Le projet de Thiers était, en effet, d’un vif intérêt. Il semble bien que la France était alors fort malléable, indifféremment conservatrice, césarienne ou républicaine au sens où ce mot est aujourd’hui reçu. […] si nous lisons ces lois constitutionnelles que Thiers propose à l’Assemblée, nous découvrons les perspectives d’une République fort différente de la nôtre, et dont l’essai eût sans doute profondément changé nos risques et nos chances.

Daniel Halévy, La fin des notables, 1930

 

 

La présentation et l’étude du projet de loi sur l’organisation des pouvoirs publics, déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale le 19 mai 1873 par le Président de la République Adolphe Thiers et le Garde des Sceaux Jules Dufaure, offrent un véritable intérêt du point de vue de la théorie et de la généalogie constitutionnelles, même si ce projet n’a pas été discuté par l’Assemblée nationale, du fait de la démission de Thiers le 24 mai, et qu’il a peu influencé, en définitive, les lois constitutionnelles de 1875.

Ce projet de loi constitutionnelle, préparé par le gouvernement en place – situation assez rare dans l’histoire de notre pays où la préparation des constitutions républicaines a été généralement renvoyée, avant 1958, à des assemblées constituantes –, porte la marque de la doctrine constitutionnelle des républicains libéraux-conservateurs à un moment charnière, entre le souvenir du modèle institutionnel adopté en 1848 et la perspective du compromis qui sera passé en 1875 autour de l’établissement d’une république parlementaire. Surtout, ce projet Thiers-Dufaure fait œuvre de syncrétisme, comme rarement dans l’histoire constitutionnelle française, en combinant régime parlementaire et gouvernement présidentiel, en superposant trois formes différentes de responsabilité politique : présidentielle, ministérielle à titre collectif et ministérielle à titre individuel au sein d’un régime constitutionnel hybride.

En effet, l’exposé des motifs du projet rédigé par un proche de longue date de Thiers, le ministre des Affaires étrangères Charles de Rémusat part, pour mieux la surmonter, d’une classification théorique distinguant le modèle parlementaire de la monarchie constitutionnelle et celui de la monarchie de juillet ou de la monarchie britannique d’une part et, d’autre part, le modèle présidentiel d’une République moderne, celui de la Constitution de 1848 ou de la République américaine. Sur la question du pouvoir exécutif et de ses rapports avec le pouvoir législatif, tout en dessinant la figure, empruntée à la Constitution de 1848, d’un « magistrat unique dont l’origine soit élective, la responsabilité réelle et la mission temporaire », Rémusat considère cependant que

les conditions du régime parlementaire [sont] entrées dans nos mœurs à ce point où nous [sommes] obligés de les transporter dans la République bien plus assurément que ne l’admet l’Amérique […] modèle des institutions républicaines dans les temps modernes.

Ainsi, en sus de l’initiative législative partagée entre le Président et les assemblées, Rémusat admet-il la nécessité « de la présence des ministres et quelques fois du Président de la République dans les Chambres qui peuvent forcément devenir une arène où l’on se dispute le pouvoir », aussi bien qu’il reconnaît aux assemblées le pouvoir de « mettre en question l’existence même du Gouvernement ». Mais, à côté d’agencements plaçant l’exécutif sous le contrôle des assemblées, le projet du 19 mai 1873 propose également d’emprunter au modèle de la monarchie constitutionnelle les mécanismes de la dissolution afin de porter « remède » à l’excitation des « passions » au sein des assemblées, à la « résistance systématique », voire aux « agressions acharnées » contre l’exécutif auxquelles elles pourraient se livrer.

Davantage qu’une difficulté potentielle de Thiers et de ses partisans à choisir entre république présidentielle et république parlementaire, cette aspiration à combiner ensemble plusieurs modèles constitutionnels renvoie, de manière assumée dans l’exposé des motifs du projet du 19 mai 1873, à la volonté d’établir le régime qui correspondrait le mieux aux « nécessités qui pèsent sur un vieux et important pays, […] celles […] qui dérivent de sa position géographique », et à l’état politique présent de la France, tout en tirant les leçons de son histoire constitutionnelle depuis la Révolution.

Au début de la décennie de 1870 déjà, dans les débats sur les institutions nécessaires pour la France, des républicains libéraux-conservateurs, députés du Centre-Gauche thiériste, tels Edouard de Laboulaye ou Ernest Duvergier de Hauranne, avaient réfléchi à des architectures institutionnelles mettant l’accent sur le syncrétisme constitutionnel nécessaire.

Partisan ancien d’une « République constitutionnelle » qui s’inspirerait du modèle américain et associerait « deux Chambres [et] un pouvoir exécutif indépendant et responsable », Laboulaye s’interroge néanmoins :

Comment, écrit-il en 1872, concilier l’indépendance d’un Président responsable avec les habitudes parlementaires de la France. C’est là une difficulté qui se présentera prochainement et que personne n’a encore examinée, question des plus délicates, qui pour moi n’est pas résolue.

En présentant un projet constitutionnel proche de celui du 19 mai 1873 dans ses grands équilibres, Ernest Duvergier de Hauranne souligne pour sa part :

Nous n’avons voulu copier, ni la république fédérative, pratiquée chez des peuples dont l’État social est différent du nôtre, ni la monarchie parlementaire, désormais impossible en France. Nous avons seulement essayé de traduire en faits et en lois les simples règles de bon sens, les enseignements les plus évidents de l’histoire, et surtout les leçons de l’expérience contemporaine, combinées avec les habitudes et les besoins de la société françaises […] Si l’on veut du parlementarisme dans la république, et l’on n’a pas tort d’en vouloir, il ne faut pas avoir la prétention de ressusciter sous un autre nom la monarchie constitutionnelle. Il faut savoir adapter ce régime à la forme républicaine, et ne pas tenir les yeux obstinément fixés sur les doctrines et sur les exemples d’une forme de gouvernement qui n’est plus.

Avant de restituer dans son intégralité son exposé des motifs et ses dispositions, il semble utile de présenter le contexte dans lequel a été préparé le projet Thiers-Dufaure, la conception de l’équilibre des pouvoirs qu’il porte et sa postérité.

 

Le contexte de la préparation du projet Thiers-Dufaure

 

Dans ses principales dispositions, l’architecture générale du projet du 19 mai 1873 renvoie assez largement à la pratique présidentielle de Thiers, à la tête du pouvoir exécutif depuis février 1871, et à ses relations avec l’Assemblée nationale.

 

Le principat de M. Thiers

Le 17 février 1871, Thiers élu député dans 26 départements par plus de 2 millions des suffrages et riche de son expérience d’homme d’État, avait été porté à la tête du gouvernement provisoire par l’Assemblée nationale élue le 8 février précédent. Le décret du 17 février 1871, la loi Rivet du 31 août 1871 et la loi de Broglie du 13 mars 1873 fixèrent successivement le cadre juridique dans lequel il a assumé le pouvoir suprême, jusqu’à sa démission le 24 mai 1873.

Le décret du 17 février 1871 avait fait de M. Thiers un « Chef du pouvoir exécutif de la République française », exerçant ses fonctions sous l’autorité de l’Assemblée nationale, avec le concours des ministres qu’il aura choisis et qu’il présidera ». C’est assez précisément le dispositif retenu en 1848 pour le général Cavaignac. La loi Rivet du 31 août 1871 devait élever Thiers au titre de « Président de la République française » continuant à exercer ses fonctions sous l’autorité de l’Assemblée nationale tant qu’elle n’aura pas terminé ses travaux (article 1er). Ce président est responsable devant l’Assemblée (article 3). Dans le même temps, les ministres qu’il nomme et qu’il révoque sont eux-mêmes responsables devant l’Assemblée, chacun des actes du président devant, par ailleurs, être contresigné par un ministre (article 2).

Avec cette loi Rivet du 31 août 1871, considérée comme un « exemple d’absurdité constitutionnelle », taillée sur mesure pour un homme, « Thiers devient président de la République, en restant chef du gouvernement et député à la fois ». La loi Rivet aurait pu permettre un « dédoublement de l’exécutif », conduisant les ministres responsables devant l’Assemblée à « déterminer et conduire une politique propre » en s’appuyant sur la majorité parlementaire. Dans la pratique, il n’en a rien été. Pendant deux années, « Thiers continua de dominer l’Assemblée, avec le concours de ministres maintenus dans son ombre et sous son autorité politique », tandis que, souligne Esmein, « la responsabilité complète et politique du Président de la République faisait disparaître celle des ministres ».

C’est bien un véritable gouvernement présidentiel, en effet, qui s’est déployé jusqu’au 24 mai 1873. À l’instar du Premier Consul dont il avait été l’historien laudateur, Thiers exerça une influence tout à fait prépondérante sur les affaires gouvernementales. Jules Simon, ministre de l’Instruction publique de 1871 à 1873, en a clairement porté témoignage :

M. Thiers se mêlait de tout. C’était un spectacle curieux de voir comment il s’occupait des plus petits détails sans s’y égarer et en conservant toujours son esprit libre pour les grandes affaires et les vues d’ensemble. […] Toutes les dépêches passaient sous ses yeux. Il voulait savoir, minute par minute, l’état de la France, celui de l’Europe, toutes nos relations avec le chancelier de l’Empire et avec le moindre général des corps d’occupation. […] Il avait tous les jours des conférences avec le ministre de l’Intérieur, le ministre des Finances. Il faisait venir le gouverneur de la Banque, les grands financiers. […] Il suffisait à tout grâce à sa force de volonté et à l’extrême lucidité de son esprit. Il semblait être tout entier dans l’affaire présente. […] Il était quelquefois singulier de voir les ministres affairés ou accablés, tandis que le président, qui portait les fardeaux de tout le monde, était dispos et allègre.

En effet, M. Thiers tenait la bride courte à ses principaux ministres :

Représentant éminent de la nation, il entendait en exercer toutes les prérogatives : il dirigeait les préfets, les recevait, les déplaçait ; quant à ses ministres, il en disposait à sa guise et, à l’occasion, n’hésitait pas à usurper leur signature. Francis Charmes dans ses « Études historiques », rapporte des déclarations de Thiers tout à fait catégorique sur ce point : il admettait, par exemple, que certains ministères fusent dirigés librement par leurs titulaires, mais il voulait que la diplomatie, l’armée, les finances soient dirigées par un seul homme compétent dans toutes ces matières, qui devait être un « régulateur unique »… « Autrement, disait-il, il y aura des ministres, des commis, mais il n’y aura pas de Gouvernement. Il faut qu’il y ait un homme qui voit tout, qui sache tout et qui, à son tour, éclaire tout. Cette attention, cette action vigilante et continuelle sont la vie des hommes faits pour gouverner ; les autres feraient bien de ne pas s’en mêler

 »

.

Au regard du choix des ministres, le gouvernement de M. Thiers n’était pas un gouvernement parlementaire. « Se plaçant au-dessus des partis, (Thiers) n’avait pas composé son cabinet à l’image de la majorité et se contentait de majorités de rechange ». Ainsi, en deux ans, M. Thiers usa près de vingt-cinq ministres et sous-secrétaires d’État issus aussi bien des rangs des républicains modérés que des monarchistes, ministres retenus d’abord pour leur compétence personnelle. Néanmoins, la nomination ou la démission de ces ministres pouvaient aussi refléter des considérations davantage liées aux fluctuations de la conjoncture parlementaire. Ainsi, à plusieurs reprises, Thiers fut-il parfois obligé de sacrifier certains de ses ministres pour apaiser les tensions avec la majorité parlementaire, tel Victor Lefranc, ministre de l’Intérieur, contraint à la démission le 30 novembre 1872, après le vote par l’Assemblée nationale d’un ordre du jour reprochant au ministre de ne pas s’opposer suffisamment aux menées publiques des républicains. La responsabilité individuelle des ministres devant l’Assemblée nationale, inscrite dans la loi Rivet, continuait à jouer, malgré la force prise par la responsabilité présidentielle.

C’est que, à ce moment, la dictature de la persuasion exercée depuis près de deux ans par Thiers sur l’Assemblée touchait à sa fin. Jusqu’alors à chaque opposition sur des questions de fond avec l’Assemblée, réorganisation militaire, décentralisation ou politique financière, Thiers avait réussi « à faire triompher son point de vue en jouant de sa démission, qui [était] impossible tant que le territoire n’est pas libéré ». Au début de 1873, le « jeu des fausses sorties et des démissions reprises » avait fini par lasser les députés monarchistes de la majorité, a fortiori après que Thiers a pris position en faveur de l’établissement définitif de la République, le 13 novembre 1872, à la tribune de l’Assemblée nationale, enjoignant aux députés de la majorité, divisés entre légitimistes et orléanistes, de se rallier à une République conservatrice.

 

La loi de Broglie du 13 mars 1873

Afin de préparer une réponse au message présidentiel du 13 novembre, l’Assemblée nomma une commission de quinze membres qui, au lieu de remplir cette tâche, proposa aux députés de préparer un projet de loi sur la responsabilité ministérielle. L’objectif prioritaire des monarchistes était, en effet, de faire de Thiers un chef de l’État irresponsable, en limitant la responsabilité du pouvoir exécutif à la seule responsabilité ministérielle et en obligeant le Président à prendre les ministres parmi la majorité législative. Mais M. Thiers se refusait de présider sans gouverner. Un amendement défendu par le Garde des Sceaux, Jules Dufaure, obtint d’élever à trente le nombre de membres de la commission et d’ajouter à sa mission l’élaboration d’un projet de loi sur l’organisation des pouvoirs publics.

Le rapport préparé par Albert de Broglie, au nom de la commission, chercha, avant tout, à encadrer les conditions de l’intervention de Thiers devant l’Assemblée nationale. En effet, selon ce rapport, « le vice général du régime [alors en place…] c’est le retour fréquent des conflits qui s’élèvent entre cette Assemblée souveraine et le chef éminent à qui elle a confié le pouvoir exécutif ». Néanmoins, Albert de Broglie ne proposa pas encore de supprimer définitivement la responsabilité présidentielle, soulignant dans son rapport que « le chef élu d’un État républicain est responsable, en vertu du principe même de la République ». La loi du 13 mars 1873 mit donc en place le fameux cérémonial chinois qui permettait au Président d’être « entendu par l’Assemblée dans la discussion des lois lorsqu’il le juger[ait] nécessaire et après l’avoir informée de son intention par un message » ; il pourrait aussi être entendu, dans les mêmes formes, lorsque des interpellations auront trait aux affaires extérieures ou à la politique intérieure, dès lors que ces dernières se rattacheront à la politique générale du Gouvernement et engage(ro)nt aussi la responsabilité du Président de la République.

Thiers avait fini « par accepter la règlementation de ses interventions à la tribune ». En contrepartie, à la demande de Dufaure, l’article 5 de la loi de Broglie prévoyait que le Gouvernement soumettrait à l’Assemblée plusieurs projets de loi pour sortir du provisoire, notamment « sur l’organisation et mode de transmission des pouvoirs législatif et exécutif ».

À la mi-mai, ce projet de loi, préparé par Jules Dufaure, était transmis à l’Assemblée nationale. Thiers était décidé à prendre ses adversaires monarchistes de vitesse en leur imposant comme terrain d’affrontement la discussion du projet de loi sur l’organisation des pouvoirs publics. La veille du dépôt du projet sur le bureau de l’Assemblée nationale, le 18 mai, le Président de la République procéda à un ultime remaniement ministériel. Ce remaniement

fut le fait tout personnel de Thiers ; il répondait à l’idée que le trouble venait de ce qu’on n’avait pas définitivement affirmé la République. Le résultat était que le ministère, sauf de Fourtou, n’était composé que de républicains et de modérés seulement. C’était une sorte de défi à la loi du 13 mars, dont le but était d’assurer à la majorité des ministres lui appartenant. Par personnalisme, Thiers se plaçait ainsi au-dessus de la loi et défiait la majorité, sans satisfaire d’ailleurs les républicains, beaucoup plus avancées que lui. Il n’avait plus la force morale que ce Gouvernement personnel supposait.

Mais déjouant la manœuvre de Thiers, la majorité monarchiste imposa de discuter en priorité d’une interpellation, inspirée par Albert de Broglie, qui exprimait toute la défiance de cette majorité à l’égard de Thiers, réclamait de « rassurer le pays en faisant prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice » et regrettait « que les récentes modifications ministérielles n’aient pas donné aux intérêts conservateurs la satisfaction qu’ils avaient le droit d’attendre ». À la suite du vote par 360 voix contre 344 de cet ordre du jour, Thiers démissionna, entraînant de facto l’abandon de l’examen du projet du 19 mai 1873 par l’Assemblée nationale.

 

L’équilibre des pouvoirs imaginé par le projet Thiers-Dufaure

 

Inscrit dans la tradition du constitutionnalisme libéral héritée de Montesquieu, le projet Thiers-Dufaure sur l’organisation des pouvoirs publics renvoie clairement à une vision mécaniste des institutions, celle d’un ensemble de combinaisons – bicamérisme, responsabilité de l’exécutif, droit de dissolution – destinées à garantir l’équilibre et la collaboration entre les pouvoirs. Cette conception d’une balance des pouvoirs figure au cœur de l’article 1er du projet : « Le Gouvernement de la République française est composé d’un Sénat, d’une Chambre des représentants et d’un Président de la République, chef du pouvoir exécutif ».

 

Un Parlement républicain bicaméral

Sur l’organisation du pouvoir législatif, deux points principaux sont à retenir : le choix du scrutin majoritaire, inscrit dans le projet lui-même, pour l’élection des députés et surtout celui du bicamérisme pour des institutions républicaines.

Pour la Chambre populaire, le projet du 19 mai 1873 retient, en effet, pour l’élection au suffrage universel d’une assemblée républicaine, le scrutin majoritaire uninominal utilisé par l’Empire, renonçant ainsi au scrutin de liste privilégié par les républicains sous la IIe République et pour les élections du 8 février 1871. Le projet Thiers-Dufaure prévoit dans son article 7 l’élection des 537 députés tous les cinq ans au scrutin majoritaire dans chaque arrondissement administratif du pays.

Ce mode de scrutin sur le choix duquel l’exposé des motifs insiste tout particulièrement pour « le succès de l’œuvre de réorganisation politique » en cours apparaît aux auteurs du projet comme « la meilleure digue à opposer à ces entraînements de l’opinion qui inspirent de si vives alarmes ». Il serait aussi le mieux à même de garantir « un lien plus étroit, plus intime » entre les électeurs et leur mandataire. À ces arguments attendus de la part des tenants d’une « république conservatrice », l’exposé des motifs ajoute un autre, emprunté au droit comparé et faisant directement référence aux travaux d’Édouard de Laboulaye sur les institutions américaines :

Dans tous les pays célèbres pour leur liberté, on se garde de donner à élire une députation nombreuse à chaque corps électoral. La « loi américaine », dit un écrivain qui fait autorité, « veut qu’on ne nomme jamais qu’un député à la fois ; il n’y a pas de scrutin de liste… il faut que les électeurs ne choisissent qu’une personne et connaissent bien la personne qu’ils choisissent.

Sur l’organisation du pouvoir législatif dans son ensemble, le projet Thiers-Dufaure fait le choix du bicamérisme aussi bien pour répondre à une prescription fixée par la loi de Broglie que pour tirer les enseignements du mauvais fonctionnement des institutions de 1848, ayant abouti à dresser face à face le Prince-président et l’Assemblée nationale. Suivant une vision mécaniste de l’équilibre institutionnel, il s’agit, en effet, de placer, selon l’exposé des motifs du projet,

à côté ou au-dessus de l’opinion populaire [un] corps constitué destiné à la diriger, du moins à la tempérer, et à ralentir son action. [Car] partout, on a senti le danger d’un pouvoir unique et sans contrepoids. Quelles que soient sa forme et son origine, il dégénère en despotisme.

Ce corps aura à arbitrer les différends éventuels entre le Président de la République et la Chambre des représentants et pourra décider, le cas échéant, de la dissolution de cette dernière.

Mais le bicamérisme prôné par le projet Thiers-Dufaure est singulier dans l’histoire constitutionnelle française. Il repose sur le principe de l’élection au suffrage universel direct de la deuxième Chambre. En effet, pour les auteurs du projet, seule l’élection au suffrage universel serait à même d’assurer au Sénat, pour remplir ses missions, une « autorité », une « force d’impulsion », « un rang et une puissance qui ne permettent pas de voir en lui l’inférieur de l’autre Chambre ». Dès lors, comme ils le soulignent, « c’est ailleurs que dans la base électorale » que les auteurs du projet ont « cherché les différences qui marqueront le rôle spécial auquel [le Sénat] est appelé ».

Les 265 sénateurs âgés de trente-cinq ans au moins, devront ainsi être désignés parmi certaines catégories de citoyens qui combinent « l’autorité » et « l’expérience ». Il s’agit des membres et anciens membres de la Chambre populaire, des ministres et anciens ministres, des plus hauts fonctionnaires et des membres de grands corps de l’État, des grands élus locaux, des plus hautes autorités religieuses ou des plus hauts gradés de l’armée et de la marine. Esmein, dans ses Éléments de droit constitutionnel et comparé, souligne que

c’était, transposé et simplifié […], le système que la Charte de 1830 avait introduit pour le recrutement de la Chambre des pairs : d’après l’article 31 (modifié par la loi du 29 décembre 1831), le roi qui nommait les pairs, ne pouvait les choisir que sur une liste de notabilités comprenant de nombreuses catégories. Le projet de M. Thiers, transférant au suffrage universel le droit de nommer les membres du Sénat, restreignait ses choix comme la Charte avait jadis restreint ceux de Louis-Philippe.

Cette représentation des capacités par la Deuxième Chambre est une idée ancienne dans le constitutionnalisme libéral, celle d’une représentation égalitaire des départements – cet échelon local constituant « cette unité morale dont le temps a fait une unité historique » – qui éliront chacun, quelle que soit leur population, trois sénateurs au scrutin de liste est plus inédite. Elle est directement et clairement empruntée à la Constitution américaine, sans qu’il soit question, dans le même temps, de transformer la France en État fédéral, au contraire, puisque Thiers demeure indéfectiblement attaché à la centralisation napoléonienne.

Ce Sénat, dont les membres seront élus pour dix ans et renouvelés par cinquième tous les deux ans, aurait « les mêmes attributions législatives que la Chambre des représentants ». Il exercerait en sus des attributions judiciaires particulières, étant en charge de « juger les procès intentés contre les principaux dépositaires de la puissance publique ». Il aurait aussi le pouvoir d’autoriser la dissolution de la Chambre des représentants par le Président de la République si ce dernier estime « que l’intérêt du pays exige [ce] renouvellement ».

Si en ce qui concerne le pouvoir législatif, le projet Thiers-Dufaure préfigure le bicamérisme des lois constitutionnelles de 1875, au niveau de l’organisation du pouvoir exécutif, il renvoie, au contraire, bien davantage, à une Constitution de 1848 révisée qu’au gouvernement parlementaire de la IIIe République.

 

Un « président gouvernant donc responsable »

La « République conservatrice » doit être une république présidentielle, à l’instar de celle de 1848. Pour les auteurs du projet, dans des institutions républicaines, le pouvoir exécutif doit « être commis à un magistrat unique dont l’origine soit élective, la responsabilité réelle, la mission temporaire ». Ce Président de la République serait doté d’attributions reprenant celles « fixées de manière satisfaisante par la Constitution de 1848 ». Cependant, plusieurs dispositions majeures du projet Thiers-Dufaure cherchent à tirer les conséquences des rigidités constitutionnelles qui avaient abouti au coup d’État du 2 décembre 1851.

Élu pour 5 ans, le Président de la République serait, cette fois, rééligible. Et surtout, pour éviter les conflits entre les pouvoirs survenus sous la IIe République, le projet du 19 mai 1873 propose de combiner un gouvernement présidentiel responsable avec des mécanismes empruntés sciemment au régime parlementaire, en particulier la responsabilité ministérielle devant les Chambres et le droit de dissolution.

La responsabilité du pouvoir exécutif devant le Parlement constitue bien un des enjeux majeurs du projet Thiers-Dufaure. Ce texte maintient dans son article 14 le principe d’une responsabilité du Président de la République pour des actes de gouvernement, responsabilité déjà inscrite à l’article 68 de la Constitution de 1848, mais sans faire référence à l’Assemblée, comme dans les lois Rivet et de Broglie. Le projet établit aussi une responsabilité individuelle des ministres, mais également, et pour la première fois dans un texte constitutionnel français, une responsabilité des ministres pris collectivement. Ce sont donc trois formes différentes de responsabilité politique qui se superposent dans le projet Thiers-Dufaure : présidentielle, ministérielle à titre collectif et ministérielle à titre individuel.

Or, par rapport à la IIe République, la pratique de Thiers entre 1871 et 1873 a gonflé l’importance et l’effectivité de la responsabilité ministérielle au point d’éclipser largement la responsabilité individuelle des ministres. L’exposé des motifs du projet Thiers-Dufaure tire parallèlement les conséquences de cette pratique en indiquant que le Président de la République pourrait intervenir, si « nécessaire », dans l’enceinte des Chambres, c’est-à-dire bien au-delà du seul message présenté chaque année à l’Assemblée nationale à travers un exposé sur l’état général des affaires de la République prévu à l’article 52 de la Constitution de 1848. Pour l’avenir, à la différence du principat de Thiers, la mise en œuvre du projet du 19 mai 1873 placerait potentiellement en conflit la responsabilité présidentielle devant le Parlement et cette nouvelle responsabilité des ministres pris « collectivement » devant les assemblées.

Sous la IIe République, la question de savoir si le Président était tenu de prendre ses ministres parmi la majorité de l’Assemblée était pendante :

L’imprécision entoure l’[éventuelle] dépendance [des ministres] à l’égard de l’Assemblée comme la faculté du président de les choisir sans tenir compte de l’orientation politique dominante dans l’Assemblée. Quand Louis-Napoléon congédiera le 31 octobre 1849 les ministres qui avaient la confiance de la majorité pour leur substituer un cabinet d’hommes à sa dévotion, l’Assemblée ressentira l’initiative comme un affront et un défi, mais elle ne pourra pas prétendre qu’il y a violation de la Constitution : l’interprétation, que nous dirons présidentielle, du texte fondamental n’est pas en contradiction avec ses stipulations ni avec son inspiration ; le prince-président n’a fait qu’expliciter une option.

Dans le projet du 19 mai 1873, la faculté pour le Président de choisir ses ministres hors de la majorité parlementaire se trouvait accrue par le renforcement de l’autorité présidentielle, mais partiellement contredite par l’affirmation de la responsabilité collective des ministres, source d’autonomie par rapport au chef de l’État.

La construction des équilibres entre les différents organes du pouvoir exécutif est donc largement renvoyée à la pratique future. Cette dernière pourrait aussi bien déboucher sur une marginalisation progressive du Président de la République malgré sa responsabilité inscrite dans la constitution et son mode d’élection que sur une autonomie très restreinte des ministres et un gouvernement présidentiel, comparable à celui en place aux États-Unis, mais de surcroît responsable. Ainsi, comme plusieurs de nos textes constitutionnels, le texte du 19 mai 1873 offrait un cadre susceptible de plusieurs lectures possibles, présidentialiste ou parlementariste.

Si le projet du 19 mai 1873 reste imprécis sur les modalités concrètes de la mise en œuvre de la responsabilité présidentielle, en particulier devant les assemblées, les réflexions d’Ernest Duvergier du Hauranne, véritable porte-parole officieux du thiérisme constitutionnel, offrent une piste de réponse en suggérant que la responsabilité du Président de la République devant les assemblées pourrait aboutir à sa démission dans le cas où les deux Chambres le réclament conjointement.

Les rapports entre le Président et le Parlement prévus dans le projet du 19 mai 1873 renvoient, effectivement, à un jeu à trois pouvoirs. C’est pour permettre une mise en œuvre efficiente de la responsabilité présidentielle, tout en évitant de dresser face à face le Président et la Chambre des représentants, que l’institution d’une Deuxième Chambre trouve une partie de sa justification : incarner un « pouvoir modérateur, régulateur, contrepoids naturel de l’autre assemblée, arbitre souverain de ses disputes avec le pouvoir exécutif ». En cas de conflit avec la seule Chambre des représentants, mais soutenu par le Sénat, le Président pourrait se maintenir, voire, si ce conflit s’aggrave, demander au Sénat de prononcer la dissolution de la Chambre basse. Désavoué par les deux Chambres, il serait contraint, en définitive, de se retirer. La mise en œuvre de la responsabilité du cabinet et celle du Président sont donc déclinées sur deux plans différents : devant l’une ou l’autre des assemblées pour la première, devant les assemblées réunies ou devant le suffrage populaire pour la seconde.

La force symbolique du droit de dissolution pouvant être actionné à l’initiative du Président de la République impose qu’il soit subordonné à un accord du Sénat, mais aussi de doter le chef de l’État d’une légitimité particulière. En effet, selon l’exposé des motifs,

pour que le Président de la République pût être mis en possession d’une aussi grande prérogative que le partage et l’initiative du droit de dissolution, il [faut] que, par son origine, son pouvoir eût une véritable indépendance. Il ne peut être le délégué d’une seule Assemblée ni même des deux Assemblées réunies. Il descendrait ainsi au rang d’une autorité subordonnée.

Soulignant l’impossibilité de recourir à l’élection du Président de la République au suffrage universel direct deux décennies seulement après le coup d’État du 2 décembre, le projet Thiers-Dufaure opte pour un mode de désignation original associant, au sein du collège électoral présidentiel, aux membres des deux assemblées trois membres élus au sein de chacun des conseils généraux de France et d’Algérie.

En définitive, les lois constitutionnelles de 1875 constitueront, du point de vue de l’organisation du pouvoir exécutif, un modèle totalement inversé de celui de République présidentielle porté par le projet Thiers-Dufaure. L’irresponsabilité du président de la République y est clairement affirmée. Son élection devient une compétence exclusive des parlementaires. Il lui sera expressément impossible d’intervenir lui-même devant les parlementaires. Le contreseing ministériel sera exigible pour l’ensemble des actes présidentiels.

En outre, si le Président demeurera constitutionnellement le chef du pouvoir exécutif, la pratique fera émerger entre 1873 et 1875 la figure du président du Conseil responsable devant les parlementaires. En définitive, seul le dispositif relatif à la dissolution imaginé par le projet Thiers-Dufaure sera directement repris par les lois constitutionnelles de 1875. Néanmoins, la pratique se chargera ainsi de neutraliser ce mécanisme conçu par Thiers, comme le contrepoids indispensable à la pression de la Chambre populaire.

 

Postérité du projet Thiers-Dufaure

 

Le projet Thiers-Dufaure a nourri directement, plus ou moins intensément, les réflexions des tenants, politiques ou universitaires, sous la IIIe République d’une réforme constitutionnelle qui passerait principalement par une restauration de la fonction présidentielle. Jean Casimir-Perier, Alexandre Millerand et André Tardieu s’y réfèreront expressément, mais aussi Maurice Deslandres et Maurice Hauriou.

 

Le révisionnisme politique de la IIIe République : Casimir-Perier, Millerand, Tardieu

Jean Casimir-Perrier est sans doute, des révisionnistes de la IIIe République, celui qui se rattache le plus largement à l’esprit et à la lettre du projet Thiers-Dufaure. Resté assez elliptique, avant et pendant sa courte présidence de la République, sur une éventuelle révision constitutionnelle, il mentionne directement le projet du 19 mai 1873, dans les propositions de révision qu’il développe dans une Étude sur la Constitution de 1875, rédigée entre 1899 et 1903 mais non publiée par son auteur.

Jean Casimir-Perier est, en effet, partisan de restituer au Président de la République son rôle effectif de chef du pouvoir exécutif inscrit dans les lois constitutionnelles de 1875. Aussi s’inspire-t-il expressément du projet Thiers-Dufaure sur trois points majeurs : le collège électoral du chef de l’État, la responsabilité présidentielle et l’élection au suffrage universel du Sénat, arbitre des conflits entre la Chambre des députés et le chef de l’État.

Pour le premier point, l’ancien chef de l’État propose que le collège électoral présidentiel réunisse l’ensemble des conseillers généraux afin de dégager le président de la République de l’emprise des parlementaires. Sur le deuxième point, Jean Casimir-Perier considère que la « fiction […] de l’irresponsabilité présidentielle] le réduit en fait à l’impuissance. Supprimer la responsabilité, c’est supprimer l’action ». Aussi réclame-t-il, à l’instar de Thiers et Dufaure, de restaurer la responsabilité présidentielle qui aurait pour « juge le Parlement ou, en cas de dissolution, le peuple souverain ». Enfin, sur le troisième point, comme les auteurs du projet du 19 mai 1873, Jean Casimir-Perier considère que la Deuxième Chambre doit constituer un « contrepoids à la Chambre » et un « point d’appui » au gouvernement en arbitrant une éventuelle mise en œuvre de la dissolution. À cette fin, il suggère lui aussi de de faire élire les sénateurs au suffrage universel direct, « tout en dirigeant le choix du suffrage universel par la détermination des éligibles ».

En définitive, la conception que se fait Jean Casimir-Perier de la fonction présidentielle renvoie directement au gouvernement présidentiel dessiné par le projet du 19 mai 1873 :

Si au président élu par ce collège national, on donne le droit formel de révoquer les ministres, si on ne lui dénie plus la responsabilité constitutionnelle, on en fait ce qu’il doit être : un chef de Gouvernement, mais un chef qui ne peut ni résister à la volonté de la nation, si s’élever au-dessus de la loi, ni lui faire obstacle.

Le Président sera réellement le chef du pouvoir exécutif ; il fera un faisceau de ces volontés ministérielles souvent divergentes ; il assurera cette unité d’action qui est la condition absolue du salut public.

En retrait de la vie publique, attendant, pour présenter son projet de révision, un moment opportun qui en ferait comprendre à l’opinion la nécessité profonde, Jean Casimir-Perier, décédé en 1907, n’a finalement pas eu l’occasion de lancer une campagne en faveur de la révision des lois constitutionnelles de 1875, reprenant l’esprit et les dispositions du projet du 19 mai 1873.

 

Le révisionnisme constitutionnel du Président Millerand qui se déploie à partir des élections législatives de 1919 jusqu’aux années 1930, s’inspire lui aussi, pour partie, du projet du 19 mai 1873. En effet, Alexandre Millerand est un révisionniste de la IIIe République qui veut restaurer la fonction présidentielle et lui donner un véritable rôle de direction de la politique nationale.

Le 7 novembre 1919, dans son discours prononcé dans la salle de Ba-Ta-Clan à Paris, il n’avait pas hésité à qualifier le Président de la République de « premier représentant de la France », véritable transgression du dogme de la souveraineté parlementaire qui fait des membres des assemblées les seuls « représentants » des citoyens, au sens de l’article 6 de la Déclaration de 1789. C’est parce qu’il considère que le Président de la République est le « premier représentant de la France » que Millerand milite pour l’élargissement de son collège électoral : « Le Président de la République n’est pas constitutionnellement le syndic des parlementaires, mais bien le premier représentant de la France. Ce n’est donc pas seulement dans les deux chambres que doivent être ses électeurs […] on peut, sans aucun danger et avec, à mon avis, de très grands avantages, élargir singulièrement le collège électoral du Président de la République », l’élargir à des délégués des conseils généraux et des grandes corporations : syndicats patronaux, ouvriers, agricoles, commerciaux, industriels ; des corps intellectuels et artistiques.

En insistant tout particulièrement sur la nécessité d’élargir le collège électoral du Président de la République pour lui permettre d’exercer pleinement les prérogatives que lui donnent les lois constitutionnelles de 1875, Alexandre Millerand s’inspire du projet Thiers-Dufaure et même s’y réfèrera expressément sur ce point à l’occasion d’un de ses voyages présidentiels le 12 mars 1921 à Lyon :

À côté [des parlementaires], se placent tout naturellement les élus, chargés par le suffrage universel de le représenter dans ces assemblées départementales, auxquelles, à la veille de sa chute, M. Thiers, dans son mémorable projet de loi du 19 mai 1873 conférait le droit de participer, par leurs délégués, à l’élection du président de la République.

Pour Alexandre Millerand, président du Conseil alors qu’il se porte candidat à la présidence de la République en septembre 1920 suite à la démission de Paul Deschanel, le Président doit bien être l’homme d’une politique déterminée, idée qui renvoie au gouvernement présidentiel dessiné par le projet Thiers-Dufaure :

Si la majorité des deux chambres a estimé préférable ma présence à l’Élysée pour maintenir et poursuivre cette politique nationale, si elle pense, comme moi, que le Président de la République, s’il ne doit pas être l’homme d’un parti, doit être l’homme d’une politique arrêtée et appliquée en étroite collaboration avec ses ministres, je ne me déroberai pas à l’appel de la représentation nationale.

Il confirmera, après son élection, dans son message aux Chambres :

En appelant, comme elle l’a fait à la magistrature suprême, le président du Conseil, l’Assemblée nationale a nettement marqué sa volonté de maintenir et de poursuivre, à l’intérieur comme à l’extérieur, la politique que les deux chambres n’ont, depuis huit mois, cessé d’approuver. Je n’ai accepté le poste de devoir et d’honneur où vous m’avez placé que dans le dessein de la servir avec plus de force et de continuité.

Conscient comme Thiers du rôle joué par le droit de dissolution dans l’équilibre des pouvoirs, Alexandre Millerand insistera également sur la nécessité de libérer sa mise en œuvre de l’obligation de l’avis conforme du Sénat, pour permettre au Président d’en appeler directement au suffrage universel en cas de conflit entre les pouvoirs.

Maurice Hauriou, observateur attentif de l’expérience Millerand au moment où il publie la première édition de son Précis constitutionnel en 1923, souligne :

M. Millerand a été élu en 1920 président de la République, après avoir lancé un programme de développement de l’activité du président et, même, de révision de la constitution en vue de l’élargissement du collège électoral qui le nomme. On ne peut pas dire qu’il a été élu sur ce programme, mais il est déjà significatif que le programme ne l’ait pas empêché d’être élu. Du chemin a été parcouru depuis la présidence de Casimir-Perier en 1894.

La démission d’Alexandre Millerand consécutivement à la crise présidentielle de 1924 signifie clairement, dans l’esprit des commentateurs, la fin des tentatives de restaurer le Président de la République dans sa fonction de chef effectif du pouvoir exécutif. Ainsi Gaston Jèze souligne-t-il dans sa chronique constitutionnelle de France à la Revue du Droit public :

La crise de 1924 marquera, sans doute, l’échec définitif des tentatives de ce genre. En France, « le président préside mais ne gouverne pas ». Telle est l’interprétation donnée, une fois de plus, par la pratique.

À partir de cette date, les partisans d’une révision des lois constitutionnelles de 1875 se concentreront surtout sur l’importance d’un renforcement des prérogatives du Président du Conseil. Néanmoins, André Tardieu fait encore directement référence, en 1937, dans La profession parlementaire, au projet du 19 mai 1873 et au « corps électoral élargi, qu’il prévoyait » pour la désignation du chef de l’État. Mais si Tardieu réclame alors que l’élection du chef de l’État ne soit pas abandonnée aux seuls parlementaires et que le collège électoral présidentiel soit réformé, il reste toutefois ambigu sur le rôle actif que pourrait jouer le chef de l’État dans la direction des affaires publiques.

L’ancien président du Conseil revient à plusieurs reprises sur la façon dont la responsabilité présidentielle inscrite dans la Constitution de 1848 et en vigueur sous le principat de M. Thiers a été progressivement abandonnée :

On inventa contre [M. Thiers], par la loi du 13 mars 1873, la responsabilité ministérielle, avec l’arrière-pensée de la substituer à l’autorité présidentielle.

Il mentionne également Tocqueville qui « estimait qu’un chef républicain doit être responsable à moins d’être un pouvoir subordonné ». Il cite longuement le message aux Chambres du président Casimir-Perier au moment de sa démission et les initiatives prises par le président Millerand. Il compare à plusieurs reprises le président français au président américain. Mais, Tardieu ne prend pas position clairement pour une « présidence gouvernante » et responsable. Tout juste, écrit-il : « Était-ce une excuse suffisante pour justifier ce trou par en haut, de s’être une fois trompé, en 1848, en élisant un Bonaparte ? ».

La priorité immédiate de Tardieu semble surtout de délivrer l’élection du président de l’emprise exclusive des parlementaires, sans préjuger du rôle que pourrait avoir dès lors le chef de l’État, rôle de soutien au gouvernement ou véritable rôle de chef du pouvoir exécutif. En effet, déjà dénoncé par la gauche comme un dangereux révisionniste, qui voudrait mettre à bas la République, André Tardieu, s’il veut faire passer ses idées, peut-il réellement proposer de lever l’interdit d’un pouvoir présidentiel indépendant du Parlement, pesant sur la République depuis le coup d’État du 2 décembre ?

Il souligne cependant que

le pouvoir présidentiel, qui est, dans l’équilibre de l’État, un pouvoir nécessaire, est un pouvoir inexistant. On a dit que c’était la faute, non des institutions, mais des hommes, ce n’est pas exact. La formule de 1875 porte en elle les causes, dont on vient de lire les effets. On ne peut pas concilier le régime parlementaire, né de la monarchie, avec l’élection du monarque par les assemblées. Par suite de cette conciliation impossible, la France est obligée d’opter entre l’anéantissement du Président et le coup d’État. Elle a choisi l’anéantissement.

 

Le révisionnisme universitaire de la IIIe République : Deslandres et Hauriou

Au-delà du révisionnisme des politiques, le projet Thiers-Dufaure est aussi mentionné expressément dans plusieurs propositions de réforme des Lois constitutionnelles de 1875 élaborées par des Professeurs des Facultés de Droit parmi les plus éminents, comme Maurice Deslandres et Maurice Hauriou, à partir de l’analyse qu’ils font du mauvais fonctionnement du régime.

Professeur à la Faculté de Droit de l’Université de Dijon, se rattachant à la famille du catholicisme social, Maurice Deslandres défend à plusieurs reprises, en particulier à l’occasion des Semaines Sociales, des projets de révision des Lois constitutionnelles de 1875, qui préconisent en particulier de « restaurer la Présidence de la République ».

Dès 1909, dans son Cours aux Semaines Sociales de France à Bordeaux, Maurice Deslandres conclut « à la nécessité d’une réadaptation de nos institutions politiques à l’état social contemporain ». Selon lui,

la différenciation sociale grandissante […], la formation d’organes de défense pour les intérêts sociaux plus opposés créent des dangers de lutte et de désordre dans la société […]. Les groupes sociaux sont pour l’État un organe de contrainte sociale, et organe de police, destiné à assurer l’ordre public et la paix, sinon des adversaires, du moins des forces possibles de résistance d’une puissance toute nouvelle. Et de tout cela, il résulte que le gouvernement doit être un organe plus fort et plus puissant que jadis.

Pour Maurice Deslandres, « la vraie force c’est dans son origine qu’un pouvoir peut la puiser et c’est de son origine aussi qu’un pouvoir peut recevoir un caractère vraiment national ». En rappelant les « sentiments qui ont dicté aux constituants de 1875, l’institution de l’élection du Président par les assemblées elles-mêmes », le Professeur de la Faculté de Dijon souligne « que, par suite de cette origine exclusivement parlementaire, le gouvernement et le chef de l’État en particulier, n’ont plus eu chez nous ni l’autorité, ni le caractère national qui leur étaient nécessaires ». Aussi, Deslandres estime-t-il

qu’il faudrait retremper, en quelque sorte, l’instrument gouvernemental, en le plongeant davantage dans les eaux vives du pays. Et si l’on craignait de passer d’un excès à un autre en allant de la nomination du président de la République par le Parlement à son élection par le peuple lui-même, il semble qu’il serait opportun de recourir à la solution intermédiaire, jadis proposée par M. Dufaure, ministre du gouvernement de M. Thiers, en 1873. Elle consistait à faire élire le Président de la République par les Conseillers généraux. Ainsi, on ferait éclater le moule trop étroit d’un parlementarisme exclusif, ainsi on donnerait au pays une part dans la formation du gouvernement ; ainsi on nationaliserait et on fortifierait l’organe exécutif.

Dans ce Cours de 1909, Maurice Deslandres ne s’étend pas plus avant sur l’organisation interne du pouvoir exécutif. Ce Président de la République, désormais doté d’une légitimité nationale accrue par son élection par les conseillers généraux, serait-il appelé à jouer un rôle effectif dans la définition et la conduite de l’action gouvernementale ? Ou, doté de cette légitimité accrue, interviendrait-il surtout en soutien du gouvernement ? Le Professeur de la Faculté de Dijon n’apporte pas véritablement de réponse à cette date.

En 1933, dans un autre Cours aux Semaines Sociales de Reims, Maurice Deslandres fait à nouveau directement référence au projet Thiers-Dufaure, toujours sous le même angle :

L’origine parlementaire du chef de l’exécutif est un paradoxe. Un pouvoir issu d’un autre pouvoir ne peut être l’égal de celui qui lui donne la vie. Il faut donc à une Présidence, qui ne doit pas être annihilée par le Parlement, une origine extraparlementaire. L’élection directe du chef de l’État par le suffrage universel me paraît pourtant dangereuse. De l’excès de la faiblesse, on passerait avec elle à l’excès de la force pour celui qui serait porté au pouvoir par le pays, tout entier, et l’expérience de 1848-1851, quoique d’autres circonstances l’aient fortement influencée, n’est pas encourageante. J’inclinerais vers la solution imaginée en 1873 par le gouvernement de Thiers, qui confiait l’élection du chef de l’État aux membres des conseils généraux. C’était dégager de la tutelle du Parlement, sans courir le risque de choix dictés par une popularité injustifiée, et le danger de voir séduit par le pouvoir personnel le favori de la nation. D’une élection par les conseillers généraux de France, le Président de la République tirerait, semble-t-il, une autorité fortement agrandie, mais non démesurée.

La défiance de Maurice Deslandres à l’égard d’une élection au suffrage universel du Président de la République est plus marquée qu’en 1909. Parallèlement, il met, bien davantage qu’alors l’accent sur le rôle de chef de l’exécutif que doit exercer le Président de la République. En ce sens, il insiste aussi bien sur l’« accroissement d’autorité » donnée par une réforme de son mode d’élection lui permettant d’exercer pleinement ses prérogatives constitutionnelles que sur la possibilité, dès lors, de confier au chef de l’État de nouveaux droits comme ceux de pouvoir dissoudre la Chambre sans l’avis conforme du Sénat ou de « provoquer après le vote d’une loi […] un référendum populaire soumettant cette loi au jugement du peuple ». En outre, davantage qu’en 1909 là-encore, Maurice Deslandres insiste clairement sur le rôle effectif du Président dans la définition et la conduite de l’action gouvernementale :

Le Président, fort et indépendant par son origine, pourrait choisir lui-même l’homme à placer à la tête du Ministère, et à tout le moins l’orienter dans le choix de ses collaborateurs.

Dans les observations introductives de son Projet d’une nouvelle Constitution pour la France, écrit en 1940, Maurice Deslandres définit le pouvoir exécutif « comme le premier pouvoir de l’État » et insiste sur l’élection du Président de la République, chef du pouvoir exécutif, « par un corps électoral s’étendant à tout le pays et composé de ses élus, composé de l’ensemble des membres des assemblées départementales : conseils généraux et d’arrondissement ». Il insiste également sur

la nécessité pour le gouvernement d’une unité et d’une continuité de direction assurées par l’autorité supérieure et personnelle du chef de l’État, ainsi élu, en fait et en droit chef effectif du gouvernement, au mandat de six années et personnellement irresponsable devant les chambres. Unité et continuité assurées également par le nombre restreint des ministres, collaborateurs du Président, par leur responsabilité devant lui, et leur responsabilité au contraire très tempérée devant le parlement. Unité assurée encore et réalisée par la présence au gouvernement non d’un Président du Conseil, mais d’un Premier ministre, exerçant sur la marche des services publics un contrôle d’exécution unificateur, sans pour autant là jouer le rôle d’un chef du gouvernement.

La fonction présidentielle dessinée par Deslandres dans son Projet de 1940, celle d’un Président de la République à la fois chef de l’État et chef du gouvernement, renvoie assez largement au « président-gouvernant » du projet Thiers-Dufaure. Stéphane Pinon souligne d’ailleurs à cet égard :

Avant de penser à la concentration des pouvoirs sous Vichy ou à certaines pratiques sous la Ve République, il faut garder à l’esprit la méthode historique de Deslandres, son ouvrage sur l’histoire de la IIIe République. Un exécutif avec pour seul chef le président de la République, disposant de ses ministres, les révoquant, l’expérience n’était pas nouvelle. Elle remontait aux toutes premières heures du régime, au moment de l’adoption de la loi Rivet, le 31 août 1871. La loi du 25 février 1875 ne fera qu’entériner cette vision du parlementarisme. Il faudra attendre les années 1877-1879 pour que l’exécutif véritablement se scinde.

Élargir aux conseillers généraux le collège électoral du Président de la République pour renforcer sa légitimité et sa force démocratiques, c’est aussi sur ce point que Maurice Hauriou fait directement référence, lui-aussi, au Projet Thiers-Dufaure dans ses propositions pour modifier les lois constitutionnelles de 1875.

Dans la première édition de son Précis de Droit constitutionnel, le doyen de la Faculté de Droit de Toulouse suggère d’« entreprendre une évolution constitutionnelle régulière vers l’élection du président de la République par le suffrage universel ». Là où Maurice Deslandres insistait sur l’évolution de l’état social du pays pour justifier un renforcement du pouvoir exécutif, Maurice Hauriou, pour sa part, met surtout l’accent sur la Grande Guerre et ses suites, qui ont, selon lui, accru le primat des questions internationales alors que, jusque-là, la démocratie française « n’avait vécu que dans la politique intérieure ». Cette situation impose de donner au pouvoir exécutif

plus de libertés d’allure pour suivre (les relations extérieures) et pour les préparer dans toutes leurs conséquences. Pour que ce résultat soit obtenu, il faudra que l’organe exécutif ne dépende plus exclusivement du Parlement, mais que des relations directes s’établissent entre le peuple et lui. Il y aura un nouvel équilibre à réaliser entre les trois pouvoirs de la République parlementaire.

Hauriou considère que cette « évolution constitutionnelle » nécessaire

pourrait d’ailleurs être poursuivie par étapes : on commencerait par élargir le collège électoral actuel en adjoignant aux membres du Parlement, soit des délégués des conseils généraux, ainsi que le projetait déjà Thiers en 1873, soit, des délégués spéciaux élus par le corps électoral.

Maurice Hauriou croit « possible de combiner le régime parlementaire avec l’institution d’un Président de la République élu directement par le peuple ». Pourtant, il ne s’agirait pas de mettre en place un gouvernement présidentiel aussi affirmé que sous la présidence de M. Thiers ou dans les dernières propositions de Maurice Deslandres. Hauriou propose d’organiser une « dualité des organes exécutifs », le président de la République et le président du Conseil étant « associés dans l’exercice de l’exécutif ». Il renvoie, notamment, au système des deux consuls dans la République romaine, Hauriou considère que,

en fait, le président de la République serait là pour suppléer activement le président du Conseil dans la politique extérieure si le président du Conseil avait surtout à s’appliquer à la politique intérieure ou inversement. Qui oserait dire qu’avec les complications du gouvernement moderne il n’y ait pas du travail pour deux ? Il est visible qu’un seul homme ne peut porter le fardeau écrasant du contrôle de toutes les affaires qui intéressent la politique générale.

Dans ses réflexions, Hauriou soulève aussi bien évidemment la question de l’irresponsabilité présidentielle devant le Parlement, pour estimer que, en l’occurrence, « la responsabilité ministérielle devant le Parlement peut bien couvrir les actes du chef de l’État puisque le ministre les contresigne ».

Ainsi, pour Hauriou, le président de la République élu au suffrage universel serait avant tout un « appui » au président du Conseil, qui

lui sera précieux dans les luttes du gouvernement contre le Parlement ; la dissolution redeviendra possible, car il faut bien se rendre compte qu’elle est tombée en désuétude parce que le président de la République est l’élu du Parlement ; comme la dissolution de la Chambre est un des éléments de l’équilibre du régime parlementaire, il s’ensuit que le régime fonctionnera plus normalement avec un président de la République élu par le peuple.

Pour autant, s’il ne préconise pas la mise en place d’un gouvernement présidentiel sur le modèle thiériste, Hauriou n’écarte cependant pas la possibilité d’« une politique personnelle » du président de la République. Dans cette hypothèse, il reconnaît que la responsabilité ministérielle ne suffira pas, même si « le cabinet des ministres succombe pour avoir voulu couvrir ces actes ». Toutefois, le président ne serait pas « atteint par l’ordre du jour de défiance et amené lui aussi à donner sa démission », comme Thiers a pu y être contraint le 24 mai 1873. Pour le doyen de la Faculté de Droit de Toulouse,

cela ne se reproduirait certainement pas pour un président de la République élu directement par le peuple, qui se sentirait responsable, non pas devant le Parlement, mais devant le peuple. Ce président, en conflit avec le Parlement, saisirait simplement le pays par une dissolution de la Chambre des députés.

En effet, Hauriou ne prévoit pas de mécanisme de responsabilité présidentielle devant le Parlement. S’il est désavoué par le suffrage universel, alors le président démissionnerait « non pas devant un blâme du Parlement, mais devant un blâme du peuple, mais il lui arriverait aussi d’être approuvé par le pays et, au fond, n’est-ce point que dont on a peur ? »

Hauriou conclut sa réflexion, réflexion préalablement prolongée par une analyse de l’expérience présidentielle Millerand en cours, en considérant qu’

en cherchant à réaliser une République à la fois parlementaire et démocratique, la France aspire à placer l’équilibre de l’État patricio-plébien un peu plus à gauche que l’Angleterre, un peu plus à droite que l’Amérique et la Suisse. Notons, en terminant, bien qu’il n’y ait pas encore de conséquence pratique à en tirer, que la Constitution allemande du 11 août 1919 a établi formellement la République démocratique parlementaire avec président suffrage élu par le suffrage populaire.

En définitive, le projet Thiers-Dufaure et l’organisation du pouvoir exécutif préconisée par Maurice Hauriou semblent peu éloignés dans l’esprit qui les anime, à savoir la combinaison du régime parlementaire avec un pouvoir exécutif puissant au sein duquel le président de la République puisse conduire une action déterminée. Seulement, en 1923, Hauriou peut commencer à imaginer une « évolution constitutionnelle » aboutissant à l’élection du président de la République au suffrage universel, évolution que le projet du 19 mai 1873 ne pouvait aucunement envisager, vingt-deux ans à peine après le coup d’État du 2 décembre.

 

 

Le projet Thiers-Dufaure entre en résonnance avec le présidentialisme de la Ve République.

Sans se référer expressément au projet Thiers-Dufaure, la pensée constitutionnelle du général de Gaulle, déclinée dans la Constitution de 1958 et sa révision de 1962, renoue dans certaines de ses préoccupations avec le syncrétisme constitutionnel du projet du 19 mai 1873. On y retrouve la même indifférence à se conformer strictement à la classification théorique des régimes politiques, pour adopter la constitution la mieux adaptée au « peuple », à « l’époque en cause » et aux réalités françaises, la même attention prêtée aux expériences constitutionnelles du passé pour en tirer les enseignements, l’accent mis sur l’importance du pouvoir exécutif et l’intérêt pour les régimes constitutionnels de type mixte.

Pour le général de Gaulle, comme pour Thiers et ses partisans, c’est à un Président de la République, désigné par un mode scrutin lui assurant une incontestable indépendance, qu’il revient d’incarner le pouvoir exécutif, à l’instar du président des États-Unis. Faisant référence à un de ses discours en novembre 1872, Louis Girard souligne que « Thiers aimait à dire qu’il aurait préféré l’Angleterre, mais qu’il lui fallait aller en Amérique ». Parallèlement, René Cassin témoigne, dans ses mémoires, de l’intérêt pour le régime américain du général de Gaulle qui l’interrogea à plusieurs reprises à ce sujet pendant la Seconde Guerre mondiale :

À l’égard de ce pays il était partagé entre l’étonnement et l’envie […] il semblait extrêmement séduit par la conception américaine du gouvernement présidentiel. Il m’a souvent entretenu de la question de savoir comment le Président était élu, et fut très désappointé d’apprendre qu’il était choisi par un parti après une série d’opérations locales, les primaires, qui constituaient les épreuves préliminaires. Mais la question des conflits éventuels avec les Chambres ne l’intéressait pas moins : il ne trouvait pas satisfaisant que le Président, s’il était républicain, subisse la contrainte de gouverner avec un Sénat en majorité démocrate ou inversement. Il fut manifestement très étonné lorsqu’il apprit que le Président n’avait pas le pouvoir de dissoudre la Chambre des représentants.

À travers la double révolution institutionnelle de 1958-1962, le fondateur de la Ve République a trouvé, selon René Cassin, « le moyen d’orienter notre pays vers le gouvernement présidentiel, mais de maintenir le droit de dissolution de la Chambre par le pouvoir exécutif ».

En effet, le général de Gaulle comme Thiers attachaient une importance toute particulière au droit de dissolution, parmi les mécanismes afférents au régime parlementaire. La critique gaullienne du régime présidentiel pointe d’abord et principalement l’absence de mécanismes constitutionnels permettant de trancher les conflits entre le président et le Parlement aboutissant ainsi à transformer ce dernier en véritable « citadelle inexpugnable où les partis retrouveraient leur emprise et leur sûreté ». Il est même permis de s’interroger sur la question de savoir si le choix de Thiers et surtout celui du général de Gaulle en faveur du régime parlementaire ne reposent pas, avant tout, sur la nécessité de doter le pouvoir exécutif du droit de dissolution, corollaire de la responsabilité ministérielle.

Ainsi, Thiers et le général de Gaulle, hostiles l’un et l’autre au modèle présidentiel, ont tenté - et seul le second y a réussi - de mettre en œuvre un modèle constitutionnel hybride original de régime parlementaire à gouvernement présidentiel, expression du présidentialisme à la française.

 

Jean-Félix de Bujadoux
Doctorant à l’Université Paris II (Panthéon-Assas)

 

Pour citer cet article :

Jean-Félix (de) Bujadoux « Le projet Thiers-Dufaure du 19 mai 1873. Un exemple inachevé de syncrétisme constitutionnel », Jus Politicum, n°22 [https://juspoliticum.com/articles/Le-projet-Thiers-Dufaure-du-19-mai-1873-Un-exemple-inacheve-de-syncretisme-constitutionnel]