Si l’empire romain est parmi les mieux documentés de l’histoire des impérialismes, il est assurément un cas qui ne peut avoir cette prétention : c’est l'« empire comanche », selon l'expression proposée dans un ouvrage du même nom par P. Hämäläinen, Professeur à  l’Université d’Oxford, qui a régné, pendant la première moitié du XIXe~siècle, sur ce qui était déjà , en grande partie, le territoire des États-Unis. En revenant sur les structures socio-politiques et le mode de gouvernement de cet empire, qui se caractérise par la concertation plutôt que par la souveraineté, en abordant, ensuite, la puissance commerciale et militaire que permet une telle organisation, cette contribution propose d'interroger, par un exemple qui se situe à  ses limites, la définition de la notion d'Empire.

Governing Without Sovereignty, Ruling through Power: the Example of an Unknown Imperial Case If some empires are well-known and over documented, as it is the case for the Roman empire, other ones are rediscovered nowadays and still have a lot to say : this is the case of the Comanche Empire, as P. Hämälainen, Professor at Oxford University, called it in a famous book. During the first part of the 19th century, this Empire reigned over a territory that was already a part of the United States of America. Going through socio-political and governmental structures of the Comanche empire, that has for distinctive feature a preference for concertation over sovereignty, analyzing then the economic and military powers that such a political organization allows, this contribution put into question, from the vantage point of a "borderline example", the traditional definition of empires.

Si l’empire romain est parmi les mieux documentés de l’histoire des impérialismes, il est assurément un cas qui ne peut avoir cette prétention : c’est celui, que l’on voudrait étudier ici, des empires amérindiens – ou, plus précisément, d’un empire amérindien, au singulier, car je traiterai exclusivement ici de ce que Pekka Hämäläinen, Professeur à  l’Université d’Oxford, a appelé dans un livre paru en 2008 et traduit en français en 2012, « l’empire comanche ». Empires Aztèque, Inca et Maya, amérindiens eux-aussi, ne seront en effet pas abordés ici – à  la fois car ils sont généralement connus mais que je les connais peu, à  la différence d’un empire comanche que je connais un peu mieux mais qui demeure très méconnu.

Méconnu, le cas impérial comanche l’est déjà  et au moins dans la science juridique et politique française, européenne et mondiale. L’empire est, on vient de le rappeler, romain à  n’en pas douter. Il est chinois aussi, bien sûr, mongols encore et aztèque – pour ne citer que les cas les mieux repérés. Mais comanche, l’empire ? Deux raisons au moins permettent d’expliquer que cette question elle-même puisse sembler insolite.

La première tient à  ce que l’espace comanche – ce que l’on appelle la « Comancheria » – s’étend entre le milieu du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe sur une zone géographique qui embrasserait aujourd’hui une bonne partie du Texas, mais qui était encore, alors, un territoire largement inexploré. Il était en outre revendiqué par l’Espagne d’une part et, après l’achat de la Louisiane à  la France en 1803, par les États-Unis d’autre part. Dès lors ce sont généralement – presqu’exclusivement à  vrai dire – les seuls impérialismes étatsunien et espagnol qui ont retenu l’attention des historiens qui se sont penchés sur la géopolitique de cet espace. Certes, la présence d’entités formées par les autochtones est perçue, et analysée comme un obstacle au développement de ces aventures impériales. Mais c’est un obstacle considéré, pour reprendre l’image employé par Richard White dans un autre livre important sur la question, comme un rocher qui prétendrait faire barrage à  l’océan : obstacle dérisoire, noyé d’abord et bientôt dissout par l’inlassable ressac. Si impérialisme il doit y avoir sur le continent nord-américain, c’est donc soit celui de l’ « Empire de la liberté », selon l’expression bien connue de Jefferson qui dit déjà  toute la subjectivité de la liberté en question, soit celui de l’Espagne. Dans les nombreux ouvrages, y compris récents, qui se consacrent à  la question impériale à  travers les âges, on ne trouvera donc pas d’exposé consacré aux impérialismes amérindiens du continent nord-américain : J. Burbank et F. Cooper, dans leur Empires in World History paru aux Princeton University Press en 2010 et traduit chez Payot en 2011, ne consacrent aux autochtones de ce continent que quelques lignes, destinées à  expliquer que leur absence d’organisation et d’unité politiques est à  l’origine de leur défaite face aux « intrus qui pénétraient sur leurs terres » ; rien, non plus, dans Empires. Perspectives from Archaeology and History dirigé par S.E. Alcock, T.N. D’Altroy, K.D. Morrison et C.M. Sinopoli, paru en 2001 aux Presses de l’Université de Cambridge. Guère d’évolution, donc, dans la science juridique et historique depuis, au moins, le colloque sur le concept d’Empire qui s’est tenu en 1977 à  l’Université Paris I sous la direction de Maurice Duverger, et qui n’abordait, pas plus que les exemples déjà  cités, le cas d’empires amérindiens.

Méconnu, le cas impérial amérindien l’est donc parce qu’il survient sur un espace accaparé, géographiquement mais surtout scientifiquement, par d’autres impérialismes. Mais cette méconnaissance a également une autre raison : méconnu, le cas impérial amérindien l’est peut-être aussi parce qu’il est insolite : il semble y avoir une incompatibilité entre l’empire, entendu comme forme juridique et politique d’organisation, et l’organisation juridique et politique des autochtones nord-américains.

En les caricaturant un peu mais sans les dénaturer pour autant, les formes d’organisations politico-juridiques des amérindiens du continent nord-américain peuvent être divisées en deux types distincts, dont aucun cependant ne semble répondre à  la définition la plus classique de l’empire – la domination d’un seul sur un très vaste espace.

Un premier type d’organisation concerne les entités autochtones modelées, au cours du XIXe siècle, sur l’exemple de l’État-Nation occidental. Ainsi, notamment et surtout, de l’organisation politique des Cherokee. Si la première loi écrite, édictée par les « Chefs et Guerriers assemblés en Conseil National » ne date que de 1808, la Nation Cherokee demeure célèbre pour avoir adopté, en 1827, une constitution, destinée à  « établir la Justice et assurer la tranquillité » du « peuple ». En son article 1, Section 2, cette constitution rappelle que « la souveraineté et la juridiction du gouvernement s’étendront sur tout le pays dans la limite des frontières [définies par l’article 1, Section 1], les terres y étant situées demeurant la propriété commune de la Nation ». La constitution institue en outre trois pouvoirs – exécutif, législatif, et judiciaire – dont les attributions et responsabilités sont modelées sur la constitution des États-Unis. Cette forme d’organisation permettra au juge Marshall, dans les célèbres affaires Worcester v. Georgia et Cherokee Nation v. Georgia, d’affirmer que les Cherokee « forment un État » et qu’ils ne sont pas moins une « Nation » que les États-Unis d’Amérique. Un État-Nation, donc, et non un empire.

Le second type d’organisation, qui est généralement celui auquel on pense spontanément, est celui que l’on peut nommer, avec des guillemets, « tribal ». Il se manifeste par une organisation fondée sur une parenté ethnique, réelle ou supposée, mais dont la dimension politique et, surtout, institutionnelle, semble inexistante. À propos des Comanches, et plus largement des « Indiens des plaines », l’anthropologiste du droit Edward Adamson Hoebel notait ainsi que leur trait distinctif était le caractère « amorphe » de leur société politique, la tribu Comanche étant qualifiée d’« amas de bandes » dépourvue de quelque « machinerie institutionnelle que ce soit », et dont l’unité dès lors n’était que culturelle et linguistique sans pouvoir prétendre être politique. Nul empire, donc, dans cette organisation qui semble n’en être pas une, et il n’est à  vrai dire, à  notre connaissance, que l’auteur de l’Empire comanche qui ait qualifié d’impériale l’histoire de ces amérindiens.

D’insolite, l’empire comanche devrait-il alors, déjà , être qualifié d’inexistant ?

On peut légitimement douter que Peter Hämäläinen, au terme de près de six cent pages d’une recherche fondée sur une bibliographie de plus de 500 références, ait choisi son qualificatif à  la légère. Comme il l’annonce lui-même cependant, il ne faut pas s’attendre, lorsque l’on s’intéresse aux Comanches aux XVIIIe et XIXe siècles, à  découvrir un empire qui s’inscrive dans le cadre de l’impérialisme européen – et plus largement occidental – tel qu’on le connaît. L’hypothèse de l’auteur est plus complexe et plus audacieuse, et c’est aussi la raison pour laquelle elle nous semble pertinente pour « penser juridiquement l’empire » : elle invite en effet à  insister sur la dimension « flexible », « l’interactivité et l’adaptabilité », comme disent aussi Jane Burbank et Frederick Cooper, des empires. Ce que l’on voudrait donc proposer ici, dans la continuité de l’hypothèse formulée par P. Hämäläinen, c’est une lecture du cas impérial comanche qui illustre l’idée selon laquelle les pouvoirs impériaux sont mieux compréhensibles s’ils sont envisagés non comme des structures politiques rigides, mais en tant que puissances « interceptant ou captant des réseaux » pour reprendre les termes de Michael Mann dans The Sources of Social Power.

C’est en effet cette définition de l’empire qu’illustre le cas impérial comanche : la Comancheria est une structure socio-politique qui, parce qu’elle se gouverne sans souveraineté (I), permet à  ses composantes d’étendre librement leurs puissances sur un vaste espace géographique qu’elle cherchera moins à  intégrer, au sens territorial et juridique, qu’à  soumettre (II).

I. Gouverner sans souveraineté

Dans The Lords of the South Plains, Wallace et Hoebel écrivent que, pour les Comanches, « le meilleur gouvernement était celui qui gouvernait le moins ». L’affirmation est sans doute trop générale pour être tout à  fait vraie, mais elle a le mérite de dire en une phrase ce qui est un constat partagé par l’ensemble des observateurs attentifs de l’organisation des Comanches : même défini largement comme système institutionnel destiné à  orienter les comportements individuels de telle manière à  en assurer la coexistence pacifique, le gouvernement n’est pas un dispositif familier des Comanches.

C’est cependant en mettant cette absence de gouvernement, au sens où nous l’entendons habituellement, en rapport avec un autre constat, formulé cette fois par un contemporain de l’empire comanche, que l’on comprend tout l’intérêt de cette expérience du point de vue de la définition de l’empire.

Au milieu du XIXe siècle, David Burnet, secrétaire d’État d’un Texas qui vient de rejoindre l’Union américaine, note qu’en dépit du fait que les Comanches « ne se connaissent pas de frontières spécifiques assignées » et que « nul groupe ne revendique vis-à -vis d’un autre aucune souveraineté exclusive sur la partie spécifique du territoire que la coutume semble lui avoir concédée pour son usage et son occupation spécifique », il n’en demeure pas moins que « la plus grande harmonie règne entre les différentes bandes ». Une « harmonie » sans souveraineté ni gouvernement, voilà  qui interpelle les hobbesiens que nous sommes tous plus ou moins. Si l’on ajoute que les diplomates américains chargés de négocier des traités avec les Comanches les ont décrit à  l’occasion comme de « pures démocraties », on peut espérer avoir définitivement piqué la curiosité des rousseauistes que l’on aimerait tous être.

De quelle organisation témoignent, plus précisément, ces différents constats ? Il faut dire un mot de l’organisation sociale des Comanches avant de développer un peu la dimension politique de cette organisation.

D’un point de vue social, l’organisation comanche s’articule autour de quatre niveaux d’intégration : la famille nucléaire, la famille élargie, les rancherias et la tribu.

La famille nucléaire comprend un homme, et une ou plusieurs femmes ; la famille élargie s’entend de la famille nucléaire à  laquelle s’ajoutent ceux qui vivent avec elle, généralement ascendants et descendants de deux voire trois générations ; quant aux rancherias, qui forment l’unité sociale de base, elles sont formées de plusieurs familles élargies, dont la population atteint alors 250 personnes environ ; enfin, la tribu désigne l’ensemble de ces différentes unités, pour un total, lorsque la population comanche était à  son plus haut, dans la première moitié du XIXe siècle, d’environ vingt-cinq mille personnes – ce qui certes peut sembler assez peu, comparé surtout aux dizaines de millions d’habitants qu’a pu compter l’empire romain, mais qui est néanmoins beaucoup dans un espace où les groupes d’une telle importance sont inexistants : comme on l’a vu auparavant, les colons américains n’y ont alors aucun établissement et les colonies de peuplement espagnoles ne comptent que quelques dizaines ou centaines d’habitants.

C’est donc la rancheria qui constitue l’unité sociale, mais également politique, de base des Comanches. Elle ne comprend aucun système préétabli de prise de décision collective et étatique, mais, comme le note Hämäläinen, elle repose sur « un processus à  la fois psychologique et politique impliquant un dialogue créatif entre l’intérêt propre des individus et la solidarité du groupe ». Témoin, notamment, de cette « flexibilité », de cette souplesse dans la conduite du groupe, le processus de sélection et les fonctions des paraibos, que l’on traduit imparfaitement par « chef de paix » – imparfaitement car le terme de « chef » sous-entend une autorité, une habilitation à  ordonner, que le paraibos, on s’en rend vite compte, n’a pas. Le paraibos en effet – qui est moins choisi par les membres de la rancheria qu’il ne s’impose peu à  peu, par le jeu des circonstances, du fait de ses qualités morales et diplomatiques – jouit d’une autorité qui, comme l’affirmait Burnet, « est plus nominale qu’effective, plus consultative qu’autoritaire ». Ainsi en aucun cas le paraibos ne jouissait-il du pouvoir d’ordonner que quelque chose fût fait, et lorsque Hoebel demanda à  un Comanche de lui préciser le rôle politique du paraibos son interlocuteur lui répondit : « Je ne vois guère ce que je pourrais en dire. Ils n’ont jamais eu grand-chose à  faire, si ce n’est préserver la cohésion du clan ».

Il en va un peu différemment du maimiana paraivo, le « chef de guerre » – la traduction est cette fois plus appropriée – qui, chargé de définir la stratégie d’ensemble et les objectifs précis d’une expédition, de décider de la route à  suivre, des lieux de campement et des temps de repos, d’ordonner la retraite ou de conclure un traité avec l’ennemi, exerce une « autorité absolue sur toutes les activités de sa troupe », composée souvent de plusieurs centaines d’hommes et de femmes. Les maimiana paraivo ne sont pas pour autant à  la tête d’une armée : ce qu’il mène, ce sont des raids ponctuels, que les chefs de guerre, et il pouvait y en avoir plusieurs par rancheria, organisaient au moment qu’ils jugeaient opportun, en rassemblant ceux qui voudraient bien le suivre dans l’expédition. Bref : si le chef de guerre dirige les expéditions, il n’est pas un Souverain disposant d’une armée.

Si cette description du fonctionnement des rancherias, unité politique de base des Comanches, est importante dans le cadre d’une réflexion sur l’empire comanche – qui suppose de porter notre regard au-delà  de ces petites entités politiques – c’est qu’elle dit aussi beaucoup de la façon dont s’organisaient, précisément, les liens entre les rancherias, c’est-à -dire de la façon dont s’organisait « la tribu ». Là  encore en effet, l’organisation – mais le terme est-il encore approprié ? – est mouvante.

Il faut d’abord relever que toute action, par exemple guerrière ou commerciale, de membres appartenant à  plusieurs rancherias n’est pas nécessairement une action tribale en ce sens qu’elle ne comprend pas nécessairement – et à  vrai dire quasiment jamais – l’ensemble des rancherias. W.C. Meadows, qui a étudié les sociétés militaires chez les Kiowas, les Apaches et les Comanches, note ainsi à  propos de ces derniers que ces sociétés, au sein desquelles se préparaient les batailles, comprenaient souvent des membres de plusieurs rancherias différentes, mais rarement, voire jamais, de l’ensemble d’entre elles – alors par exemple que les Apaches disposait d’une société militaire commune à  l’ensemble de leurs bandes. Cela signifie que les raids menés sous l’impulsion de ces sociétés et sous la direction des chefs de guerre n’étaient jamais ceux des Comanches dans leur ensemble, mais de certains d’entre eux seulement.

Il faut cependant noter que la tribu, entendue comme entité regroupant l’ensemble des rancherias, n’était pas inexistante – au point même que Hämäläinen évoque l’existence, certes informelle mais néanmoins effective, d’une « confédération comanche ». À intervalles réguliers en effet – généralement une fois par an, à  l’approche de et pendant l’hiver – l’ensemble des rancherias se retrouvaient et organisaient, à  cette occasion, de vastes conseils politiques destinés à  évoquer les questions domestiques, diplomatiques et militaires. C’est là , notamment, qu’étaient discutés les traités, les privilèges commerciaux, mais aussi les principales campagnes offensives qu’il convenait de mener. Mais ces grands conseils ressemblent alors davantage, si l’on peut oser la comparaison, à  une assemblée générale de l’ONU, où chacun expose son point de vue sans nécessairement parvenir à  une décision au sens propre du terme, plutôt qu’à  une session plénière du Sénat américain chargée de voter la ratification d’un traité.

Si « gouverner » a un sens dans la Comancheria, c’est donc comme synonyme de rassembler plutôt que de décider, de se concerter plutôt que d’ordonner. On peut dire que ce n’est pas là  gouverner, et l’on n’aura pas tout à  fait tort, mais cela n’empêche pas de remarquer, avec Burnet encore, qu’« en dépit de l’extrême laxisme de leur mode de gouvernement économique dans son ensemble et de leur complète ignorance de toute contrainte légale [officielle], [les Comanches] vivent ensemble dans une harmonie qui honorerait les sociétés les plus sophistiquées et les mieux organisées ». Or, c’est également cette forme particulière d’organisation qui va permettre aux Comanches de développer leur puissance sur un vaste espace géographique : la souplesse des relations à  l’intérieur de la tribu offre aux composantes de celle-ci la possibilité de développer, de manière plus ou moins concertée, une politique de soumission de ceux qui n’en font pas partie. L’absence de chef souverain permet aux bandes comanches de régner par la puissance.

II. Régner par la puissance

De l’empire, Hammon disait qu’il s’analyse d’abord comme une « prétention à  la puissance ». Nul doute, en ce sens, que les Comanches peuvent se prévaloir d’avoir créé un empire dont la puissance fut non seulement une prétention sans cesse renouvelée, mais encore une réalité. De l’avis de James Wilkinson, célèbre général américain et gouverneur du Territoire de Louisiane, ils constituèrent en effet « la plus puissante nation de sauvages du continent », qui détenait alors « le pouvoir de faciliter ou d’empêcher [la] progression [des États-Unis] vers le Nouveau-Mexique ».

Tel est bien le premier aspect de l’empire comanche : une puissance redoutée tant par les autres tribus indiennes que par l’Espagne et les États-Unis, qui dépendirent largement, pendant la première moitié du XIXe siècle, du bon vouloir commercial, diplomatique et militaire des Comanches. La crainte n’était pas alors que les Comanches conquièrent, au sens territorial du terme, les établissements de population espagnole, américaine ou autochtones situés aux pourtours de la Comancheria : le fonctionnement sociopolitique des Comanches, nous venons de le voir, ainsi que l’absence de toute conception rigide de la frontière, étaient incompatibles avec une conquête territoriale de type européen – mais très favorable au développement de réseaux de puissance et de cercles d’influences. Mis à  part le cas des prisonniers, qui intégraient les rancherias en tant qu’esclaves voire, souvent, en tant que membre à  part entière d’une famille comanche, la démarche impériale ne visait pas ici à  conquérir et à  coloniser afin d’institutionnaliser des comportements auparavant étrangers. Il s’agissait davantage, de contrôler et d’exploiter, sans les intégrer, des comportements étrangers, qui, tout en le demeurant, devenaient alors dépendants de la Comancheria. Cette domination, impériale parce qu’elle s’impose par la puissance politique et militaire sur un vaste espace, originale parce qu’elle n’intègre pas juridiquement en une entité hiérarchisée ceux qu’elle soumet, passe alors par les voies combinées du commerce, de la guerre et de la diplomatie.

Du commerce, d’abord, puisque la Comancheria devint, au cours du XIXe siècle, une plaque tournante des échanges entre Comanches, tribus autochtones, Espagnols et Américains. Le réseau commercial comanche est ainsi décrit comme un réseau florissant et étendu, reliant le Nouveau-Mexique, les maisons de commerce américaines installées le long de la vallée du Mississippi ainsi que les citadelles commerciales de la vallée du Missouri. Les convois commerciaux des Pawnees, Kiowas, Naishans, Cheyennes, Arapahoes, Shoshones, Crows, ainsi que ceux provenant des États-Unis et du Nouveau-Mexique fréquentaient en outre assidûment les foires commerciales comanches où s’échangeaient chevaux, fusils, peaux et étoffes.

De la guerre, ensuite, puisque les raids comanches étaient aussi soudains que meurtriers et, dès lors, redoutés. S’ils permettaient aux Comanches, grâce au pillage, de s’approvisionner en bétail et chevaux grâce auxquels, notamment, ils entretenaient le réseau commercial que l’on vient de mentionner, ils constituaient aussi et surtout un instrument politique précieux de démonstration de force. Précieux et efficace : « nous ne nous déplaçons sur les routes [...] que s’ils le veulent bien ; nous cultivons la terre où ils le souhaitent et comme ils le souhaitent ; nous utilisons avec retenue les biens qu’ils nous ont laissés jusqu’à  ce qu’il leur prenne l’envie de nous les enlever, nous n’occupons la terre que s’ils nous y autorisent » : c’est en ces termes que le Parlement du Chihuahua évoquait, en 1844, la domination qu’exerçait les Comanches sur cette région aujourd’hui située au nord du Mexique, à  la frontière avec les États-Unis. « Les routes sont impraticables, la circulation est interrompue, les ranchs fortifiés, et les habitants n’osent plus s’aventurer sur le pas de leurs portes », précisait encore Georges Ruxton, lieutenant britannique et observateur attentif de l’expansion américaine dans les années 1840. Il ajoutait que « la poste et les messageries voyagent de nuit, évitant les routes, et on apprend quotidiennement de nouveaux massacres et ravages ». L’empire comanche fut, largement, le résultat de cette « politique de la terreur », à  laquelle on peut imputer, d’une part, l’abandon par l’Espagne de ses prétentions impériales sur le continent nord-américain, et, d’autre part, la réussite de l’entreprise expansionniste des États-Unis, ainsi débarrassés de leur concurrent européen.

De la diplomatie, enfin, puisque l’empire comanche se construisit aussi par le biais de traités et alliances conclus avec l’Espagne, les États-Unis et les autres Nations indiennes. Les alliances permirent aux Comanches de constituer un vaste réseau commercial et pacifique avec leurs voisins autochtones ; les traités leur permirent, à  des conditions souvent très avantageuses, de faire la paix avec l’Espagne ou les États-Unis : les célèbres traités de paix signés avec l’Espagne en 1785, ou avec les États-Unis en 1835, ne sont pas, comme on le lit trop souvent, de vastes plaisanteries juridiques destinées à  masquer, sous l’apparence du consensualisme, le colonialisme le plus absolu des deux puissances, pas plus que les cadeaux qui y sont promis à  la partie autochtone ne sont des tentatives de corruptions : il s’agit d’instruments juridiques de droit international, soumis, aux États-Unis tout au moins, à  la ratification du Sénat et au régime juridique de n’importe quel traité, qui emporte notamment la nullité de toute loi d’un État fédéré qui le violerait. Il s’agit, pour le dire autrement, d’un instrument d’origine occidental que se sont toutefois appropriés, entre autres, les Comanches pour mener leur politique impériale.

Que conclure de cette expérience impériale quant à  la conceptualisation de l’empire d’un point de vue juridique ? Peut-on en déduire un critère qui permettrait de mieux penser l’empire comme forme politique ?

Disons, déjà , ce que n’est certainement pas la Comancheria dans le premier mitan du XIXe siècle : ce n’est pas un État-Nation. Au sens culturel, c’est certainement une Nation ; au sens juridico-politique, ce n’est certainement pas un État : sans machinerie institutionnelle, sans souveraineté instituée, pas de machine étatique ; ce n’est donc, pas plus, une Fédération ou, quoiqu’en dise Hämäläinen, une confédération : certes, on peut voir des entités indépendantes – les rancherias – se regrouper périodiquement en conseils tribaux pour discuter de leurs préoccupations communes ; mais toute idée de transfert de compétence, de double niveau de pouvoir sur un même territoire ou de gouvernement commun pour ce qui est des affaires extérieures est absente du fonctionnement de la société comanche. Ce n’est pas, enfin, on l’a dit, un « empire » au sens où on l’entend habituellement : si les empires, comme le disent Burbank et Cooper, sont « de vastes unités politiques expansionnistes [...] qui maintiennent la distinction et la hiérarchie à  mesure qu’elles incorporent de nouvelles populations », il manque à  l’empire comanche cette idée, très juridique, très kelsénienne surtout, de hiérarchie et celle, plus politique, d’incorporation.

Entre l’État-Nation, d’une part, dont le critère juridique de pensabilité serait l’unité territoriale du peuple et de l’autorité, et la Fédération, d’autre part, dont le critère serait la dualité de l’autorité publique sur un même territoire, à  côté, encore, de la confédération, dont l’unité est réversible puisque ne valant qu’à  l’extérieur, l’empire tel qu’il ressort de l’expérience comanche serait alors cette forme politique dont la spécificité tiendrait à  ordonner et régner sans souveraineté. Telle est, du moins, la proposition que nous souhaitons soumettre au débat.

Thibaut Fleury Graf est professeur de droit public à  l'Université Rennes 1 et membre de l’Institut du droit public et de la science politique. Il est notamment l’auteur de État et territoire en droit international. L’exemple de la construction du territoire des États-Unis, Paris, Pedone 2013.

Pour citer cet article :

Thibaut Fleury Graff « Gouverner sans souveraineté, régner par la puissance : l'exemple d'un cas impérial méconnu », Jus Politicum, n°14 [https://juspoliticum.com/articles/gouverner-sans-souverainete-regner-par-la-puissance-:-l'exemple-d'un-cas-imperial-meconnu-974]