L'interprétation du totalitarisme en tant qu'extrémisme du mythe de la volonté générale
Une théorie libérale du totalitarisme fait de la Volonté générale le levier de la mobilisation totalitaire. Développée par Jacob Talmon, la thèse de la « démocratie totalitaire » postule en effet la relation étroite entre totalitarisme et souveraineté populaire en tant qu’incarnation de la toute puissante Volonté générale. Tout en prêtant le flanc à la critique, cette interprétation rend néanmoins l’écho d’une époque dominée par la crise de la représentation commandant la lecture des « révolutions totalitaires » avec le prisme d’une notion familière.
The interpretation of totalitarianism as an extreme version of the myth of the general will. A liberal theory of totalitarianism make the General Will the lever of the totalitarian mobilization. Developed by Jacob Talmon, the thesis of the "totalitarian democracy" postulates the close relationship between totalitarianism and popular sovereignty as the embodiment of the all mighty General Will. While paying open to criticism, this interpretation makes the echo of an era dominated by the crisis of representation commanding the reading of the "totalitarian revolutions" through the prism of a familiar concept.
Die Interpretation des Totalitarismus als Extremismus des GemeinwillenmythosEine liberale Theorie des Totalitarismus betrachtet den Gemeinwillen als Hebel der totalitären Mobilisierung. Jacob Talmons These von der ,,totalitären Demokratie" sieht die enge Verbindung zwischen dem Totalitarismus und der als Verkörperung des allmächtigen Gemeinwillens aufgefassten Volkssouveränität. Diese Interpretation kann sehr wohl kritisiert werden. Sie spiegelt jedoch eine von der Krise der Repräsentation übertönte Epoche wider, die zu einer Analyse der ,,totalitären Revolutionen" mit überlieferten Begriffen geneigt ist.
L'interprétation du totalitarisme en tant qu'extrémisme du mythe de la volonté générale
Le débat sur les origines intellectuelles du totalitarisme a nourri une importante littérature. Il s'est polarisé d'entrée autour de deux positions : celle d'Hannah Arendt qui, au nom du caractère inédit du phénomène, entend lever tous les soupçons portés à l'encontre de la tradition philosophique occidentale courant de Platon à Nietzsche ; celle des auteurs qui entendent traquer au contraire la généalogie intellectuelle du fantasme totalitaire : Karl Popper et Bertrand Russel au lendemain immédiat de la Seconde Guerre mondiale, Jacob Talmon en 1952. Pour ceux-ci, Jean-Jacques Rousseau et son concept de volonté générale générateur d'unanimisme propice à l'endoctrinement font figure d'accusés majeurs. « Hitler est un résultat de Rousseau » décrète sans nuance Russel, bientôt contempteur du bolchvisme à partir du même présupposé. Ce débat s'illustre encore en 1965 dans le cadre du colloque, Rousseau et la philosophie politique, où s'affrontent Lester Crocker, soulignant les « tendances et affinités totalitaires » de la théorie de Rousseau, et Carl Friedrich qui considère à l'inverse la position de Rousseau diamétralement opposée à une « dictature totalitaire » sans précédent par sa modernité. On a pu repérer depuis lors des traces de ce débat jamais totalement éteint : il resurgit en France lors de l’« année Orwell » lorsque Jan Marejko pointe la « dérive totalitaire » de l'auteur du Contrat, avant de rebondir une décennie plus tard dans le monde anglo-saxon dans le cadre d'une critique libertarienne du « totalitarisme ». Depuis le temps de la guerre froide, les usages politiques de Rousseau sont en effet de nature variée. Inventorions plus spécifiquement ici les origines de la thèse qui fait de la Volonté générale le levier de la mobilisation totalitaire. Ce travail nous conduit à dépasser l'opposition commode et schématique démocratie/totalitarisme. Ce que soulignait Tony Judt dans sa tonique étude des intellectuels français soumis à l'attraction du mythe communiste. « Pour regarder en face l'expérience européenne du totalitarisme, écrivait-il, y compris dans ses aspects qui ont tellement séduit les intellectuels occidentaux, il ne suffit pas de proclamer les vertus de la démocratie et la victoire du régime politique libéral. Il faut d'abord se demander en quoi la démocratie libérale se distingue de son homologue totalitaire, ce qui suppose que l'on dépasse les diverses catégories héritées de la pensée sociale des Lumières et que l'on se préoccupe sérieusement des droits et de la place de l'individu”. En suggérant qu'une propension à la fascination totalitaire pouvait prospérer sur l'héritage démocratique a-libéral né au XVIIIe siècle, Tony Judt faisait une référence à peine voilée au concept central imposé en 1952 par l'historien israélien Jacob Talmon dans ce livre au titre si dérangeant par l'association déroutante de termes appartenant à des lexiques rivaux pétris de jugement de valeur : Les origines de la démocratie totalitaire. Le concept de “démocratie totalitaire” postule en effet la relation étroite entre totalitarisme et souveraineté populaire en tant qu'incarnation de la fameuse volonté générale. Ce postulat a constitué l'une des premières grandes interprétations libérales du totalitarisme. Téléologique, a-historique et schématique, cette interprétation ne manque pas de prêter le flanc à la critique. Mais celle-là rend l'écho de l'époque au sein de laquelle elle a commencé à être formulée, une époque dominée par la crise de la représentation qui commandait la lecture des “révolutions totalitaires” avec le prisme d'un texte familier. Remise ainsi en contexte, l'histoire de cette interprétation “démocratique” du totalitarisme nous engage encore aujourd'hui à explorer les mécanismes du consensus ayant pu participer à l'édification de ces régimes.
La Volonté générale, aux origines de la « démocratie totalitaire »
L'interprétation canonique de Jacob L. Talmon
La notion de “démocratie totalitaire” est inséparable de la vie même de Jacob Talmon. Né en Pologne en 1916, celui-ci y commence ses études qu'il poursuit en Palestine après 1936, puis en France brièvement durant la drôle de guerre, enfin comme réfugié en Angleterre à la London School of Economics où il obtient en 1943 son doctorat de philosophie (sur la doctrine de la pauvreté au XIIe-XIIIe siècle). C'est dans le cadre de l'Angleterre en guerre qu'il va idéaliser le système démocratique britannique, les fameuses « libertés » parlementaires, la tradition du checks and balances. Et c'est très clairement en référence à ce modèle constitutionnel libéral paré de toutes les vertus qu'il va explorer le repoussoir totalitaire. La tradition libérale britannique — et même la version whig de son histoire — qu'il a fait sienne l'oriente autant vers un souci très vif de la cohésion sociale que vers le rejet non moins vif des ruptures révolutionnaires brutales. On peut donc parler très clairement d'une vision idéologique de départ où toute révolution est jugée potentiellement ennemie des libertés, qu'elle agisse dans sa version française ou dans sa réplique soviétique. De là la volonté de comprendre la tradition révolutionnaire antiparlementaire qui unit ces deux événements en lui donnant une cohérence idéologique. Reprenant nombre des arguments de Burke contre la Révolution française, l'oeuvre de Talmon peut ainsi se lire aussi comme une critique de l'idée de révolution et comme une vigoureuse condamnation des hommes qui s'en font les propagandistes, ces « curateurs de la postérité » en arrivant in fine à établir une dictature. À l'égal de Voegelin qui idéalise au même moment les démocraties anglaise et américaine pour leur résistance à l'esprit du jacobinisme et leur préservation de l'héritage occidentale traditionnel. On ne s'étonnera pas finalement de le retrouver sur un chemin déjà emprunté par le pessimisme conservateur d'un Spengler qui voyait en 1933 dans le fascisme et le bolchevisme « le dernier chapitre du mouvement démocratique », ou, plus près de Talmon, par un Friedrich Hayek accusant le démocratisme anti-libéral de paver la « route de la servitude ».
Mais Talmon est aussi redevable à de brillants travaux de théorie politique démocratique publiés en Angleterre l'année même de son doctorat : d'abord celui du professeur Harold Laski, Reflections on the Revolution of our time, qui fait l'inventaire inquiétant des faiblesses du gouvernement parlementaire face aux dynamiques croisées du fascisme et du bolchevisme, ensuite celui de A. D. Lindsay, Modern Democratic State, qui accable le modèle français de la volonté générale issu de Rousseau dont l'un des « sinistres résultats » aurait été le mouvement vers une « démocratie totalitaire ». Le projet de recherche est ainsi posé. Lorsqu'il s'y lance en 1947, après un bref moment passé au secrétariat des affaires étrangères du comité palestinien, le contexte de guerre froide naissante lui est favorable. S'il a obtenu une bourse de la fondation Zangwill, il est aussi généreusement aidé par le British Council dont on rappellera que l'une des fonctions depuis sa fondation en 1934 est de promouvoir, dans le cadre d'une diplomatie culturelle active, les valeurs démocratique et libérale face aux modèles totalitaires, fasciste jusqu'en 1945, communiste après cette date. Achevé en 1951, publié en Grande Bretagne un an plus tard (et seulement quatorze ans après en France grâce à Raymond Aron), l'ouvrage est construit autour de trois parties détaillant la matrice intellectuelle du totalitarisme : les « postulats » empreints de messianisme de la pensée des Lumières et de celle de Rousseau en particulier, « l'improvisation jacobine », « la cristallisation babouviste ». »Le but de cette étude, écrit-il, est de montrer comment, en même temps que la démocratie de type libéral et à partir des mêmes prémisses, une tendance que j'appellerai de type démocratique totalitaire est apparue au XVIIIe siècle. Ces deux courants n'ont pas cessé d'exister parallèlement depuis. La tension qui règne entre eux a constitué un chapitre important de l'histoire moderne, et pose aujourd'hui la question cruciale de notre époque". Selon Talmon, les trois voûtes du mécanisme totalitaire (démiurgie de l'Homme nouveau, unité de la volonté, parti révolutionnaire d'”élus”) sont directement issues de la volonté générale rousseauiste : 1° le but de la vie politique étant de préparer les hommes à vouloir la volonté générale, il suppose de changer la nature humaine, de dissoudre l'individu dans le tout collectif, de l'entraîner à “supporter docilement le joug du bonheur public” ; 2° la conjugaison de la volonté générale avec le principe de la souveraineté populaire exclut les notions de séparation et de balance des pouvoirs, interdisant de surcroît le pluralisme des partis suspects de segmenter la passion unanimiste ; 3° le concept de volonté générale étant abstrait et inaccessible pour un peuple empreint de préjugés et d'égoïsmes, la notion de peuple souverain sous-entend les seuls individus qui s'identifient à la volonté générale. La volonté générale n'étant qu'une volonté prédéterminée donne à ceux qui prétendent connaître et représenter la volonté réelle de la nation la légitimité d'agir au nom du peuple sans se référer à sa volonté véritable, ce qui engendre le parti d'avant-garde révolutionnaire, embryon du parti unique qui assurera rééducation et élimination.
Guerre froide oblige, ce qui mobilise d'abord son intérêt de militant du parlementarisme libéral, est le « totalitarisme de gauche » dont il rappelle, en bon élève d'Harold Laski qui voyait dans le fascisme un héritier de la contre-révolution et dans la nature du bolchevisme « rien qui ne soit étranger à l'idéal démocratique », les différences avec la version de droite : vision optimiste contre vision pessimiste de la nature humaine, croyance universelle contre croyance particulariste, même s'il avoue lucidement que « ces distinctions ne changent pas grand chose, surtout en ce qui concerne les résultats ». À ce propos, il écrira plus tard que ce sont les procès de Moscou de 1937-1938 qui l'ont poussé à étudier le phénomène totalitaire dans sa genèse, pour comprendre comment « les principes démocratiques pouvaient en arriver à être violés au nom de la plus haute forme de démocratie ». On situe ainsi d'entrée Talmon au sein d'un courant démocratique occidental qui pense que le communisme diffère des autres totalitarismes et du national-socialisme en particulier. Son approche évoluera progressivement vers une conception plus homogène du phénomène totalitaire, notamment à partir de son important article de 1970 sur la matrice commune du sorélisme pour l'évolution du marxisme et du fascisme. Mais Talmon est-il si original en 1952 lorsqu'il balise ainsi l'odyssée intellectuelle de la « démocratie totalitaire » ?
Une notion en gésine
Dans la préface de son livre de 1952, Talmon remerciait l'historien britannique Alfred Cobban pour avoir beaucoup contribué à « clarifier nombre des idées qu'il renferme ». De fait, au-delà de Cobban, qui a publié en 1934 Rousseau and the modern State, tout un courant d'auteurs participe déjà à cette exploration des origines intellectuelles du totalitarisme en ciblant certaines des conceptions politiques exprimées au temps de la Révolution française. En le détaillant, nous allons voir que le livre de Talmon ne fait que donner une visibilité accrue à un mode interprétatif bien éprouvé.
C'est avec Lyford Edwards (The natural History of Revolution, 1927) et Crane Brinton (The Anatomy of Revolution, 1938) qu'est inaugurée la comparaison des révolutions « démocratiques » (anglaise, américaine, française et russe) où se profile l'opposition des deux modèles, le libéral anglo-saxon et le totalitaire jacobino-soviétique. Mais, dans le cadre de la mise en perspective des terreurs jacobine et bolchevique, ce n'est pas la logique idéologique qui est privilégiée à la différence de la thèse de Talmon. La thèse de la démocratie totalitaire s'élabore véritablement avec Ralph Korngold (Robespierre, le premier des dictateurs modernes, trad. fr. 1936) et surtout James M. Eagan (M. Robespierre, nationalist dictator, 1938). Si le premier, ancien secrétaire général du parti socialiste américain, s'attache sommairement à voir dans le programme robespierriste une autre forme de dictature du prolétariat, le second, docteur de l'université Columbia, entend plus ambitieusement « présenter un matériau suggestif pour la comparaison » entre le jacobinisme et les dictatures du XXe siècle. Elève de l'historien Carlton Hayes, spécialiste du nationalisme moderne et futur contributeur important à la conceptualisation du totalitarisme, Eagan entend montrer la force de la logique idéologique à l'oeuvre en 1793 même s'il est fait part du poids des circonstances. Le modèle interprétatif de Talmon est clairement annoncé :
« Robespierre et les Jacobins ont construit une philosophie du totalitarisme fondé sur Rousseau qui a affirmé que la volonté générale était tout. (...) De même qu'aujourd'hui Staline, Hitler ou Mussolini soutiennent qu'ils sont des “dictateurs démocratiques”, de même Robespierre croyait qu'il représentait la volonté du peuple ».
C'est cette logique idéologique que développe justement Alfred Cobban dans son ambitieux ouvrage de 1939 sur l'histoire et la théorie de la dictature. Considérant que « trop souvent la dictature moderne est traitée comme un simple archaïsme, une monstruosité incompréhensible, une réaction contre la civilisation occidentale toute entière », l'étude s'essaie au contraire à replacer le totalitarisme dans un développement historique de longue durée où l'idée de souveraineté est centrale. Pour Cobban, « le totalitarisme n'est pas né de l'idée de souveraineté tant que souverain et sujet ne furent pas unis dans l'idée de souveraineté nationale et populaire. C'est lorsque la Révolution française mit cette idée en pratique, donnant par là même une unité politique à l'État souverain, qu'elle fit un grand pas vers le totalitarisme ». Un tantinet provocateur — nous sommes quand même en 1939 ! - il suggère que la distance n'est somme toute pas si grande de l'affirmation révolutionnaire « la nation une et indivisible » au slogan nazi « Ein Reich, ein Volk, ein Führer ». Et on voit même alors les marxistes de l'école de Francfort émigrés aux États-Unis faire semblable analyse en ciblant la « tendance totalitaire » du jacobinisme comme source commune du « socialisme d'État » stalinien et du « capitalisme d'État » nazi. Il existe alors un soupçon porté sur les effets pervers des conceptions des « démocrates dogmatiques ».
Mais ces travaux anglo-saxons ne sont pas isolés. La thèse situant la première ambition totalitaire au coeur de la démocratie radicale jacobine rousseauiste a peu à peu droit de cité dans le pays des Droits de l'homme, et ce à l'approche même des célébrations du 150e anniversaire de 1789. Invité à disserter sur la nature de la démocratie dans une prestigieuse revue juridique, le constitutionnaliste allemand en exil Gerhard Leibholz évoque ainsi une “démocratie de Rousseau... intolérante et absolutiste car elle dissout l'individu dans la communauté, ne reconnaît pas de liberté civile, et entre ainsi en contradiction avec la démocratie issue de la Révolution française et proclamant les droits de l'homme”. Même stigmatisation chez Jacques Maritain qui n'hésite pas à rendre « la démocratie selon Rousseau", responsable de conduire « aux mythes de la Volonté générale, de la Loi expression du Nombre, de l'Autorité attribut propre et inaliénable de la multitude, et de là finalement à la dictature totalitaire ». C'est donc en connaissance de cause que le jeune Raymond Aron inventorie alors le trouble rapport de la démocratie à la tyrannie en s'attachant à définir le régime national-socialiste. « On pourrait, conclut-il, l'appeler “démocratie autoritaire et plébiscitaire”, si les Français ne risquaient de protester contre l'expression de démocratie appliquée au régime hitlérien ». Le cadre dans lequel prospère la logique totalitaire lui paraît en tous cas bien identifié : il « consiste à prendre au sérieux, à pousser à son point extrême l'interprétation de la volonté générale par un homme ou un parti ». L'historien libéral italien Guglielmo Ferrero, alors en exil à Genève et chroniqueur prolixe dans la presse française, en tire en quelque sorte la conséquence en osant dire, dans l'un des organes du radical-socialisme et en pleine drôle de guerre, que c'est « la peur du droit d'opposition » manifestée par les pouvoirs jacobin puis bonapartiste qui constitue le signe évident du « premier gouvernement totalitaire ». Au moment où est scellé le pacte germano-soviétique, la division du continent en deux camps semble donc s'éclairer par l'histoire des idées. Pour le juriste Roger Labrousse, qui consacre une dense étude au sujet dans un numéro d'Esprit de septembre 1939, en l'occurrence la contribution de la revue de Mounier aux célébrations du cent-cinquantenaire, la Révolution française « est l'ancêtre commun des deux types de régimes entre lesquels l'Europe se partage aujourd'hui, le libéral et le totalitaire ». Si le régime représentatif s'ancre à l'évidence dans la tradition de 1789, il y a, écrit cet auteur, de la société populaire de 1793 aux arènes totalitaires du XXe siècle, la « permanence d'une même exigence sociale, celle qui entend réduire l'homme au citoyen et drainer, en quelque sorte, la conscience individuelle au profit d'une conscience collective démesurément exaltée ».
En dépit de la victoire des démocraties alliées à l'URSS, ce type d'interprétation perdure. Il est par exemple au sortir de la guerre le fait de deux auteurs notables. Bertrand de Jouvenel, qui quelques années auparavant avait cru voir l'Europe se « réveiller » sous l'effet des potions administrées par ce qu'il appelait complaisamment des « régimes de foi », emploie dans son massif ouvrage de 1945, Du pouvoir, l'expression de « démocratie totalitaire » pour mettre en lumière les potentialités qu'offre à un mouvement extrémiste le principe justificateur de la démocratie : la loi de majorité. La réception de Rousseau dans l'Allemagne des débuts de la guerre froide se fait ensuite à travers l'oeuvre de historien conservateur Gerhard Ritter qui attribue la responsabilité des catastrophes politiques du XXe siècle — et de la catastrophe allemande en premier lieu — à Rousseau, « le père spirituel du démocratisme égalitaire moderne ». « Toutes les manifestations essentielles de l'État totalitaire moderne, écrit-il, découlent comme conséquences de la stricte logique de son Contrat social ». En mariant image négative de la Révolution et dénonciation du totalitarisme, la pensée conservatrice allemande, avec Gerhard Ritter, mais aussi Alois Winkelhofer et Wilhelm Röpke, ouvre alors paradoxalement la voie de sa démocratisation.
On le voit, Talmon emprunte à la fin des années 1940 un chemin bien balisé. Qu'a-t-il utilisé hors de la littérature canonique sur la Révolution française (Lefebvre, Sorel, Aulard, Mathiez, Jaurès, Walter, Guérin, Dommanget, Dolléans) ? Il cite dans ses sources Brinton (The Jacobins mais pas son Anatomy of Revolution), Cobban (mais pas l'étude sur la dictature), Korngold mais aucune évocation de Eagan, Leibholz, Aron, Ferrero, Maritain, Labrousse, Jouvenel ou Ritter. Les connaissait-il ? Si oui, en a-t-il recueilli l'idée maîtresse pour, un peu à l'égal d'Arendt qui n'a pas toujours cité ouvertement ses sources, nouer sa propre synthèse ? Ceux qui se sont efforcés de rendre compte de sa démarche intellectuelle ont été peu diserts sur cette filiation, préférant mettre l'accent sur les faiblesses inhérentes à une approche privilégiant la généalogie des idées.
La “démocratie totalitaire” légitimement mise à la question
On a pu pointer le « sophisme de Talmon ». Derrière une recherche logique en apparence, on trouverait d'abord une historiographie particulière faite de « postulats métaphysiques, de diagnostics de psychanalyste et de prêches de moraliste ». Si le jugement paraît un peu sévère, les angles d'attaque d'une critique raisonnée ne manquent pas : méthode analogique sommaire, vision réductrice des Lumières et de la pensée de Rousseau, opposition trop idéal-typique des deux traditions démocratiques nées de la Révolution, explication idéologique monocausale du totalitarisme.
La méthode ? Sa faiblesse tient d'abord dans les limites de tout raisonnement analogique qui aboutit à faire fi de l'explication. En en faisant son hypothèse de travail, l'historien court toujours le risque « de ne plus voir la première réalité qu'à travers la seconde et de perdre ainsi de vue leur originalité respective ». Chez Talmon, la force de suggestion du modèle totalitaire qu'il a sous les yeux dans les années 1940-1950 pèse à l'évidence sur son investigation du passé en lui faisant voir par exemple une détermination idéologique centrale bien problématique au sein d'un « parti » jacobin qui n'a manifestement pas l'homogénéité du parti bolchevique dans sa volonté d'emprise publique. Elle lui fait négliger ainsi les béances manifestes du Gouvernement révolutionnaire en matière de contrôle social ou le caractère souvent anarchique de la terreur. Plus grave peut-être, espérer trouver la clé d'institutions du XXe siècle (parti unique, police politique) dans les idées des philosophes du XVIIIe siècle encouragerait à mettre l'accent sur les analogies entre les idées et les institutions, déformant alors notre compréhension des deux. On observe ainsi justement que les régimes totalitaires se sont développés à travers des événements et des circonstances que leurs fondateurs mêmes ne pouvaient prévoir, a fortiori leurs ancêtres intellectuels supposés.
La responsabilité des Lumières et de Rousseau ? On sait que dès l'époque de la guerre froide Talmon s'individualisait (avec Hayek) en pointant dans la pensée du XVIIIe siècle « la vague expectative messianique liée à l'ordre naturel », au moment où Hannah Arendt, Georg Lukacs et Isaiah Berlin privilégiaient les « Contre-Lumières » dans la genèse lointaine du totalitarisme (de droite) et voyaient plutôt le stalinisme comme une trahison et non un accomplissement du message central des Lumières. Manifestement Talmon exagère la cohérence du programme philosophique des Lumières et son impact direct sur le processus révolutionnaire, trop familier peut-être de l'historien américain Carl Becker qui, en 1932, avait fait des philosophes du XVIIIe siècle les sectateurs fanatiques d'une « Cité radieuse ». La thèse classique des « origines intellectuelles » de la Révolution française a fait long feu depuis longtemps sous le coup d'une historiographie qui a rappelé le caractère modéré, inoffensif et somme toute peu démocratique de la littérature philosophique, Rousseau compris. Loin de l'idée d'un jacobinisme mettant en acte le Contrat social, s'impose plutôt la réalité d'un « vocabulaire des Lumières utilisé par des révolutionnaires qui en métamorphosèrent le sens ». Le gouvernement révolutionnaire et la terreur de 1793 n'ont pas été justifié par la référence à Rousseau et si la volonté générale jouit d'une certaine faveur, c'est parce qu'elle joue le rôle d'instrument permettant de nommer et penser une réalité nouvelle (installer ceux qui expriment la volonté du peuple à la place du roi). Aux antipodes du sens idéologique que Talmon lui donne, non pas à partir des réfléxions du Contrat mais de la définition qu'en donne Diderot au tome V de l'Encyclopédie et qui a l'avantage d'être assez générale pour substituer à la fonction attribuée par Rousseau à la volonté générale (légiférer sur le bien commun) une autre fonction (“déraciner l'égotisme humain”) plus propre à l'identifier à un collectivisme totalitaire. On met désormais essentiellement l'accent sur l'individualisme irréductible de Rousseau pour qui l'intérêt du citoyen est d'abord d'assurer sa liberté, sa sûreté et sa propriété.
Les deux tendances de la démocratie ? On peut reprocher à Talmon de figer l'opposition entre les deux conceptions démocratiques issues de la Révolution française, une libérale et représentative croyant aux vertus du pluralisme, l'autre totalitaire et incarnative visant à imposer l'idée d'une société unifiée et régénérée par le politique. Tout d'abord, Talmon ne fait pas la différence entre l'« archétype » dessiné par le jacobinisme et la réalité de son conflit avec les tenants de la représentation. « Le conflit, rappelle Patrice Gueniffey, met aux prises deux conceptions de la démocratie dont les principes sont néanmoins largement identiques ». Les Jacobins et leurs adversaires « libéraux » partagent en effet une même conception de l'espace politique, unitaire et homogène. Ensuite, le destin de ces deux expressions apparemment antagonistes du pouvoir n'a peut-être pas la clarté que lui donne Talmon, les échanges et les chevauchements étant tout aussi prégnants que les tensions comme le montre l'histoire politique française. « Les théories qui réduisent le totalitarisme à la recherche d'une résorbtion des conflits et à une confusion du politique et du social, écrit Marc Sadoun, ne peuvent pas expliquer l'originalité des courants qui partagent ces traits tout en se soumettant aux contraintes de la démocratie ». Et de citer les cas emblématiques du socialisme et du gaullisme qui se « situent bien dans la continuité du jacobinisme et respectent pourtant les règles de l'alternance ».
L'imaginaire messianique du totalitarisme aurait-il enfin une source intellectuelle unique ? Certainement pas. Il y a longtemps déjà que les historiens des idées (Fritz Stern, George Mosse, Carl Schorske, Zeev Sternhell) ont, plutôt que de remonter aux « ancêtres » philosophiques du XVIIIe et au discours de 1793, mis l'accent sur un autre tournant fondateur de l'histoire occidentale en la matière, à savoir les années 1885-1914. C'est à ce moment en effet que des idées sont devenues des idéologies à partir d'éléments épars de nationalisme et de socialisme afin d'offrir des promesses de solution définitive, voire de salut tout court, à tous les désillusionnés du progrès, de gauche comme de droite.
On le voit, les problèmes que pose le magnum opus de Talmon ne manquent pas. Toutes ces critiques sont justifiées mais à condition de ne pas oublier son objectif, à savoir comprendre le développement d'un mode de perception politique, « un état d'esprit, une manière de sentir, une prédisposition, un ensemble d'éléments intellectuels, émotionnels et de comportements, qui peuvent au mieux se comparer au complexe d'attitudes engendrées par une religion ». Le concept de démocratie totalitaire ne désigne pas un régime ou un système politique mais une croyance. Or la croyance en une autre manifestation du pouvoir du Peuple, se traduisant par la référence à certains épisodes de la Révolution française érigés en critérium de la politique régénératrice, existait bel et bien dans l'Europe des nouveaux révolutionnaires du XXe siècle. La notion de « démocratie totalitaire » ne fait ainsi que rendre l'écho d'une époque, l'ouvrage de 1952 acquérant une valeur de témoignage intellectualisé sur les termes d'un débat relatif à la « crise de la démocratie ».
« Démocratie totalitaire » et crise de la représentation des années 1930
L'imaginaire d'une « vraie démocratie » a souvent poussé à lire les révolutions totalitaires des 1930-40 à partir du prisme d'un texte familier contemporain de la Révolution française et condensant unanimité/incarnation/volonté générale. Les bolcheviks et leurs compagnons de route vivaient ainsi 1917 en revivant en imagination 1793. Dans sa célèbre comparaison entre bolchevisme et jacobinisme, l'historien Albert Mathiez, alors séduit par les idéaux de Moscou, entendait montrer qu'il existait entre les acteurs des deux révolutions « comme une parenté logique ». Certains supporters du fascisme naissant se sont semblablement situés dans ce sillage historique. Georges Valois voit ainsi dans les événements d'Italie « la conclusion du mouvement de 1789 ». Plus tard, Drieu La Rochelle, alors au Parti Populaire Français de Jacques Doriot, n'imagine l'action politique que « dans le cadre d'un parti fortement organisé, hiérarchisé et commandé selon le mode jacobin ». La prolifération des analogies et des références à la Révolution française dans l'Europe de l'entre-deux-guerres s'explique par l'existence d'un mythe de la révolution enraciné dans le précédent de 1789, d'un « état d'esprit » qui, écrit Henri de Man en 1926, « explique la fascination que la grande Révolution française exerce encore sur le socialisme européen ». « Ceci, poursuivait le théoricien socialiste belge dans un passage de grande perspicacité, s'applique même aux marxistes. La littérature scientifique du marxisme a beau représenter cette révolution comme l'avénement au pouvoir de la bourgeoisie exécrée, le subconscient, qui s'exprime par les images affectives, n'est pas influencée par de pareilles restrictions critiques. Une évolution en ligne droite mène du jacobinisme au bolchevisme, en passant par le blanquisme et le marxisme. (...) Je suis persuadé que le parallélisme parfois étonnant entre la Révolution russe et la Révolution française ne s'explique pas seulement par une certaine analogie des lois psychologiques qui régissent le flux de tous les événements révolutionnaires ; la volonté consciente des dirigeants y est aussi pour quelque chose. Ceux-ci se trouvèrent dans une situation semblable à celle d'acteurs qui, en improvisant une pièce, ne peuvent s'émanciper du souvenir d'un texte familier ».
Un « état d'esprit » générateur d'une « volonté consciente » : tel n'est-il pas justement l'objet d'étude de Talmon ? C'est à partir de là en tout cas qu'une exploration fructueuse peut être menée, celle du pouvoir des références métaphoriques sur les mentalités, les représentations et les comportements. Comme l'a bien analysé Tamara Kondratieva dans son étude sur l'itinéraire des analogies entre Bolcheviks et Jacobins : « L'idée analogique est bien réelle, elle a la réalité des croyances, des mythes, et elle révèle des imaginaires sociaux ». Cela nous permettrait d'expliquer comment, pour les acteurs, les observateurs et même les analystes de l'entre-deux-guerres, l'imaginaire d'une « vraie » démocratie fondée sur la « volonté du peuple » et l'identité des gouvernants et des gouvernés a pu prospérer sur une communauté de refus partagée, semblait-il, tant pas les hommes de 1793 que par certains contemporains des révolutions du XXe siècle. Ce qui est politiquement important, c'est ce que ces contemporains ont cru lire dans ces révolutions, ce en quoi il ont cru pouvoir y reconnaître, même esquissées ou inabouties, certaines aspirations que l'on reliait volontiers alors à l'histoire d'une « improvisation jacobine » s'inspirant de Rousseau. Si le modèle démocratique jacobin pèse tant sur les représentations du phénomène totalitaire que l'on donne des années 1920 aux années 1940, c'est qu'il semble condenser en lui fantasme de l'unanimité et pouvoir incarnateur. Comme l'a remarqué Marcel Gauchet, en matière de quête d'influence, « c'est la logique de la déformation qu'il convient de rechercher, pas le degré de conformité ».
Toutes les productions intellectuelles, dont celle de Talmon, s'essayant à définir la logique totalitaire à travers le prisme de la dictature jacobine sont donc révélatrices d'une période où la très médiatisée « crise de la démocratie » suscite nombre d'interrogations faisant normalement retour sur l'événement fondateur de la politique moderne. À l'heure où le modèle libéral semblait avouer ses limites historiques — ce « déficit politique constitutif de la démocratie moderne » qu'évoque François Furet, il était fatal qu'une attention se porte sur son moment inaugural, ce moment où, pensait-on communément, s'étaient affrontées représentation et démocratie directe. Or la question centrale qui se pose aux Européens de 1930 est d'imaginer de nouvelles structures de mobilisation politique des masses hors d'un cadre parlementaire libéral qui démontre ses faiblesses sous les effets de la polarisation idéologique et de la brutalisation des moeurs induite par le premier conflit mondial. Le questionnement sur la « vraie » démocratie imprègne ainsi les commentaires de nombre de « spectateurs (plus ou moins) engagés » d'un temps où le parlementarisme apparaît semblablement défié par les « solutions » du fascisme et du communisme.
La problématique de l'« autre » démocratie, rompant avec le modèle représentatif traditionnel, est ainsi au coeur des réflexions de deux juristes majeurs du moment, Carl Schmitt et Hans Kelsen, l'un pour appeler à son avènement, l'autre pour en démontrer le caractère fallacieux. En 1926, Carl Schmitt, alors en pleine dénonciation du système weimarien et qui considère que « le fascisme et le bolchevisme sont certes antilibéraux, comme toute dictature, mais pas nécessairement antidémocratique », oppose à la « machinerie artificielle » du parlementarisme libéral du XIXe siècle, les méthodes des dictatures et césarismes « en vue de former la volonté du peuple et de créer une homogénéité », soit l'acclamation et la présence populaire, ce qu'il dénomme « une démocratie immédiate au sens non seulement technique mais vital ». Six ans plus tard, Kelsen qui entend défendre au contraire une conception de la démocratie fondée sur l'idée de liberté contre les critiques croisées des « droites extrêmes et gauches extrêmes », souligne l'effet de manipulation de la notion de « démocratie sociale » censée dépasser la « démocratie formelle ». Par le jeu de la terminologie, « le grand pouvoir de légitimation et toute la valeur affective que l'idée de liberté vaut au mot d'ordre démocratique sont détournés au profit d'un système de dictature politique caractérisée ». Le point d'aboutissement est redoutablement clair : « se fondant sur cette notion de démocratie sociale, on nie purement et simplement toute différence entre démocratie et dictature, et qualifie la dictature, qui réalise soi-disant la justice sociale, de “vraie” démocratie ». Tentant de concilier les positions des défenseurs de la démocratie représentative traditionnelle et les admirateurs des nouveaux systèmes, Henri de Man avance quant à lui que « les partisans d'une dictature ne sont généralement que des démocrates abusés (et que) c'est une impatience naïve qui les pousse à voir dans la dictature le chemin le plus court vers l'autonomie des volontés et principalement de la volonté nationale ». « Au fond, conclut-il avec quelques accents prémonitoires sur son propre destin, on croit que le dictateur exprimera plus fidèlement la volonté des masses que le parlementaire ». On rapprochera ces réflexions de celles d'Alfred Weber, le frère cadet de Max Weber, qui, sous Weimar, s'essaie à repenser l'intégration des masses dans l'État démocratique moderne à partir de la notion de « Führerdemokratie » conçue comme « une synthèse entre la conscience de liberté propre aux masses (...) et la nécessité de subordination sous un leadership (Führung) transcendant ».
En France, où la crise du régime représentatif s'accuse dans les années 1930, l'opposition des deux types de démocratie est de plus en plus prégnant dans les commentaires. Analyste de la crise de l'État et propagandiste de sa réforme, le juriste Louis Le Fur parle de la « démocratie absolue » fondée sur « la toute puissance du nombre », la « démocratie de l'Antiquité, dont l'État totalitaire actuel n'est qu'une reproduction », alors que son collègue Georges Guy-Grand se sent obligé d'intègrer une « démocratie massive » dans sa typologie. Explorant une voie démocratique communautaire plus soucieuse de la personne que la démocratie libérale à laquelle ils ne ménagent pas une critique féroce, les représentants du groupe Esprit, Mounier en tête, n'hésitent pas à interpréter le fascisme italien comme « une sorte d'achèvement de la démocratie dans l'unanimité d'adhésion », et même à parler, à propos du national-socialisme, d'une « démocratie de substance et de fond » opposé au « modèle invariable » de la « démocratie formelle ». Au terme d'une démarche exploratoire analogue aux frontières d'une démocratie représentative qu'il juge incapable « d'absorber les masses à la mesure de leur réveil à la vie publique », Salvador de Madariaga propose de s'« attacher à une conception plus moderne qui se rapproche de l'État totalitaire : la démocratie organique unanime ». En effet, pour ce dirigeant de la SDN fervent européiste, « les méthodes, à la fois inadmissibles et contraires aux buts mêmes qu'ils se proposent, que les dictateurs de notre époque ont mis en pratique pour forger l'État totalitaire, empêchent maint esprit libre de se rendre compte de l'élément positif que l'idée elle-même contient ». C'est à dire, pour Madariaga, l'idée unitaire, l'aspiration au consensus social. C'est aussi l'avis de Thierry Maulnier qui considère, au même moment, le fascisme comme « la démocratie unanimiste substitué à la démocratie parlementaire ou majoritaire ».
C'est à l'aune de toutes ces considérations sur l'affrontement historique de deux types de démocratie, avivées par la perception d'une crise décisive du paradigme libéral, qu'il faut réévaluer la problématique de Talmon et de tous ceux qui, avant lui, avaient lancé cette exploration intellectuelle. L'ambition de l'historien israélien n'est-elle pas de mettre en évidence la tension entre les deux pentes de l'exercice démocratique (parlementarisme/totalitarisme), une tension qui à ses yeux « pose aujourd'hui la question cruciale de notre époque ». Plaidoyer documenté en faveur de ce parlementarisme libéral dont il a pu durant la guerre passée en Angleterre apprécier le ressort moral, Les origines de la démocratie totalitaire est donc un livre historiquement situé, appartenant beaucoup plus finalement au moment dramatisé de la « crise de la démocratie » qu'à celui de la guerre froide. Sa fréquentation peut-elle être aujourd'hui toujours féconde ? Oui, mais à condition de développer l'intuition centrale de Talmon, de voir comment une prise en compte raisonné du concept de « démocratie totalitaire » peut constituer la voie de son dépassement. Comment donc revisiter celui-ci ?
Revisiter la « démocratie totalitaire »
Ce qu'il s'agit ici de suggérer, c'est qu'une approche en termes « démocratiques » du totalitarisme, ou plus globalement de l'extrémisme contemporain, redonne une actualité à la logique dévoilée par Talmon, celle d'une alternative radicale à la démocratie libérale située au coeur du dispositif de légitimation démocratique : le culte de la volonté générale du Peuple. Un certain nombre de travaux explorent cette voie quand bien même la référence à Talmon n'est pas toujours explicite.
Même s'il ne le cite pas dans le passé d'une illusion, François Furet se fait déjà un peu l'héritier de Talmon lorsqu'il constitue la passion révolutionnaire antilibérale en trait essentiel commun du fascisme et du communisme. À partir de la réduction du libéralisme à la (seule vraie) démocratie, il peut voir dans les partisans de ces mouvements des héritiers de l'autre face de la Révolution française, soit « un mode privilégié du changement, une idée de la volonté humaine, une conception messianique de la politique ». Si les bolcheviks ont voulu détruire la société bourgeoise et les fascistes effacer les droits de l'homme, « les uns et les autres restent des zélotes de la culture révolutionnaire : des hommes qui ont divinisé la politique pour n'avoir pas à la mépriser ». Il est révélateur à cet égard qu'on repère dans l'oeuvre de Furet « la position classique de l'anti-totalitarisme libéral », celle dont Talmon s'était justement voulu le héraut passionné. Il est aussi significatif qu'on reproche à cette interprétation globale du totalitarisme de s'édifier à partir du seul prisme de l'histoire intellectuelle et politique de l'idée démocratique en France.
Mais c'est au regard d'une tendance dynamique de l'historiographie actuelle du fascisme qu'une ambition de Talmon apparaît immédiatement féconde et fondatrice. « Il faut commencer, écrivait-il, par traiter la religion laïque moderne comme une réalité objective ; alors seulement il deviendra possible de se pencher sur les cristallisations intellectuelles et historiques nées de l'interaction de la religion laïque et des individus et situations particulières ». Dans sa vision, les extrémismes jacobin et babouviste auraient créé, à partir de certains postulats des Lumières, le cadre paradigmatique pour le développement postérieur du messianisme politique contemporain culminant, via la période romantique, dans les mythes antagonistes et complémentaires de la nation et de la révolution. Pour Talmon, qui était fasciné par le problème historique, sociologique et psychologique des transferts du sacré, par la quête de nouvelles certitudes et de nouveaux dieux en une période de désintégration des formes de vie traditionnelles, ce messianisme constitue un « concept analytique central ». La sensibilité aux motivations idéologiques fonctionnant comme des prophéties salvatrices est donc bien au coeur de sa démarche de compréhension des barbaries du XXe siècle. Il s'en est expliqué longuement dans un court essai publié en 1965 dans le recueil Destin d'Israël où il écrit que « les mouvements de masse du totalitarisme messianique sont une manifestation de la névrose dont souffre l'humanité depuis le début des temps modernes ». Cette focalisation sur le pouvoir des visions, des croyances et des images nées du besoin de certitudes spirituelles de l'homme — et qui se manifeste par ce que Talmon appelle le « langage théologique » — constitue une étape importante dans l'interprétation du phénomène totalitaire en termes de « religion politique ». Si Voegelin et Aron ont déjà utilisé le concept de « religion séculière » à l'époque de Talmon, l'insistance en ce domaine du professeur de Jérusalem tout au long de sa vie est peut-être l'apport le moins contestable de son oeuvre. Et c'est par là que la focalisation sur la matrice jacobine prend tout son sens.
George Mosse l'a fortement rappelé lors du riche colloque de 1982 consacré à la mémoire de Talmon décédé deux ans auparavant en proposant de retenir de la généalogie démocratique totalitaire moins les aspects de théorie politique que ceux se rapportant au style politique. Il y montre ainsi que si la Révolution française doit constituer un moment fondateur, c'est par la création d'une nouvelle liturgie politique dont le modèle festif, rituel et symbolique a nourri, via le nationalisme du XIXe siècle, les totalitarismes du XXe. Divergeant du modèle d'Arendt et de Friedrich fondé sur le couple idéologie-terreur, Talmon aurait ouvert avec la piste de l'« improvisation jacobine » une autre approche compréhensive plus proche de la réalité d'un système de domination complexe où attentes d'« en-bas » croisent le plus souvent injonctions d'« en-haut ». Citons Mosse : « Le dictateur et le peuple ne s'affrontent pas. C'est plutôt le nouveau style politique qui leur sert de trait d'union et d'intermédiaire, prenant la place occupée par le parlement dans l'État libéral. À travers rites et fêtes, mythes et symboles, les gens sont amenés à une participation active. Pour des millions d'entre eux, il s'agissait de la vraie démocratie et l'usage du terme péjoratif de “totalitarisme” obscurcit cette réalité ».
Les travaux d'Emilio Gentile sur la religion fasciste ont aussi d'une certaine façon redonné sens à la conceptualisation de Talmon. L'historien de La Sapienza a notamment montré comment le mythe révolutionnaire de la régénération morale était entré dans la culture politique italienne via le jacobinisme et le mazzinisme du XIXe siècle avant de déboucher dans le nationalisme fin de siècle puis le fascisme. Mussolini, qui connaissait l'historiographie de la Révolution française, aurait eu ainsi autant en tête les fêtes révolutionnaires du Champ de Mars que celles de la Place rouge lorsqu'il parlait de rituels et de symboles. Idée de régénération, culte de l'homme nouveau, conception d'un État éducateur, sacralisation de la nation, passion de l'unité : la mise en scène des idéaux du fascisme, convergeant par le contenant mais non par le contenu avec ceux de 1789, fait du régime mussolinien la « première expérience d'institutionnalisation d'une nouvelle religion laïque en Europe depuis la Révolution française ». Plus récemment, l'historien du fascisme Roger Griffin s'est attaché à repenser le problème du consensus dans les régimes totalitaires à partir de la notion de « communauté politique palingénétique », c'est-à -dire la communauté de croyances en un ordre radicalement nouveau émergeant, lors d'une période de crise de sens généralisé, à partir de l'intrication des aspirations spontanées d'en bas et d'une volonté de contrôle social d'en haut. Pour Griffin, l'histoire offrirait avec la Révolution française un cas exemplaire de ce processus où la mise en place d'une politique de masse charismatique répondrait à la vision d'une régénération sociale totale dans un contexte d'anomie marqué par le chaos socio-économique, la peur de la contre-révolution et de l'invasion étrangère. Mais la connotation mythique persistante d'une France révolutionnaire conçue comme un événement majeur dans le processus de longue durée de l'émancipation politique des sociétés européennes expliquerait la timidité des études académiques sur cette dimension que l'on peut appréhender comme une anticipation des dynamiques idéologiques du totalitarisme du XXe siècle.
Il va de soi que pour ces trois approches qui établissent un lien entre la Révolution française et le totalitarisme de droite, ce lien n'est légitime qu'à la condition de bien distinguer la continuité en termes de liturgie politique (mise en scène du Peuple, symbolique de la Nation) et la rupture en termes de croyances de fond (utopisme rationaliste et égalitaire d'un côté, conception hiérarchique et disposition irrationnelle de l'autre). C'est à cette condition que l'on peut être fondé à donner plus d'ampleur historique à la généalogie de la « démocratie totalitaire » qui pour Talmon n'avait que l'aboutissement du stalinisme. Dans sa comparaison des dictatures totalitaires faite aux États-Unis en 1935, Hans Kohn avait déjà noté le lien paradoxal entre 1789 et le fascisme : « Bien que les dictatures fascistes soient un phénomène historique nouveau et, à plusieurs égards, la véritable antithèse de la Révolution française et du XIXe siècle, elles poursuivent et approfondissent trois éléments parmi les plus importants de cette Révolution : son esprit laïc, son nationalisme et sa démocratie de masse, trois éléments étroitement liés du point de vue de leur origine idéologique ». Mais cette identification en termes de style politique n'était-elle pas courante chez nombre de témoins de l'époque, surtout à propos de l'Allemagne dont l'architecture de la nouvelle religion politique semblait s'inspirer ouvertement des modèles de la fête révolutionnaire ? « À côté des réunions d'étude dont je viens d'essayer de donner une impression, écrit un journaliste parlementaire français passablement interloqué, se déroulèrent les manifestations théâtrales les plus imposantes qu'on puisse imaginer. C'étaient des cérémonies en plein air dans le genre des fêtes de la Révolution française. Comme à l'époque de Robespierre en France, le personnage principal était le chef de l'État ». Membre du groupe non-conformiste Ordre nouveau, Pierre Gardère compare quant à lui les cérémonies du « jacobinisme slave ou germanique d'aujourd'hui » avec le « plus spectaculaire de nos régimes » pour conclure que « la mise en scène est l'essentiel d'un gouvernement qui se veut communautaire ». Cette focalisation sur le style pseudo-démocratique du national-socialisme en a troublé plus d'un. « Il se peut, avance Denis de Rougemont en 1938, que l'hitlérisme apparaisse aux yeux des historiens futurs, comme une école civique élémentaire qui aurait donné au peuple allemand ce qui lui manquait pour désirer la vraie démocratie ». Travaillant sur sa Langue du Troisième Reich (LTI), Victor Klemperer consignait plus lucidement dans son Journal ses réflexions sur la perversion du modèle démocratique originel par le nazisme. Elles valent pour le stalinisme et sa « langue de bois » en rendant une juste évaluation du quotidien de la « démocratie totalitaire » :
« Le modèle politique (peu importe que le Führer l'ait lu ou non), c'est le Contrat social. (...) de la même manière que le tribun de Rousseau s'adresse sur l'agora à la cité État, Hitler s'adresse par la radio à tout le monde. (Mais) il y a là une différence majeure. L'homme de Rousseau, et après lui, les hommes de la Révolution française s'adressent à une assemblée populaire physiquement présente, ils doivent s'attendre à tout moment à des objections, ce sont des orateurs parlementaires, ils ne peuvent pas raconter n'importe quoi, ils sont obligés de discuter, d'argumenter, ils sont freinés dans leurs ardeurs. Les nouveaux Führers parlent seuls, personne ne peut les contredire, ils parlent devant un parlement fantoche muet comme ils parlent à la radio, ils n'ont à , craindre aucune critique de la presse, ils sont totalement effrénés. Ils cherchent sans aucun scrupule à abrutir les masses muettes, ils aspirent à faire de cette multitude d'individus doués d'âme le corps collectif mécanisé qu'ils appellent peuple et qui n'est plus que masse ».
Enfin, un certain nombre de travaux marquants sur la passion populiste, interprétant celle-ci comme la manifestation d'une pathologie installée au coeur même de la démocratie, sont susceptibles de nous donner un autre éclairage de certaines militances, de certains enthousiasmes et de certaines dérives totalitaires du premier XXe siècle. Pour Pierre Rosanvallon, c'est la quête de la meilleure représentation possible qui, en faisant de l'idée démocratique non plus une procédure politique mais une qualité sociale — l'idéal d'une « démocratie populaire » ou « prolétarienne » — menace de subvertir la démocratie tout court. La « pathologie de l'incarnation » se traduit dans l'aspiration à un pouvoir qui « représente réellement » ce Peuple (dans sa dimension sociale ou nationale) si introuvable pour beaucoup dans le cadre libéral. Il rencontre ici l'analyse désormais classique de Claude Lefort recherchant dans l'imaginaire totalitaire l'utopie d'un pouvoir totalement confondu avec la société en opérant une dédifférenciation radicale de la sphère politique. Les travaux de Margaret Canovan sur la tentation de la « démocratie populiste » nous suggèrent par ailleurs que la démocratie présenterait deux faces, l'une exprimant une « politique de la foi » (la croyance en la capacité des hommes de changer le monde), l'autre une « politique de scepticisme » (la méfiance des passions et du pouvoir). On ne doit donc pas s'étonner que la démocratie ait pu faire l'objet depuis les origines — c'est à dire depuis la Révolution française — de deux visions particulièrement contrastées. C'est ainsi que l'on peut voir les années 1920-1950 comme le moment d'une rupture de l'équilibre toujours précaire entre les deux lectures possibles de la démocratie idéale, le scepticisme libéral ne répondant plus aux attentes messianiques des contemporains de la révolution bolchevique en un monde nouveau. Il y aurait alors place pour l'émergence d'une aspiration à une « vraie » ou à une « autre » démocratie authentiquement fondée sur la mythique volonté générale. Comme l'écrit Yves Mény qui utilise cette grille de lecture pour interpréter les extrémismes de la fin du XXe siècle, mais cela éclaire selon nous la conjoncture de l'entre-deux-guerres, le jugement négatif porté sur le fonctionnement de la démocratie « ne résulte pas d'une confrontation entre la réalité et le modèle idéal mais plutôt de l'opposition entre la situation vécue et une autre conception de ce que pourrait être la démocratie ».
Cette approche nous permet de comprendre que pour beaucoup de ralliés aux aventures totalitaires, pour beaucoup de compagnons de route du communisme comme du fascisme, ce n'est peut-être pas au départ la démocratie en tant que telle (la volonté du Peuple) qui posait problème mais plutôt les mécanismes de représentation de la démocratie libérale. L'itinéraire d'un Roberto Michels est ici emblématique, de sa critique désillusionnée du phénomène oligarchique lové au coeur de la social-démocratie allemande (sa famille d'origine) à son ralliement au fascisme italien dans lequel il s'essaie à repérer une forme politique charismatique satisfaisant « le besoin absolu des masses ». Un temps admirateur de la révolution bolchevique, l'initiateur de la comparaison bolchevisme/jacobinisme, Albert Mathiez, voyait, en, 1920, dans l'institutionnalisation des soviets par Lénine une façon radicale de remédier aux « inconvénients de la bureaucratie et du parlementarisme, et réaliser autant que possible ce gouvernement du peuple par le peuple qui est pour lui, comme pour Jean-Jacques et pour Robespierre, le propre de la démocratie véritable ». Mathiez, on le sait, fut l'historien de la « religion civile » révolutionnaire. Est-ce pour cela qu'interprétant, en 1938, l'objectif des mouvements totalitaires de son temps comme une façon de « rétablir l'unité morale dans les communautés organisées », Bertrand de Jouvenel, alors au PPF, le met en perspective avec le projet « religieux » robespierriste qui avait, selon lui, le mérite de rétablir « une communion entre gouvernants et gouvernés qui est rompue chaque fois que la masse se sent confiée à une oligarchie de beaux esprits ».
La « dérive fasciste » de nombre d'hommes de gauche français pétris de culture politique jacobine doit peut-être s'éclairer ainsi. Loin d'adhérer au noyau dur d'une idéologie fasciste a-démocratique par son élitisme et sa propension à l'irrationalisme, il s'agit pour un Déat, un Pierre Dominique, un Jouvenel ou un Fabre-Luce d'aspirer à un nouveau rôle, plus incarnateur, de l'État et de son « chef » en regardant d'un oeil intéressé et modérément critique les expériences totalitaires en cours. Et si, à force de s'illusionner sur ce qu'ils voyaient ou croyaient voir dans le présent totalitaire et le passé jacobin, il n'y avait pas eu de contradiction pour tous ces hommes entre démocratie rénovée et expérience totalitaire ? Et si celle-ci ne faisait qu'esquisser, sans doute confusément, une autre conception de ce que pourrait être la démocratie, celle qui ferait fi de l'opacité parlementaire en délivrant le (peuple), ce « souverain captif » ? La lecture de nombre d'écrits de cet introuvable « fascisme français » nous montre que c'est avec les lunettes de l'antiparlementarisme que leurs rédacteurs décryptent le système totalitaire dont certains veulent se persuader qu'il apporte l'aurore d'une solution au problème historique de la représentation. Preuve en est donnée, entre beaucoup d'autres, par ces deux étonnants dossiers consacrés par la revue Pamphlet de Fabre-Luce et Pierre Dominique aux systèmes de parti soviétique et fasciste dont on retient surtout que le pouvoir vient d'en-bas et que la « profession » parlementaire y est absente. Leur conclusion était sans ambiguïté : « Il existe une démocratie italienne, évidemment non parlementaire et très différente de la démocratie française. Comme il existe une démocratie russe. N'empêche que la Russie et l'Italie vivent sous la dictature. Le gouvernement populaire peut se traduire de vingt façons et il serait facile d'ailleurs de prouver que le Peuple français ne se gouverne nullement lui-même, mais qu'il est gouverné par des dictateurs plus ou moins masqués ». Pour les plus engagés d'entre eux qui se qualifiaient de révolutionnaires, la clarification de leur rapport à la Révolution s'imposait sans doute en permanence, la mémoire nationale devant être réaménagée afin de justifier leur choix et leur pratique politique extrême. En 1943, au terme fatal de son illusion et de son engagement collaborationniste, l'ancien socialiste Marcel Déat louera un « Jean-Jacques Rousseau totalitaire » et parlera ouvertement de « l'esprit totalitaire du jacobinisme » en déplorant les « redoutables déviations qui ont balayé la construction révolutionnaire : la première, libérale et bourgeoise ; la seconde, parlementaire et démocratique ».
Prédisposés par la culture politique issue de la Révolution française à retenir et à privilégier la liturgie unitaire, la passion de l'incarnation et l'hymne à la volonté générale, nombre d'intellectuels français des années trente auraient trop facilement « oublié » les dispositifs attentatoires aux libertés et aux droits individuels qui donnaient sens aux expériences totalitaires pour ne retenir parfois que ce qui leur apparaissait comme un simple réaménagement quelque peu énergique de la représentation. À l'illusion qui construisait la représentation politique sur la fiction individualiste, il fallait préférer la puissante réalité de l'adhésion immédiatement visible d'une totalité humaine. C'est à ce titre que certains pouvaient voir dans les acteurs des révolutions totalitaires des continuateurs de la tradition révolutionnaire, des disciples à peine dégénérés de Rousseau. Cela semblait plus légitime en ce qui concerne les bolcheviques qui affirmaient haut et fort leur filiation avec la démocratie de 1793. Mais, même si cela nous apparaît aujourd'hui problématique et stupéfiant, la lecture « démocratique » du fascisme italien, voire du nazisme, pouvait avoir cours sur cette ligne de pensée. Et peut-être même encore plus du nazisme dans la mesure où c'est dans le cadre de cette expérience que la communitas charismatique de la phase de mouvement — la « démocratie des partisans » dans la typologie proposée par Stéphan Breuer — aurait profondément investi l'appareil bureaucratique de l'État en provoquant une « désinstitutionalisation » profonde de l'ordre politique. C'est en ce sens purement négatif qu'une sociologie wébérienne peut voir dans l'« anti-structure » qu'était le nazisme au pouvoir « la révolution démocratique la plus réussie de l'histoire occidentale ».
Le concept de « démocratie totalitaire » permet ainsi de donner un cadre pour appréhender bien des militances et bien des dérives contemporaines des politiques de masse du XXe siècle qui firent fond sur les dispositions à l'unanimisme messianique à l'oeuvre dans des sociétés en crise. Etape importante de la théorie du totalitarisme, l'opus de Talmon n'a pas qu'un intérêt historiographique. Sa lecture peut toujours être de grand profit en dépit des fragilités d'une démarche historique souvent rétrospective. Elle rappelle précieusement qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre gouvernement par le peuple et État de droit et qu'un pouvoir unique issu du peuple sans limites juridiques est une autocratie. Mais bien avant Talmon, Kant avait déjà établi la distinction capitale entre « forme de souveraineté » et « forme de gouvernement » ; à cette aune, une démocratie qui n'est pas « républicaine » (c'est à dire fondée sur la séparation des pouvoirs) « est, au sens propre du mot, nécessairement un despotisme parce qu'elle fonde un pouvoir exécutif où tous décident au sujet d'un seul ».
Bernard Bruneteau est professeur de science politique à l'Université Rennes I
Pour citer cet article :
Bernard Bruneteau « L'interprétation du totalitarisme en tant qu'extrémisme du mythe de la volonté générale », Jus Politicum, n°10 [https://juspoliticum.com/articles/l'interpretation-du-totalitarisme-en-tant-qu'extremisme-du-mythe-de-la-volonte-generale-785]