Scellant un bouleversement des relations entre l’Administration et le politique, la Ve République appelle la rationalité administrative au soutien d’une promotion du politique. À la faveur d’un ralliement de l’ordre républicain au modèle administratif, la volonté d’asseoir l’autorité de l’État s’appuie sur les principes et les formes du droit administratif. Cette ambition n’est pas sans rappeler l’intelligence haurioutiste du pouvoir exécutif soucieuse de dépasser le cadre normatif pour porter son attention sur la capacité des acteurs politiques à actionner le pouvoir des bureaux. Toutefois, en plaçant explicitement, par son article 20, l’Administration sous l’autorité du gouvernement, la Constitution du 4 octobre 1958 entend également rappeler que la soumission effective de la fonction publique à l’Exécutif fait pleinement partie du pacte républicain. L’impuissance des juristes à pouvoir caractériser dans les termes de la normativité l’agencement coutumier et l’action de ces institutions, placées dans un entre-deux du politique et de l’administration, révèle un complexe de réalités et de comportements que seul le droit politique est à même d’appréhender.

Sealing an upheaval in relations between the Administration and politics, the French Fifth Republic calls for administrative rationality to support a promotion of politics. Through a combined republican order with the administrative model, the desire to establish the authority of the state is based on the principles and forms of administrative law. This ambition is reminiscent of the intelligence of the executive power defended by Maurice Hauriou, which is anxious to go beyond the normative framework to focus on the ability of political actors to operate the power of offices. However, by explicitly placing, by Article 20, the Administration under the authority of the government, the Constitution of 4 October 1958 also intends to recall that the effective submission of the civil service to the Executive is fully part of the republican Pact. The inability of jurists to be able to characterize in terms of normativity the customary arrangement and the action of government institutions, placed in a middle-ground of politics and administration, reveals a complex of realities and behaviours that only the “droit politique” is able to grasp and understand.

Comment comprendre la nature de l’institution, entendue comme objet artificiel, composé d’individus, susceptible de produire du droit, et créé ex nihilo par le droit, qui peut donc être dit, sous ce rapport, matériellement constitutionnel ? […] La question est compliquée, mais relève de la phénoménologie et non de la sorcellerie. […] chaque institution existe pour ainsi dire deux fois. Elle existe comme objet intellectuel décrit dans la Constitution […], mais elle existe aussi actualisée dans des hommes, des locaux, une pratique effective et qui entraîne des conséquences dans la réalité.

 

À rebours des textes constitutionnels qui l’ont précédée, marqués par le souci de circonscrire un pouvoir présumé préexistant, la Constitution du 4 octobre 1958 confère au pouvoir exécutif l’office de stimuler et de diriger l’activité politique de la communauté nationale. Ce faisant, elle consacre l’ambition d’un renforcement de l’Exécutif qui avait déjà été soutenue, à la charnière des xixe et xxe siècles, par une haute fonction publique soucieuse de se poser en gardienne de l’intérêt général et du savoir administratif face à ce qu’elle dénonçait comme étant l’amateurisme des élus de la nation. Dans la postérité d’exigences saint-simoniennes (l’introduction du mode administratif dans la direction des intérêts nationaux) et d’une réforme gouvernementale qui avait conduit les acteurs politiques républicains à porter un regard plus bienveillant qu’anxieux sur l’Exécutif, les fondateurs de la Ve République appellent de leurs vœux une autorité étatique recouvrée et appuyée sur l’efficacité d’une Administration rationnelle. Comme l’observe alors André Siegfried, ne se met en place ni « la République des professeurs, chère à Albert Thibaudet, ni la République des ducs et des notables, chère à Daniel Halévy, [mais] la République des compétences administratives ».

Un changement de régime sert souvent de creuset à un profond renouvellement des idées constitutionnelles : à cet égard, initié aux thèses de Prévost-Paradol par Joseph Barthélémy, le libéral Michel Debré se montre soucieux de desserrer la contrainte que la culture parlementaire exerce encore sur les intelligences. Selon une logique imaginée dès la Première Guerre mondiale par le Général de Gaulle, l’unité d’action commande une concentration des moyens et une autonomisation de la machine administrative. Plus précisément, il importe que l’action gouvernementale puisse être appuyée sur des techniques rationalisées (on sait, à cet égard, que l’institutionnalisation de la science de la police, médiatisée par des procédures techniques et des connaissances spécialisées, a, peu à peu, conduit à l’autonomisation du domaine administratif relativement au pouvoir politique). Ainsi, en créant une sorte de vide politique par l’abaissement des assemblées parlementaires et des traditionnelles élites politisées, la Ve République donne la priorité à un souci d’efficacité que compromettait jusqu’alors le parlementarisme. La substitution au vocable de Conseil des ministres de celui de gouvernement traduit la volonté constituante d’autonomiser l’organe gouvernemental et de lui confier des compétences politiques aptes à définir l’intérêt supérieur du pays. Expression tardive et apaisée du processus de brutalisation de la vie politique qui avait marqué l’entre-deux-guerres, l’insistance portée sur l’action même de gouverner rejette les doctrines parlementaires dans un monde de formes révolues. Dans la tradition d’un libéralisme qui s’affirme non pas contre l’État, mais par lui, par son chef et ses moyens administratifs, l’équilibre entre les pouvoirs ne doit pas empêcher, selon un mot fameux, l’intendance de suivre. À cet effet, dans un pays marqué par la violence des affrontements idéologiques, l’occupation des sommets de l’État par des agents publics partageant, nonobstant la diversité de leurs allégeances partisanes, des valeurs communes, apparaît comme un moyen de neutralisation des divisions politiques. Indépendamment des turbulences politiques et de l’organisation constitutionnelle du pouvoir, la compétence dont sont crédités les grands Corps constitue, en quelque sorte, une garantie du bon fonctionnement de la machine étatique. À cet égard, les dispositions de la Constitution d’octobre 1958 reconnaissent explicitement une réalité qui est celle de la fonction constitutionnelle de l’Administration, fonction qui fut longtemps réduite à la seule exécution des lois. De surcroît, en consacrant la compétence du gouvernement dans le domaine législatif et en affaiblissant notablement l’autorité parlementaire, elles élargissent fortement le champ de la puissance administrative. Se trouve, de ce fait, ravivée la crainte que ne s’opère, derrière la façade constitutionnelle, une appropriation du pouvoir par l’Administration (Daniel Halévy constate déjà, à la fin de la IIIe République, que « la France a en réalité deux constitutions : l’une, celle de 1875, officielle, visible […], parlementaire ; l’autre, secrète, silencieuse, celle de l’an VIII, constitution napoléonienne qui remettait aux corps administratifs la direction du pays »). Si, par les termes de son article 20, le droit de la Constitution du 4 octobre 1958 exprime l’étroite attache qui lie le pouvoir d’État à l’appareil administratif qui en constitue l’instrument, il ne parvient pas à embrasser la totalité d’une réalité politique et administrative faisant de cet appareil d’État, parallèlement à l’ordonnancement institutionnel et au système de partis, l’une des pièces structurantes du régime politique de la Ve République.

Pour appréhender cette réalité politico-administrative souvent ignorée de la doctrine constitutionnelle, nous nous proposons de nous appuyer sur une lecture haurioutiste de l’article 20 qui, comme on le sait, confie au gouvernement, en collaboration avec un Président de la République garant du bon fonctionnement des pouvoirs publics et des intérêts supérieurs de l’État, le soin de définir et de conduire la politique de la nation. En effet, le Doyen toulousain, préfigurant par là le discours gaullien, appréhende l’État comme une réalité politique, plus précisément un phénomène de pouvoir appelé, par-delà sa rationalisation et son encadrement juridique, à imposer sa nécessité. Estimant que « gouverner, c’est agir et non pas délibérer », il invite à apprécier la hiérarchie des pouvoirs d’un point de vue politique (c’est-à-dire à l’aune de l’aptitude à la conduite de l’État) et non pas juridique (à l’aune des rapports avec la loi).

Cette proposition de lecture nous dicte les deux moments de notre propos : scellant un bouleversement des relations entre l’Administration et le politique, la Ve République appelle la rationalité administrative au soutien d’une promotion du politique. À la faveur d’un ralliement de l’ordre républicain au modèle administratif, la volonté d’asseoir l’autorité de l’État s’appuie sur les principes et les formes du droit administratif. Cette ambition n’est pas sans rappeler l’intelligence haurioutiste du pouvoir exécutif soucieuse de dépasser le cadre normatif pour porter son attention sur la capacité des acteurs politiques à actionner le pouvoir des bureaux (I). Toutefois, en plaçant explicitement, par son article 20, l’Administration sous l’autorité du gouvernement, la Constitution du 4 octobre 1958 entend également rappeler que « la soumission effective de la fonction publique à l’Exécutif fait pleinement partie du pacte républicain ». Les velléités de substituer au pouvoir politique un pouvoir administratif, nées d’un parlementarisme longtemps non rationalisé, sont éteintes par l’affirmation que les bureaux doivent se tenir à la disposition du gouvernement (II). Comme l’écrit déjà René Capitant dans les années 1930,

puisqu’il faut des maîtres, ces maîtres seront les Bureaux, c’est-à-dire les ingénieurs sociaux qui dirigent l’administration. Ce sont les seuls que la République puisse accepter. Mais non pas accepter sans contrôle. Le contrôle des pouvoirs est, en effet, […] la règle essentielle de toute constitution républicaine.

L’attention que les constituants de 1958 prêtent aux modalités d’organisation du pouvoir invite à concevoir l’ordre constitutionnel aussi bien comme un ensemble de règles que comme un ensemble de situations concrètes. Étroitement liée à une technicisation de l’action gouvernementale et à la présidentialisation du pouvoir, la promotion de certains acteurs (au nombre desquels se tiennent tout particulièrement les membres des cabinets ministériels) a donné naissance à une camarilla politico-administrative dont l’étude conduit à interroger le rapport à la réalité constitutionnelle et à sa représentation. À cet égard, la méconnaissance de la réalité administrative du pouvoir et de la vie de l’institution gouvernementale expose le droit public, pour reprendre les célèbres termes de G. Jellinek, à se perdre dans l’étude de « catégories vides » et de « fantômes ».

 

I. La rationalité administrative au soutien d’une promotion du politique

 

En 1958, l’insertion de dispositions relatives à l’aménagement administratif au sein du corpus constitutionnel témoigne, comme sous la Révolution française, de l’intention constituante d’affirmer la portée politique de l’appareil administratif. Ce dessein de reconnaître le rôle politique d’une Administration dont la solidité est opposée à l’usure du parlementarisme se rattache à deux régimes de temporalité : dans un temps long, il s’inscrit dans l’héritage d’un discours jacobin et napoléonien qui a fait du service de l’État la condition même de la transformation de la société (tout au long du xixe siècle, la volonté, sans cesse affirmée, de moins administrer pour mieux gouverner ne procède pas, comme en Angleterre, d’un projet libéral de limitation du pouvoir, mais renvoie « à l’utopie d’un gouvernement immédiat de la volonté générale »). Inscrit dans un temps plus court qui est celui d’un processus constituant précipité par l’effondrement de la IVe République, cette ambition s’agrège à un discours réformiste dont Léon Blum avait déjà résumé les termes en observant qu’« il ne s’agit pas de savoir ce que signifie le mot gouverner ; il ne suffit même pas d’être résolu à gouverner ; il faut en détenir ou s’en procurer les moyens ». Au nombre de ces moyens, il faut compter, en 1958, la promotion d’instances administratives et d’une fonction publique de carrière organisée en grands Corps. Déjà, en 1941, dans une première ébauche de Constitution dessinée à Rabat, Michel Debré envisage de créer un puissant Conseil d’État, apte à combiner le Conseil du roi de l’Ancien Régime et le Conseil d’État consulaire, qui assurerait « la permanence de l’action publique » auprès du gouvernement.

 

A. L’efficacité de l’Exécutif par la haute Administration

En tant que modalité d’organisation de la vie politique, le gouvernement parlementaire établi en 1958 se tient très clairement à rebours du modèle du gouvernement d’assemblée défendu par certains acteurs politiques de la IIIe République qui, fidèles à la récusation rousseauiste d’un équilibre des pouvoirs, étaient soucieux de maintenir l’inféodation du pouvoir exécutif au sein d’un régime républicain (René Goblet affirme ainsi, en 1893, qu’il n’est pas « de ceux qui, par une étrange équivoque, confondant l’administration avec le gouvernement, placent le gouvernement dans le pouvoir exécutif et font résider dans la force de ce pouvoir toute la force gouvernementale de la nation »). Dans la mesure où il importe désormais, dans le cadre institutionnel de la Ve République, de reconnaître au gouvernement le droit de mener une politique qui lui soit propre, sans qu’il n’ait à faire passer le fil de son action par le chas de l’aiguille parlementaire, l’objectif premier de Michel Debré et de ceux qui préparent, en juin et juillet 1958, la première esquisse de Constitution, est de hisser la faculté de produire des ordonnances et des décrets au cœur du fonctionnement du pouvoir (la promotion du décret permet de garantir au pouvoir exécutif la possibilité de mener en permanence ses politiques d’intervention). De ce fait, entre les deux modes de production traditionnels du droit que sont le mode parlementaire par lequel la règle est votée par la représentation nationale, et le mode ministériel par lequel la règle est élaborée par le Premier ministre et les membres du gouvernement, l’équilibre antérieur est renversé au profit de ce que Jean Carbonnier a nommé un « droit bureaucratique ». L’élaboration de ce dernier est confiée à la sollicitude d’une élite fonctionnarisée empreinte d’une conception volontariste du droit. De telles inflexions s’inscrivent dans une tradition déjà bien repérée : dans son ouvrage consacré à la question de la compétence au sein d’un régime démocratique, Joseph Barthélemy reprend, en 1918, des thématiques déjà rencontrées sous la plume d’Hippolyte Taine ou d’Ernest Renan. Comme l’écrit Hauriou dans son Précis de droit constitutionnel, dans la mesure où « le milieu social n’engendre par lui-même aucune initiative, celle-ci vient toujours des individus », c’est-à-dire d’une minorité qui se distingue par son « esprit d’entreprise et la supériorité de sa compétence et qui assume le gouvernement ».

Constituant, par nature même, ce pouvoir minoritaire, le pouvoir exécutif – cette « puissance mystérieuse [qui] réunit l’action à la volonté » selon le célèbre mot de Necker – doit être confié à des Bureaux. En prenant appui sur certaines thèses du philosophe Alain et en prenant la mesure de l’importance de l’ossature administrative des ministères, René Capitant observe, dès la IIIe République, que les pouvoirs, organisés comme des services justifiés par leur utilité publique, « cessent, par là-même, d’être politiques, pour devenir administratifs. L’État doit être gouverné par les Bureaux. La République est d’abord une Bureaucratie ». Les grandes orientations étant désormais identifiées, au sein du régime établi en 1958, comme appartenant au pouvoir d’État, la méfiance du Général de Gaulle à l’égard des appareils partisans le conduit à confier des responsabilités éminentes aux grands serviteurs de l’État qui étaient parvenus à assurer, dans les régimes antérieurs, la continuité de l’action publique. En effet, si « la ligne de démarcation séparant la politique de l’administration » se situait, traditionnellement, entre le gouvernement soumis à l’emprise des partis et l’Administration astreinte à une obligation de réserve, elle se trouve désormais déplacée pour se tenir entre le gouvernement procédant du chef de l’État et le Parlement devenu l’unique espace des partis politiques. Selon les termes employés par de Gaulle dans sa conférence de presse du 31 janvier 1964, les ministres, qu’ils soient d’origine parlementaire ou qu’ils soient issus de l’Administration, ont tous été placés sous « l’autorité indivisible de l’État […] confiée tout entière au président de la République par le peuple qui l’a élu ». Alors que, sous la République des partis, les gouvernements, dont les membres se sentent davantage en dette à l’égard d’un parti (auquel ils doivent leur portefeuille ministériel) qu’à l’égard d’un président du Conseil, procèdent de l’agrégation de délégations partisanes, le Président de Gaulle se refuse, sous la Ve République, à négocier la composition d’un gouvernement avec les chefs des grands partis. Si une telle attitude procède de l’intention constituante originelle consistant à mettre la sphère étatique à l’abri des forces partisanes (intention par laquelle les membres de l’Exécutif sont invités à « [quitter] la maison des partis pour n’habiter que la demeure de l’État »), elle ne peut être adoptée, plus tard, par les successeurs du Général devenus les chefs d’une majorité présidentielle.

Sous l’empire d’une nécessité qui est celle de la continuité de l’État, l’exercice du pouvoir gouvernemental se donne alors à voir comme une nouvelle expression du dualisme qui avait longtemps opposé, au xixe siècle, l’État (l’Exécutif) à la politique (les représentants réunis en assemblée). De ce fait, les rapports entre les hauts fonctionnaires et la politique, tels qu’ils s’étaient établis depuis la fin du xixe siècle, se trouvent profondément modifiés au sein d’une République administrative peu à peu encline à rompre avec la pratique républicaine de la séparation entre l’Administration et la politique (pratique procédant historiquement de la distinction, établie par la Constitution française de septembre 1791, entre les représentants de la nation et les agents chargés d’exécuter sa volonté). Convaincus du fait que les hauts fonctionnaires sont, en raison de leur éthique professionnelle ordonnée autour du service de l’État, les plus habiles à les conseiller dans l’élaboration de l’action politique, les ministres voient dans la culture administrative l’assurance de la faisabilité de cette action. Dès le gouvernement de Michel Debré, composé de personnalités sans attaches partisanes et appartenant toutes à un grand Corps, dix ministres-techniciens sont nommés sur un total de vingt-six membres. Se trouve ainsi éclairée, à l’aune de cette inflexion, l’intention du Doyen Hauriou d’affirmer une irréductibilité politique et juridique du pouvoir minoritaire (assimilé au gouvernement et à la haute Administration) au pouvoir majoritaire. En effet, à l’instar d’un Thomas Carlyle qui avait reconnu le rôle nécessaire des supériorités dans le mouvement historique d’un progrès ne s’accomplissant que par l’action de certains « organes articulateurs », Hauriou voit dans le perfectionnement de la civilisation un mouvement animé par l’action d’élites sur lesquelles repose une responsabilité historique particulière quant à la fondation des institutions. De ce fait, l’action de l’Exécutif, adossée à une Administration propre à substituer à une vision partisane et politique de l’État une vision technique et objective, possède une primauté politique sur le Délibératif. Avec la même prescience que celle dont fait preuve Hauriou quant à l’impératif technique d’un gouvernement fort, Mirkine-Guetzévitch avait également reconnu dans la « primauté politique de l’Exécutif » le fondement d’un régime parlementaire appréhendé comme « un problème technique de la démocratie ».

Dans un moment doctrinal marqué par la substitution de l’impératif d’organisation à celui de l’édiction d’une constitution écrite, cette thèse d’une primauté « politique » de l’Exécutif accompagne l’idéal technocratique de la compétence déjà porté par le discours libéral doctrinaire des capacités. La revendication en faveur d’une plus grande autonomie de l’appareil administratif par rapport au pouvoir politique avait, en effet, réactivé l’interrogation sur l’accommodement de l’idée démocratique à un gouvernement fondé sur la raison. Entendu comme un « pouvoir d’élite » en ce qu’il se caractérise par la compétence et l’autorité de certains gouvernants, le pouvoir minoritaire s’est peu à peu cristallisé, à la faveur de la substitution du régime démocratique à la royauté aristocratique, dans « l’institution exécutive gouvernementale et administrative ». Charles Eisenmann a pu souligner les difficultés auxquelles se heurte cette thèse selon laquelle le pouvoir exécutif et ses agents (composant une élite politique apte à soumettre les passions aux exigences de la raison) possèdent, du fait de leur compétence, le sentiment de l’ordre et de la justice. Selon lui, l’affirmation d’un droit de supériorité de l’élite intellectuelle fonctionnarisée, que Hauriou justifie par l’histoire et l’héritage des âges aristocratiques, « méconnaît l’hétérogénéité radicale des rapports historiques et des rapports juridiques ». À cet égard, l’instauration de la Ve République correspond à ce moment historique charnière où les premiers élèves de l’ENA, arrivés à maturité, se saisissent de la haute Administration appelée, elle-même, à se saisir de l’État. Repliés sur leur rôle technique d’administrateurs défenseurs de l’intérêt général, ces serviteurs de l’État se pensent dotés d’une légitimité technocratique qui les rend plus aptes à gérer le pays que la classe politique dépourvue de telles qualifications. Pouvant être, à certains égards, comparés aux fonctionnaires de l’État weimarien qualifiés, par l’article 130 de la Constitution allemande d’août 1919, de « serviteurs de la collectivité et non d’un parti » (termes institutionnalisant une dissociation fictive entre l’ordre étatique, situé au-dessus du système politique partisan, et sa forme constitutionnelle), ils font preuve d’un loyalisme davantage attaché à l’ordre étatique qu’au régime politique lui-même. En vertu d’une théorie des deux âmes, les fonctionnaires seraient les porteurs de la continuité étatique par-delà les vicissitudes de l’activité gouvernementale (c’est ce hiatus entre changement constitutionnel et continuité administrative qu’Otto Mayer relève déjà en soulignant que « le droit constitutionnel passe, mais le droit administratif reste »).

Par l’importance qu’il reconnaît à l’ossature administrative du pouvoir, l’ordre politique et constitutionnel établi en 1958 rejoint des modèles étatiques ayant étroitement arrimé l’appareil bureaucratique à la naissance d’un régime politique (par exemple, et toutes choses égales par ailleurs, l’Administration bureaucratique, étroitement rattachée à l’ordre politique, fait figure, au sein de l’Empire wilhelminien, de « charpente rigide de l’État autoritaire »). Quant à l’apport décisif de l’appareil administratif aux forces politiques gouvernantes, l’histoire constitutionnelle a enseigné que l’accommodement au régime parlementaire d’appareils bureaucratiques établis dans le cadre de l’absolutisme éclairé prussien ou napoléonien (modèles caractérisés par une monopolisation des fonctions gouvernementales par l’Administration) peut s’expliquer par l’existence du principe de la responsabilité ministérielle qui « fonctionne grâce au mythe de l’unité de l’appareil gouvernemental ». À cet égard, dans ses célèbres pages où il souligne que la Constitution gaullienne tend à réconcilier le pouvoir d’État avec le principe démocratique, G. Burdeau observe que certaines dispositions du texte de 1958, échappant à « une nostalgie barrésienne », reconnaissent un pouvoir démocratique qui, procédant du suffrage universel, « définit l’article 20 puisque le gouvernement qui “détermine et conduit” la politique est un gouvernement responsable ». Il est vrai que, tout au long du processus de rédaction de ce texte constitutionnel, répond à la volonté de restauration de la séparation des pouvoirs l’engagement des chefs de partis en faveur d’un gouvernement responsable devant le parlement, cette exigence se trouvant satisfaite par le choix d’une forme à la fois orléaniste et rationalisée du parlementarisme (la pratique enseignera, toutefois, que les modalités de la responsabilité des gouvernants peuvent être entravées par la confiscation oligarchique du pouvoir d’État).

 

B. Sur l’existence d’un pouvoir administratif

Renouant avec la période révolutionnaire, le texte constitutionnel de 1958 définit l’Administration en tant qu’institution : en effet, elle se trouve constitutionalisée directement « en tant qu’institution et non plus indirectement par le biais d’une hiérarchisation implicite des normes juridiques ». Ce faisant, la pensée constituante de 1958 fait écho à celle de la fin du xviiie siècle qui définissait les compétences d’un pouvoir administratif dans la mesure où elle appréhendait l’ordre constitutionnel, pour reprendre une formule de Jean-Joseph Mounier, comme

un ordre fixe et établi dans la manière de gouverner […], une forme précise et constante de gouvernement ou, si l’on veut, l’expression des droits et obligations des différents pouvoirs qui le composent.

Si les constituants de 1958 ne font que convenir du fait que l’Administration, incarnant la permanence de l’État, participe, depuis l’entre-deux-guerres, à la détermination de la politique gouvernementale, ils sont toutefois disposés à constitutionnaliser le passage d’un rôle de simple exécutant d’une décision venant « d’en haut » à celui de participant à la décision. Désormais reconnues à l’Administration, les aptitudes à appuyer et à orienter l’activité étatique sont définies comme un pouvoir : Michel Debré observe ainsi que

le pouvoir politique a, certes, la responsabilité suprême. Mais existe, dans une démocratie, une responsabilité de l’Administration devant la nation. […] L’institution administrative, subordonnée mais essentielle, obéissante mais responsable, constitue un pouvoir de la République.

Ce dernier pouvoir n’est cependant pas un pouvoir de droit dans la mesure où le droit public français a hérité de la Révolution française l’idée selon laquelle nul pouvoir bureaucratique ne saurait venir briser le lien spécial qui unit la nation à ses représentants.

Conformément à la logique propre aux régimes républicains, l’Administration et le pouvoir politique se trouvent, sous la Ve République, et cela par l’intermédiaire du ministre qui accomplit une œuvre de conjonction entre divers espaces institutionnels, très étroitement arrimés l’un à l’autre. La nature de cette réunion a été débattue dès l’entre-deux-guerres : si Édouard Laferrière est d’avis que la tâche gouvernementale, tournée vers les questions constitutionnelle et internationale, n’a aucun lien apparent avec l’Administration, Léon Blum dénonce, quant à lui, la nature artificielle de cette distinction classique et considère, comme Maxime Leroy, que « bien gouverner, c’est bien administrer ». Ainsi réduit à une question d’organisation administrative, le problème de l’efficacité gouvernementale se trouve formulé dans des termes qui seront, plus tard, ceux de 1958 : « Le jour où nous aurons un gouvernement qui administre, nous aurons un gouvernement qui gouverne ». Soutient tout particulièrement une telle ambition la mission que le Doyen Hauriou avait confiée au pouvoir exécutif dans son commentaire de la jurisprudence Heyriès : « D’abord gouverner et administrer ; ensuite exécuter la loi, ce qui signifie : vivre d’abord, et ensuite, vivre régulièrement, toujours dans les circonstances normales, autant que l’on peut dans les circonstances exceptionnelles ». L’affirmation de l’existence ou de l’inexistence d’un pouvoir administratif s’est toujours rattachée à la question de l’articulation constitutionnelle entre la volonté politique et son exécution administrative. Sous la IIIe République, dans la mesure où l’appareil administratif s’est, peu à peu, soustrait au contrôle d’un gouvernement parlementaire instable et dépassé par la croissance de ses propres services, une nouvelle manière d’appréhender les rapports entre l’Administration et la politique redonne, dès les années 1920, une légitimité nouvelle à l’idée d’un gouvernement rationnel. Ainsi Henri Chardon, pour qui l’administratif, certes subordonné au contrôle du politique, agit cependant « en dehors du politique », voit dans « l’exagération » du pouvoir politique le « vice organique de la République française ». Si l’emploi de l’expression pouvoir administratif n’est donc pas nouveau dans le débat, aucune constitution n’a pourtant jamais mentionné l’existence d’un tel pouvoir. En effet, la culture juridique française a hérité de la Révolution française l’idée que la reconnaissance d’un tel pouvoir serait inconciliable avec la souveraineté nationale.

Persuadé du fait que « la véritable domination », qui s’exerce, au sein d’un État moderne, « non pas dans les discours parlementaires ou les déclarations de monarques, mais dans le maniement de l’administration au quotidien », se trouve « inévitablement aux mains des fonctionnaires », Max Weber ne cesse de souligner, dans ses derniers écrits, que le péril de l’arbitraire bureaucratique ne peut être conjuré que dans le contrôle permanent qu’exerce sur l’Administration active le pouvoir politique d’un Parlement. Quant aux moyens de contrôle dont dispose ce dernier, c’est moins par des votes de défiance ou des mises en accusation de ministres que par un « travail intensif sur les réalités de l’administration » que les acteurs politiques pourront empêcher que la bureaucratie ne fasse de ses connaissances spécialisées (son « savoir de service ») un moyen d’échapper à tout examen critique. À cet égard, en 1958, alors qu’un équilibre technique des pouvoirs semble se substituer au traditionnel équilibre politique (devenu obsolète du fait de la complexité croissante du travail gouvernemental), les pères fondateurs de la Ve République sont soucieux de conjurer le péril d’une érosion du pouvoir politique par la technique. Ainsi, en contrepoint de l’autonomie revendiquée par une Administration longtemps favorisée par l’instabilité ministérielle, ils inscrivent, pour la première fois dans une disposition constitutionnelle, le principe de la subordination de l’Administration au gouvernement. Selon le célèbre terme de l’article 20, le gouvernement « dispose » de l’administration : l’emploi de ce verbe « disposer », finalement retenu par le Conseil interministériel du 7 juillet 1958 à la place de « diriger », traduit le fait que l’Administration est appréhendée comme un instrument dans les mains d’un gouvernement possédant ainsi les moyens d’exercer ses pouvoirs constitutionnels. Hiérarchiquement, elle n’est donc qu’un simple outil et non pas un « organe » de l’État (le personnel qui la compose n’a pas compétence pour vouloir au nom de la Nation). Ainsi, à l’instar du modèle juridique classique, l’Administration n’est au service de la société que par le seul relais du gouvernement, c’est-à-dire par l’intermédiaire « d’une institution avec laquelle elle se confond organiquement et non plus par le relais d’une hiérarchisation des actes construite à partir de la loi ».

Ne pouvant être réduites à la normativité, de telles réalités commandent d’appréhender le droit constitutionnel dans une dimension institutionnelle propre à embrasser, dans l’étude de ce dernier, aussi bien les règles constitutionnelles que les acteurs les faisant vivre (au nombre desquels ceux qui composent l’« équipe de gouvernants » dont parle le Doyen Hauriou quand il voit dans l’institution gouvernementale une réalité concrète existentielle). Le fonctionnement des institutions commande, en effet, que des pratiques gouvernementales viennent, en quelque sorte, combler l’incomplétude de toute constitution formelle. Selon Hauriou, dans les États où a été instauré un régime constitutionnel, les « pratiques de gouvernement », déjà présentes antérieurement à cette instauration, continuent à exister après cette dernière et deviennent des « pratiques constitutionnelles […] plus ou moins conformes à la loi de la Constitution ».

 

II. L’appréhension du fait gouvernemental par le droit politique

 

Si certaines institutions gouvernementales, tels les cabinets ministériels ou le Secrétariat général du Gouvernement, ne dissimulent pas leur action derrière les arcana imperii (terme qu’avait mobilisé la littérature anti-machiavélienne pour condamner l’autonomisation du politique par rapport à la société civile), leur organisation et leur fonctionnement procèdent, cependant, moins de règles juridiques formalisées que d’un ensemble d’usages. L’impuissance des juristes à pouvoir caractériser dans les termes de la normativité l’agencement coutumier et l’action de ces institutions placées dans un entre-deux du politique et de l’administration, révèle un complexe de réalités et de comportements que seul le droit politique est à même d’appréhender.

 

A. L’apparition d’une fonction gouvernante et la dénaturation des rapports entre la politique et l’Administration

Dans la mesure où les gouvernements de la IIIe République n’étaient jamais assurés de leur longévité, le sort des fonctionnaires ne leur était pas lié. Il est vrai que la naissance du régime parlementaire, tout en ayant fait de l’Administration un enjeu politique (cette dernière se trouvant, du régime orléaniste à la IIIe République, asservie à la politique), a également favorisé son autonomisation. Cette autonomie renforcée s’est accompagnée de la reconnaissance d’un pouvoir propre de la bureaucratie. Dans la mesure où ce pouvoir s’immisce dans la médiation étroitement soudée entre le peuple et ses représentants, une telle autonomie a été, pendant longtemps, compensée par une distinction radicale des personnels politique et administratif. Commencée sous la IVe République, l’insertion des fonctionnaires dans les mécanismes politiques a trouvé son accomplissement sous la Ve République : assurant la fusion des pouvoirs exécutif et législatif dans une nouvelle fonction gouvernante, le régime a connu une forte interpénétration des personnels politique et administratif. Le modèle wébérien d’une stricte séparation entre l’Administration impartiale et le politique a donc été fragilisé : à l’inverse de ce qu’en attendait de Gaulle, à savoir une plus grande autonomie de l’État par rapport aux forces sociales et politiques, la fonctionnarisation accrue des entourages gouvernementaux a progressivement, et surtout après son Principat, emporté une forte politisation des activités étatiques (et cela tout particulièrement à la faveur d’un rapprochement, sensible à partir de la présidence giscardienne, de l’arbitrage présidentiel avec le système partisan). Ainsi, alors que le fondateur du régime avait souhaité dépolitiser l’exercice des fonctions gouvernementales par une séparation renforcée de l’Administration et du politique, l’important recrutement de hauts fonctionnaires au sein des cercles gouvernementaux a, in fine, rapproché ces deux sphères.

Le souhait d’une position renforcée des ministres va s’accomplir à la faveur de deux principaux événements : d’une part, la mise à l’écart du traditionnel personnel politique parlementaire a conduit à une compétence technique accrue des membres du gouvernement du fait de leur recrutement parmi les hauts fonctionnaires (la part majorée de ces derniers dans la composition des cabinets apparaît comme une conséquence mécanique de la volonté gaullienne de dé-parlementariser l’État) et, d’autre part, la longévité recouvrée des gouvernements (comme à l’époque d’un Villèle ou d’un Guizot durant laquelle le gouvernement bénéfice de la confiance du Chef de l’État et d’une majorité cohérente, le régime parlementaire a redécouvert les avantages de la stabilité gouvernementale).

De surcroît, les effets emportés par la lecture présidentialiste des institutions ont, peu à peu, dénaturé les rapports entre l’Administration et la politique :

d’une part, dans le cadre d’un « bicéphalisme administratif » qui a mis fin, en 1958, à l’organisation monocéphale qui avait caractérisé les deux précédentes Républiques, le Président de la République intervient activement, parallèlement au Premier ministre, en tant qu’autorité administrative. À ce titre, il détient un pouvoir de nomination pour ce qui concerne les plus hauts fonctionnaires (au nombre desquels les directeurs d’administrations centrales). Dans le cadre d’un régime parlementaire pratiqué à l’aune d’une interprétation dualiste (le modèle anglais pré-victorien prisé par Michel Debré), l’exercice d’un tel pouvoir s’est déployé au soutien « d’une magistrature d’influence qui, conjuguée à la puissance constitutionnelle de l’Exécutif sous la Ve République, en [a] fait un véritable “pouvoir de patronage” » : la dimension politique de ce droit de nomination largement accaparé par le chef de l’État témoigne du fait que, « dans son projet de réduire le réel à des catégories juridiques, le droit échoue parfois à bâtir un monde de la norme qui ne soit pas, au regard du monde réel, qu’un monde fantasmé ».

D’autre part, la prépondérance présidentielle, et plus largement la rénovation de la fonction exécutive, n’ont cessé d’attirer les vocations. Sans aller jusqu’à épouser la forme américaine d’une confusion du gouvernement et de l’Administration (confusion traduite par la polysémie du terme government et renforcée par le système du spoils system), la réserve de pouvoir inhérente à la haute Administration a pu épouser, sous la Ve République, les traits d’une action politique en ce qu’elle a trouvé dans le chef de l’État un acteur capable de la mettre en œuvre. À cet égard, Maurice Hauriou avait déjà observé, avec une remarquable prescience, combien l’Exécutif, une fois adossé à une élite intellectuelle, serait en mesure d’asseoir sa prééminence sur les autres organes constitués : « il suffirait, écrit-il, que le chef de l’État disposât d’un organisme bureaucratique suffisant, en relation avec les grands chefs de service des ministères, pour que la présidence de la République acquît la véritable direction des affaires ». Héritiers de la « maison civile et militaire » des présidents des IIIe et IVe Républiques, les services de la Présidence, organes de l’organisation administrative élyséenne qu’aucune règle de droit positif n’a définis, sont désormais devenus, par leur office de coordination et de contrôle de l’action gouvernementale, cet organisme bureaucratique suffisant dont parlait le Doyen toulousain. Il est vrai que l’accaparement présidentialiste des formes et des ressources du régime parlementaire a conduit, sous la Ve République, les acteurs qui se tiennent dans la familiarité du pouvoir à accompagner, au sein de l’Exécutif, le lieu effectif de l’autorité politique.

De surcroît, en 1958, l’instauration de l’incompatibilité entre les fonctions ministérielles et l’exercice d’un mandat parlementaire, innovation à rebours d’une tradition parlementaire française qui, tout en rapprochant le gouvernement des chambres, avait été source d’instabilité ministérielle, a permis aux ministres d’occuper plus efficacement le terrain administratif. En ayant à l’esprit la distinction tracée par Hauriou entre le fait gouvernemental et le fait parlementaire, il est aisé de comprendre qu’un ministre concentré sur son ministère est plus apte à revendiquer le contrôle de son administration. Alors que le Comité constitutionnel consultatif avait estimé que l’interdiction du cumul des fonctions est de nature à provoquer une certaine politisation de la haute Administration, de Gaulle écarte l’argument en appréciant la question à l’aune d’une stricte conception de la séparation des pouvoirs. Dans le droit fil de son discours de Bayeux, il estime que les ministres ne peuvent, en tant qu’ils sont des acteurs de l’institution étatique (plus précisément, en tant que leur autorité relève de ce que Lucien Jaume a appelé la « légitimité de suprématie de l’État comme lieu de l’intérêt général »), procéder des partis politiques. Comme l’écrit alors Michel Debré en faisant une singulière référence à l’existence d’une moralité constitutionnelle, « quand on est ministre, on n’est rien d’autre. […] En théorie, c’est peut-être trop que de le dire dans la Constitution, mais […] était-il un autre moyen pour imposer cette réforme nécessaire ? La constitution, c’est aussi une morale ». Conforme au modèle de séparation des pouvoirs appliqué par la Constitution de septembre 1791 ou par celle de l’An III, l’incompatibilité établie par l’article 23, présentée comme une règle de bonne administration, a pour principal objet d’assurer une autorité plus ferme du gouvernement. Tout en la jugeant « plus conforme à l’esprit d’un régime présidentiel que d’un régime parlementaire, même “orléaniste” », M. Duverger entrevoit qu’une telle interdiction de cumuler les fonctions est de nature à affaiblir les liens entre gouvernement et assemblées et « à orienter vers les hauts-fonctionnaires le recrutement des ministres : si l’avantage est grand au point de vue technique, on peut craindre que les résultats ne soient pas toujours satisfaisants au point de vue politique ».

Plus généralement, l’innovation de l’article 23 s’inscrit dans l’économie d’une entreprise constituante soucieuse de s’éloigner de la tradition parlementaire par un retour à un modèle hérité de la pratique des Chartes. En effet, le général de Gaulle souhaite prendre ses distances à l’endroit de la tradition républicaine, défendue de Gambetta à Mendès, qui consistait « à chercher le secret de la force du gouvernement à l’intérieur du cadre parlementaire ». À rebours de cette tradition soucieuse de limiter le rôle du pouvoir exécutif au sein des délibérations parlementaires pour écarter le péril d’un État administratif trop influent, de Gaulle souhaite préserver l’autorité étatique des luttes partisanes. Il ne fait par là que reformuler les conceptions défendues par les monarchistes de l’Assemblée nationale de 1871 et les membres de la Commission des Trente (se trouve réaffirmé à nouveaux frais le constitutionnalisme « doctrinaire » d’un Victor de Broglie qui voyait dans le chef de l’État un substitut du monarque royal). L’ordre constitutionnel établi en 1958 se donne ainsi à voir comme une nouvelle tentative « néo-monarchienne » ancrée dans une longue contestation du « parlementarisme à la française ». Encore aujourd’hui, l’exigence d’un contre-pouvoir parlementaire, épisodiquement réaffirmée, s’épuise dans un simple renforcement technique des procédures de contrôle politique. À cet égard, en se refusant à réécrire les termes de l’article 20 de la Constitution, les constituants de juillet 2008 ont implicitement signifié que le rôle essentiel du Parlement n’est plus de légiférer, mais de porter une appréciation éclairée sur les conditions de mise en œuvre des politiques gouvernementales.

Ainsi, caractérisant progressivement le régime, la forte interpénétration de la politique et de la haute fonction publique a confirmé l’intuition de Hauriou selon laquelle « l’autorité réelle » appartient, dans chacun des pouvoirs de gouvernement, aux « bureaux ». Les autorités politiques placées par la Constitution de 1958 à la tête du pouvoir exécutif doivent, pour exercer les attributions qui leur sont conférées, s’appuyer sur un appareil administratif, c’est-à-dire un ensemble d’organes au service de l’action gouvernementale. Dans une page des Principes où Hauriou souligne que tous les services ministériels doivent être considérés comme retenus par le gouvernement, ces derniers sont présentés comme des rouages étroitement entremêlés : si les bureaux se rattachent principalement à l’Administration et si les cabinets ministériels se rapportent au gouvernement et à la politique, « cela se compénètre et, d’ailleurs, les bureaux sont un organe du ministère qui, dans son ensemble, est un organisme gouvernemental ».

À cet égard, procédant de l’exigence d’un pouvoir hiérarchique exercé par le gouvernement sur l’Administration, les cabinets ministériels vont s’ancrer dans la réalité administrative jusqu’à devenir un des lieux essentiels où réside, à la jointure de la représentation et de la technicité, la décision politique. Successeurs des « secrétariats intimes » qui, sous le Consulat et le Premier Empire, aidaient le ministre dans l’accomplissement de sa mission, les cabinets sont peu à peu devenus, au sein des régimes parlementaires qui ont contraint les ministres à développer, parallèlement à la direction de leur administration, des rapports de plus en plus étroits avec les assemblées, des organes indispensables. Longtemps perçus comme un « contre-pouvoir administratif » essentiellement chargés, sous la IIIe République, de s’occuper de la circonscription électorale de leur ministre et des relations avec le Parlement, ils ont peu à peu consolidé leur office. Recrutés essentiellement, sous la Ve République, au sein des grands Corps et de la haute fonction publique, leurs membres concourent désormais activement, en tant qu’interface entre le pouvoir politique et l’Administration, à une fonction gouvernementale que l’on sait être doctrinalement introuvable. Ce faisant, tout en étant dépourvus d’existence constitutionnelle, les cabinets semblent participer d’une constitution administrative qui, selon la célèbre formule de Tocqueville, « est toujours restée debout au milieu des ruines des constitutions politiques ». La manière dont les détenteurs du pouvoir exercent, au sein des appareils d’État, un art de gouverner appuyé sur des pratiques administratives relève ainsi, par-delà la normativité juridique encadrant leurs compétences, d’un droit politique soucieux de rendre compte du réel.

 

B. Le pouvoir politique appréhendé comme une pratique

Généralement « recouverte d’un voile » par le régime parlementaire, la fonction exécutive se présente comme « l’action directe avec coercition et contrainte ». Que ce soit par des actes réglementaires ou particuliers, juridiques ou techniques, le gouvernement « peut et doit pourvoir aux nécessités par son action directe ». À cet égard, sous une Ve République marquée par l’exigence gaullienne d’une adaptation de l’action politique aux circonstances, l’appréhension de la puissance publique ne saurait, du fait de la nature aussi bien juridique que technique de ses actes, être resserrée sur son seul fondement juridique sans exposer l’observateur à méconnaître la spécificité même de l’action menée par le pouvoir exécutif. On comprend par là pourquoi Hauriou a pu qualifier la distinction entre élaboration et exécution de la loi de « purement juridique » en ce qu’elle inscrit l’Exécutif « non pas dans le plan réel de la vie gouvernementale, mais dans un certain plan idéal de l’état de droit ». À l’inverse, envisager le pouvoir exécutif d’un point de vue « politique » permet de révéler l’importance de « la décision exécutoire » : en vertu du privilège du préalable qui emporte directement le résultat qu’elle prescrit, une telle décision crée des situations juridiques nouvelles et implique, dans l’espace séparant l’ordre exécutoire de l’exécution, le travail des services administratifs. C’est dans le fait de concevoir le pouvoir exécutif comme un pouvoir jouissant du privilège d’une telle décision que la correspondance entre la pensée constitutionnelle du Doyen Hauriou et celle des pères fondateurs de la Ve République se fait la plus étroite, à savoir dans une commune ambition de mettre fin à la traditionnelle défiance française à l’encontre de l’Exécutif par le biais d’une reconsidération de l’ordre administratif. Les deux faces (constitutionnelle et administrative) de la même ambition sont soudées comme l’avers et l’envers d’une même médaille : vient au soutien de l’affirmation de la primauté du « gouvernement exécutif » la reconnaissance de l’autonomie décisionnelle de l’Administration. Plus généralement, l’autorité recouvrée de l’action gouvernementale repose sur les moyens offerts par le droit administratif, un droit qui, sous la IIIe République, avait réussi à « surmonter et finalement annuler la faillite du droit constitutionnel républicain en procédant à la séparation de la sphère administrative et de la sphère politico-parlementaire ».

L’attention portée à de telles décisions exécutoires n’est pas sans rappeler l’importance qu’accordait Georg Jellinek à une « libre activité » du gouvernement nécessairement soustraite aux règles juridiques : selon lui,

un État, dont toute l’activité serait une activité liée par une règle, est une conception irréalisable. […] Un État dont le Gouvernement n’agirait que d’après les prescriptions légales, serait politiquement impossible. Ce n’est pas une règle de droit qui peut jamais décider de la direction de l’activité imprimée à l’État par le Gouvernement.

Apprécié à l’aune d’une telle action gouvernementale, le rôle de l’Administration bureaucratique est d’assurer, par une intervention spontanée et continue, la vie même de l’État. G. Jellinek distinguait, à cet égard, trois fonctions étatiques : la législation (Rechtssetzung), qui réside dans le fait de poser des règles générales ; la juridiction (Rechtssprechung), qui consiste à dire quelles sont les règles générales établies et l’administration (Verwaltung). Si les fonctions législative et juridictionnelle ne forment que la « vie abstraite » de l’État, l’Administration traduit sa « vie concrète », c’est-à-dire la gestion des affaires publiques. À cet égard, parallèlement à l’exigence de modération déduite, selon l’héritage libéral de Montesquieu, d’une séparation des pouvoirs, Hauriou voit dans l’existence d’une « vie intérieure » continue et régulière du gouvernement une autre garantie de la liberté politique. Dans un passage de son Précis de droit constitutionnel consacré aux « bases psychologiques de la séparation des pouvoirs », il souligne l’importance d’une « société intragouvernementale », dont la « vie intérieure » donne naissance, dans le cadre de l’activité gouvernementale, à ce que William James a appelé « le courant de la conscience ». Réalité irréductible à l’ordre physique, la conscience, appréhendée par W. James, dans son ouvrage Pragmatism publié en 1907 à la mémoire de John Stuart Mill, comme un champ d’observation, constitue un courant vital ininterrompu qui ne saurait être exprimable par des concepts. Appréciée à l’aune de ce pragmatisme qui fait de l’action le seul juge de la vérité d’une idée, la doctrine juridique se fait illusion en croyant pouvoir refléter en ses concepts la chose en soi. En effet, pensée et réalité constitutionnelles se rejoignent et se conjuguent en un même processus.

Dans le même sens, Léon Duguit, soucieux de s’affranchir des catégories a priori que la doctrine juridique se plaît à interposer entre le concept et la réalité, appelle de ses vœux une connaissance du droit fondée non sur des concepts posés en tant que tels, mais sur une adéquation entre le réel et les notions. Retenant l’enseignement de Durkheim selon lequel l’ordre étatique est d’abord composé d’individus, son Traité de droit constitutionnel se propose d’embrasser, dans l’étude de l’organisation et du fonctionnement de l’État, aussi bien les « gouvernants » que les « agents » publics. Expurgée de toute fiction juridique et consacrée à une étude de l’État dans ses manifestations aussi bien constitutionnelles qu’administratives, sa théorie réaliste invite, par un effet de désacralisation du pouvoir politique, à mettre en évidence le rôle de ces « agents » (celui joué par tous les Lucien Leuwen ou Eugène Rougon qui permettent à un gouvernement d’exercer son pouvoir d’action). L’État présente ainsi, parallèlement à sa face institutionnelle dont la connaissance procède d’un droit constitutionnel entendu au sens strict, une face agissante dont se saisit le droit administratif qui, selon P. Legendre, a constitué, en France, le véritable droit politique.

L’affirmation haurioutiste d’une primauté politique de l’Exécutif s’oppose à la logique malbergienne selon laquelle la hiérarchie normative procède de la hiérarchie organique. À rebours de l’idée selon laquelle la place de l’Administration au sein de l’État est fixée par la seule hiérarchie constitutionnelle des organes et, par conséquent, des normes, Hauriou, éprouvant déjà l’expérience du déclin de certaines formes classiques, estime qu’une telle place s’impose par la réalité même du politique. Comme il l’écrit, « la place d’un pouvoir au sein de l’État ne doit pas être déterminée par le fait qu’il constitue une meilleure source du droit, mais par le fait qu’il réalise un meilleur organe de gouvernement », c’est-à-dire un organe d’action efficient. Les fondateurs de la Ve République étaient, sur ce point, convaincus du fait qu’un tel pouvoir « en action » dépend essentiellement, pour reprendre les termes du Doyen toulousain, du « personnel humain des fonctionnaires et des hommes politiques » à qui il revient de prendre « les décisions » et d’être laissé juge « de l’opportunité de celles-ci ». Affirmer ainsi l’irréductibilité d’un pouvoir discrétionnaire dans les domaines politique et administratif ne revient pas à considérer que l’autorité du pouvoir précède de manière existentielle ses régulations par le droit positif, mais invite à considérer la politique dans sa dimension tragique. En effet, la médiation gaullienne entre l’autorité politique et les libertés est annoncée par la compréhension haurioutiste de l’État administratif en tant qu’accomplissement de l’ordre individualiste (comme l’écrit plaisamment Ph. de Lara, « la charpente formée par le droit administratif […] inscrit l’ordre individualiste dans les rouages de l’État moderne. En somme, Hauriou, c’est Montesquieu plus l’électricité »). Révélant l’importance des acteurs agissant au sein d’ordres institutionnels concrets, le réalisme constitutionnel du Doyen toulousain nous invite, encore aujourd’hui, à porter nos regards sur « la proportion qui doit exister entre l’élément légal de la constitution et l’élément des pratiques gouvernementales » et, ce faisant, à observer que si la réalité politique et administrative de la Ve République est circonscrite par le droit, elle ne saurait être réduite à ce seul processus d’objectivation.

 

Jacky Hummel
Jacky Hummel est Professeur agrégé de droit public à l’Université de Rennes 1. Il est l’auteur notamment de Le constitutionnalisme allemand (1815-1918) : le modèle allemand de la monarchie limitée (Paris, PUF, 2002) ; Carl Schmitt. L’irréductible réalité du politique (Paris, Michalon, 2005) ; Essai sur la destinée de l’art constitutionnel (Paris, Michel Houdiard, Dalloz, 2010).

 

Pour citer cet article :

Jacky Hummel « L’institution gouvernementale au sein d’une République administrative. Une lecture haurioutiste de l’article 20 », Jus Politicum, n°24 [https://juspoliticum.com/articles/L-institution-gouvernementale-au-sein-d-une-Republique-administrative-Une-lecture-haurioutiste-de-l-article-20]