaines propriétés pour espérer tendre vers cet objectif.

Elle gagne, tout d’abord, à n’avoir pas de républicaine que le nom – la « seule garantie d’une révolution républicaine » étant « l’activité d’une constitution républicaine ».

Elle doit, ensuite, être assez stable pour remplir à son tour une fonction stabilisatrice. Rœderer prescrit la consolidation – ou l’inscription dans la durée – des normes constitutionnelles. En défense de l’application de la Constitution de 1793, il estime que ce « n’est pas des lois nouvelles qu’il nous faut, c’est l’exécution de celles qui existent ». Après l’adoption de la Constitution de 1795, il juge que « le repos de la Constitution » est devenu « seul vœu de tous les Français, hors les perturbateurs ».

La Constitution doit, enfin et surtout, s’accompagner d’un attachement à « l’ordre ». En ouverture du premier numéro d’une revue qu’il crée en 1796, il place l’ordre au cœur de son système, en le présentant comme « l’objet de toute constitution, la tâche de tout gouvernement, le principe de toute prospérité publique », dans l’espoir que « le sentiment et l’amour de l’ordre » deviennent « religion dans toutes les âmes ». Par rupture avec la Révolution, qui a « tout soumis par la force », qui fut « pour le plus grand nombre une longue suite de sacrifices », il revient « désormais à la Constitution » de « tout conduire par la puissance de l’ordre », en prenant figure d’un « contrat de conservation », d’un « gage de dédommagement », d’un « grand et durable instrument, construit pour établir et maintenir l’ordre dans une grande société ». En somme, l’ordre permet seul de donner vie à la Constitution selon lui : si le but commun « est la liberté » et que « la République nous la donne », il reste que « c’est à l’ordre à l’assurer ».

Préoccupation nouvelle chez Rœderer, l’ordre influence sa vision des compétences qu’il convient de conférer au pouvoir exécutif, comme des modalités de leur exercice, quitte à inverser certaines des priorités qui étaient les siennes à l’aube de la Révolution française. Ainsi cette ambition de mettre en ordre – en un sens matériel – la Révolution française a-t-elle, sur sa pensée constitutionnelle, plusieurs conséquences profondes.

 

B. Le pouvoir exécutif comme instrument

 

Les violences commises sous la Terreur ont un autre effet notable sur la pensée de Rœderer : elles le conduisent, à différents égards, à inverser ses priorités constitutionnelles afin de garantir la stabilité de l’État, seule à même d’éviter un retour à l’anarchie qu’il impute à la Convention – dans le sens d’une défense d’un recentrement du pouvoir exécutif sur le monarque, et d’une autonomie accrue du pouvoir exécutif.

 

1. Recentrer le pouvoir exécutif sur le monarque

La Terreur conduit d’abord Rœderer à défendre un recentrement du pouvoir exécutif sur le monarque.

Ce mouvement procède, en premier lieu, d’une défense croissante de la monarchie. Certes, son rejet de la monarchie d’Ancien Régime et des Bourbons est pérenne. Il ne porte pas sur la mort de Louis XVI un regard trop affligé. Pourtant, après la Terreur, il se montre attaché au principe monarchique, en particulier lorsqu’il s’incarne dans le premier consul, dans l’empereur puis dans le roi des Français. En 1802, il juge ainsi que la Révolution française, en dépit de ses « ravages », a donné à la France « deux titres de gloire : la fin d’une dynastie décrépite, et la promotion d’un grand homme à la suprême autorité » – Bonaparte. Sous Louis-Philippe, il défend la Charte, « si bien armée contre des rois impuissants ou malveillants ». Rétrospectivement, Adolphe Thiers voit en lui un « fougueux monarchiste ».

Ce recentrement du pouvoir exécutif sur le monarque procède, en deuxième lieu, de son opposition à la faculté pour le conseil des ministres de se donner un président – défendue par Guizot, Thiers ou Dupin Aîné.

Sa résistance se fonde, premièrement, sur sa lecture de la Charte.

Il juge, d’une part, que cette évolution serait dénuée de fondement constitutionnel. L’existence d’un conseil de cabinet, institué dans « le silence de la Charte », n’étant que « de fait » et non « de droit », elle est « dépendante du dépositaire du pouvoir exécutif, chef de l’État, électeur et destituteur des ministres ».

Il estime, d’autre part, que cette évolution méconnaîtrait la Charte, dont les dispositions qui confèrent au roi une compétence exclusive, sans contreseing, garantiraient la prééminence monarchique. L’institutionnalisation d’un président du conseil des ministres s’opposerait dès lors à la Charte – tant à « son esprit » qu’à « ses paroles », qui ont été « été mis en oubli par certains esprits », alors que « de fausses doctrines se sont établies à leur place ».

Sa résistance se fonde, deuxièmement, sur sa crainte que cet organe ne prenne ainsi son autonomie, en tenant « des conseils indépendants de l’action, même de l’intervention du roi ». À ceux qui évoquent le modèle britannique, il rétorque que le régime français est trop récent pour connaître une telle évolution, qui aurait pour effet dangereux d’affaiblir la monarchie, à un double titre.

D’une part, le roi confiant aux ministres le soin de « régner à sa place », il « suffirait d’un esprit audacieux dans une présidence du cabinet indépendante du roi pour proposer avec quelque apparence de bonne foi une loi de conversion de la monarchie en République ».

D’autre part, les compétences respectives des organes au sein du pouvoir exécutif s’en trouveraient brouillées. Par une formule simple – « Gouverner n’est point administrer ; régner est encore autre chose que gouverner » – Rœderer entend distinguer trois fonctions : (1) l’administration, compétence ministérielle, par laquelle sont « [assurés] les services publics » ; (2) le gouvernement, « mission du roi et d’au moins un de ses ministres », consistant à « régler les difficultés d’administration, quand elles intéressent le pouvoir et que des oppositions en font des affaires d’État » ; (3) le règne, enfin, « fonction du roi seul », à qui il revient de « gouverner selon les lois de l’État » en enrichissant « l’autorité des lois » de son influence morale.

Sa résistance est fondée, troisièmement, sur l’économie générale des institutions : ce mouvement affaiblirait, selon lui, le pouvoir exécutif en brouillant les frontières entre la Chambre et le Conseil du Roi. En effet, le président du Conseil « se trouverait exactement à l’égard du Monarque dans la même situation que le Président de la Chambre ». Cela s’interpréterait comme un dangereux progrès de la démocratie : cette dernière « tient déjà l’État par les pieds », or « le système lui livrerait la tête » – alors qu’elle n’occupe que « les extrémités du gouvernement », la démocratie serait placée en son centre.

Le recentrement du pouvoir exécutif sur le monarque se manifeste, en dernier lieu, dans la diminution du poids que Rœderer entend attribuer aux administrateurs.

Dans un premier temps, au terme du débat du 10 août 1791 sur le veto royal, alors que la qualité de représentant a été reconnue au roi, mais pas aux administrations – bien que le premier comme les secondes contribuent à l’exécution des lois –, il estime que ces dernières auraient dû bénéficier de cette qualité. Dans une même perspective, il défend l’élection des administrateurs – il convient que « les fonctions administratives dans les départements, les districts, les municipalités, [soient] déclarées constitutionnellement, c’est-à-dire irrévocablement électives ».

La rupture intervient, sur ce point, pendant l’été 1792, si crucial pour lui. Fort de son expérience de procureur général syndic du département de Paris qui lui fait reconnaître l’« énorme contre-sens » consistant à « faire conférer par le peuple aux administrateurs l’investiture de fonctions instituées pour l’exécution des ordres du gouvernement », il change d’avis. Lors de la préparation de la Constitution de 1795, il défend l’attribution au gouvernement du soin de « nommer les exécuteurs des lois et de ses ordres » – les administrateurs de département et de district – en les choisissant parmi les candidats présentés par l’élection du peuple. Rétablir l’ordre implique, en somme, de disposer d’une administration aux ordres.

 

2. Accroître l’indépendance du pouvoir exécutif

La Terreur n’affecte pas seulement sa vision du pouvoir exécutif lui-même, mais également celle des relations entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, à un double titre.

En premier lieu, Rœderer revient sur sa défense de la dépendance du pouvoir exécutif à l’égard du pouvoir législatif.

Au début de sa trajectoire, il privilégie une lecture traditionnelle des institutions en vertu de laquelle le pouvoir législatif – « la volonté » – prime sur le pouvoir exécutif – « l’action ». Il est alors sensible au risque que le pouvoir exécutif ne tourne ses « forces considérables » contre « la société même de qui il les tient », si cette dernière n’en fait pas « un objet d’attention et de surveillance continuelle ».

Là encore, la Terreur produit sur sa pensée une rupture profonde qui nourrit son ambition de rétablir l’ordre à l’échelle des institutions.

Dès 1795, à l’occasion de son analyse du projet de Constitution, il estime que le gouvernement doit exercer son pouvoir à l’abri du Corps législatif. La « force morale du Gouvernement » dépend autant « de son assurance contre les attaques d’une puissance égale ou supérieure à la sienne » que de « l’appareil de force physique qu’il peut opposer au particulier qui l’attaque ou lui résiste » – le risque étant, sinon, de susciter au sein du peuple une réaction analogue à celle du « pygmée » qui s’enhardit « contre un géant » dès lors que « derrière celui-ci, il voit un géant plus terrible encore qui le menace ».

Après l’avènement de Bonaparte, Rœderer commence à faire de la prééminence du chef de l’État un point central de sa pensée constitutionnelle, au risque de se montrer sensible à une forme d’autoritarisme libéral et de tolérer une certaine confusion des pouvoirs pourtant peu compatible avec ses idées de jeunesse.

Au début de la Monarchie de Juillet, enfin, sa volonté de défendre le pouvoir exécutif se nourrit d’une méfiance à l’encontre des mécanismes attachés au parlementarisme naissant. Alors que son attachement au souvenir de 1789 était propre à l’y rendre sensible – les représentants y étaient placés au cœur de la configuration institutionnelle –, son rejet de 1793 lui fait insister davantage sur les risques présentés par un Parlement trop puissant, donc à défendre les prérogatives du pouvoir exécutif. Il s’oppose ainsi à l’investiture parlementaire du gouvernement – à ce que « les ministres doivent, à chaque renouvellement de Chambre, obtenir une adhésion formelle et authentique de la Chambre à ce qu’ils appellent leur doctrine ou système ».

Ses arguments, à cet égard, sont divers. (1) Tout d’abord, ce serait « une offense envers la couronne, de qui les ministres tiennent leur place, d’aller demander leur affiliation à la Chambre ». (2) Ensuite, cela rendrait « impossible, au moins difficile et hasardeux pour le roi, l’exercice du droit de congédier les ministres quand il juge qu’ils ne conviennent pas à l’intérêt public ». (3) Par ailleurs, en cas de conflit entre le roi et la majorité parlementaire, qui pousserait le roi à révoquer des ministres, le roi pourrait certes dissoudre la Chambre, mais « les manœuvres des ministres disgraciés, jointes à celles des députés adhérents, attireront infailliblement au roi la disgrâce d’une élection hostile ». (4) En outre, en cas d’entente entre le cabinet, « oligarchie émanée de la Chambre des députés », et cette Chambre, cela conduirait à une « confusion du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif », à la « tyrannie organisée ». (5) Enfin, il estime que l’expression « gouvernement représentatif », ambiguë, a contribué à cet abus : que le gouvernement soit représentatif n’implique pas que le pouvoir exécutif doive être « élu ou dans la condition la plus approchante de l’élection, seul principe de la représentation », mais bien que « le pouvoir exécutif, ou gouvernement proprement dit, est une délégation de la souveraineté nationale ». La monarchie représentative ne diffère, selon lui, « des autres monarchies » que « par l’exercice du pouvoir législatif et du vote de l’impôt » par le Parlement. Elle diffère également « de la République représentative », où « la représentation est dans l’exercice du pouvoir exécutif comme du pouvoir législatif ».

En second lieu, sa volonté de garantir la prévalence du pouvoir exécutif pousse Rœderer à évoluer en faveur d’un mécanisme permettant d’en garantir la stabilité : le principe héréditaire ou dynastique. Éditeur des œuvres complètes de Rœderer, son fils estime que sa réflexion sur les modalités d’une monarchie héréditaire a « été la pensée de toute sa vie ».

En réalité, sa pensée – encore une fois – connaît sur ce point une évolution profonde.

Dans un premier temps, Rœderer juge la représentation incompatible avec l’hérédité – qu’il attache à la monarchie d’Ancien Régime. Après avoir défendu l’impossibilité de qualifier juridiquement un roi non-élu de représentant en 1791, il estime en 1793 que si « le mot de gouvernement représentatif » peut être appliqué aussi bien à la démocratie, à l’aristocratie et à la monarchie, ce n’est qu’à la condition « que l’hérédité soit prohibée dans tous pour toute fonction publique, et que les fonctionnaires y soient élus pour le peuple par le peuple ». Il considère alors que l’hérédité présente trois principaux défauts : elle tend à placer sur le trône des hommes « impuissants pour faire le bien, et très habiles pour faire le mal » ; elle « viole l’égalité en faveur d’un individu » qui donne à ses descendants les moyens de « fonder un arbitraire » du « plus éminent pouvoir » ; enfin, elle « établit la puissance gouvernante sur la séduction et l’erreur, par quoi les hommes sont ravalés en dessous des enfants », au lieu de faire appel à la raison et aux lumières.

Brumaire le conduit à un revirement patent, qui s’explique autant par une forme d’opportunisme que par le traumatisme de la Terreur qui le pousse à rechercher la stabilité de l’exécutif. Il irrite Bonaparte en proposant, en août 1802, que soit adossée au plébiscite sur le consulat à vie une question sur la possibilité pour le consul de désigner son successeur. Il défend le principe héréditaire du pouvoir impérial devant le Sénat. Il attache à l’hérédité du pouvoir exécutif suprême – qu’il envisage également à propos du Sénat ou de la Pairie – plusieurs qualités. (1) La première est une vertu conjoncturelle : il serait bon « de substituer l’hérédité au droit de désigner un successeur » pour la génération qui a connu l’anarchie de la Terreur – Bonaparte ayant établi « une monarchie républicaine ou […] une république monarchique ». (2) La deuxième est une vertu stabilisatrice : l’hérédité permettrait de lutter contre l’anarchie suscitée par la « vacance du pouvoir électif », à la fois dans le pays – en évitant « toute semence de discorde et du sein de la famille régnante et du sein de la nation » – et à l’étranger – en préservant des « influences de l’étranger toujours trop sensibles dans les élections ». (3) La troisième est une vertu fondatrice : l’hérédité créerait une communauté de destin entre le pouvoir et les citoyens en soumettant à « l’héritier du pouvoir, dès l’instant de sa naissance », les « enfants des citoyens au sortir de leur berceau » ; elle contribuerait « à la douceur du gouvernement en unissant dans l’esprit du prince le sort de sa postérité et celui de l’État, et en tendant à les confondre dans ses affections », ainsi qu’à « l’excellence de l’administration » en « imposant à chacun l’accomplissement des desseins utiles qui ont été conçus par ses prédécesseurs » – Rœderer postule alors l’utilité de ces desseins que l’absence d’élection prive d’étalon de mesure. (4) S’y ajoute une vertu de tempérance. L’hérédité tendrait, d’une part, à « donner au pouvoir la modération et la prudence qui conservent, au lieu de favoriser la violence qui aliène et détruit » dès lors que « le prince considère l’État comme une propriété de famille ». L’hérédité imposée, d’autre part, serait plus contraignante pour le prince que la faculté pour ce dernier de se donner son propre héritier. (5) La dernière est une vertu stimulatrice : on « ne peut préparer l’opinion à l’hérédité » que « par l’utilité évidente » de l’institution pour laquelle elle est envisagée.

Ces différentes évolutions de sa pensée, qui le conduisent à conférer graduellement au pouvoir exécutif une place centrale, sont symptomatiques de la position qu’ont prise l’ordre et la stabilité au sein de sa représentation des institutions. Le rejet de la Terreur conduit bien Rœderer à mettre en ordre la Révolution – en un sens matériel dont il tire les conséquences institutionnelles.

 

 

En définitive, les écrits constitutionnels de Rœderer méritent d’être mis au jour à un triple titre. Pour ce qu’ils contiennent – une diversité d’avis formulés, sous différents régimes, sur une modernité constitutionnelle alors en construction. Pour ce dont ils témoignent – l’influence très concrète d’événements traumatiques sur une pensée des institutions. Pour le champ qu’ils ont contribué à ouvrir – l’utilisation politique et idéologique de l’opposition entre 1789 et 1793, dont la portée sur l’histoire politique française a, depuis lors, été structurante. Sans doute cela suffit-il à nourrir un projet simple : relisons Rœderer !

 

Julien Jeanneney
Professeur de droit public à l’Université de Strasbourg.

 

Pour citer cet article :

Julien Jeanneney « La Révolution mise en ordre. Sur la pensée constitutionnelle de Rœderer », Jus Politicum, n°24 [https://juspoliticum.com/articles/La-Revolution-mise-en-ordre-Sur-la-pensee-constitutionnelle-de-Roederer]