La notion du politique, concept-clé de l’œuvre constitutionnelle d’Ernst-Wolfgang Böckenförde
La présente contribution tente d’analyser l’œuvre d’Ernst-Wolfgang Böckenförde en termes de « droit politique » et, par effet récursoire, de proposer, à travers les travaux d’un grand constitutionnaliste allemand, une certaine conception, possiblement féconde, de ce que la notion de « droit politique » peut nous dire afin d’approfondir nos perspectives et nos méthodes quant à l’approche du droit constitutionnel.
L
e titre de cette contribution fait écho au titre d’un essai de Böckenförde lui-même. Dans l’ouvrage dirigé par Helmut Quaritsch, publié en 1988 et qui forme une sorte d’hommage à la mémoire de Carl Schmitt, Complexio Oppositorum, Böckenförde signait un texte dont le titre peut se traduire ainsi : « La notion du politique, concept-clé de l’œuvre constitutionnelle de Carl Schmitt ». Malheureusement ce texte n’a pas été traduit dans le recueil français d’essais de Böckenförde paru en 2000. On le trouvera cependant dans la nouvelle traduction anglaise dirigée par Tine Stein et Mirjam Künkler.
Ce qui doit frapper tout lecteur honnête de cette contribution de Böckenförde, c’est que l’auteur, au fil des lignes, prend progressivement distance à l’égard de Schmitt, alors même que, sans s’embarrasser d’efforts herméneutiques trop intenses, on le qualifie très souvent de « schmittien » d’une étiquette facile et qui – comme toutes les étiquettes – a l’immense avantage d’autoriser celui l’emploie et celui qui la reçoit à ne pas penser à partir des textes et des argumentaires. Je laisse de côté la question de savoir ce qu’« être schmittien » veut dire pour me borner à préciser que si cela devait signifier être l’épigone servile de Schmitt, alors Böckenförde n’est pas concerné. Une autre approche, beaucoup plus intelligente, consiste à envisager une « réception libérale » de Schmitt, dont Böckenförde aurait été l’un des principaux emblèmes. Toutefois, même cette caractérisation pèche par insuffisance : que peut bien vouloir dire la réception libérale d’une doctrine foncièrement illibérale et revendiquée en tant que telle ? Que Schmitt soit devenu l’égérie intellectuelle du populisme illibéral aujourd’hui, cela ne vient pas de rien. Or, chez Böckenförde, on se trouve certainement à l’opposé de tout illibéralisme et de tout populisme.
Certes, celui-ci ne s’est jamais caché d’avoir été ébloui par la lecture qu’il fit, étudiant encore au début des années 1950, de la Théorie de la constitution. C’est cette lecture qui l’a amené, avec son frère, à prendre contact avec le Sphynx de Plettenberg, engageant ainsi une relation personnelle profonde et qui durera jusqu’à la mort de Carl Schmitt. Pourtant, comme le rapporte Böckenförde dans le long entretien qu’il a accordé à Dieter Gosewinkel, avec le temps, c’est progressivement, au cours de la maturation de sa pensée, Le concept du politique qui lui semblera constituer l’œuvre véritablement décisive de Schmitt. Et l’essai de 1988 cité plus haut témoigne par son titre-même de ce glissement d’intérêt : l’œuvre constitutionnelle de Schmitt, et donc avec elle sa Théorie de la constitution, dont Böckenförde critiquera frontalement la conception de la démocratie, sont précédées intellectuellement et théoriquement – sinon chronologiquement – par une élaboration originale de la notion du politique. On pourrait dire, pour paraphraser la première phrase du livre de Schmitt : le concept de constitution – et avec lui le concept d’État – présuppose le concept du politique.
J’essaierai de montrer que tel est le principal héritage que Böckenförde, au bout du compte, a reçu de Schmitt. C’est pourquoi l’on est plus que justifié à lire le texte de Böckenförde, bien que consacré à Carl Schmitt, comme constituant en même temps une tentative d’autoréflexion, un effort de pensée sur ses propres présupposés. Ce faisant, Böckenförde pense sans doute avec mais aussi contre Schmitt. La notion du politique doit ainsi être comprise comme étant également le concept-clé d’interprétation de l’œuvre constitutionnelle de Böckenförde. C’est en tout cas une hypothèse de départ parfaitement plausible.
L’objet de cette communication consistera à essayer de confirmer cette hypothèse en cherchant à comprendre ce qu’il en est du concept böckenfördien du politique et plus précisément ce qu’il contient de réception (libérale !) du concept schmittien, et en quoi, possiblement, il s’en démarque.
On montrera successivement que le politique est la clé de compréhension de l’analyse constitutionnelle chez Böckenförde, puis la manière dont ce dernier modifie, sans pleinement l’abandonner, la notion schmittienne du politique à des fins d’analyse constitutionnelle. Ce faisant, l’on espère pouvoir expliquer en quoi le droit constitutionnel de Böckenförde peut être dit un « droit politique » et proposer ainsi d’ouvrir une voie féconde de réflexion sur ce que cela pourrait pouvoir nous dire, pour nous aussi, un « droit politique ».
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On partira de deux analyses, parmi d’autres, faites par Böckenförde à quelques décennies de distance. D’ailleurs, plus on lit cet auteur, plus on sent et voit la grande continuité et la profonde cohérence d’une pensée qui, sans cesse, cherche à se préciser et à s’améliorer. La première de ces analyses concerne l’attitude politique de l’Église catholique, la seconde la structure de l’Union européenne. Rien, apparemment, de plus éloigné.
S’agissant de la « théologie politique » de l’Église catholique, il faut rappeler, à titre liminaire, que Böckenförde a grandi dans une famille très catholique et qu’il demeura fidèle à l’Église jusqu’à sa mort. Mais fidélité à l’Église – comme la fidélité à Carl Schmitt – ne signifie pas chez lui soumission aveugle. Au contraire. Il voit dans la critique un devoir exigé du fidèle qui, de la sorte, témoigne de la foi bien plus sûrement que la pure et simple allégeance à une idéologie politique de l’Église. L’idéologie n’est pas une pensée, elle est bien plutôt, tout au plus, une pensée qui, ne pensant pas ses propres présupposés, ne pense pas. La critique böckenfördienne ne concerne pas le dogme chrétien ni l’Église en tant qu’institution, mais bien plutôt la politique de cette dernière, son idéologie conditionnée par sa vision du politique.
C’est contre cette vision que Böckenförde publie, en 1957, dans la revue intellectuelle du catholicisme allemand, Hochland, son tout premier texte, à l’âge de 27 ans, alors qu’il n’est pas encore professeur et que la CDU du catholique Adenauer vient de triompher aux élections législatives : L’ethos de la démocratie moderne et l’Église. On ne peut entreprendre ici l’exégèse de cet essai. Il suffit d’indiquer qu’on y trouve déjà les premiers principes sur la base desquels l’auteur, à l’âge de la maturité, construira son impressionnante théorie de la démocratie. On y trouve aussi les raisons qui conduiront Böckenförde, dix ans plus tard, en 1967, dans La naissance de l’État, processus de sécularisation, à formuler son très célèbre paradoxe : « L’État moderne sécularisé vit sur la base de conditions (ou présupposés : Voraussetzungen) qu’il ne peut lui-même garantir ». On y reviendra.
Mais on découvre également dans ce texte les raisons pour lesquelles l’auteur prend radicalement ses distances avec la théologie politique de l’Église, fixée à la fin du xixe siècle par Léon XIII, à savoir la doctrine de l’État organique chrétien fondé sur le droit naturel thomasien, l’Aquinate étant aussi élevé au rang de philosophe officiel de l’Église. En 1957, à la veille du Concile Vatican ii, cette doctrine forme encore le socle de la conception politique de l’Église et spécialement en Allemagne. Il faut ajouter que ce droit naturel s’est retrouvé formulé, à partir de la fin du xixe siècle, dans les termes d’une philosophie des valeurs émergente et bientôt très influente. Le droit naturel de Saint Thomas exprime des vérités qui sont autant de valeurs objectives et, donc, absolues. Ce caractère absolu des valeurs/vérités chrétiennes implique que l’Église et ses « vrais » fidèles ne peuvent apporter leur soutien à l’État et à son régime que dans l’exacte mesure où ces vérités sont garanties. D’où le problème spécifique qu’ils ont nécessairement à l’égard de la démocratie moderne : la vérité éternelle et objective des valeurs absolues du droit naturel chrétien ne saurait être subordonnée à l’opinion changeante et subjective d’une majorité. La garantie politique et juridique de ces valeurs, de leur effectivité sociale devient la condition de l’assentiment du catholique à la démocratie – comme d’ailleurs à tout autre régime –, une démocratie que, toutefois, dans le même temps, il entend amputer. En effet, le fidèle soumis situe son ethos (ses valeurs substantielles qui sont celles que lui dicte l’Église) au-dessus de l’ethos démocratique et de ses « petites valeurs », ces valeurs formelles et procédurales qui conditionnent l’adhésion à la fois nécessaire et suffisante du citoyen au régime de la démocratie : la reconnaissance de la valeur intrinsèque de la discussion publique et la loyauté, qui suppose aussi une confiance minimale envers les relais institutionnels de cette discussion ouverte. Pour un tel Chrétien, ces valeurs absolues du droit naturel chrétien sont donc exclues de toute discussion démocratique possible et doivent être soustraites à l’espace public. La loi de Dieu commande à la loi de la République. Pour le dire autrement, la religion catholique doit être inconditionnellement aussi « religion civile ». La discussion démocratique et la décision majoritaire ne sauraient en conséquence avoir de légitimité qu’en dehors des secteurs de la vie sociale protégés par les valeurs absolues de l’Église.
Ce droit naturel chrétien a ainsi pour effet de détacher par principe de la discussion démocratique et donc de la politique démocratique certains secteurs de la vie sociale qui doivent être protégés de la décision politique. De la sorte, la forme démocratique ou autocratique du régime ne compte guère : seules importent sa volonté et sa capacité de sauvegarder concrètement les valeurs chrétiennes là où elles sont théoriquement intangibles.
Tel est le problème du chrétien et, spécialement, du catholique soumis à une autorité puissante et concurrente de celle de l’État. Mais ses valeurs intangibles ne concernent que certains secteurs de la vie sociale : les relations entre l’Église et l’État, bien sûr, le mariage et la famille, ainsi que, sujet brûlant, l’école confessionnelle.
C’est quelques années plus tard, en 1961, dans un texte consacré au catholicisme allemand en 1933, paru dans la même revue et qui déclencha une plus violente polémique encore, que Böckenförde montra les conséquences possibles, et en l’espèce funestes, de cette théologie politique. Dans cet essai, Böckenförde met à mal la légende d’une Église résistante de la première heure. Les chrétiens qui refusèrent toute compromission avec le nouveau régime, même dans la hiérarchie de l’Église, le firent à titre individuel. L’institution pour sa part suivit globalement une ligne qui fluctuait entre tolérance, approbation, soutien et, dans le cas extrême, collaboration. Reste à expliquer les raisons de cette attitude.
L’une de ces raisons, Böckenförde la voit justement dans ce qu’il appelle « un rétrécissement spécifique de la conscience politique » parmi les catholiques, qui « les priva de plus en plus de la capacité de juger et décider de manière vraiment politique, c’est-à-dire partant du tout pour aller au tout » (vom Ganzen her und auf das Ganze hin) :
En effet, du fait qu’ils ont placé certains domaines de l’ordre politique et social en tant que tels sous l’empire d’une prétention inconditionnelle fondée sur le droit naturel, ces domaines ont été élevés au-dessus de tous les autres secteurs et isolés de ceux-ci.
De ce seul fait, il a suffi que Hitler assure l’Église de ses meilleures intentions quant aux relations entre l’Église et l’État ainsi qu’au sujet de l’école, et fasse connaître sa volonté de conclure un concordat sur ces questions, pour que le catholicisme « touché en son point le plus vulnérable » succombe « à une tentation mortelle – d’un point de vue politique ». Quant aux autres secteurs de la vie collective, régnait dans l’Église un profond indifférentisme. S’agissant du régime politique, autoritaire ou démocratique, la doctrine du droit naturel avait conduit le pape Léon XIII à formuler dans Immortale Dei une « déclaration de neutralité », pour reprendre l’expression de Böckenförde : peu importe le flacon du régime, pourvu qu’on ait l’ivresse de la garantie de nos valeurs. Comme l’explique Böckenförde, l’Église tendait à prendre ses bona particularia pour le bonum commune.
Cette émasculation politique du catholicisme serait profondément liée à l’absence d’une pensée véritable de l’histoire. La philosophie sociale de l’Église, héritage de la scolastique, imposait une « compréhension anhistorique du monde » :
La réalité, ou encore la situation à laquelle l’homme agissant fait face, y est conçue de façon purement abstraite, comme un « objet » isolé du passé et de l’avenir qui, telle une pâte à modeler, autoriserait toute mise en forme. Il s’agirait seulement, dans chaque cas, de mettre en œuvre les principes objectivement valides. Une telle conception, aussi convaincante qu’elle puisse paraître à première vue, méconnaît l’historicité qui est essentielle à tout ordre politique et étatique. C’est seulement sur le sol de la réalité historique que, dans l’espace social, nous pouvons agir et créer.
Autrement dit : c’est seulement sur le terrain de la réalité historique que l’Église devrait penser pouvoir agir et créer politiquement. En 1933, elle s’est elle-même condamnée à l’impuissance et, à la fin des années 1950, elle n’a toujours pas tiré les leçons d’une catastrophe inavouée et inavouable.
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Il existe une forte analogie entre cette analyse critique de la théologie politique du catholicisme et l’analyse, elle aussi critique, de l’Union européenne proposée dans un essai de 1997 sous le titre « Où va l’Europe ? ». Il ne s’agit pas de discréditer les Communautés et l’Union qu’elles sont devenues. Qu’on n’attende pas de Böckenförde un discours qu’on dirait aujourd’hui populiste ni même platement souverainiste. C’est bien la question du politique qui lui importe et à partir de laquelle il entend poser les « problèmes fondamentaux » de l’intégration. L’un de ces problèmes fondamentaux résulte du questionnement sur la capacité et l’efficacité politiques de l’approche fonctionnaliste. Qu’entend-on par « intégration politique » ? Est-elle possible par le moyen de l’intégration économique et monétaire qui, comme par un effet d’induction, pourrait la faire passer de l’économie, techniquement pensée, au politique ? À cet égard, Böckenförde constate que « l’intégration économique à un niveau supranational crée un problème structurel spécifique ». En effet, « le domaine des quatre libertés du citoyen économique (Marktbürger) se trouve isolé en tant que secteur propre de la politique dans sa globalité et muni d’une primauté à l’égard des domaines de la politique qui restent nationaux ». Il en résulte que « le plein déploiement de ces quatre libertés conduit, au niveau européen, à libérer une société industrielle intensément concurrentielle et capitaliste qui n’est plus intégrée dans les conditions de l’État social ». Certes, l’Union n’est pas dépourvue de certaines compétences dans le domaine social, mais il lui manque notamment le pouvoir de réglementer les politiques sociales de l’emploi et de la redistribution.
On comprend dès lors le scepticisme de Böckenförde à l’égard du projet appelé « Constitution européenne » : si l’on pose que le concept de constitution présuppose le concept de politique, et si l’on admet que la construction européenne est bien marquée par ce problème structurel, celui qui déchire entre deux niveaux la responsabilité politique globale, alors on comprend les doutes qu’on pouvait avoir quant à la tentative bureaucratique et politicienne de donner une véritable Constitution à l’Europe, ainsi qu’à l’égard de la construction d’une Union politique à partir de telles prémisses. Il aurait à tout le moins été nécessaire de penser, en amont, le concept du politique.
À partir de là, on peut essayer de revenir à ces deux concepts, celui de politique et celui de constitution. Sur ce dernier point aussi, Böckenförde me semble, jusqu’à un certain point, tributaire de la définition schmittienne de la « Constitution positive » comme « décision fondamentale sur l’unité politique d’un peuple ». Je laisserai ici la question du peuple européen en indiquant simplement que Böckenförde, contre Habermas et sa théorie de l’induction, un avatar du « patriotisme constitutionnel », était proche des positions de Dieter Grimm : une constitution sans un peuple européen, c’est-à-dire sans un véritable espace public européen, n’est qu’un mot vide.
Pour mon propos, il est plus important d’insister sur le fait que, précisément, en sectorisant et séparant le « tout » politique en domaines européens et domaines nationaux – une manière de faire qui rappelle, sous d’autres formes et par d’autres moyens, la segmentation du politique qu’entendaient imposer les Catholiques après la guerre – en déchirant le politique sur deux niveaux, le problème structurel de l’Union n’est pas un problème idéologique, mais bien un problème qui relève de l’analyse institutionnelle de ce qu’on appelle le constitutionnalisme « multiniveau ».
Si la mise en évidence de ce problème repose sur un aspect essentiel du concept schmittien du politique, elle le valide en même temps et comme en retour aux yeux de Böckenförde : le point décisif est que, comme l’on sait, le politique et, partant, la politique ne sont pas eux-mêmes un secteur de la vie sociale, un certain domaine à côté des domaines de l’économie, de la religion, de la culture ou du sport même. Non pas que tout soit politique, mais que tout est possiblement ou potentiellement politique. Le politique n’a pas d’essence, telle est la thèse fondamentale de Schmitt, le concept de politique n’est pas substantiel mais relationnel, il est déterminé par le critère de la relation ami–ennemi. C’est cette thèse fondamentale sur le politique que Böckenförde reprend de Schmitt :
Le politique n’a pas de domaine matériel délimitable, il constitue au contraire un champ de relations publiques entre les hommes et les groupes humains caractérisé par un certain degré d’intensité quant à l’association ou la dissociation, jusqu’à la distinction ami–ennemi, et qui trouve son matériau dans tous les domaines objectifs, tous les domaines de la vie.
On comprend alors que, puisque la politique n’est pas un secteur déterminé de la vie sociale, elle doit en embrasser la totalité : à partir du tout pour le tout, comme le dit Böckenförde cité plus haut. Puisqu’elle n’est pas un secteur, son principe est celui de l’unité. Et l’on peut alors bien considérer que la constitution, en tant qu’elle présuppose le concept du politique, peut être dite, avec Schmitt, « la décision fondamentale sur l’unité politique d’un peuple ». Il en va de même de l’État, s’il présuppose lui aussi le concept du politique : il est l’unité politique d’un peuple. C’est pourquoi la souveraineté dont « le principe réside essentiellement dans la Nation » implique que « nul corps, nul individu » ne puisse « exercer d’autorité » qui n’émane expressément du principe d’unité que contient l’idée de souveraineté.
Reste à savoir ce que signifie « unité politique d’un peuple ». La question fondamentale de la politique moderne, celle de l’État sécularisé ou en voie de sécularisation, depuis Hobbes et Rousseau, ce que rappelle Hermann Heller – une autre référence décisive pour comprendre Böckenförde – est bien de savoir comment à partir d’une pluralité constituer une unité : E pluribus unum. De ce point de vue, il me semble que, par rapport à Schmitt, Böckenförde apporte une inflexion d’une part et une différence d’autre part.
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L’inflexion d’abord : elle tient en l’insistance de Böckenförde sur la question de la politique intérieure, là où le pathos politique schmittien privilégie la politique extérieure et la possibilité de la guerre et, dans la politique intérieure, le problème de l’état d’exception – bref fait culminer le politique dans l’hypothèse du conflit violent qui, en quelque sorte, révèlerait ce qu’il en est vraiment du politique. Pour Böckenförde, au contraire, la mission première du politique, parce qu’elle est la condition même de l’unité politique intérieure et donc aussi la condition de possibilité d’une politique extérieure, tient en ceci :
La prestation de l’État en tant qu’unité politique est précisément de relativiser tout ce qui, à l’intérieur, survient de contradictions, tensions et conflits et de les maintenir dans cette relativisation de telle sorte que, dans le cadre de l’ordre pacifié de l’État, la confrontation fasse l’objet d’une discussion publique selon une procédure organisée, qu’il soit débattu des solutions et que, en fin de compte, une décision puisse être adoptée.
C’est très exactement à la production et la sauvegarde de ce que Böckenförde appelle l’« homogénéité relative » que doit travailler l’État. En effet, « le but de la politique n’est pas la guerre et l’hostilité, mais au contraire, dans la mesure du possible, leur évitement, pas à n’importe quel prix cependant, notamment celui du renoncement à soi ».
Mais cette inflexion vers les conditions pacifiques de la politique intérieure doit aussi se comprendre à travers la différence qu’introduit Böckenförde, grâce à Heller, d’avec le concept schmittien d’État qui, en quelque sorte, s’épuise dans la formule de l’unité politique d’un peuple. Si Schmitt désubstantialise le concept de politique, il est beaucoup moins évident qu’il désubstantialise de même ses notions d’unité et de peuple, et c’est en cela, selon moi, que se trouve le plus grand danger de sa pensée, non pas tant dans le critère ami-ennemi correctement entendu et utilisé.
C’est la raison pour laquelle la définition hellérienne de l’État est vraiment décisive dans l’œuvre de Böckenförde. L’État est « unité organisée d’action (ou de décision) et d’effectuation ». Ce concept d’État est cette fois parfaitement désubstantialisé. Il dit clairement que c’est l’organisation qui fait d’une pluralité une unité, que c’est une organisation qui peut seulement établir et maintenir l’unité politique d’un peuple. Or, ce concept déplace la question du politique vers le problème pragmatique du comment se réalise et s’effectue l’unité politique et, dès lors, vers la question constitutionnelle qu’elle permet de poser pleinement.
Si l’État (moderne) est bien la résultante d’un processus de sécularisation, c’est qu’il a été historiquement confronté à une double déchirure : celle d’abord qui commence de trancher dans l’unité théologico-politique qui associait Église et État, et le premier moment de cette dissociation se joue, selon Böckenförde, dans la querelle des investitures ; celle ensuite qui, au xvie siècle, divise le monde chrétien jusqu’à la guerre des religions. C’est bien cette « dynamique de l’Occident » qui impose à l’État de s’instituer et d’agir dans une sphère autonome – au moins relativement – par rapport au théologique et selon une logique propre, celle de ce que l’on appellera, au xvie siècle, la « raison d’État ». Mais en se détachant de tout socle théologique, il commence d’ouvrir, pour ainsi dire sous ses pieds, un espace libre à son égard où tous les dogmes, toutes les vérités deviennent contestables, discutables. Sa logique même le restreint lors même qu’il affirme sa souveraineté. Il faut donc comprendre que l’idée de souveraineté contient en elle-même celle d’une autolimitation, comme l’avait déjà vu un Georg Jellinek si mal compris et tant déformé à ce sujet. La « constitution » de l’État n’est pas autre chose que l’expression normative formelle de cette nécessaire autolimitation. Elle est nécessaire du point de vue de la logique de l’État sécularisé si et seulement s’il entend bien être un État selon sa propre raison.
Ce principe d’autolimitation de l’État sécularisé l’oblige, sans d’ailleurs le contraindre, à libérer l’espace de la société. Ce processus de libération sociale vis-à-vis de l’État, la formation d’une sphère « libre d’État » (staatsfrei, Jellinek) se joue d’abord dans la revendication de la liberté de conscience pour se déployer en un système global des droits de l’homme, selon la généalogie proposée par Jellinek à laquelle adhère Böckenförde. En ce sens, l’article 10 de la Déclaration est central : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Dans l’espace public de la société, il n’y a plus de vérités, même religieuses, seulement des opinions (librement discutables). Les autres libertés, qui créent l’espace social nécessaire à la démocratie, en découlent.
Si l’État sécularisé, par sa logique propre, crée à ses pieds une société des opinions, qui porte en elle historiquement une tendance démocratique, il est clair que cet État et ses gouvernants s’obligent à adopter une posture agnostique. Les pieds du Léviathan moderne, aussi puissant et souverain soit-il, sont d’argile. Il ne peut garantir ses propres présupposés, dès lors qu’il doit remettre ceux-ci au libre jeu du débat social. La dynamique de l’État s’est engagée à partir d’une logique de la distinction, de la séparation relative entre État et société civile. Cela condamne tout autant les religions civiles et leurs prétentions à la vérité politique.
C’est de cette manière, me semble-t-il, que le concept de constitution et d’État, qui ne peut être, au nom de l’autolimitation souveraine, que constitutionnel et donc constitué, présuppose, chez Böckenförde, le concept du politique. Et c’est la raison pour laquelle le droit constitutionnel, c’est-à-dire sa théorie et sa dogmatique ainsi même que sa pratique juridictionnelle, ne peut être, de ce point de vue, qu’un droit politique. Un droit politique se définirait alors comme un droit constitutionnel qui se pense à partir des présuppositions historiques et théoriques qui conditionnent l’État moderne et sa constitution.
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Je n’ai fait, jusqu’ici, qu’expliciter les fondements conceptuels de la démarche de Böckenförde avec et dans ce droit constitutionnel politique. Je voudrais maintenant évoquer les manières concrètes à travers lesquelles se déploie cette approche politique dans la théorie et la dogmatique constitutionnelles de Böckenförde. Il ne peut s’agir ici d’entrer dans tous les détails. Mais il convient de préciser quelques lignes de forces à partir desquelles peut se développer cette pensée.
Il faut d’abord souligner le rôle de l’histoire dans la doctrine constitutionnelle de Böckenförde. C’est la politique qui fait entrer les humains dans l’histoire. Si l’idée de constitution est, en son fondement, politique, l’histoire constitutionnelle ne peut s’entendre elle aussi qu’à partir d’une perspective politique. Toutefois, il ne saurait s’agir d’une histoire bornée à la simple positivité des faits. Tout au contraire, il y faut une histoire intellectuelle et conceptuelle à partir de laquelle il convient de reconstruire les logiques structurales et structurantes du constitutionnalisme moderne et c’est en ce sens qu’elle doit être dite politique. Dans un texte important consacré à l’école historique, Böckenförde montre que celle-ci, chez Savigny notamment, du fait de son « impoliticité », de son « quiétisme » politique, rate en vérité l’historicité du droit. C’est chez Hegel qu’il faut aller la chercher, ou chez ses épigones, en particulier Lorenz von Stein. On ne peut postuler, avec Savigny, l’esprit intemporel d’un peuple dont les changements n’affecteraient pas la substance postulée. C’est pourquoi, la véritable école historique du droit est, selon Böckenförde, hégélienne. Elle seule permet de comprendre la liaison entre histoire et politique, une liaison sur laquelle insiste notre auteur dans l’entretien avec Gosewinkel : il faut comprendre, comme le fait un von Stein, les forces agissantes dans l’histoire qui configurent la et le politique, comprendre l’« agir historico-politique » de ces forces, non pas l’agir historique et politique, en détachant ces deux dimensions l’une de l’autre. Toute histoire est politique dans la mesure où toute politique est historique, ce qui signifie que certains événements « historiques » sont sans doute circonstanciels, mais que d’autres signifient ce que l’on pourrait qualifier d’avènement historial, comme la Déclaration de 1789 qui énonce et annonce la vérité historique de l’État moderne. D’un point de vue de droit politique, l’analyse de ce texte doit viser à en comprendre ce que Böckenförde appelle les « idées ordonnatrices » (Ordnungsideen).
Plus généralement, puisque le politique n’est pas un secteur mais un ordre global de la vie sociale, il importe, dans la recherche historique de rechercher les « idées ordonnatrices », au-delà de la seule Déclaration et jusque dans ce constitutionnalisme délaissé et pourtant si décisif, celui du xixe siècle qui devait, dans l’Europe tout entière, digérer le moment révolutionnaire. Tel est le sens profond des nombreux essais que Böckenförde a consacrés au constitutionnalisme allemand du xixe siècle. Ce constitutionnalisme « classique » ne détermine pas, mais éclaire cependant la situation contemporaine jusqu’en ses apories.
En effet, l’idée ordonnatrice fondamentale exprimée par la Déclaration de 1789 renverse le principe d’Ancien Régime : l’État ne précède plus la société, mais la société précède l’État. Cette autonomisation de la société par rapport à l’État est le fait social moderne caractéristique et fondamental. La société n’est pas une sphère apolitique, le politique n’est pas la chose exclusive de l’État, mais c’est le politique qui se trouve lui-même scindé par cette désassociation de l’État et de la société. C’est la problématique constitutionnelle décisive que Böckenförde reprend de Hegel et de l’un de ses maîtres hégéliens, Joachim Ritter, la problématique de la « scission » (Entzweiung), de ce que j’appelle préférablement la « désassociation » et qui gouverne toute la théorie constitutionnelle de notre auteur. Car à partir d’elle se pose la question politique moderne de l’unité dans la pluralité, non pas seulement de fait, mais de droit, et la question de la médiation entre État et société qui n’est autre que celle de la représentation entendue au sens large. On ne saurait donc comprendre ni interpréter constitutionnellement le principe moderne de la démocratie à partir d’une vision et d’un concept anhistoriques et donc apolitiques de la démocratie, comme si l’on pouvait rejouer la démocratie athénienne, pour autant qu’on l’interprète correctement, comme la démocratie du petit nombre des « citoyens ». Les régimes modernes qui entendent surmonter et éliminer le problème de l’Entzweiung – et donc de la médiation – à l’époque moderne peuvent être dits sensément « totalitaires ». Cette question engage toute la théorie de l’État de droit démocratique (et social) qui est l’objet premier du droit constitutionnel böckenfördien, dont le problème indépassable – contre Carl Schmitt – est celui de la représentation.
Or, ce problème de l’Entzweiung détermine le paradoxe constitutionnel des Modernes. La liberté individuelle et sociale est posée comme première, mais elle ne peut se déployer que dans l’ordre organisé de l’État. Elle doit être instituée. Certes, pour reprendre une formule célèbre et ancienne : les droits de l’homme ne sont pas une politique. Mais, en même temps, une politique sans les droits de l’homme n’est pas une politique moderne. D’où le problème de l’unité politique d’une société libérale et de son État démocratique, qui n’est pas seulement unité à partir de la pluralité mais aussi unité pour la pluralité. Or, cette pluralité qui doit être à la fois l’input et l’output de l’État libéral moderne ne peut garantir ni en amont ni en aval l’unité politique. C’est pourquoi l’État sécularisé, démocratique et libéral « vit sur la base de conditions qu’il ne peut lui-même garantir ». C’est pourquoi l’État est une « aventure risquée », « Wagnis ». L’État ne peut garantir ses propres présupposés parce que son présupposé véritable, c’est le politique, une tension permanente entre association et dissociation, une tension qu’il lui appartient, en tant qu’État démocratique, de garantir, sans pouvoir garantir les conditions-mêmes de l’unité.
Pour finir, la liberté est politiquement première, mais la constitution est l’organisation nécessaire de cette liberté. Tel est, rapidement formulé, le problème du régime démocratique moderne, son paradoxe constitutif. Il s’agit d’organiser une liberté qui, par elle-même, ne peut être qu’informelle et désorganisée. Toutefois, du point de vue de l’État constitutionnel, même si celui-ci a pour but la liberté, la question de l’organisation est elle-même condition de la liberté dans l’État, c’est-à-dire dans le monde de la politique moderne. C’est, je crois, le principal aspect de la réception du concept hellérien de l’État chez Böckenförde. D’où un principe récurrent de sa dogmatique constitutionnelle, à savoir que les questions de forme et d’organisation – les conditions de la liberté – précèdent nécessairement, sans bien sûr les supprimer, les questions substantielles – le « ce en quoi consistent » nos libertés. C’est aussi pourquoi, selon lui, la constitution doit être comprise comme un « ordre-cadre » (Rahmenordnung) et non pas comme « ordre de valeurs ». Ce dernier introduirait, dans le régime démocratique, un système axiologique de vérité contraire au principe même de la démocratie moderne. Une constitution véritablement démocratique peut bien encadrer la discussion sociale, mais elle ne saurait la déterminer avec la force du droit.
C’est pourquoi, sans avoir aucune prétention ici à la présenter de manière exhaustive, une telle approche politique du droit constitutionnel qui pose la constitution moderne comme un ordre politique, appliquée à l’État démocratique, libéral et social, explique son rejet des tentatives et tentations, si naturelles chez les juristes et les hommes politiques, qui entendent fonder axiologiquement le droit. C’est déjà le sens du combat de Böckenförde contre le droit naturel catholique en 1957. Conçues comme objectives et absolues, ces valeurs fondatrices visent à dépolitiser partiellement, sectoriellement le débat public. Ce n’est pas que le droit n’exprimerait pas des valeurs : il serait absurde de le nier. Le problème est de vouloir le fonder sur des valeurs et de vouloir mettre le politique (moderne, sécularisé) sous la coupe de ces valeurs, les valeurs de la République, notamment, dont on se gargarise tant en France. D’où vient ce besoin, en démocratie, de faire retour à une sorte de religion civile ? Ne voit-on pas que le sens de ces valeurs – il n’est à penser qu’à la laïcité française – est discuté ad nauseam ? Ce ne sont pas ces valeurs, au sujet desquelles on peut légitimement, dans un système démocratique, se disputer qui donneront au droit sa rationalité, même relative. Il appartient bien plutôt au droit de donner aux valeurs un principe de rationalité.
Du point de vue du politique et du droit en tant que « droit politique » (et démocratique), toute fondation axiologique pose un problème fondamental : en effet, non seulement elle tend à segmenter le tout politique (à faire dominer des bona particularia sur le bonum commune), mais, surtout, du fait que leur objectivité ne peut être rationnellement établie et que l’affirmation de leur vérité soi-disant intrinsèque masque en réalité des préférences purement subjectives, elles polarisent le débat, radicalisent les positions et leurs adversités, et nourrissent les tensions centrifuges. En bref, elles jouent contre les missions premières de la politique. Elles ne sont pas apolitiques, mais antipolitiques. Elles sont une tyrannie contre le politique. On en a vu, selon Böckenförde, le résultat avec la politique de l’Église.
L’État libéral et démocratique ne peut donc garantir ses propres conditions, car celles-ci supposent un « ethos porteur de l’État » qui assure l’homogénéité relative qui garantit les forces centripètes de l’association, bref, la collectivité des « amis » associés dans l’État. Avoir même des ennemis présuppose d’avoir des amis. Mais cette homogénéité relative, qui doit porter l’État à partir d’un ethos minimal, l’ethos de la démocratie et ses petites valeurs formelles, ne peut être dite religieuse, culturelle, et n’est bien évidemment aucunement ethnique. L’homogénéité est relative en un double sens : elle est homogénéité dans la diversité démocratique des valeurs substantielles ; elle suppose que les valeurs démocratiques relient entre eux les différents groupes, les différents intérêts, les différentes religions et cultures. Relative, elle doit être cependant suffisamment forte.
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Tout cela est très vite dit. Mais j’espère avoir contribué, grâce à Ernst-Wolfgang Böckenförde, à justifier un peu pourquoi le droit constitutionnel doit être pensé comme un droit politique et à montrer, même brièvement, ce à quoi engage, pour le travail théorique et dogmatique, une telle caractérisation. L’idée d’un Droit politique ne saurait évidemment signifier que, comme l’exprimait un théoricien de RDA, Hermann Klenner, « le droit est une catégorie subordonnée à celle de la politique ». Toutes choses égales d’ailleurs, ce principe était déjà affirmé dans l’Allemagne nazie. Ce n’est pas un tel lien de subordination du droit à une idéologie politique que nous invite à établir Böckenförde. Au contraire. Mais un tel principe de subordination ne paraît pas avoir aujourd’hui perdu toute sa vigueur quand on voit tant de juristes nous offrir leurs petites convictions et valeurs personnelles comme autant de vérités du droit constitutionnel : cela même que le grand Paul Laband appelait « dilettantisme ». Böckenförde, quant à lui, n’était pas un dilettante du droit constitutionnel.
Olivier Jouanjan
Olivier Jouanjan est professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II) et professeur honoraire à l’Université Albert-Ludwig de Fribourg-en-Brisgau (RFA). Il a traduit et présenté Ernst-Wolfgang Böckenförde, Le droit, l’État et la constitution démocratique, LGDJ/Bruylant, 2000.
Pour citer cet article :
Olivier Jouanjan « La notion du politique, concept-clé de l’œuvre constitutionnelle d’Ernst-Wolfgang Böckenförde », Jus Politicum, n°24 [https://juspoliticum.com/articles/La-notion-du-politique-concept-cle-de-l-oeuvre-constitutionnelle-d-Ernst-Wolfgang-Boeckenfoerde]