Les sources manuscrites de la Constitution de l’an VIII
En raison du caractère informel de l’élaboration de la Constitution de l’an VIII, discutée dans le cadre d’un comité restreint ne donnant lieu à aucun procès-verbal, les travaux préparatoires de ce texte fondateur du Consulat n’ont jamais pu donner lieu à une publication officielle. Pendant longtemps, seules des sources à caractère secondaire, et de nature essentiellement imprimée, ont alors dû être mobilisées afin de mieux percevoir les finalités assignées à chacune des nouvelles institutions, ainsi que pour mieux saisir les oppositions doctrinales vraisemblablement apparues dans les commissions, ou encore pour tracer avec plus de certitude les origines idéologiques des dispositions finalement adoptées.
Parmi ces publications secondaires, certaines se sont assez rapidement distinguées par leur grande diffusion et leur haute autorité, sur laquelle l’historiographie s’est appuyée, pour les élever ensuite au rang de source presque officielle de la nouvelle Constitution. Dans sa Théorie constitutionnelle de Sieyès (1836), Boulay de la Meurthe atteste ainsi avoir retranscris les idées de l’abbé sur les nouvelles institutions du 11 au 21 novembre 1799 (20-30 brumaire de l’an VIII), dans le cadre de plusieurs conférences dans lesquelles Sieyès lui dicta autant les lignes directrices de son projet, que ses « notes sur les différentes parties de son plan de constitution ». Les sources manuscrites de ce document sont désormais conservées aux Archives nationales, en forme d’un cahier de 22 pages sous la côte 284 AP 5 dossier 2 (7), au début desquelles Sieyès a cependant porté la célèbre note manuscrite suivante : « Rien n’est plus incomplet et fautif que ce canevas dicté à la hâte. C’est d’après ces idées qu’a été décrite la Constitution adoptée avec apparence de satisfaction, changée ensuite, altérée de plus en plus et abolie enfin successivement ».
D’autres imprimés ont également une valeur de sources indirectes et, le plus souvent fragmentaires, dans la mesure où elles n’apparaissent que comme des comptes rendus des projets de Sieyès. À cet égard, il est possible de citer les quelques pages des Mémoires du Comte Miot de Mélito, celles développées dans les Mémoires de Fouché, de Roederer, de Cambacérès, ou encore l’Histoire de la Révolution de Mignet, dans laquelle ce dernier explique avoir obtenu la communication du projet de Constitution de Sieyès par le biais d’un « membre de la Convention », qui a pu être identifié comme étant probablement Daunou.
Enfin, parmi ces sources imprimées secondaires, les journaux contemporains ont pu aussi être longtemps mobilisés dans la mesure où ils semblent avoir retranscris, mais de manière souvent incertaine et toujours fragmentaire, les débats entourant l’adoption des nouvelles institutions. On compte ainsi le célèbre Moniteur universel, notamment dans son édition du 10 frimaire an VIII (1er décembre 1799), le Journal de Paris et la Décade, qui doivent aussi être considérés, en raison de leur proximité avec les brumairiens, comme autant de relais des opinions respectives de Roederer pour le premier, Chabaud du Gard ensuite, ou de Sieyès et de Daunou pour le dernier. L’utilité essentielle de ces journaux est d’avoir permis de mieux déterminer l’évolution chronologique des débats et, d’une certaine manière, de pouvoir corroborer l’identité des projets débattus.
Une voie nouvelle a été ouverte tout au long du xxe siècle à travers la volonté d’une exploitation renouvelée des sources manuscrites afin de déterminer avec plus de certitude la signification des projets de Constitution élaborés sous l’impulsion de Bonaparte. En 1941, Jean Bourdon fait ainsi œuvre de précurseur dans sa thèse complémentaire pour le doctorat ès lettres portant sur La Constitution de l’an VIII. Agrégé d’histoire et géographie, puis licencié en droit, il étudie pour la première fois la Constitution de l’an VIII en rapprochant certaines de ses dispositions des écrits de Roederer, de Daunou, mais par le biais des écrits de Taillandier (1834), ainsi que ceux de Sieyès, à travers le support indirect de Boulay de la Meurthe. À cette époque, la perte des manuscrits de Sieyès explique pourquoi il demeure matériellement impossible pour Jean Bourdon de prolonger son étude jusqu’aux sources originaires de la Constitution de l’an VIII. La crainte est alors celle de la perte définitive des papiers de Sieyès, qui avaient appartenu au milieu du xixe siècle au ministre Hippolyte Fortoul. Leur existence était toutefois avérée car, si Fortoul en avait conservé la plus grande partie dans l’espérance de réaliser une étude de Sieyès, il avait prêté quelques manuscrits à Saint-Beuve, qui les publia dans les Causeries du Lundi. Dans ces conditions, dans Sieyès et sa pensée, Paul Bastid estimait dans son édition de 1939 qu’il serait dorénavant difficile de retrouver la plus grande partie de ses manuscrits.
C’est dans ces conditions également que Paul Gaucher, dans son mémoire demeuré inédit sur les Projets constitutionnels de Sieyès et la Constitution de l’an VIII (1955), a tenté de reconstruire la pensée originaire de l’abbé, telle qu’elle se serait manifestée à la fin de l’an VIII.
Notre propos, dit-il, est de reproduire les textes qui nous indiquent quelle constitution Sieyès aurai voulu voir appliquer à la France de son époque. Nous ne cherchons ni à étudier l’homme en lui-même, ni ses idées politiques, ni le but réel des institutions qu’il proposait. Nous voudrions seulement essayer de montrer par quel mécanismes constitutionnel il voulait faire passer ses vues politiques dans la réalité des faits.
De nouveau, son étude ne peut que reprendre des sources indirectes imprimées déjà connues, c’est-à-dire Boulay de la Meurthe, Daunou, Roederer et Fouché, en les associant, afin de combler l’absence des manuscrits de Sieyès sur la Constitution de l’an VIII, à des écrits antérieurs de l’abbé, comme son Aperçu sur l’organisation de la justice et de la police en France (1790), ou ses célèbres discours des 2 et 18 thermidor an III sur le jury constitutionnaire. Comme Paul Gaucher le reconnaît lui-même dans son mémoire, il s’agit « d’essayer de retrouver la pensée authentique de Sieyès » en l’an VIII, à travers l’étude de sources imprimées censées l’avoir exposée avec le plus de certitude.
Toutefois au cours des années 1960, le don réalisé par les descendants de Fortoul de leurs archives familiales aux Archives nationales permet de retrouver une partie des sources manuscrites de Sieyès, sans doute lacunaire, et, plus précisément, ses projets de constitutions élaborés en l’an VIII. Regroupés dans le fonds Sieyès accessible depuis les années 1970, ces sources originaires ont connu un renouveau avec l’imposante publication, en 1999 et en 2007, des Manuscrits de Sieyès en deux volumes sous la direction de Christine Fauré, qui s’est concentrée sur ses écrits « réunis en cahiers et constituant des ensembles ». En 2008, Pierre-Yves Quiviger a continué cette démarche d’édition en reprenant partiellement des textes issus du dossier 284 AP 5 dossier (4), comportant des manuscrits de Sieyès considérés comme trois projets constitutionnels inédits de l’an VIII.
La publication des écrits de Sieyès semble pouvoir être prolongée à l’égard des sources de la Constitution de l’an VIII contenus dans le dossier 284 AP 5 dossier (4), en s’intéressant à des manuscrits également inédits et complémentaires. Contenus sur des simples feuillets, ceux-ci apparaissent comme autant de documents préparatoires comportant des articles envisagés dans une perspective constitutionnelle. Ce dossier a été annoté, probablement par Fortoul, comme contenant « les premières idées de la Constitution de l’an VIII » de Sieyès. Commençant par une première pièce contenant un Titre Ier traitant des « articles préliminaires » de la Constitution, il se poursuit sous une forme peu homogène à travers plusieurs textes traitant, pour citer les principales thématiques abordées sous forme d’articles, des « bases de la Constitution », des listes électorales, du Collège des conservateurs, de la forme du gouvernement, ou encore du processus législatif et se termine par des dispositions traitant des contributions. Il paraît ensuite essentiel de rapprocher les dispositions de ces manuscrits inédits avec les projets de Sieyès déjà publiés, ainsi qu’avec l’ensemble des notes manuscrites de Roederer, en partie également inédites, sur le projet de Constitutions de l’an VIII. Plus précisément, il s’agit des papiers de Roederer qui, selon le témoignage de Boulay de la Meurthe, constituent un projet de constitution alternatif en ce qu’il s’inscrit dans une démarche conciliatrice des vues divergentes de Sieyès et de Bonaparte. Il semble encore utile de rapprocher ces projets avec des sources imprimées souvent mésestimées, comme le Tableau de l’organisation sociale de la république française de Chabaud (du Gard), qui expose très certainement des solutions adoptées dans les commissions, ainsi que la Nouvelle proposition pour donner à la France une bonne constitution réduite à 40 articles de Gaudet, ou encore un fascicule anonyme intitulé Premier et second Plan de la nouvelle constitution française (s.d.).
Notre publication s’inscrit dans le prolongement d’une première contribution ayant consisté en l’édition de deux projets manuscrits de Daunou de l’an VIII, ainsi que par celle de la minute authentique de la constitution, que Jean Bourdon avait redécouverte et étudiée en 1941, avant qu’elle ne connaisse ensuite un délaissement. L’idée de notre première contribution était d’observer les similitudes et les éventuelles divergences dans les ultimes rédactions manuscrites de la Constitution, en comparant chacune des dispositions, article par article, de ces derniers projets sous la forme d’un tableau de concordance. En reprenant jusqu’aux mots et leurs dispositions corrigés, elle confirme que la dernière rédaction de Daunou demeure littéralement conforme à la première rédaction de la minute authentique de la Constitution de l’an VIII. Pour l’analyse de ces documents, il a paru essentiel de rechercher les sources immédiates des institutions en partant des dernières corrections de la minute de la Constitution.
L’étude de l’écriture du texte constitutionnel de l’an VIII passe encore par une analyse des premiers projets de Sieyès, à travers leurs premières rédactions, ainsi qu’à leur éventuelle reprise par les projets de Roederer, Daunou ou Chabaud du Gard.
Il demeure souvent possible de comparer les dispositions des premiers projets de Sieyès et de suivre l’évolution de leur rédaction. Mais si les textes présentent parfois des ressemblances certaines, dans d’autres hypothèses il ne peut s’agir que de simples vraisemblances d’identité. L’étude du processus de rédaction de la constitution ne peut ainsi passer que par une archéologie des manuscrits des acteurs institutionnels de l’an VIII. L’étude croisée de ces manuscrits de Sieyès, Roederer, Daunou avec celui du texte final de la minute authentique de la Constitution est donc de nature à renseigner d’abord sur l’histoire immédiate, de nature intellectuelle et individuelle, des dispositions de l’an VIII. À plus long terme, cette étude tente de mieux percevoir, dans la mesure du possible, l’apport individuel de chacun des constituants aux nouvelles institutions et l’évolution des choix constitutionnels opérés.
Dans cette publication des manuscrits, plusieurs règles ont été suivies afin de rester fidèle au travail d’écriture des auteurs, autant que pour tenter de mieux percevoir les évolutions de leurs rédactions. L’orthographe originale a ainsi d’abord été maintenue. De la même manière, les biffures conservées sont celles des manuscrits. Les passages apparaissant en double biffures s’expliquent par une nouvelle correction d’un auteur, qui le conduit à rayer une seconde fois son travail antérieur.
La présentation des textes considérés comme les premières idées de la future Constitution repose dans une analyse critique des sources documentaires conduisant préalablement à essayer de distribuer l’ensemble des textes manuscrits préparatoires dans une échelle chronologique afin d’en mesurer les différentes évolutions. Plusieurs catégories de sources peuvent être identifiées et classées chronologiquement selon leur auteur, c’est-à-dire celles de Sieyès (I), de Roederer (II) et enfin l’ensemble des papiers Daunou associés au Tableau de l’organisation sociale de la République de Chabaud du Gard (III).
I. Les « Premières idées de la Constitution de l’an VIII » de Sieyès
La critique des sources s’illustre d’abord à l’égard des premiers manuscrits de Sieyès, que Fortoul a classés en considérant qu’il s’agissait de ses « premières idées de la Constitution de l’an VIII ». Ce regroupement doit d’abord être envisagé avec précaution dans la mesure où, pour s’en tenir simplement aux choix sémantiques réalisés par Sieyès, plusieurs institutions peuvent être rapprochées de ses écrits antérieurs. À titre d’illustration, dans des fragments politiques élaborés au cours des années 1789 à 1791, il avait déjà proposé un grand électeur désigné par une élection organisée selon un système d’urnes successives. De la même manière, dans ses notes sur le projet de Constitution de l’an III, il avait indiqué en marge qu’il proposait certaines dispositions en vue de la « nomination permanente et paisible du grand électeur » considéré comme irresponsable politiquement. Une même observation sémantique s’impose en l’an VIII à l’égard d’un jury constitutionnaire, d’un système d’assemblées primaires, ou à des fonctions dites ascendantes et descendantes, que l’on retrouve dans ses projets manuscrits de l’an III, autant que ses célèbres discours des 2 et 18 thermidor.
Ces « premières idées de la Constitution de l’an VIII » rédigées par Sieyès présentent cependant un grand nombre de similitudes essentielles avec le texte de synthèse résumé par Boulay de la Meurthe, ce qui plaide pour associer les solutions adoptées dans ces premiers documents aux solutions originairement retenues par l’abbé. Ces notes originaires de Sieyès comportent ainsi, contrairement à ses projets suivants désormais connus de l’an VIII, l’institution d’un grand électeur pouvant faire l’objet d’une « absorption » selon le terme précisément adopté, que les projets suivants ne reprennent plus. Si Boulay de la Meurthe consigne l’expression dans ses notes, Daunou reprend aussi, dans ses premiers écrits de l’an VIII réalisés dans son tableau synoptique, l’idée d’un « Collège des conservateurs » pouvant « élire ses propres membres avec absorption et le Consul ». Cette expression, retenue dans les premières rédactions de Daunou, atteste incontestablement d’une forme de transcription des idées originaires de Sieyès dans le processus d’élaboration des nouvelles institutions. D’ailleurs, dans sa dernière édition de 1970, Paul Bastid a cité ces sources, contenues dans le dossier 5 du fonds Sieyès, sous son titre traitant de la Constitution de l’an VIII.
Prenant la forme de dispositions relativement denses, ces premières notes de Sieyès, représentent un peu moins de 200 articles, qui manquent cependant d’homogénéité. Elles apparaissent aussi relativement détachées de pures réflexions métaphysiques, desquelles il était fait reproche à Sieyès dans le début de frimaire an VIII. Mais, alors que plusieurs articles ont été rayés et corrigés, quelques-uns apparaissent également redondants, sans qu’il soit cependant possible de les rattacher à un projet alternatif. Ce manque d’homogénéité des dispositions s’exprime parfois par une numérotation discontinue, voire quelquefois par l’absence de toute numérotation qui en rend l’étude structurelle difficile. De la même manière, les différents titres et parties ne se suivent pas totalement et semblent même avoir subis une restructuration, partiellement inachevée, au cours de leur rédaction. Un nouveau plan semble ainsi suggéré en reprenant comme bases, dans une première partie, les conditions d’acquisition de la citoyenneté, puis la division du territoire, suivie de la « répartition de l’établissement exécutif sur le territoire français », avec une nouvelle partie traitant de la « base fondamentale de l’ordre politique ou des assemblées primaires » et, pour terminer, des collèges électoraux.
Indépendamment de cette restructuration visiblement non suivie d’effet, il demeure toutefois possible de considérer ces premières notes manuscrites de Sieyès, en raison de l’ensemble des matières traitées sous formes de dispositions, comme un ensemble représentant les éléments d’un projet de constitution. En respectant le classement de son dossier, certainement réalisé par Fortoul, les notes de Sieyès commencent alors par un titre préliminaire traitant de l’« esprit de la constitution française », ensuite du principe représentatif, puis du pouvoir constituant et des modalités de modification de la constitution. Un titre premier poursuit la présentation des règles en traitant de la « base civile et politique » de l’État reprenant les principes de la division territoriale et les règles de fonctionnement des assemblées primaires. Un deuxième titre est intitulé laconiquement « base fondamentale » et développe plusieurs règles concernant la qualité de citoyen français. Le troisième titre porte ensuite sur les « échelles de proportion et fonctions ascendantes », c’est-à-dire sur les différents degrés de scrutin, et se poursuit en traitant de parties relativement complètes, mais aussi différentes que celles touchant au « gouvernement », à l’« Élection de l’urne » et au pouvoir exécutif. Le quatrième et dernier titre concerne l’« ordre législatif », et il est suivi d’une partie touchant aux « lois », aux « contributions », et à l’« ordre judiciaire ».
L’ensemble de ces dispositions se distinguent des projets suivants de Sieyès récemment publiés par Pierre-Yves Quiviger. Ces derniers présentent d’abord une plus grande certitude d’unité en raison de leur rédaction sur des carnets à numérotation continue, qui facilitent la cohérence d’ensemble. Ils apparaissent toutefois non seulement beaucoup plus lacunaires, mais aussi relativement plus incertains dans la mesure où Paul Bastid a considéré que seules les corrections étaient de la main de Sieyès. Ses deux projets manuscrits suivants de constitution apparaissent ainsi comme un résumé de ses propositions antérieures, voire comme de simples prises notes, car si certains titres ne sont développés que sur moins d’une dizaine de ligne, d’autres sont purement synthétiques et se contentent d’évoquer les thématiques à développer. Certaines solutions ont aussi totalement disparues, comme la partie introductive sur l’« esprit de la Constitution française », le système dit de l’élection de l’urne, ou la possibilité de modifier la constitution. Ces deux projets suivants demeurent littéralement très proches, notamment en ce qui concerne le système des scrutins. Un dernier projet manuscrit, intitulé « Loi organique de l’ordre politique en France », demeure relativement plus complet par rapport à ces prédécesseurs, reprenant l’idée de deux consuls présidant chacun un Conseil d’État.
Enfin, un ultime document isolé ne peut pas être rattaché à ces derniers projets de Sieyès, ni être considéré comme un projet autonome. Il laisse toutefois penser que le projet initial de l’abbé était beaucoup plus développé que les simples manuscrits conservés aujourd’hui, qui ne comportent pas tous de titre. Développé sous un titre 12 intitulé « Du promulgateur des lois – grand Électeur », celui-ci apparaît moins comme un document de travail, que comme une mise au propre des idées de Sieyès en la matière, voire comme une proposition alternative au système du grand électeur qu’il a déjà proposé avant.
Deux ressources permettent sans doute de classer l’ensemble de ces sources manuscrites de Sieyès. Tout d’abord, dans son Histoire du Consulat (1862), Huard rappelle que l’abbé avait été chargé de soumettre ses idées sur la nouvelle constitution au 1er décembre (10 frimaire an VIII) et que ce fut à cette occasion qu’il subit la réprobation de Bonaparte dans les séances suivantes des commissions. Ces mêmes tensions entre les deux consuls provisoires conduisent ensuite à l’éviction progressive de certaines solutions constitutionnelles de Sieyès dans les séances postérieures à ce 1er décembre 1799.
Mais, surtout, une seconde ressource pour confirmer le classement interne réalisé par Fortoul des premières idées de Sieyès sur la Constitution de l’an VIII peut certainement résider dans la notion précise de notabilité qu’il emploie dans ses premières notes. En effet, dans son titre portant sur l’« échelle de proposition et fonctions ascendantes », c’est-à-dire sur son système de collèges électoraux, Sieyès porte l’observation finale suivante en la soulignant partiellement : « On ne veut pas du mot de notables, ce seront des députés au collège électoral ». Or, non seulement Sieyès reprend son travail et raye dès lors ce terme de « notable » employé au début de ce titre, mais il n’emploie plus ensuite cette terminologie, que cela soit dans ses premiers écrits sur la constitution de l’an VIII, ainsi que dans l’ensemble de ses projets suivants. Conformément à son observation, il remplace ce même terme, qu’il désapprouve désormais, par celui de « député » dans ses manuscrits postérieurs. Ensuite, Sieyès fait aussi référence à la notion de « liste d’éligibles » pour caractériser son système électoral fondé sur une hiérarchie pyramidale. Cette évolution sémantique permet également de corroborer l’idée selon laquelle ces premières idées de Sieyès semblent bien avoir déterminé les notes de Boulay de la Meurthe. Ce dernier a, en effet, repris la terminologie originaire de Sieyès en écrivant que, dans le système de l’abbé, « il y a trois degrés ou listes de notabilité ou d’éligibilité, comme trois degrés de fonctions publiques ». Dans son commentaire de la Constitution de l’an VIII, Roederer utilise d’ailleurs strictement la même explication que Boulay de la Meurthe, en soulignant que l’essence du Consulat est de reposer sur l’« institution d’une notabilité graduelle, ou éligibilité graduelle aux fonctions publiques ». De la même manière, dans l’ensemble de ses dispositions manuscrites, Roederer fait référence à différentes « classes de notables », et à des « notables de la nation et des départements », ce qui laisse sans doute transparaître une influence des premières idées de Sieyès. En revanche, les manuscrits de Daunou et le Tableau de l’organisation sociale de la République publié par Chabaud ne reprennent dans aucune de leur disposition cette expression de « notabilité ». Chabaud propose le système de degrés d’élection sous le titre de « Listes d’éligibilité » nationale, départementales et communales. Daunou témoigne même d’une évolution probablement liée aux débats des commissions, car s’il évoque simplement dans ses premiers manuscrits la notion de « députés », sa seconde rédaction du projet de constitution laisse ensuite apparaître la notion de « liste de confiance ».
II. Les projets alternatifs de Roederer
Une deuxième série de sources documentaires, immédiatement antérieure à la Constitution de l’an VIII, peut être associée aux manuscrits de Roederer. Selon le témoignage de Boulay de la Meurthe, Roederer est aussi l’auteur d’un projet alternatif de constitution, ou plutôt de projets alternatifs au regard de son dossier, lorsqu’il fut question d’essayer de rapprocher les vues divergentes de Sieyès et de Bonaparte. Cette cristallisation de l’opposition entre les deux consuls provisoires semble même être résumée dans un tableau manuscrit de Roederer, dans lequel il distingue un système apparaissant sous la lettre « S » avec un autre plan développé sous la lettre « B ». Dans la première hypothèse, la solution de Sieyès aurait privilégiée, dans une logique hiérarchique, un Collège des conservateurs, puis un grand électeur, suivis de deux consuls gouvernant 14 ministres. Dans la seconde hypothèse proposée par ce tableau sous la lettre « B », Bonaparte aurait favorisé la création d’un Collège des conservateurs, mais en privilégiant ensuite l’instauration de trois consuls, dont un président, puis en confirmant enfin l’adoption d’un même exécutif formé de 14 ministres.
Ces manuscrits constitutionnels de Roederer, dont la publication demeure partiellement inédite, s’inspirent largement du plan de constitution de Sieyès, dont il affirme avoir pris connaissance dès le 27 octobre 1799 (5 brumaire an VIII) et que l’abbé n’aura de cesse de développer dans les jours suivants. Dans ses commentaires manuscrits de la Constitution de l’an VIII, Roederer reconnaît d’ailleurs l’imposante dette contractée par les constituants à l’égard de l’abbé, en affirmant :
je crois de mon devoir de contribuer à répandre cette vérité. Cette constitution établit un grand pouvoir ; elle le confie à Bonaparte. Il importe qu’on sache que l’honneur de l’avoir faite appartient principalement à Sieyès
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Mais, ce serait minorer la part que Roederer prend lui-même à cette entreprise constitutionnelle que de méconnaître la diversité des solutions qu’il propose. D’ailleurs, on prête à Napoléon, lorsqu’il fut résolu à contester les vues de l’abbé après le 1er décembre 1799, d’avoir proposé à Roederer :
si Sieyès s’en va à la campagne, rédigez-moi vite un plan de constitution ; je convoquerai les assemblées primaires dans huit jours, et je le leur ferai approuver, après avoir renvoyé les commissions.
L’importance des écrits de Roederer mérite ainsi d’être rehaussée compte tenu de leurs différentes rédactions et formulations. S’il demeure lacunaire sur plusieurs points, son projet essentiel demeure son Organisation d’un gouvernement représentatif, dont on dispose de deux versions. Une première rédaction reprend en substance des listes d’éligibilités proposées par Sieyès, puis une synthèse de certains des pouvoirs politiques établis par son projet de constitution. Une seconde version porte la mention « copie », mais contient en vérité quelques corrections et ne concorde ainsi pas totalement avec la version originale. Mais, surtout, à côté de ceux-ci, Roederer développe plusieurs fascicules thématiques relativement complets et structurés touchant, pour trois d’entre eux au Corps conservateur et, pour deux autres, à la forme du gouvernement. Dans sa Théorie constitutionnelle de Sieyès (1836), Boulay de la Meurthe explique d’ailleurs que c’est précisément « sur certaines attributions du Collège des conservateurs, et principalement sur la structure du gouvernement, que la dispute avait eu lieu » entre Sieyès et Bonaparte. Si l’on ajoute à ces sources manuscrites de Roederer d’autres feuillets rédigés sans titre, l’ensemble de ces pièces laisse alors apparaître six formes différentes d’organisation du gouvernement et du pouvoir exécutif, qu’il demeure possible de reclasser chronologiquement en raison du statut accordé au grand électeur et, plus généralement, au chef de l’État. Ce classement fait ressortir trois évolutions concernant le premier magistrat. Dans son premier projet intitulé Organisation d’un gouvernement représentatif, Roederer se montre ainsi d’abord fidèle à une solution recourant à un grand électeur pouvant être « appelé dans le Corps des conservateurs ». C’est ici reprendre le principe d’absorption des premières notes de Sieyès. Mais dans ses propositions suivantes, Roederer privilégie ensuite une forme de prudence non seulement en se gardant d’évoquer cette possibilité d’une absorption du premier magistrat, qui dispose de la faculté de destituer les consuls, mais surtout en évitant même de mentionner jusqu’au titre de « grand électeur ». Ces réticences à désigner explicitement ce « chef suprême du gouvernement » s’illustre dans de nombreux espaces vides, conservés afin d’ajouter ensuite la véritable dénomination retenue. Si ce haut magistrat ne peut plus être appelé, c’est-à-dire « absorbé » par le Collège des conservateurs, il dispose de la faculté de destituer, sinon d’ostraciser, les deux consuls. Enfin, par la suite, les projets postérieurs de Roederer concernant le système exécutif ont alors chacun repris un système de gouvernement soutenu par Bonaparte, c’est-à-dire celui confié à trois consuls, et présidés par l’un d’entre eux sous le titre de « Premier consul ».
Trois documents imprimés peuvent conforter, en partie, cette évolution progressive des projets Roederer. D’abord, les Mémoires de Fouché confirment qu’après le rejet par Bonaparte du système d’un grand électeur pouvant être « absorbé » deux alternatives sont envisagées. La première est l’adoption d’un « président à l’instar des États-Unis, pour dix ans, libre dans le choix de ses ministres, de son Conseil d’État et de tous les agens de l’administration ». La seconde démontre la volonté « de concilier les opinions diverses, en composant un gouvernement de trois consuls, dont deux ne seraient que des conseillers nécessaires ». En privilégiant cette seconde voie, Roederer semble aussi avoir été sensible au comparatisme réalisé avec le modèle outre-Atlantique, lorsqu’il s’est agi de déterminer le traitement du futur premier consul. Dans une note, il propose ainsi de déterminer ses indemnités par une comparaison avec celles du président américain, rapportées à l’étendue de la population que celui-ci gouverne. Ensuite, un deuxième document confirmant cette évolution du système de l’Exécutif est un court résumé des débats des commissions édités par Gaudet. Dans cette Nouvelle proposition pour donner à la France une bonne Constitution (s.d.), il explique que les divers plans discutés en commission, qui sont encore de simples projets, présentent deux alternatives. Pour la première, un grand électeur
serait à vie, ou du moins pour un très-long terme sans responsabilité, ayant autour de lui tout l’appareil de la puissance, et ne pouvant être absorbé, il n’exercerait néanmoins personnellement aucune autre fonction, que de nommer et révoquer à son gré les deux consuls, qui choisiraient les ministres et les conseillers d’État, n’ayant que voix consultatives.
Dans la seconde, il est question de supprimer « le grand électeur proposé d’abord, ainsi que les deux consuls révocables à sa volonté, pour y substituer trois consuls nommés pour dix ans ». Enfin, et de la même manière, Boulay de la Meurthe explique que le projet de conciliation de Roederer comportait trois consuls, dont l’un était prépondérant sur les deux autres simplement adjoints, en précisant que « ces deux derniers ne pouvaient rien faire sans le premier, et le premier sans un des deux adjoints ». Ce caractère collégial se retrouve d’ailleurs expressément dans l’un des projets de Roederer.
III. La reprise de l’écriture constitutionnelle par Daunou
et la valeur historique du Tableau de Chabaud
Un dernier groupement de sources documentaires de la Constitution de l’an VIII est constitué des manuscrits de Daunou, ainsi que du Tableau de l’organisation sociale de Chabaud, un ex-membre de la commission du conseil des Cinq-Cents, ayant également participé aux conférences tenues chez les Consuls dès qu’il fut question d’adopter les bases de la nouvelle constitution. L’ensemble des papiers de Daunou peut être considéré comme étant le dernier état des projets constitutionnels, puisque la minute authentique de la constitution est rigoureusement identique à ceux-ci. Nous renvoyons pour ces conclusions à notre étude sur les manuscrits de Daunou et de l’ultime rédaction de la Constitution de l’an VIII.
Le Tableau de Chabaud demeure également un document relativement peu exploité. Si Jean Bourdon le cite partiellement, Paul Gaucher ne le mentionne d’ailleurs pas. Ce document imprimé apparaît relativement structuré et abouti, puisqu’il comporte, d’un point de vue formel, le double d’articles de la Constitution de l’an VIII. Il pose cependant une difficulté dans la mesure où il demeure particulièrement atypique en raison de ses nombreuses différences autant avec les projets de Sieyès que ceux de Roederer, mais également avec les écrits de Daunou jusqu’au texte de la Constitution de l’an VIII. Sa cohérence et sa complétude portent à envisager qu’il s’agit soit d’un projet alternatif, soit d’une solution de reclassement des articles de la Constitution de l’an VIII, ou plus certainement d’un texte imprimé reprenant certaines solutions débattues dans les commissions. Peut-il en particulier développer des éléments débattus dans les commissions ? Afin d’identifier laquelle de ces valeurs accorder à ce document, il convient préalablement d’essayer de l’inscrire dans la chronologie des projets en considérant deux éventualités, soit que les dispositions de Chabaud ne constituent qu’une reformulation postérieure des règles adoptées par la Constitution de l’an VIII, soit qu’elles lui apparaissent véritablement antérieures. Pour déterminer cette chronologie, la méthode consiste alors dans la comparaison systématique de chacune des dispositions de ces sources documentaires, avec une attention particulière pour les manuscrits de Daunou et la minute authentique de la Constitution.
Dans cette première hypothèse, l’édition du 31 décembre 1799 (10 nivôse an VIII) de la Décade présente cette publication de Chabaud comme étant « la constitution rangée dans un ordre méthodique. On y trouve toutes les parties qui composent l’acte constitutionnel, et qui méritaient d’y entrer ». De nombreuses solutions concordent d’ailleurs avec l’acte final comme, à titre d’illustration, en matière de remplacement des citoyens éligibles, où quatre dispositions apparaissent dans le même esprit et dans une même suite de solution, ou en ce qui concerne le statut du Premier consul, du Conseil d’État et des ministres. Pour autant, il ne s’agit pas d’une parfaite concordance, car le texte de Chabaud n’est jamais littéralement conforme au deuxième projet de Daunou, ni avec la Constitution de l’an VIII. Chabaud s’en distingue même en proposant des dispositions qu’on ne retrouve pas dans la Constitution, comme des règles générales concernant la distinction entre la loi et le règlement, la police, ainsi quelques articles concernant le Premier Consul, plusieurs dispositions concernant les ministres, ainsi que des articles relatifs à l’organisation de l’administration des bureaux intermédiaires ou des communes. Parfois, Chabaud semble avoir même redistribué plusieurs articles de la Constitution sous une nouvelle forme, comme ceux concernant le gouvernement qu’il regroupe sous un titre général concernant les prérogatives du Premier Consul formant un ensemble de 23 articles. Sans doute, cette nouvelle distribution peut être interprétée comme la volonté d’une simplification des articles de la Constitution, sous un autre plan et en recourant presque systématiquement à une reformulation simplifiée de leur dispositif.
Mais, compte tenu de ces différences entre la Constitution avec le texte de Chabaud, il serait aussi possible de considérer ce Tableau, dans une seconde hypothèse, comme une reprise partielle des travaux des commissions. C’est à ce titre que, faisant figure d’exception, Jean-Yves Coppolani, étudie ce document dans son ouvrage portant sur Les élections en France à l’époque napoléonienne (1972), en le présentant comme une source ayant servi « de document de travail lors de l’élaboration de la Constitution de l’an VIII » et, plus loin, comme un document incarnant les « travaux préparatoires de la Constitution de l’an VIII ». Une preuve de ce caractère non abouti de ce tableau serait notamment la formulation précipitée de certaines solutions institutionnelles, qui semblent inconciliables, comme en matière d’élection. Une note manuscrite non identifiée portée dans le dossier Sieyès, dont l’objet est de classer ses manuscrits, indique d’ailleurs que ce document est le « croquis pris par Chabaud dans nos conférences préliminaires », c’est-à-dire qu’il s’agit d’une formule laissant entendre qu’elle fut rédigée par un contemporain. Parmi les arguments qui permettent d’étayer l’hypothèse d’une mise en ordre par Chabaud du travail des commissions, il est possible de souligner que ce document ne reprend aucune des dispositions de la Constitution concernant le Titre VII ayant pour objet des « Dispositions générales ». Si l’on peut expliquer cette carence par le souhait de Chabaud de se concentrer uniquement sur les dispositions traitant de l’organisation des pouvoirs politiques, cette omission peut aussi se comprendre parce que ces articles sont propres au deuxième projet de Daunou, et apparaissent alors plus tardifs dans le processus d’élaboration de la Constitution. D’ailleurs, au nombre des éléments accréditant l’idée d’une antériorité des dispositions du Tableau de Chabaud sur la Constitution, plusieurs similitudes peuvent être relevées avec des articles du premier projet rédigé par Daunou, qui ont été rejetées ensuite et que l’on ne retrouve plus ni dans son second projet, ni dans la Constitution de l’an VIII. Ces identités des articles, concernant précisément les modalités techniques et précises d’organisation des élections, prouvent ainsi que Chabaud s’en réfère aussi à des sources antérieures à la Constitution an VIII. De la même manière, on retrouve chez Chabaud certaines dispositions, très certainement discutées dans les commissions, et qui avaient déjà été évoquées dans les projets de Sieyès et de Roederer, mais qui disparaissent ensuite dans les rédactions de Daunou et dans la Constitution de l’an VIII. Ces articles de Chabaud, que l’on peut rapprocher des premières idées de la Constitution, concernent notamment la garde consulaire et le palais national occupé par les premiers magistrats. Malgré la complétude et l’exhaustivité du projet de Chabaud, on peut aussi souligner que celui-ci demeure aussi parfois moins précis que les solutions retenues par la Constitution, comme en ce qui concerne les modalités de présentation des projets de loi par les tribuns devant le Corps législatif.
Tout en gardant des réserves nécessaires pour ce dernier document, l’étude des projets manuscrits, replacés dans une tendance chronologique générale permet pour le moment de déterminer, en observant leurs similitudes ou oppositions, et selon de simples vraisemblances, l’orientation des choix institutionnels opérés en l’an VIII.
Conclusion
L’étude croisée de ces sources permet de renseigner sur l’évolution de la rédaction de la Constitution de l’an VIII. Si les écrits de Sieyès sont incontestablement à la source des dispositions discutées, il convient aussi de mesurer les apports réalisés, sous l’autorité de Bonaparte, par Roederer et Daunou jusqu’au texte final. Plusieurs axes de recherches permettent de favoriser les rapprochements en la matière, comme la question de la garantie de l’ordre constitutionnel par une assemblée conservatrice, la forme du gouvernement, l’organisation du pouvoir législatif, les listes d’éligibles, ou la thématique de la garantie des droits.
À titre illustratif, la première de ces thématiques, celle de la garantie de l’ordre constitutionnel, apparaît comme une préoccupation constante des différentes rédactions. L’impulsion de Sieyès demeure déterminante en ce domaine, bien que l’écriture de la constitution conduit à vider de sa substance l’assemblée gardienne des institutions proposée initialement. Depuis le 2 thermidor an III, Sieyès avait exposé la nécessité d’instaurer un Corps de représentants disposant de la mission spéciale de « juger et prononcer sur les plaintes en violation de constitution, qui seraient portées contre les décrets de la législature ». Symboliquement, ses notes constitutionnelles élaborées en l’an III contiennent un croquis sous une forme triangulaire dominé par un jury constitutionnaire conçu comme « un frein constitutionnel ». En l’an VIII, les premières idées de Sieyès sur le projet de constitution démontrent la permanence de sa pensée en la matière. Dénommée par la suite « Collège des conservateurs », cette institution incarne une haute institution gardienne de l’ordre constitutionnel. Boulay de la Meurthe évoquait ainsi que, dans la pensée originaire de Sieyès, l’instauration d’une magistrature constitutionnaire s’expliquait « non seulement pour le maintien de la constitution mais pour les améliorations successives que le progrès des lumières et les besoins de l’État pourraient solliciter ». Ces éléments se retrouvent précisément dans les premières notes de Sieyès sur les institutions de l’an VIII, qui exposent la double finalité de cette assemblée garante de la constitution. En s’inspirant de ces premières idées de Sieyès, les manuscrits de Roederer, Daunou ou Chabaud reprennent chacun un organe comparable chargé de défendre les institutions. Sous des compétences sensiblement différentes, une assemblée spécifique se situe ainsi au sommet de leurs projets de constitution en qualité d’organe régulateur des pouvoirs politiques et de la stabilité de l’État. La dénomination de cette autorité évolue toutefois constamment à travers le processus d’élaboration de la Constitution de l’an VIII, puisque sont successivement évoqués par Sieyès un « Jury conservateur » et un « Collège conservateur ». Roederer reprend ensuite le nom de « Corps conservateur », tandis que les premières notes de Daunou évoquent un « Collège des conservateurs », puis un « Sénat conservateur » dans ses écrits suivants déterminant le choix définitif réalisé en l’an VIII. Une première étude de l’ensemble des sources manuscrites permet de confirmer le rôle central que devait exercer, dans l’esprit de Sieyès et des projets ultérieurs, cette haute institution. Mais il convient d’observer que, tout au long du processus de rédaction de la Constitution de l’an VIII, cet organe perd d’abord ses attributions de nomination et de destitution du chef de l’État. Son rayonnement s’affaiblit encore en matière de défense des institutions, non seulement en ce qui concerne les éventuelles modifications de la constitution soumises à des formes strictes, mais aussi à l’égard de sa protection contre les actes législatifs qui lui sont contraires.
De plus, au moment où les compétences du jury constitutionnaire déclinent, celles du chef de l’État connaissent une ascension progressive. Un rôle originaire d’arbitrage et de garant des institutions est d’abord assigné à ce premier magistrat dans les premiers écrits de Sieyès, conduisant à son irresponsabilité politique et un rôle purement représentatif. Mais certains des manuscrits de Roederer reprennent déjà la physionomie des futures institutions, développant un système fondé sur la présence de trois consuls aux compétences collégiales. Ce n’est que progressivement que se détache un Premier consul aux attributions propres lui permettant, à titre d’illustration, de négocier les traités de guerre et de paix, voire de solliciter la suspension de la Constitution en cas de troubles à l’ordre public. Plus libéraux et protecteur des droits des citoyens, les projets alternatifs de Daunou ne peuvent endiguer ce mouvement profond visant à restaurer le principe d’autorité de l’Exécutif dans les institutions, mais altérant la garantie des droits individuels. En somme, la pluralité de ces projets ne permit en aucune manière de contenir le rôle du chef de l’État dans des bases étroites. Bien au contraire, leur multiplicité offrit sans doute la possibilité pour Bonaparte de composer un modèle constitutionnel propre, visant à affermir son autorité politique dans l’État.
Sylvain Bloquet
Maître de conférences à l’Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité.
Pour citer cet article :
Sylvain Bloquet « Les sources manuscrites de la Constitution de l’an VIII », Jus Politicum, n°22 [https://juspoliticum.com/articles/Les-sources-manuscrites-de-la-Constitution-de-l-an-VIII]