Naissance, consécration et disparition (?) d’une convention de la Constitution. L’exemple de la « réserve parlementaire »
Pour illustrer la pertinence de la notion de droit politique pour appréhender le droit constitutionnel de la Ve République, cette étude a pour objet de mettre en lumière, à travers l’exemple de la réserve parlementaire, d’une part la normativité de certains faits (l’existence en fait du dispositif de la réserve parlementaire a précédé sa consécration par le droit) et, d’autre part, l’incapacité du droit écrit à saisir entièrement les pratiques politiques (ici parlementaires) : en effet, l’interdiction de la pratique de la réserve parlementaire par le droit écrit (qui résulte de la loi organique du 15 septembre 2017, pour la confiance dans la vie politique) ne sera juridiquement effective que tant qu’elle sera politiquement consentie.
This study illustrates the relevance of the concept of « political law » to understand the constitutional law of the French Fifth Republic. Its purpose is to highlight, through the example of the « réserve parlementaire », the normativity of some facts (the existence of the « réserve parlementaire » preceded its consecration by written law), and the inability of written law to fully seize political practices. The prohibition of the « reserve parlementaire » by written law (in 2017) will be legally effective only as long it is politically accepted.
L
e droit politique est d’abord un projet académique qui se matérialise notamment dans la revue Jus Politicum. Mais au-delà de cette dimension institutionnelle, qui n’est pas à négliger, la propension à accueillir et à faire cohabiter différentes manières de faire et de penser le droit constitutionnel est sans doute l’un des attraits de ce courant.
La pratique de la « réserve parlementaire », pourtant vieille de plus d’un demi-siècle, était jusque récemment relativement méconnue des juristes. Ce n’est qu’à la faveur de son encadrement et surtout de sa suppression par le droit écrit que la doctrine publiciste s’y est intéressée, plutôt d’ailleurs pour en décrire le mécanisme que pour s’intéresser à sa source, c’est-à-dire au support normatif du dispositif. Dans cette réflexion consacrée au droit politique, c’est naturellement ce dernier aspect qui devait, avant tout, retenir l’attention.
Pour donner un peu de chair au propos, il convient toutefois, à titre liminaire, de présenter brièvement la réserve parlementaire. L’expression est polysémique : elle désigne – désignait – d’abord une enveloppe de crédits mis à la disposition des deux assemblées parlementaires par le Gouvernement. Cette enveloppe permettait, à l’initiative des députés et des sénateurs, de financer des projets d’intérêt (principalement) local. L’expression désignait ensuite la pratique institutionnelle, suivie depuis de nombreuses décennies, permettant la mise à disposition, par le Gouvernement, de cette enveloppe de crédits aux assemblées parlementaires. La réserve parlementaire désignait donc à la fois une pratique et le résultat de cette pratique.
Les parlementaires de tous bords politiques étaient très attachés à ce dispositif, pour une raison simple : alors qu’ils sont en principe incompétents en matière de dépense publique, la réserve parlementaire leur permettait de décider l’attribution de certains crédits à des collectivités territoriales (en pratique, surtout des communes) et à des associations œuvrant localement pour l’intérêt général. Parmi les projets ainsi financés (et qui ont été rendus publics par les parlementaires à compter du début des années 2010), citons par exemple, en 2017, l’achat de matériel informatique (tablettes) pour les classes d’une école primaire, l’achat d’une tondeuse à gazon et d’un véhicule de police municipale au profit d’une commune, la réfection d’une route communale ou de trottoirs, la création d’un terrain de football synthétique, l’installation de jeux extérieurs à destination des enfants ou encore la réfection du clocher d’une église.
Les projets financés étaient donc dans l’ensemble plutôt modestes : le montant moyen d’une subvention attribuée au titre de la réserve parlementaire était de 7200 euros ; quant au montant global des crédits alloués au titre de la réserve parlementaire, il était presque insignifiant rapporté au budget de l’État (environ 150 millions d’euros pour les deux chambres en 2017, soit moins de 0,5 % du budget de l’État). Mais outre qu’elle soulevait un certain nombre de difficultés du point de vue de la théorie du droit constitutionnel, la pratique de la réserve parlementaire a pu – dans certains cas rarissimes mais médiatiquement retentissants – donner lieu à des dérives (ainsi du sénateur allouant 45 000 euros à un club équestre présidé par son épouse, du sénateur-maire (et ancien président de la commission des finances au Sénat) ayant versé, en dix ans, près de 19 millions d’euros à sa commune au titre de la réserve parlementaire, ou encore du député ayant versé près de 200 000 euros à une association fantôme, avant d’en toucher une partie en liquide).
Dans un contexte de « moralisation » et de « rétablissement de la confiance » dans la vie politique et pour éviter, à l’avenir, ces situations de conflit d’intérêts, le Gouvernement issu de la nouvelle majorité présidentielle et parlementaire a pris, dès 2017, la décision de mettre fin à la pratique. Au terme de dizaines d’heures de débats houleux (la mesure de suppression de la réserve a ainsi été qualifiée tour à tour de mesure « diabolique », « démagogique, anti-parlementaire et ruralophobe », de véritable « hara-kiri » parlementaire), après la réunion d’une commission mixte paritaire qui, sur cette question précisément, n’a pas réussi à trouver d’accord, l’Assemblée nationale, conformément au vœu du Gouvernement, a mis fin à la pratique. L’article 14 de la loi organique no 2017-1338 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique dispose ainsi :
Il est mis fin à la pratique dite de la « réserve parlementaire », consistant en l’ouverture de crédits en loi de finances par l’adoption d’amendements du Gouvernement reprenant des propositions de membres du Parlement en vue du financement d’opérations déterminées.
Du point de vue du sujet qui nous occupe ici, le dispositif de la réserve parlementaire présente l’intérêt d’être issu d’une « pratique politique chargée de normativité » – pour reprendre une expression de Denis Baranger. En effet, résultant d’un accord informel entre le Gouvernement et les parlementaires, cette pratique a longtemps prospéré en étant méconnue du droit écrit. C’est principalement ce qui fait son intérêt au regard du sujet qui nous occupe : la réserve parlementaire est une illustration éloquente de ces « formes variées de normativité », de ces « phénomènes à structure renversée (par rapport aux phénomènes classiques de production du droit, tels que la législation ou la fonction juridictionnelle) » qu’évoque Denis Baranger, et qui présentent la particularité de prendre « leur origine dans le factuel (qu’il s’agisse des faits de pouvoir des gouvernants ou de la capacité créatrice de droit des gouvernés ou des acteurs politiques) et qui trouvent leur débouché dans des formes juridiques » – phénomènes que le normativisme peine à appréhender. Dit autrement, elle témoigne du caractère fécond du concept de droit politique pour appréhender le droit constitutionnel, dans le sens où elle révèle la mise en forme, la régulation, par le droit, de manifestations du pouvoir politique qui précèdent son existence.
Pourquoi avoir choisi l’exemple – un peu ingrat, il faut bien le reconnaître – de la réserve parlementaire, alors que dix autres exemples, moins techniques, peut-être aussi plus intéressants, auraient pu être sélectionnés pour illustrer la pertinence du concept de droit politique pour appréhender le droit constitutionnel de la Ve République ? Deux raisons expliquent ce choix : d’une part, le relatif désintérêt de la doctrine à l’égard du dispositif ; d’autre part et surtout, l’existence de débats parlementaires récents – et donc assez largement inexploités – sur la façon d’appréhender, sur la manière de rendre compte des faits de pouvoir des organes constitués, et sur l’articulation entre la pratique politique et le droit.
On l’aura compris, la réflexion qui sera ici développée sera moins une réflexion sur la réserve parlementaire elle-même que sur les supports qui l’ont portée, sur sa venue au monde du droit et sur sa disparition douloureuse, qui seront évoqués en trois points, selon un plan chronologique : naissance, consécration, et enfin disparition.
I. Naissance
Les très rares auteurs qui, avant sa suppression par loi organique en septembre 2017, s’étaient intéressés au phénomène de la réserve parlementaire, ne s’accordent pas sur la date de son apparition : à l’Assemblée nationale, elle serait apparue vers 1960 ou à la fin de la présidence Pompidou (au début des années 1970) ; au Sénat, elle serait apparue à la fin des années 1980. Mais, au fond, cette question est un peu accessoire. Ce qui importe, ce sont les raisons de l’apparition de la réserve parlementaire. Et c’est en explorant ces raisons que l’on pourra également se prononcer sur sa nature, ces deux aspects étant, on le verra, indissociablement liés.
Le dispositif de la réserve parlementaire avait pour objet de permettre le contournement des irrecevabilités financières frappant les initiatives parlementaires prévues à l’article 40 de la Constitution. Cet article qui, dans la Constitution de 1958, constitue l’un des nombreux instruments du parlementarisme rationalisé, limite strictement l’initiative législative des parlementaires. Aux termes de ses dispositions : « Les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement » dont l’adoption « aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique » sont irrecevables. Il s’agit là, chacun le sait, d’une restriction très importante à l’initiative législative des membres du Parlement qui n’a jamais été assouplie formellement, malgré les critiques récurrentes que lui adressent les parlementaires. Dans ce contexte, la pratique de la réserve parlementaire est née de la volonté de permettre aux parlementaires de jouer un rôle dans l’initiative et dans l’exécution de la dépense publique, rôle certes marginal au regard des sommes concernées, mais qui symboliquement, pour les parlementaires, comptait beaucoup.
Sans déroger formellement aux dispositions de l’article 40 de la Constitution, la pratique de la réserve parlementaire a permis d’en assouplir (très légèrement) la rigueur. Comme l’expliquait le député (LR) Marc Le Fur à l’Assemblée nationale en août 2017 en décrivant le dispositif, « la réserve parlementaire existe à cause de l’article 40 de la Constitution. Nous ne pouvons pas proposer de dépenses ; par compensation, on nous a reconnu la faculté de proposer des amendements, que le Gouvernement était libre d’accepter, visant à flécher un certain nombre de dépenses ».
Quel fut, brièvement, le mécanisme imaginé pour contourner les irrecevabilités prévues à l’article 40 de la Constitution ? On peut le scinder en quatre étapes. D’abord, les parlementaires (représentés par le président et le rapporteur général de la commission des finances de chacune des deux chambres) négociaient avec le Gouvernement le montant global de la réserve parlementaire. Ensuite, les groupes politiques des deux chambres recueillaient, auprès de leurs membres, les propositions de subventions de divers projets d’intérêt local ; puis le Gouvernement reprenait à son compte ces demandes d’ouverture de crédits en déposant des amendements (gouvernementaux) au projet de loi de finances. Enfin, une fois les amendements adoptés par les deux chambres, les crédits étaient répartis par les groupes politiques entre les parlementaires qui en avaient fait la demande et qui décidaient de leur utilisation – sans toutefois que les fonds ne transitent par leurs mains : ils étaient directement versés par les ministères concernés aux collectivités ou associations dont les projets avaient été retenus.
Le dispositif de la réserve parlementaire était donc fondé sur un accord, une transaction informelle entre les parlementaires et les gouvernements successifs, ces derniers s’engageant doublement : d’une part, à incorporer, par le biais d’amendements gouvernementaux au projet de loi de finances, les demandes d’ouverture de crédits émanant de parlementaires – qui, si elles passaient par la voie « normale » (c’est-à-dire plus directe, moins médiatisée) de l’amendement parlementaire, devaient butter sur l’obstacle de l’article 40 ; et, d’autre part, à respecter l’exécution conforme des dépenses sollicitées par les parlementaires.
Grâce à ce mécanisme, la « création » ou l’« aggravation » de la charge publique résultait d’un amendement gouvernemental, et non d’une initiative parlementaire. Dans ces circonstances, la lettre de l’article 40 était respectée. Il n’en demeure pas moins que, sans aucune ambiguïté, la pratique avait pour objet de contourner l’interdiction qu’avait souhaitée le constituant en 1958.
Comment qualifier cette pratique ? Suivant la méthode préconisée par Pierre Avril, l’observation de ce procédé « quasi contractuel » permettait de qualifier la pratique de la réserve parlementaire de « convention de la Constitution, », en lui appliquant le test de Jennings : premier critère d’identification de la convention, il existait bien des précédents (depuis sa naissance au début de la Ve République (à l’Assemblée nationale), la pratique fut systématiquement suivie, tous les ans) ; second critère, l’un des acteurs centraux du processus, le Gouvernement, s’estimait lié par une règle lorsqu’il reprenait à son compte les demandes parlementaires d’ouverture de crédits ; enfin, troisième critère, il existait bien une raison à la règle : la justification de la naissance de cette pratique était naturellement principalement politique, puisque comme cela a été précisé plus haut, il s’agissait d’atténuer la rigueur de l’article 40 de la Constitution, en permettant aux parlementaires de financer des projets locaux qui leur tenaient à cœur et ainsi – et de façon plus générale – d’assouplir quelque peu la rigueur du parlementarisme rationalisé.
À ce titre, la pratique de la réserve parlementaire est une manifestation éloquente du caractère irréductible au droit du pouvoir et de ses manifestations. De façon parfaitement assumée, parlementaires et Gouvernement décidaient en effet par ce biais de contourner les dispositions de l’article 40 de la Constitution en permettant aux députés et au sénateurs (de la majorité comme de l’opposition) d’obtenir des ouvertures de crédits et de décider de façon discrétionnaire de leur emploi, sans contrevenir directement aux dispositions constitutionnelles. Comme le soulignait Mme Belloubet (défendant le projet gouvernemental de suppression de la réserve parlementaire devant les députés à l’été 2017) :
On sait bien que la pratique de la réserve a l’apparence de la rigueur et de la constitutionnalité, puisque les parlementaires ne formulent que des propositions, que le Gouvernement demeurerait libre de retenir ou non. Mais, en réalité, personne n’est dupe : les députés et les sénateurs sont les véritables ordonnateurs de ces dépenses.
Le système de contournement était efficace et il pouvait difficilement faire l’objet d’une sanction juridictionnelle. Dans une décision rendue le 9 octobre 2013, le Conseil constitutionnel a d’ailleurs considéré que le dispositif de la réserve parlementaire n’avait « pas pour effet de permettre qu’il soit dérogé aux règles de recevabilité financière des initiatives parlementaires prévues par l’article 40 de la Constitution », validant ainsi la pratique de contournement de l’esprit – si ce n’est de la lettre – de l’article 40, décidée d’un commun accord par le Gouvernement et le Parlement. Il était naturellement difficile pour le Conseil constitutionnel de juger autrement : les seules manifestations proprement juridiques de cette pratique (en amont, les amendements gouvernementaux, et en aval, les diverses mesures d’exécution du budget) étant parfaitement conformes à la lettre de la Constitution formelle. C’est, au demeurant, ce que le service juridique du Conseil constitutionnel expliquait dans son commentaire de la décision no 2017-753 DC du 8 septembre 2017, en balayant l’hypothèse de la non-conformité à la Constitution formelle de la réserve parlementaire :
Le raisonnement selon lequel la pratique de la réserve parlementaire constituerait un détournement de l’interdiction faite aux membres du Parlement de proposer la création ou l’aggravation d’une charge publique ne pouvait […] être retenu. En effet, ce détournement n’est pas avéré dans la mesure où, juridiquement, seul le Gouvernement est à l’initiative de l’amendement qu’il présente après s’être entendu avec les membres de l’Assemblée.
Il n’en reste pas moins que cette « faille » met au jour la limite du normativisme qui peine à appréhender le dispositif ici décrit dans sa réalité, par-delà le droit et les fictions juridiques.
La pratique de la réserve parlementaire n’avait jamais fait l’objet d’une quelconque norme écrite – l’eut-elle fait d’ailleurs, qu’il eût fallu cesser de la qualifier de convention, ces dernières étant des règles non écrites ; sans compter qu’elle aurait alors probablement été considérée, en cas de contrôle de sa constitutionnalité, comme contraire à la Constitution formelle (voir infra).
Sa consécration (partielle et implicite) par le droit écrit en 2013 ne changea pas, à cet égard, fondamentalement la donne.
II. Consécration (partielle)
Évoquant les « changements constitutionnels informels », Denis Baranger notait éloquemment qu’« ils naissent dans la sphère de l’être (action politique, fait à prétention normative, etc.) et [qu’]ils jouissent le cas échéant d’une reconnaissance dans la sphère normative ». Le destin de la réserve parlementaire est, dans une certaine mesure, celui qu’il décrit. En effet, la pratique a longtemps prospéré en marge du droit écrit avant d’être reconnue par la loi, révélant ainsi, comme si souvent en droit constitutionnel, que « l’institutionnel précède le normatif ».
La consécration de la réserve parlementaire par le droit écrit va se faire, en l’espace de cinq années, en deux temps : dans un premier temps, à partir de 2012, le dispositif sera en partie reconnu et encadré par des actes internes aux assemblées parlementaires et surtout par le législateur organique ; dans un second temps, en 2017, la loi organique va se saisir de la pratique… mais pour y mettre fin.
L’encadrement de la procédure de la réserve parlementaire par le droit écrit résulte avant tout de l’adoption d’actes parlementaires, c’est-à-dire de « mesures prises par les organes administratifs » des deux chambres (décisions des bureaux de l’Assemblée et du Sénat), et il s’explique par les progrès de la culture de la transparence. C’est ainsi qu’à l’Assemblée nationale (en 2012) comme au Sénat (en 2015), la pratique fut réglementée, d’une part, pour assurer la répartition équitable des crédits entre les députés de la majorité et ceux de l’opposition et, d’autre part, pour imposer la publicité des sommes allouées et de l’identité de leurs bénéficiaires.
Parallèlement à cet encadrement, plusieurs propositions de lois ont été déposées entre 2011 et 2012, qui avaient pour objet d’encadrer le dispositif par la loi organique. Elles ne purent cependant aboutir. C’est en réalité un amendement sénatorial à un projet de loi organique, devenu la loi organique no 2013-906 du 11 octobre 2013, relative à la transparence de la vie publique (loi adoptée dans le contexte de l’affaire Cahuzac), qui a conduit à la reconnaissance partielle, par le droit écrit, d’une pratique alors presque cinquantenaire. Cette reconnaissance se fit « en catimini », malgré la forte adhésion des parlementaires au dispositif retenu : il n’était en effet nullement question, dans l’article 11 de la loi du 11 octobre 2013, de la pratique conduisant à la mise à disposition, au profit des parlementaires, de crédits par le Gouvernement, mais simplement des « subventions versées sur proposition du Parlement », pour lesquelles le législateur organique imposait désormais la publicité. Cette reconnaissance législative de la réserve parlementaire fut donc une reconnaissance partielle et implicite (la pratique elle-même n’étant pas expressément visée).
Mais en réalité, il était juridiquement impossible pour le législateur organique d’aller plus loin en consacrant cette dernière. En effet, la formalisation de la pratique qui aurait transformé – pour simplifier – la contrainte politique pesant sur le Gouvernement en une contrainte juridique (le Gouvernement aurait dans cette hypothèse été juridiquement contraint de reprendre sous forme d’amendements au projet de loi de finances des propositions parlementaires de création ou d’aggravation des charges publiques) aurait été jugée au moins doublement inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel : d’une part (et probablement), pour non-conformité à l’article 40, la contrainte juridique pesant alors sur le Gouvernement empêchant de recourir à la fiction de l’adhésion gouvernementale à l’initiative parlementaire (celle-ci étant révélée par l’amendement gouvernemental qui, bien que politiquement contraint, est juridiquement librement consenti) ; d’autre part et très certainement, pour non-conformité au principe de la séparation des pouvoirs tel que le Conseil constitutionnel le conçoit – c’est-à-dire de façon fort curieuse.
Au sein d’un même ordre juridique (constitutionnel), ce phénomène de la reconnaissance d’une pratique (conventionnelle ou non conventionnelle d’ailleurs) par le droit écrit, s’il n’est pas fréquemment rencontré, n’est pas tout à fait exceptionnel. Songeons ainsi à la révision constitutionnelle de 1954 qui reconnaît et encadre la pratique de la seconde investiture gouvernementale sous la IVe République ; songeons, plus récemment, à la pratique des questions au Gouvernement sous la Ve République qui, comme l’explique Pierre Avril dans son ouvrage sur Les conventions de la Constitution, a donné lieu à une convention contra constitutionem : dans son article 48, la Constitution formelle ne prévoyait à l’origine qu’une séance hebdomadaire de questions parlementaires au Gouvernement, la pratique en établit deux à partir de 1974. Cette convention fut accueillie, intégrée dans le droit constitutionnel écrit, par la révision du 4 août 1995.
En revanche, il est plus inédit que le droit écrit se saisisse d’une pratique politique pour y mettre fin au sein d’un même ordre constitutionnel. C’est pourtant ce qui s’est produit en 2017, la loi organique du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, déjà citée, mettant « fin à la pratique dite de la “réserve parlementaire” ».
III. Disparition ?
La première référence explicite, par le droit écrit, à la « pratique » de la réserve parlementaire est le fait de la loi organique du 15 septembre 2017. Toutefois, cette reconnaissance fut de courte durée, puisque son seul objet était en réalité la suppression de la réserve parlementaire.
Il convient d’exposer brièvement les conditions de cette saisie-anéantissement et notamment des circonstances de la gestation de la réforme de 2017.
À la mi-juin 2017, c’est-à-dire entre les deux tours des élections législatives de 2017, le garde des Sceaux de l’époque, M. François Bayrou, présentait, au nom du nouveau Gouvernement, les deux projets de lois ordinaire et organique rétablissant la confiance dans l’action publique (après, chacun s’en souvient, une campagne présidentielle fortement agitée par les « affaires »). Parmi d’autres mesures, le président de la République et le Gouvernement souhaitaient mettre fin à la pratique de la réserve parlementaire qui, selon les termes de l’étude d’impact accompagnant le projet de loi organique, était une pratique « en délicatesse avec la Constitution », alimentait la « suspicion d’usage arbitraire et clientéliste des deniers publics » et, en définitive, la défiance à l’égard des parlementaires.
Ce projet de réforme souleva de nombreuses questions juridiques, parfois techniques. Au regard de l’objet qui nous intéresse, la seule question que l’on se posera ici est de savoir s’il était indispensable de passer par une norme écrite pour mettre fin à une pratique. La question a d’ailleurs été posée lors des débats parlementaires et le malaise des uns et des autres pour tenter d’expliquer, juridiquement, cette opération de saisie-anéantissement est palpable : lors des débats, une sénatrice (LR) s’étonnait ainsi de cet « étrange article » du projet de loi organique :
jusqu’ici on abrogeait ou on modifiait des lois ; voilà maintenant qu’on abroge des pratiques, une coutume ! Étrange innovation, étrange perversion juridique…
On peut tenter de répondre à la question en deux temps, en évacuant d’abord un premier aspect qui ne pose pas de difficultés théoriques particulières. Il a d’abord paru nécessaire au législateur organique de 2017 d’abroger l’obligation de transparence de l’exécution de la réserve parlementaire qui avait été instaurée par la loi organique de 2013. Il aurait assurément été possible de laisser subsister dans l’ordonnancement juridique une disposition organique (celle de la loi organique de 2013, imposant la publicité de la réserve parlementaire) devenue sans objet (du fait de la disparation de la pratique) et donc caduque, mais le législateur organique a souhaité procéder avec rigueur, ce qu’il faut sans doute inscrire à son crédit.
Le second temps de la réponse soulève davantage de difficultés. Il suppose de tenter de répondre à deux interrogations successives. D’abord, une norme écrite était-elle nécessaire pour mettre fin à la pratique de la réserve parlementaire ? Ensuite et surtout, une norme écrite est-elle suffisante pour mettre fin à la pratique ? La question de l’effectivité ou de l’efficacité de la suppression se trouve ainsi naturellement posée. Sur ces questions, les réponses s’avèrent moins aisées, comme le révèle d’ailleurs l’examen de l’analyse livrée par les différents acteurs du processus normatif.
(1) La norme écrite était-elle nécessaire pour mettre fin à la pratique ? Dans son avis sur le projet de loi, le Conseil d’État relevait que le dispositif de la réserve parlementaire « n’étant pas formalisé, il devrait cesser d’exister par la seule volonté du Gouvernement de ne plus faire droit aux demandes des parlementaires » (ou, naturellement, des parlementaires de ne plus émettre de demandes de subventions ou de rejeter les amendements gouvernementaux correspondants aux crédits liés à la réserve parlementaire).
La question fut posée au Parlement, non pas tellement du point de vue de l’intérêt théorique qu’elle pouvait soulever, mais avec des arrière-pensées politiques. Les arguments utilisés furent alors plus ou moins pertinents, mais tous révèlent la difficulté des parlementaires de tous bords à appréhender l’articulation entre la pratique, la norme et le droit qui sont, dans l’hypothèse qui nous intéresse, (au moins en partie) enchevêtrés.
Reprenant l’argumentation du Conseil d’État, M. Philippe Bas, rapporteur sur le projet de loi organique au nom de la commission des lois du Sénat, observait :
Juridiquement, un tel article [mettant fin à la pratique de la réserve parlementaire] n’était pas nécessaire pour « éteindre » la réserve parlementaire, le refus du Gouvernement de déposer les amendements correspondants lors de l’examen au Parlement du projet de loi de finances ayant pour conséquence de la supprimer de facto.
À partir de cette idée, l’opposition parlementaire, en confondant d’ailleurs la pratique de la réserve et son résultat, c’est-à-dire l’enveloppe de crédits mis à disposition des parlementaires par le Gouvernement, finit par défendre la thèse selon laquelle la pratique de la réserve parlementaire étant inconnue du droit écrit, elle était en réalité inexistante.
Ainsi, le rapporteur général de la commission des finances du Sénat (dont l’avis sur le projet de loi organique avait été sollicité) déclarait-il que :
L’article du Gouvernement supprime le principe de la réserve parlementaire. Or celle-ci n’existe pas en soi : elle naît avec le vote de crédits spécifiques en loi de finances. Il suffirait au Gouvernement de refuser toute inscription budgétaire pour y mettre fin.
L’argument fit mouche : « le Gouvernement veut supprimer ce qui n’existe pas, déclarait encore M. Bas. C’est un peu curieux ! ». En commission mixte paritaire, certains députés de l’opposition affirmaient de la même façon que « d’un point de vue constitutionnel, on ne peut pas supprimer quelque chose qui n’existe pas ». Écoutons encore M. de Courson expliquer à ses collègues de la commission des lois de l’Assemblée nationale que « la réserve parlementaire n’existe pas, comme je me tue à vous le dire depuis la première lecture. […] [Lui] consacrer un article de loi est à la limite de l’absurde ».
Il y a ici naturellement une forme de glissement, les députés et les sénateurs opposés à la réforme déduisant de l’absence de reconnaissance de la pratique par le droit écrit son inexistence – tout en exigeant, de façon fort paradoxale, le maintien de l’enveloppe de crédits mis annuellement à la disposition des parlementaires et résultant de cette pratique « inexistante »… En réalité, et même s’ils ne formulent jamais l’idée de cette façon – probablement pour souligner le caractère à la fois discutable juridiquement et absurde (à leurs yeux) de la réforme –, les parlementaires de l’opposition suggéraient que la pratique de la réserve parlementaire n’existait pas juridiquement, au sens où elle n’était pas saisie par le droit écrit. Le discours argumentatif déployé avait ainsi pour objet de sauver l’existence de la pratique d’un anéantissement par le droit écrit, en affirmant qu’elle n’existait juridiquement pas.
Affinant son raisonnement progressivement, au fil de la (longue) discussion parlementaire du projet de loi, M. Philippe Bas finit par soutenir que la suppression par la loi organique d’une « pratique qui n’a pas de fondement textuel » conduisait à une « impasse juridique », parce que, quelle que fût l’interprétation de la portée du dispositif retenu, ce dernier était inconstitutionnel : soit parce qu’il conduisait à une limitation inconstitutionnelle du droit d’amendement du Gouvernement par le législateur organique, soit parce que, dans l’hypothèse où le droit d’amendement du Gouvernement n’était pas limité juridiquement par cette disposition organique, cette dernière devait alors être considérée comme une disposition sans portée normative, c’est-à-dire comme un neutron législatif. Et de conclure :
la seule solution juridique permettant de mettre fin à la pratique de la réserve parlementaire consiste pour le Gouvernement à ne pas déposer d’amendement en ce sens au projet de loi de finances de l’année.
Quant à l’argumentaire déployé par le Gouvernement et par les parlementaires de la majorité pour soutenir la proposition de réforme, il n’était pas en tous points opposé aux thèses développées par l’opposition : présenté comme un « non-dit juridique » et donc dépourvu de toute portée normative, le dispositif de la réserve parlementaire était source de désordre (normatif) et il convenait, notamment pour cette raison (qui n’était évidemment pas le motif principal de la volonté de réforme) d’y mettre fin.
Rappelons dans un premier temps que la posture des parlementaires de la majorité et de l’opposition s’explique principalement par des motivations politiques (et non – ou en tout cas peut-être simplement dans une moindre mesure – par l’adhésion, d’ailleurs le plus souvent plus ou moins (in)consciente, à telle ou telle théorie générale du droit).
Sur le plan juridique, il faut toutefois bien convenir que l’argumentation déployée par les uns et les autres fut faible. Les deux thèses de l’inexistence de la pratique et du désordre normatif (qui serait révélé par l’existence d’une pratique prospérant en marge du droit écrit) ne peuvent être admises tant la première est contredite par le réel et la seconde par la nature même du droit constitutionnel, droit politique par excellence. L’existence de pratiques politiques non formalisées et s’éloignant parfois de la norme écrite ne peut en aucun cas être appréhendée comme une forme de désordre normatif, mais comme la façon d’exister et de devenir de ce droit spécifique qu’est le droit (du pouvoir) politique.
Dès lors, à la question initialement posée (une loi était-elle nécessaire pour supprimer la pratique de la réserve parlementaire ?), la réponse est naturellement négative. La raison justifiant la convention (assouplir la rigueur de l’article 40 et plus généralement celle du parlementarisme rationalisé à l’égard du Parlement) ayant non pas disparu, mais ayant été remplacée par une raison plus importante encore aux yeux de la majorité politique (à savoir le rétablissement de la confiance des citoyens dans la vie politique), il était tout à fait envisageable que le Gouvernement et la majorité parlementaire mettent fin à la convention (révocable !) de la réserve parlementaire d’un commun accord, non formalisé par une norme écrite. Faut-il croire, dans ces circonstances, que nos gouvernants n’ont pas la sagesse de Jean-Jacques Rousseau, écrivant que « si j’étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu’il faut faire ; je le ferais ou je me tairais » ? Plus prosaïquement, on peut considérer que ce sont des motifs politiques (et non juridiques) qui ont conduit le Gouvernement et sa majorité à supprimer la pratique (décriée par une partie de l’opinion publique) par un texte.
D’une part, parce qu’il était politiquement plus intéressant que cette suppression fût publique (et donc médiatique), plutôt que la pratique fît l’objet d’un simple abandon, mécaniquement discret. On peut ainsi considérer que la formalisation de la suppression de la pratique de la réserve parlementaire dans le texte de la loi organique avait d’abord un objectif symbolique : comme l’affirmait M. Ciotti, « c’est de la communication! ».
D’autre part, parce que comme le suggérait le Conseil d’État dans son avis sur le projet de loi organique, la suppression de la pratique par le droit écrit permettait de rendre l’engagement parlementaire d’y renoncer plus « effectif ».
(2) Quel crédit apporter à cette dernière affirmation ? Dit autrement, la loi organique était-elle suffisante pour mettre fin à la pratique de la réserve parlementaire ? Pour répondre, il convient – contrairement à nos habitudes – de distinguer entre la dimension politique et la dimension juridique du problème.
Il nous semble d’abord que l’interdiction de la pratique (contra constitutionem, rappelons-le ici) de la réserve parlementaire par le texte de la loi organique emporte des effets politiques importants – sur la majorité qui l’a votée. Autrement dit, la contrainte politique résultant de l’adoption de ce texte est forte dans la mesure où il serait difficile, pour la majorité actuellement au pouvoir, de se déjuger en faisant renaître la pratique de la réserve parlementaire – surtout au regard du contexte actuel, qui est celui d’une vive méfiance à l’égard de la représentation en général et des représentants en particulier.
Sur le plan juridique, il est certain que par rapport à un simple abandon, non formalisé, de la pratique de la réserve parlementaire, la normativité du dispositif retenu (i. e. l’interdiction par la loi organique) est plus « forte ». Toutefois, on ne voit pas bien ce qui, malgré l’existence de cette interdiction organique nouvelle (et hors la contrainte politique précédemment évoquée), empêcherait une pratique similaire de prospérer (notamment une fois que les opposants à la suppression de la réserve parlementaire seront à nouveau au pouvoir) – ce que le Conseil constitutionnel lui-même est bien contraint d’accepter. Dans sa décision du 8 septembre 2017, il a en effet pris soin de formuler une réserve d’interprétation au sujet de l’article 14 de la loi organique supprimant la pratique de la réserve parlementaire, dont les dispositions ne doivent « cependant, sans porter atteinte à̀ l’article 44 de la Constitution, être interprétées comme limitant le droit d’amendement du Gouvernement en matière financière ». Dit autrement, le pouvoir d’amendement du Gouvernement en matière financière ne saurait être limité par ces dispositions nouvelles : dans l’hypothèse où une nouvelle proposition parlementaire d’ouverture de crédits était formulée, il serait loisible au Gouvernement d’y accéder (ou non). Pour résumer, la loi organique, telle qu’elle est interprétée par le Conseil constitutionnel, a en réalité eu pour seul objet (et effet) de libérer le Gouvernement d’une contrainte politique pesant sur lui (celle de reprendre systématiquement les propositions parlementaires d’ouverture de crédits visant à financer des projets d’intérêt local et de respecter l’exécution conforme des dépenses ainsi sollicitées). Mais elle ne pourrait en aucun cas faire peser sur le Gouvernement une nouvelle contrainte juridique, lui interdisant de reprendre à son compte l’ouverture d’un crédit au seul motif qu’il correspondrait à des vœux exprimés par des parlementaires.
Plus fondamentalement, et indépendamment des questions de conciliation de cette interdiction nouvelle avec le texte de l’article 44 de la Constitution, la solution de l’interdiction de la pratique par le texte nous semble infiniment précaire. En effet, son « irréductible autonomie » porte naturellement le pouvoir à s’affranchir de la norme juridique. Dans ces circonstances, on ne voit pas bien par quel miracle – et à supposer que les acteurs politiques (Gouvernement et Parlement ou Gouvernement et majorité parlementaire) consentent à un nouvel accord pour faire vivre de nouveau la pratique – la loi organique pourrait empêcher un phénomène que la Constitution formelle elle-même n’a pas permis d’enrayer.
En un mot, l’interdiction de la pratique de la réserve parlementaire par le droit écrit ne sera juridiquement effective que tant qu’elle sera politiquement consentie.
Elina Lemaire
Elina Lemaire est constitutionnaliste, maître de conférences HDR en droit public à l’Université de Bourgogne Franche-Comté, membre du CREDESPO et membre associé de l’Institut Michel Villey.
Pour citer cet article :
Elina Lemaire « Naissance, consécration et disparition (?) d’une convention de la Constitution. L’exemple de la « réserve parlementaire » », Jus Politicum, n°24 [https://juspoliticum.com/articles/Naissance-consecration-et-disparition-d-une-convention-de-la-Constitution-L-exemple-de-la-reserve-parlementaire]