A une époque dominée par la doctrine d’Albert Dicey, Ivor Jennings, par l’emploi d’une méthode fonctionnaliste marquée notamment par l’influence de la Société Fabienne et d’Harold Laski, a su élaborer une vision novatrice du droit public britannique, dont il a par ailleurs élargi le champ. Si ses analyses ne se sont pas entièrement imposées, elles n’en ont pas moins eu quelques échos importants dont certains effets se prolongent encore aujourd’hui.

Ivor Jennings: The works of a XXth century constitutionalistIn a time when legal thinking was dominated by the works of Albert Dicey, Ivor Jennings succeeded in developing a new and innovative approach to British public Law, most notably through a functionalist method inspired by the Fabian Society and the writings of Harold Laski. Although his analysis did not fully impose itself, it did nevertheless have some important echoes, the effects of which remain to this day.

Das Werk Ivor Jennings, englischer Verfassungsrechtler des XX. Jahrhunderts.Zu einer Zeit, die von der Doktrin Albert Diceys dominiert war, hat Ivor Jennings eine innovative Einsicht des britannischen Staatsrechts entwickelt, die unter anderem vom Einfluss der Fabian-Gesellschaft und Harold Laskis geprägt wurde. Auch wenn sich seine Analysen nicht vollständig durchgesetzt haben, so haben sie doch einigen wichtigen Widerhall erzeugt und bestimmte Wirkungen dauern bis heute an.

« S’il existe un modeste panthéon réservé aux auteurs qui se sont intéressés au droit et à  la constitution britannique, on ne saurait douter du fait que Sir Ivor Jennings y occupe l’une des places les plus élevées, en raison de l’originalité de son œuvre pendant les années 1930 et de l’influence que celle-ci a eu sur les juristes publicistes qui ont suivi », écrivait A.W. Bradley en 2004, en introduction d’un des articles publiés dans la Modern Law Review à  l’occasion du centenaire de la naissance de l’auteur en question.

William Ivor Jennings est en effet né en 1903 à  Bristol, dans une famille ouvrière. Il effectue ensuite dans sa ville natale de brillantes études primaires et secondaires. Il entre ensuite au St Catherine’s College de Cambridge pour y étudier les mathématiques. Bien que doué en la matière, et au risque de perdre le bénéfice de sa bourse étudiante, il décide toutefois rapidement de changer d’orientation pour s’inscrire en droit. Là  encore, il obtient d’excellents résultats et se voit décerner différents prix, bourses et mentions. Le droit constitutionnel, est cependant alors pour lui la matière la moins évidente. L’enseignement qu’il reçoit de cette matière est bien évidemment fondé sur le célèbre ouvrage d’A.V.Dicey : Introduction to the study of the Law of the Constitution dont la première édition était parue en 1885.

Il commente dans le Cambridge Law Journal deux arrêts dès 1925.

Une fois son premier diplôme obtenu, Jennings se voit recruté, au vu de ses résultats, pour enseigner (en tant que lecturer) à  l’Université de Leeds, à  partir de 1925, à  des élèves avocats (solicitor’s articled clerks). Il aurait voulu se concentrer à  cette occasion sur le droit international. Toutefois, le nombre d’enseignants étant très réduit, il doit enseigner aussi bien le droit romain que l’equity, le droit international et le droit constitutionnel.

Selon son autobiographie, ces années d’enseignement passées à  Leeds lui paraissent ennuyeuses. On verra toutefois tout au long de la présente étude qu’elles n’auront pas été sans importance dans l’élaboration de la conception qu’il s’est ensuite faite, toute sa vie durant, du droit public.

Le premier centre d’intérêt des travaux de Jennings ne furent néanmoins pas le droit constitutionnel ou le droit administratif général, mais le droit des collectivités locales (local government law). C’était là  en effet une matière pour laquelle ses étudiants, futurs avocats, montraient de l’intérêt, et que peu de personnes semblaient maîtriser lorsque fut présenté le Local Government Bill de 1929. C’est ainsi qu’il écrira par ailleurs un commentaire de cette loi.

Le droit local continuera d’occuper Jennings après son départ de Leeds jusqu’au milieu des années 1930. Il publiera notamment, en 1931, Principles of Local Government Law après être devenu rédacteur juridique de la Local Government Chronicle, et c’est en tout une dizaine d’ouvrages qu’il consacrera au sujet. Même si, désormais, il enseigne à  la London School of Economics and Political Sciences, l’intérêt qu’il porte à  la matière ne faiblit pas, car il y trouve un des points de départ de sa réflexion originale sur les droits constitutionnel et administratif pour laquelle il est aujourd’hui surtout connu. Par ailleurs, les consultations qu’il donne en matière de local government law lui permettent de percevoir un revenu conséquent.

En 1929, Jennings est nommé, on l’a dit, à  la LSE, ce qui, d’après ce qu’il écrit dans son autobiographie, le ravit : « La LSE était incontestablement l’endroit qu’il me fallait. Elle disposait de la seule bonne bibliothèque de droit public d’Angleterre ». On verra là  encore l’importance que ce poste a pu avoir sur sa réflexion et sur son œuvre.

C’est en 1933 qu’il publie ce qui est sans doute son ouvrage le plus original et le plus important, et qui devait connaître cinq éditions jusqu’en 1959 : The Law and the Constitution, qui traite de l’ensemble du droit constitutionnel et administratif anglais, et qui expose les vues originales de Jennings sur le sujet.

Puis notre auteur se met à  écrire une étude du système constitutionnel et politique de son pays en trois temps. Le premier ouvrage de la série est publié en 1936 et est consacré au Cabinet. C’est un très grand succès, même si A.W. Bradley nous rappelle que la crise qui se terminera par l’abdication du roi Edouard VIII, alors à  son apogée, n’y est sans doute pas tout-à -fait étrangère. En 1939 paraît le pendant de Cabinet Government, simplement intitulé Parliament.

Entretemps, en 1938, Jennings avait publié un livre regroupant, selon un usage répandu dans les pays anglo-saxons, des extraits d’arrêts, d’autres textes juridiques, et des commentaires, avec C.M. Young, s’intéressant cette fois aux droits constitutionnels des différentes composantes de ce que l’on nomme encore à  l’époque l’Empire britannique.

En 1938-1939, notre auteur passe un an à  enseigner en tant que professeur invité à  l’Université de Colombie Britannique, et donne ainsi des cours au Canada aussi bien qu’aux Etats-Unis. Ce n’est plus, cette année-là  le droit, mais la science politique qu’il dispense. Encore une fois, nous verrons combien ceci est révélateur de sa pensée et de son œuvre. C’est en revenant de ce séjour par l’Océan Pacifique qu’il apprendra le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale. La London School of Economics est transférée à  Cambridge, ses locaux, situés au centre de Londres, étant réquisitionnés par le gouvernement. L’activité d’enseignement de Jennings est de ce fait réduite à  un cours par semaine à  Cambridge et quelques cours du soir à  Londres.

Il publie en 1940 un ouvrage intitulé A Federation for Western Europe. Après être rentré du Canada, il a en effet été contacté par Patrick Ransome, membre d’une organisation dénommée Federal Union, qui entend mener une réflexion, sous la présidence de William Beveridge, sur un projet d’union fédérale des démocraties d’Europe occidentale. Jennings accepte de prendre part au projet et publie ensuite le résultat de sa propre réflexion dans A Federation for Western Europe, qui inclut dans ses dernières pages un véritable projet de constitution fédérale. Il semble qu’à  l’époque, le but d’une telle entreprise ait été de réfléchir à  un remodelage de l’Europe qui permette de faire face à  l’Allemagne nazie. Cependant, l’ouvrage de Jennings paraît en juin 1940 et se heurte à  des problèmes « logistiques ». Notre auteur note que, « le problème n’est [alors] plus de savoir comment remodeler l’Europe, mais celui de savoir comment défendre [le Royaume-Uni] contre l’Allemagne ». Pour autant, si Jennings admet, vers 1950, alors qu’il rédige son autobiographie, qu’il conviendrait certainement de modifier quelques détails de sa proposition de 1940, il reste convaincu que les grands principes qu’il exposait dix ans plus tôt sont toujours pertinents et que si l’Europe devait se décider à  « abandonner son concept dépassé de souveraineté nationale, quelque chose de ces lignes sera[it] adopté ». C’est là  la première fois qu’il rédige une constitution. Ce ne sera pas la dernière. Ce ne sera pas non plus la dernière fois que ses propositions resteront à  l’état de « propositions de papier », selon la formule qu’il emploiera (dans une formulation négative) à  propos du Bill of Rights américain.

En matière de droit constitutionnel britannique, Ivor Jennings publie en 1941 The British Constitution, un ouvrage s’adressant aussi bien à  des étudiants de droit et de science politique qu’à  un public plus large désireux de connaître le fonctionnement des institutions d’Outre-Manche. Ce livre qui devait servir à  des générations d’étudiants, a connu cinq éditions (la dernière, posthume, datant de 1966). Cet ouvrage est l’un de ceux que l’on trouve le plus souvent cités dans la bibliographie des manuels de droit constitutionnel en France.

Toutefois, et compte tenu notamment de la réduction des enseignements qu’il a à  assurer en cette période de guerre, Jennings se sent vite sous-employé. Il s’adresse au Cabinet Office pour demander s’il peut être utile en quelque manière à  son pays. La proposition qui lui est faite ne semble pas être à  la hauteur de ses prévisions, et il écrit dans son autobiographie qu’il a décliné une offre de « faire quelque chose en rapport avec les pommes de terre » pour le ministère de la Santé. C’est alors que son attention est attirée par une offre d’emploi à  l’Université de Ceylan, alors située à  Colombo, pour un contrat de cinq ans. Il s’agit de prendre la tête de l’Université, et de mener à  bien le transfert du campus de l’institution à  plus de cent kilomètres de Colombo, à  Peredinaya et de faire de cette Université un établissement important. Jennings écrit qu’il se rend compte alors qu’il était certainement la seule personne au monde à  connaître déjà  le droit constitutionnel de Ceylan et à  s’en servir dans ses cours. Sa candidature étant retenue, il embarque pour Ceylan où il restera jusqu’en 1955.

Là , il prend ses fonctions et, très vite, les cumule avec d’autres (à  titre bénévole). Il devient Deputy Civil Defence Commissioner, où il s’occupe de propagande, alors que Ceylan redoute une attaque japonaise. Par-là , il est amené à  rencontrer le Premier Ministre (First Minister) de Ceylan, Don Stephen Senanayake, qui est aussi le Ministre en charge de l’alimentation (Minister in charge of Food). Il est vite consulté par ce dernier au sujet des négociations avec le gouvernement du Royaume-Uni qui conduiront à  l’indépendance de Ceylan en 1948. Le Colonial Office (Ministère des Colonies) de Londres, qui l’a nommé à  la tête de l’université, montrera quelque agacement en apprenant cette dernière activité, et Jennings reconnaîtra dans une interview radiodiffusée accordée juste avant son départ de Ceylan, en 1955, être allé parfois un peu loin, jusqu’à  adopter une « grande stratégie » avec le premier ministre local dès le 26 mai 1943 (précisément) pour conduire l’île à  l’indépendance. Il acquiert ainsi une expérience qui le conduira, après la guerre, à  être consulté à  de nombreuses reprises sur les aspects constitutionnels des indépendances prises par les anciennes colonies et la transformation de l’Empire britannique en Commonwealth. Il participera ainsi à  la rédaction de la première constitution de Ceylan (1948-1971), comme de celles du Pakistan (1956-1958), des Iles Maldives (1954), du Népal (1956-1959) et du Soudan (1958). En rentrant de Ceylan, il sera nommé représentant du Royaume-Uni dans la Commission constitutionnelle de la Fédération de Malaisie, présidée par le juge Lord Reid. Une lettre du ministre des colonies du 23 mars 1956 se réfère aux compétences « uniques » de Jennings pour y siéger. Les recherches académiques de ce dernier sont par ailleurs désormais naturellement tournées vers l’Outre-Mer britannique.

Jennings s’acquitte aussi bien de sa tâche administrative à  l’université de Ceylan : sous sa direction, le campus est transféré et le nombre d’étudiants est plus que quadruplé. Notre auteur, qui là  aussi montre son goût de la rédaction de textes normatifs, rédige lui-même l’ensemble des règlements. Toute sa vie, et au moins depuis son commentaire du Local Government Bill de 1929, son esprit sera proche de la démarche par laquelle on rédige un texte pour atteindre certains résultats. Il convient dès lors, en gardant cela à  l’esprit, de se souvenir de ce qu’écrivait René David :

« La technique anglaise ne vise pas à  « interpréter » des formules plus ou moins générales, posées par le législateur. Elle est essentiellement une technique de « distinctions » ; le juriste anglais cherche, en utilisant une masse de « précédents » fournis par les décisions judiciaires, à  trouver la solution que comporte l’espèce nouvelle à  lui soumise. Il est désorienté par la législation : le législateur anglais sait mal rédiger ses lois, et le praticien sait mal les appliquer ».

Notre sujet d’étude présente donc là , en lui-même, une première originalité par rapport au contexte britannique.

En juin 1954, Jennings est élu Master du Trinity Hall de Cambridge, où l’avait précédé notamment Henry Sumner Maine, juriste et historien du droit, considéré comme l'un des précurseurs de la sociologie du droit et de l’anthropologie juridique, de 1877 à  1888. Jennings prend ses fonctions en avril 1955. Il y dispose de temps pour écrire. Il prépare donc à  la fois de nouvelles éditions de ses livres, notamment celles de Cabinet Governement, Parliament, et la dernière édition de The Law and the Constitution. Il écrit aussi de nouveaux ouvrages sur la lancée de ceux qu’il avait déjà  consacrés au Commonwealth. Une fois qu’il s’est acquitté de ses tâches pour la Commission Reid, il préside la Commission on Common Land, chargée d’écrire un rapport pour la réforme des règles des common lands, qui sont l’équivalent de ce que nous appelons les biens communaux.

Mais ce qui est sans doute plus intéressant est la publication entre 1960 et 1962 des trois tomes de son étude sur des institutions politiques britanniques, Party Politics. Les trois tomes sont intitulés, dans l’ordre, Appeal to the People, The Growth of Parties et The Stuff of Politics. Ce travail est conçu par Jennings pour compléter la trilogie commencée avec Cabinet Government et Parliament, et il avait commencé ses recherches dès la publication de la première édition de ce dernier ouvrage en 1939. Toutefois, Party Politics ne fut en rien un succès, contrairement aux deux premiers livres, et les commentaires d’A.J.P. Taylor, un historien d’Oxford, sont même d’une sévérité croissante à  la parution de chacun des trois tomes. On reviendra sur cet échec lorsqu’on étudiera la méthode suivie par Jennings pour appréhender le droit public.

Toujours est-il qu’il est élu en 1961 Vice-Chancelier de l’Université de Cambridge. Rappelons simplement qu’il s’agit là  du véritable « président » de l’Université, le Chancelier étant devenu au fil du temps une fonction honorifique et de représentation. Jennings occupera cette fonction pendant deux ans. Entre-temps et parallèlement, en 1962, la Downing Chair of the Laws Of England devient vacante à  la suite du départ à  la retraite d’Emlyn Capel Stewart Wade. Jennings est élu à  sa place, qu’avait aussi et notamment occupée, de 1888 à  1906, Frederic William Maitland, le grand historien du droit anglais. Ce sera là  le dernier poste de Jennings, qui mourra en décembre 1965, année de la célébration des 750 ans de la Grande Charte, sur laquelle il aura eu le temps de publier un dernier ouvrage : Magna Carta and its influence in the World today .

En succédant à  E.C.S. Wade, Jennings prenait la place de celui qui, depuis la mort d’Albert V. Dicey, avait élaboré les dernières éditions du célèbre ouvrage du maître d’Oxford, Introduction to the study of the Law of the Constitution, couramment abrégé en The Law of the Constitution. Or Michael Foley, dans son ouvrage intitulé The Politics of the British Constitution, nous rappelle que « la tentative la plus élaborée de défier le statut de l’exposé fait par Dicey de la Constitution reste l’analyse faite par Ivor Jennings dans son ouvrage The Law and the Constitution ». Le titre-même choisi par notre auteur suggère l’attitude de défi décrite par M. Foley : en reprenant la version abrégée et unanimement employée pour désigner l’ouvrage de référence de Dicey, en prenant soin de remplacer le « of » par un « and », il montre déjà  qu’il entend se démarquer de la tradition et qu’il n’assimile pas le droit constitutionnel et la constitution.

Il n’est pas besoin de dire que Dicey (1835-1922) a vécu à  une époque de grands changements, aussi bien politiques qu’économiques. Dans ces conditions, lui-même écrit qu’ « [alors], ceux qui étudient la constitution ne souhaitent ni critiquer, ni vénérer, mais comprendre (…) [La] tâche [du professeur de droit constitutionnel] n’est pas d’attaquer ni de défendre la constitution, mais simplement d’en expliquer les règles de droit ». Dicey se voit déjà  comme étant en rupture avec ses prédécesseurs : peu après le passage cité, il explique ainsi que lorsque Blackstone dit que la prérogative royale est placée dans une seule main par la constitution, ce dernier décrit l’inverse de ce qu’est la réalité, qui est que la prérogative est en fait exercée par le Cabinet. Dicey veut donc adopter une méthode d’étude du droit constitutionnel plus restrictive du champ de la matière que ses prédécesseurs, et plus scientifique : « La tâche (…) d’un professeur anglais de droit est de dire quelles sont les règles de droit qui font partie de la constitution, de les mettre en ordre, d’en expliquer la signification, et de montrer autant que faire se peut les liens logiques qui les unissent ».

Jennings écrira dans la préface de la première édition de Law and the Constitution que Dicey aura été « le premier à  appliquer la méthode juridique au droit public anglais ». Selon Martin Loughlin, la méthode aussi bien que le fond de l’approche de la constitution britannique de Dicey ont eu une influence décisive sur la tradition dominante du droit constitutionnel anglais, jusqu’à  aujourd’hui. La méthode de Dicey reste d’ailleurs largement utilisée de nos jours, nonobstant les évolutions du fond du droit lui-même. Lorsque paraît The Law and the Constitution en 1933, il n’est donc pas étonnant que l’ouvrage soit qualifié de « courageux », de « stimulant », ou encore de « provocateur ». Jennings écrit même, dans la préface de la dernière édition, qu’ « un éminent professeur a dit que le livre n’aurait jamais dû être écrit ». Il rappelle qu’à  l’époque, l’opinion de la doctrine « orthodoxe » était de penser que Dicey avait fondamentalement raison, quitte à  ce que la vision qu’avait ce dernier de la constitution doive être précisée ou modifiée à  la marge.

C’est ainsi qu’à  propos de son ouvrage, il écrit dans son autobiographie : « J’étais un jeune homme de trente ans et je m’en prenais, de manière pas toujours très polie, à  des idées qui non seulement avaient eu cours, mais qui avaient aussi été chéries pendant cinquante ans ». Cependant, avec le temps, les éditions successives du livre deviendront un ouvrage de référence, et Jennings peut poursuivre (il écrit The Road to Peredinaya vers 1950) : « En préparant la quatrième édition récemment, j’ai pensé que le tout était plutôt évident, mais l’opinion générale avait évolué depuis 1933 ».

Cette dernière proposition ne doit toutefois pas masquer le fait que la voie tracée par notre auteur est toujours restée minoritaire. Il suffit pour s’en convaincre de penser à  la perception que les continentaux ont souvent de la constitution britannique : il est certain que le concept de souveraineté du Parlement, notamment, est souvent tenu pour être une caractéristique essentielle du système d’Outre-Manche. Or c’est là , dans son acception classique, on le verra, l’un des concepts de Dicey les plus critiqués par Jennings dans The Law and the Constitution, dès 1933, avec la question de l’existence d’un droit administratif, celle du Rule of Law, et celle enfin des conventions de la constitution (terme que Dicey semble avoir été le premier à  employer, selon Martin Loughlin). Notre idée actuelle de la constitution britannique, tout autant que le regard que les britanniques portent sur leur propre constitution, doit certainement bien plus à  Dicey qu’à  n’importe qui d’autre. Pour autant, Jennings fut sans aucun doute l’un des constitutionnalistes britanniques les plus considérables du XXe siècle.

À ce stade de notre étude, il devient donc clair que l’œuvre de Jennings doit, pour être comprise, être étudiée notamment en référence à  celle de Dicey. Notre auteur lui-même, à  plusieurs reprises, attaque directement et nommément les idées de son prédécesseur. Toutefois, il convient à  ce stade de préciser trois choses.

La première est qu’en faisant cela, on n’entend pas faire seulement le commentaire de Law and the Constitution. Si c’est dans cet ouvrage que sont cristallisées les vues originales de Jennings sur la constitution britannique, ses autres ouvrages et articles ne sont pas moins révélateurs de son opposition à  la tradition fondée par le maître d’Oxford à  la fin du XIXe siècle, notamment quant au champ d’investigation qu’il est selon lui donné au juriste de droit public d’explorer. C’est ainsi bien plus que le seul ouvrage de 1933 qu’il convient de lire pour véritablement comprendre la pensée de Jennings.

La seconde est qu’il n’est nullement question d’affirmer que l’œuvre de l’auteur étudié serait réductible à  un simple négatif de celle de Dicey. Le premier n’a pas écrit dans le seul but de s’opposer systématiquement au second. Si, de l’aveu même de Jennings, la première édition de The Law and the Constitution était largement composée de contenu critique, il n’en reste pas moins vrai que, par la suite, le volume de contenu positif a été, au fur et à  mesure que de nouvelles éditions paraissaient, progressivement accru. Par ailleurs, notre auteur, bien qu’il fût sans doute le meilleur et le plus reconnu des critiques de la théorie constitutionnelle classique dans les années 1930, n’en fut pas le seul.

La troisième remarque qu’il convient de faire est que, en empruntant le chemin que nous traçons ici, la plupart de l’œuvre consacrée au « local government law » ainsi que de celle qui traite des problèmes constitutionnels des diverses entités de l’Empire devenues Etats du Commonwealth – dont on a parlé plus haut en retraçant sommairement la vie professionnelle de Jennings – ne sera pas utilisée, et donc pas analysée en elle-même dans le cadre de la présente étude. Il s’agit pourtant, en termes de volume, d’une importante part du travail effectué par notre auteur au cours de sa vie. Néanmoins, il nous semble que ses ouvrages de local government law ne présentent pas un intérêt déterminant pour nous. Il s’agit en effet d’un sujet assez technique et l’exposé que le professeur en a fait est en grande partie aujourd’hui daté. Les travaux concernant l’Empire et le Commonwealth, tout comme le sujet dont ils traitent, mériteraient des recherches propres et séparées, et sont sans doute plus éloignés des préoccupations d’un juriste français que ceux qui traitent du système constitutionnel et administratif britannique. Pour autant, l’intérêt que Jennings a porté à  ces matières ne devra pas être totalement ignoré dans le cadre de notre démarche. Notre auteur lui-même n’a jamais caché l’importance qu’elles ont pu avoir sur sa réflexion en général, notamment en ce qu’elles lui ont permis de se détacher des idées classiques affirmées dans les travaux de Dicey, qu’il avait tout naturellement commencé par enseigner. C’est bien en dispensant des cours sur ces matières a priori périphériques qu’il dit avoir commencé à  percevoir les difficultés que posaient, selon lui, les analyses classiques du droit public britannique. Il écrit ainsi dans The Road to Peredinaya :

« le droit des collectivités locales n’était pas seulement dénué de rapport avec la théorie de Dicey, il était en fait incompatible avec elle ; et ainsi en entreprenant l’étude de ce droit, j’entreprenais, sans le savoir, une critique de Dicey ».

On a vu que la méthode posée et suivie par le professeur d’Oxford dans son ouvrage fondamental, en se voulant novatrice, avait engendré une analyse elle-même novatrice de la constitution britannique. C’est dire qu’en étudiant le travail fourni par Jennings sur les institutions et la constitution britanniques, supposé quant à  lui innover par rapport à  la doctrine alors dominante de Dicey, et reconnu comme tel, il conviendra pour nous d’étudier d’abord le contexte méthodologique dans lequel notre auteur a écrit (Partie I), puis de voir les conséquences que l’emploi de cette méthode a eu sur son analyse du système constitutionnel britannique (Partie II).

 

Partie I : le contexte d’élaboration de l’œuvre d’Ivor Jennings

Pour bien comprendre l’œuvre d’Ivor Jennings, il convient selon nous de commencer par étudier le contexte dans lequel celle-ci a été écrite. Ce que nous appelons ici « contexte » comporte d’abord l’idée de l’environnement idéologique, c’est-à -dire des courants de pensée qu’on estime plus ou moins déterminants et sous-jacents dans l’œuvre étudiée (Chapitre I). Un second aspect du « contexte » d’élaboration du travail de Jennings tient plus précisément aux traits dominants de la méthode suivie par notre auteur (Chapitre II)

 

Chapitre I : Un contexte progressiste

Martin Loughlin divise l’opinion doctrinale de droit public au Royaume-Uni en deux catégories qu’il appelle « normativism » et « functionnalism ». Les normativistes, pour reprendre son expression, se fondent sur une vision selon laquelle il convient idéalement d’établir la séparation des pouvoirs et de soumettre l’État au droit. Leur conception est ainsi celle d’un droit autonome, et on comprend dès lors l’importance qu’ils attachent aux juges, tiers impartiaux qui jugeraient l’État et les personnes privées de la même manière. Les fonctionnalistes, quant à  eux, voient dans le droit une partie intégrante du « Government », c’est-à -dire de l’État, de la machinerie qui permet aux Hommes de se gouverner. Le droit est ainsi un moyen destiné à  accomplir une fin, à  permettre et à  accompagner le développement et l’évolution progressifs de la société. C’est ainsi que les fonctionnalistes sont, quant à  eux, bien plus enthousiastes que leurs collègues normativistes à  l’idée de rédiger des lois écrites.

Ces deux courants doctrinaux identifiés par Martin Loughlin procèdent en fin de compte de différences sur des questions fondamentales qui concernent l’idée qu’on se fait de la nature des êtres humains, de la société dans laquelle ils vivent, et de leur système de gouvernement. M. Loughlin écrit d’ailleurs qu’ « il n’y a pas de langage neutre en matière de droit public. On ne peut comprendre ce qu’un auteur dit qu’à  la condition de comprendre la tradition politique dans laquelle il s’inscrit ».

Aussi, il convient de préciser que l’objet du présent chapitre n’est pas d’étudier pour elles-mêmes les opinions politiques d’Ivor Jennings, ou de ceux qui ont pu être ses maîtres ou ses collègues, mais de voir que l’œuvre de notre auteur se rattache à  une tradition particulière, dont l’une des caractéristiques majeures est de ne pas être politiquement conservatrice. C’est ainsi que cette tradition est largement perçue, et ce à  juste titre. Jennings lui-même, notamment dans The Law and the Constitution, commence, avant de donner sa vision de la Constitution, par mettre en garde contre les présupposés politiques de Dicey : « Dicey était engagé en politique en tant que libéral-unioniste, c’est-à -dire un Whig de la race de Palmerston ». « [Il] semblait penser que la Constitution britannique ne s’occupait presque exclusivement que des droits des individus, il imaginait une constitution dominée par la doctrine du laissez-faire ». Au contraire, Jennings croit utile de nous dire dans son autobiographie qu’ « [il] passai[t] à  l’université pour être un « bolchévique », et [fut] secrétaire du club travailliste pendant presque trois ans ».

Nous nous intéresserons donc ici à  l’étude de deux éléments qui nous semblent avoir eu une importance déterminante dans l’environnement de pensée de Jennings : la Société Fabienne, d’une part (section I), et Harold Laski qu’il a rencontré à  la London School of Economics, d’autre part (section II).

 

Section I : L’influence des idées de la Société Fabienne.

Jennings partage avec la Société Fabienne un certain nombre d’idées communes (I), et il a été amené à  collaborer avec elle dans les années 1930 (II)

I. Positions de Jennings et de la Société Fabienne

La Société Fabienne fut fondée en 1884 et se donna pour but d’établir un État socialiste démocratique au Royaume-Uni. Pour autant, les Fabiens n’acceptent pas l’idée selon laquelle le capitalisme conduirait à  une lutte des classes toujours plus intense qui devrait déboucher sur une révolution. Leur doctrine consiste à  penser une transition progressive et légale du Royaume-Uni vers un État socialiste. Le principal leader de la Société, qui la rejoint dès 1885, est Sidney Webb. Jennings écrit que ce n’est qu’à  partir de ce moment que le mouvement « en vint au fait ». Sidney Webb, et dans une moindre mesure sa femme Beatrice, devaient en effet avoir une influence décisive sur les Fabiens car, comme l’écrit notre auteur :

« La Société Fabienne n’a pas eu d’idéologie, en ce sens qu’elle n’a pas établi de dogmes que ses membres étaient sommés d’accepter. Il s’agissait, cependant d’un organisme si petit et ramassé que les opinions de ses principaux membres avaient un profond impact ».

Jennings explique ainsi que le parti travailliste (à  la fondation duquel la Société avait pris sa part, elle qui reste aujourd’hui encore associée à  ce parti) n’a pas été proche de Marx pour la simple raison que les Webb s’attachaient à  l’ignorer et à  ne jamais le citer. Les Fabiens se contentaient de nier les présupposés individualistes sur lesquels l’économie était fondée, et d’affirmer qu’à  l’âge du collectivisme, la doctrine économique devrait être réécrite. Il s’agit donc pour eux de construire une théorie économique et sociale plus adaptée à  leur époque que celle qui a eu cours jusque-là . Comme la Société Fabienne avait infiltré le solide noyau du parti travailliste formé par les syndicats, il n’est pas surprenant que Sidney Webb ait souvent rédigé des manifestes, pamphlets et autres textes pour le parti travailliste, comme il le faisait pour la Société Fabienne. Ainsi, en 1918, Webb rédige un document, intitulé Labour and the New Social Order, dans lequel il décrit les objectifs travaillistes et un programme pour un gouvernement travailliste qui aurait obtenu une majorité à  la Chambre des Communes. Ainsi apprend-t-on que l’objectif de cette famille politique est « la construction progressive d’un nouvel ordre social » fondé sur des « coopérations » en matière économique et « la participation la plus large possible aux pouvoirs politique et économique », mais dans le cadre d’un « consentement qui caractérise une véritable démocratie ».

Pour Martin Loughlin, les Fabiens font en réalité deux choses : ils exploitent d’abord les « ambivalences de l’utilitarisme ». Selon Loughlin, Bentham n’a pas fourni d’élément permettant de déterminer si le principe d’utilité était destiné à  maximiser le bonheur d’un individu ou celui de tous. Les Fabiens auraient simplement utilisé l’utilitarisme dans le but de développer la solidarité sociale. Ainsi, ils sont plus concernés par une réforme économique et sociale que par une réforme juridique. D’autre part, les Fabiens auraient utilisé la théorie de l’évolution pour fonder un idéal collectiviste : le progrès conduit pour eux au socialisme. Pour autant, les Fabiens distinguent entre « nationalisation » des moyens de production et de distribution et « régulation » d’un secteur privé qui n’est pas voué à  totalement disparaître, en tous cas pas immédiatement. La Société Fabienne milite donc, en définitive, pour un État fondé sur les principes démocratiques, qui coordonne progressivement les différentes composantes de la société, et qui devient ainsi un élément absolument central de celle-ci.

Jennings était incontestablement un homme de gauche. À l’âge de 18 ans, il soutient le parti travailliste. Il avait rejoint dans les années 1930 un parti appelé Socialist League, issu d’une scission du Parti travailliste indépendant (Independent Labour Party) lorsque ce dernier choisit, en 1932, de ne plus être affilié au parti travailliste. Notre auteur ne précise pas la date exacte de son adhésion, ni combien de temps il en fut membre, mais, en tout état de cause, le parti fut dissout en 1937. Le but de son adhésion à  ce parti était d’agir au sein d’un groupe de pression (ginger group). Il fut d’ailleurs candidat travailliste pour devenir membre du County Council du Hertfordshire en 1934. La League visait à  soutenir un futur gouvernement travailliste afin que ce dernier mette en place une politique socialiste. Comme la Société Fabienne, le parti en question était donc de ceux qui prônaient un avènement légal du socialisme, et ses membres étaient de ceux qui avaient choisi de rester liés au parti travailliste.

Jennings dit pourtant n’avoir pas été très impliqué dans cette aventure, peu intéressé qu’il était par elle, et ne paraît pas s’être particulièrement ému de la dissolution du parti. Pour lui, il est fréquent que, dans le débat politique, les deux partis détiennent chacune une partie de la solution idéale. En effet, « l’action politique consiste à  choisir parmi des alternatives, dont chacune des branches comprend des avantages ainsi que des inconvénients ». Plus que cela, l’homme politique ne peut se permettre de relater tout à  fait sincèrement la réalité telle qu’il la voit, car il doit convaincre son auditoire que sa position est la seule à  être profondément justifiée. Or les politiques susceptibles d’être mises en œuvre sont nécessairement fondées sur des compromis établis entre des thèses adverses ou du moins concurrentes. Ainsi, si les hommes politiques rivaux rendent, en argumentant sur des thèses adverses, un service essentiel à  leurs concitoyens, il est quasi-impossible à  un chercheur confirmé, dans quelque domaine que ce soit, de « monter sur une estrade » et de simplifier son sujet à  l’extrême pour tenter de convaincre du bien-fondé de sa position complexe, « sauf à  être prêt à  faire de nombreux compromis avec sa propre conscience ». Bien qu’on le sente proche des idées du parti travailliste dans les années 1930, Jennings est ainsi empêché de s’engager véritablement en politique par sa volonté de conserver sa liberté intellectuelle et son refus d’utiliser la liberté universitaire à  des fins de propagande partisane.

À peu près en même temps qu’il adhère à  la Ligue Socialiste, cependant, il participe aux travaux du New Fabian Research Bureau, cette fois « afin de conduire des recherches ». C’est ainsi qu’il fut conduit à  collaborer à  l’œuvre de la société Fabienne.

II. La collaboration de Jennings avec la Société Fabienne: Parliamentary Reform

Le Comité Exécutif National du parti travailliste (National Executive Committee) avait, dès 1931, entendu s’intéresser à  une réforme de la procédure parlementaire, et en 1934 la Conférence annuelle du parti approuvait un rapport sur le sujet. La matière est intéressante à  l’époque, pour le parti travailliste, car il s’agit de rationnaliser la procédure parlementaire afin de rendre possible l’exécution de son programme une fois qu’il serait revenu –si possible seul – au pouvoir. Rappelons qu’à  l’époque, les travaillistes n’ont encore eu d’expérience au gouvernement que dans le cadre de coalitions avec les libéraux, de 1924 à  1929, puis de 1929 à  1931. Bien que des lois aient été adoptées au cours de ces périodes dans des matières telles que la lutte contre les effets du chômage, l’éducation ou le logement, aucun texte perçu comme trop fortement teinté de socialisme n’avait pu être voté par la Chambre des Communes. Les inquiétudes des travaillistes étaient cependant fortes que, même en obtenant une majorité absolue en sièges aux Communes, leur parti ne puisse pas mettre en œuvre un programme trop inscrit à  gauche. La raison principale en est que les réformes formulées dans les programmes portés par les travaillistes sont bien plus conséquentes, en termes de volume, que celles des conservateurs ou des libéraux.

C’est dans ce contexte qu’en 1932, Ivor Jennings est contacté par le New Fabian Research Bureau. Il explique que ce Bureau avait auparavant produit, sans aucun doute, des travaux utiles. Comme il s’agissait là  de faire œuvre de « recherche » et que notre auteur « connaissai[t] plutôt bien les principes de la procédure parlementaire », il se lança dans cette entreprise.

En effet, si un universitaire ne doit pas, pour Jennings, comme on l’a vu, faire de propagande partisane, et si lui en particulier n’a pas le goût du discours politique, il ne reste pas moins qu’un parti, surtout s’il se trouve dans l’opposition, ne dispose pas des moyens de l’administration pour mettre au point les détails de son programme, ni les modalités de leur mise en œuvre. Par ailleurs, lorsqu’il se retrouve au pouvoir, il lui faut utiliser les services de divers experts, mais les instruments de toute réforme sont le droit et l’administration. C’est pourquoi Jennings écrit que « le constitutionnaliste peut mettre en œuvre n’importe quel projet, si les hommes politiques et les experts le veulent, mais son avis peut être utile à  chaque étape de la préparation [de ce projet] ». Le constitutionnaliste a donc un rôle d’expert, pour notre auteur, et si on le suit, chaque comité, chaque groupe de réflexion partisan devrait avoir recours à  ses services. Il faut noter ici que l’importance du rôle des experts est un trait caractéristique de la réflexion fabienne, que Jennings semble approuver. Martin Loughlin voit là  une tension, au sein du modèle fabien, entre élitisme et égalitarisme. Notre auteur, lui, ne sera jamais un partisan de l’égalitarisme : lorsqu’il dirigera l’Université de Ceylan, il se permettra de faire savoir au gouvernement, qui prévoit alors la mise en place d’une éducation publique et gratuite, que ce serait là , selon lui, une manière extravagante de dépenser les deniers publics. L’éducation secondaire et l’enseignement supérieur doivent pour lui rester l’apanage d’une élite, lui-même ayant dû mériter les bourses qui lui ont permis d’étudier malgré la modeste condition de sa famille ouvrière.

Pour autant, comme le souligne Keith Ewing, Parliamentary Reform permet à  Jennings d’affirmer ce qui est implicite au moins dans The Law and the Constitution, mais certainement aussi dans ses autres ouvrages, à  savoir que le rôle principal d’une constitution est de permettre « le fonctionnement efficace du système démocratique ». Ainsi, la constitution doit être un catalyseur, plutôt qu’un ralentisseur, de la vie démocratique, qui permette de réaliser la mise en œuvre de la volonté que le peuple a exprimée en élisant ses représentants. Si on admet que Martin Loughlin a raison de voir dans la Société Fabienne une tension entre la réclamation d’une « participation la plus large possible aux pouvoirs politique et économique » et le rôle important confié aux experts, on admettra aussi que Jennings illustre cette contradiction en insistant sur le rôle d’experts forcément issus d’une élite en même temps qu’il leur assigne la tâche de rendre la constitution plus démocratique. Néanmoins, il faut certainement comprendre simplement que, dans l’esprit des Fabiens comme dans celui de Jennings, la contradiction n’est sans doute pas évidente, les experts étant considérés comme les seuls à  pouvoir mettre en œuvre la réforme. Pour eux, la « contradiction » tient certainement plus du paradoxe.

Toujours est-il que, pour permettre un « fonctionnement efficace du système démocratique », Jennings va faire deux séries de propositions dans Parliamentary Reform.

Il commence par poser un diagnostic : « au cours des cinquante dernières années, le Parlement britannique est devenu de moins en moins efficace ». Si la Chambre des Lords n’y est pas pour rien, « la Chambre des Communes doit s’en voir reprocher la plus grande part de responsabilité ». Cette perte d’efficacité a eu pour effet de considérablement réduire le volume de la production législative. Certains conservateurs se satisfont selon Jennings de cet état de fait, puisque cela empêche en tout état de cause tout gouvernement de mettre en place un trop grand nombre de réformes. Pourtant, tout gouvernement, même conservateur, manque de temps au Parlement, faute de disposer d’une procédure parlementaire adaptée aux besoins des années 1930.

C’est ainsi que Jennings dit ne pas agir en homme politique, mais bien en constitutionnaliste « technicien », au service de tous les gouvernements susceptibles d’être confrontés au Parlement, pour rendre le travail de la Chambre des Communes plus efficace.

La première série de réformes proposée dans Parliamentary Reform vise à  permettre au Parlement de légiférer plus facilement et plus efficacement, sans pour autant mettre dans les mains du gouvernement des pouvoirs trop importants, du fait du caractère dangereux que cela présenterait pour la démocratie. D’autre part, Jennings entend rendre possible une discussion plus effective, par le Parlement, des actions du gouvernement. En effet, l’accroissement du rôle de l’État a eu pour conséquence l’augmentation du nombre des activités assumées par des autorités exécutives. Le Parlement n’ayant cependant pas modifié sa manière de fonctionner depuis le temps où il discutait surtout de politique étrangère, sa mission de contrôle est devenue très peu effective.

Si notre auteur estime d’abord que la deuxième série de réformes ne concerne pas plus un gouvernement travailliste qu’un gouvernement conservateur, et qu’elles ne font pas partie d’un quelconque programme socialiste, il doit bien reconnaître qu’elles trouveraient leur plus grande utilité dans le cas où « de nouvelles fonctions, jusque-là  exercées par l’entreprise privée, [seraient] reprises par l’État ». Quant aux propositions du premier groupe, elles concerneraient bien, dès son arrivée au pouvoir, un gouvernement travailliste, elles qui sont censées permettre d’utiliser des moyens permettant de légiférer rapidement, et donc de mettre en œuvre des réformes nombreuses, tout en assurant la protection de ceux qui seraient devenus minoritaires.

Parliamentary Reform n’est ainsi pas loin, de l’aveu même de Jennings, des autres travaux de la Société Fabienne, qui donnaient au parti travailliste des éléments de réflexion relatifs à  l’élaboration de ses orientations politiques et à  leur mise en œuvre.

Pour autant, Jennings ne doit pas être vu comme un Fabien modèle. Dans The Road to Peredinaya, il écrit que, bien qu’il y ressemble peut-être fortement par certains aspects, il n’a jamais été membre de la Société. Il a par ailleurs émis de nombreuses critiques à  l’égard de cette Société et envers Sidney Webb en particulier. Il écrit par exemple dans le dernier tome de Party Politics :

« les défauts de Sidney Webb en tant qu’examinateur des institutions devinrent évidents dès qu’il commença à  produire des plans élaborés. (…) [Il] lui manquait de « sentir » les institutions (…) il était l’archétype de l’étudiant en doctorat, mais il lui manquait ce qui manque à  la plupart des doctorants : l’imagination requise pour comprendre la manière dont les gens se comportent (…) ».

En réalité, ces défauts que Jennings reproche à  Sidney Webb et aux Fabiens, il entendra les compenser en donnant dans son œuvre une importance décisive aux faits, comme nous le verrons dans le chapitre II de la présente partie. Avant cela, il convient cependant de s’intéresser aux années que Jennings a passées à  la London School of Economics.

 

Section II : L’influence d’Harold Laski

Nommé en 1929 à  la London School of Economics, Jennings se retrouve à  enseigner dans une institution fondée notamment par Sidney Webb en 1895 dans le but de permettre « l’amélioration de la société par la promotion d’une étude impartiale de ses problèmes et par la formation de ceux qui auront à  mettre des politiques en œuvre ». Dans cette école, que Martin Loughlin qualifie de « centre névralgique du fonctionnalisme », il est amené à  rencontrer le professeur Harold Laski, qui y enseigne la science politique depuis 1926. M. Loughlin écrit que Laski a eu une grande influence sur un certain nombre de juristes fonctionnalistes, et que la plus claire de ces influences est certainement celle qu’il a eue sur Jennings. Aussi convient-il d’exposer les points de convergences qui nous semblent en effet certains entre les deux universitaires (I) avant de noter toutefois les limites de l’influence du politiste sur le juriste en ce que Jennings n’est jamais, contrairement à  son collègue, devenu marxiste (II).

I. Des convergences évidentes

Harold Laski avait, dès 1915, commencé à  construire une théorie de l’État qu’il voulait appropriée à  son époque. Cela n’est pas sans rappeler les recherches fabiennes pour élaborer une théorie économique et sociale plus adaptée aux temps modernes, avec en arrière-plan l’idée que le progrès mènerait à  la mise en place et à  l’avènement du socialisme. Laski fut d’ailleurs un des membres dirigeants de la société Fabienne de 1922 à  1936. Ses travaux sur la théorie de l’État seront rassemblés en 1925 dans l’ouvrage A Grammar of Politics. Dès le début de cet ouvrage, Harold Laski fixe son but : contester la « théorie libérale de l’État » qui « part du principe selon lequel dans une société qui veut échapper à  l’anarchie, il faut qu’il existe une autorité suprême qui donne des ordres à  tous et n’en reçoive de personne ». Ici, c’est la souveraineté telle que l’a décrite Thomas Hobbes dans son Léviathan qui est donc contestée. Pour Laski, si cette conception permet en effet d’assurer le maintien de l’ordre, son défaut majeur est d’empêcher une profonde évolution sociale pacifique.

Martin Loughlin associe la théorie de Hobbes avec le courant « normativiste conservateur » (« conservative normativism »). On sait, pour l’avoir déjà  dit, que Jennings (qui est pour Loughlin un « functionalist »), commence son raisonnement dans The Law and the Constitution par une critique de Dicey fondée sur l’appartenance politique de ce dernier. On verra plus loin qu’une de ses grandes idées est de contester le fait que le Parlement soit « souverain ». On voit donc bien ici une parenté dans les raisonnements de Laski et de Jennings, même si les sujets que les deux auteurs traitent sont différents.

Par ailleurs, la préoccupation de Laski, pour la construction d’une théorie de l’État qui permette la réalisation des changements sociaux (et en particulier l’arrivée du socialisme) par des voies pacifiques, n’est pas sans faire écho à  l’idée exprimée par Jennings dans Parliamentary Reform selon laquelle la constitution doit être un catalyseur, un facilitateur de la mise en œuvre des idées portées par le peuple qui élit ses représentants à  la Chambre des Communes. À la première page de la préface de la première édition de The Law and the Constitution, notre auteur écrira encore que la constitution est une « chose qui passe, changeante comme les couleurs d’un kaléidoscope », c’est-à -dire qu’elle doit s’adapter à  son environnement. Dans la même préface, il reconnaît, comme pour établir une sorte de filiation avec Laski, que « la plupart des idées contenues dans cet ouvrage ont été discutées avec le professeur H.J. Laski ». Cette première édition de l’ouvrage, ainsi que les deux suivantes, sont d’ailleurs dédicacées par leur auteur au politiste de la LSE.

En second lieu, il convient de remarquer, comme le fait Martin Loughlin, la parenté évidente entre le premier chapitre de A Grammar of Politics, intitulé « l’objet de l’organisation sociale » (« the purpose of social organisation ») et le premier paragraphe du premier chapitre de The Law and the Constitution, dans lequel Jennings s’interroge sur les fonctions du système par lequel une société se dirige (« The Functions of Government »). Notre auteur, avant de s’intéresser à  la construction de sa théorie du droit public, cherche donc à  regarder les buts qui sont assignés à  ce droit, de la même manière que Laski a cherché les raisons de l’organisation sociale avant de construire sa théorie de l’État. Les deux auteurs tiennent d’abord à  situer dans leur contexte leur objet d’étude. Pour Laski, l’État est « une organisation dont le but est de permettre à  la masse des Hommes de réaliser le bien social à  la plus grande échelle possible ». On retrouve ici les traces d’utilitarisme qu’on trouvait déjà  dans la pensée Fabienne en général.

Laski, avait par ailleurs traduit Les Transformations du droit public de Léon Duguit en anglais, sous le titre Law and the Modern State. Ses idées sur la souveraineté et l’organisation sociale semblent d’ailleurs avoir été largement inspirées par Duguit. Il écrit :

« Notre obligation d’obéir à  l’État est (…) une obligation qui dépend de la mesure dans laquelle l’État réalise son objet » ;

« [et] le droit n’est pas, en vérité, la volonté de l’État, mais celle de laquelle la volonté de l’État tient toute autorité morale qu’elle peut posséder (…) ce qui est important dans le droit n’est pas le fait qu’il puisse exercer un commandement, mais le but vers lequel est tourné ce commandement. (…) il apparait alors comme l’évaluation des intérêts par l’entrelacement de ces intérêts. C’est une fonction de la structure sociale tout entière et pas seulement un des aspects de celle-ci. Son pouvoir est déterminé par la mesure dans laquelle il est un auxiliaire de ce que cette structure sociale dans son ensemble détermine comme étant sa volonté ».

On voit clairement là  apparaître le lien avec la théorie de l’État de Duguit, pour qui la solidarité sociale est à  la fois le fondement et la limite du pouvoir de l’État. Simplement, Laski applique la formule au droit, et le but dont il est question n’est pas explicitement défini comme étant la solidarité sociale, mais simplement la volonté de la « structure sociale », quelle que soit cette volonté. De la part de Laski, et en considérant le fait qu’il devint rapidement marxiste dans les années 1930, on pourrait être amené à  en conclure rapidement que la question n’est pas douteuse, qu’il entendait bien dire au moins la même chose que Duguit. Kenneth R. Hoover nous rappelle que :

« cependant, il y avait toujours un élément de retenue dans les opinions politiques de Laski, et d’estime pour les valeurs sous-jacentes de la culture britannique. [Sa] rébellion se faisait en faveur d’une Grande-Bretagne meilleure, et non dans un mouvement de rejet de sa société natale ».

Par ailleurs, « pour Laski l’État n’est jamais plus qu’un moyen tourné vers le but de la libération de l’individu », ce qui nous fait plus immédiatement penser à  Durkheim. Il n’en reste pas moins que, si Laski n’affirme pas que le seul intérêt susceptible d’être assigné par la société au droit (et à  l’État) soit nécessairement la solidarité sociale, il paraît difficile de douter du fait que, dans son esprit, et à  cette époque, ce soit bien une forme de solidarité sociale qui soit nécessaire. En effet, il écrit qu’il est « évident que l’État ne peut pas risquer » de laisser le secteur privé fournir les biens essentiels. Simplement, tout comme pour les membres de la Société Fabienne, et, on le verra, comme pour Jennings, le plus important semble être pour Laski le caractère démocratique de la forme de gouvernement. Dans le premier paragraphe du premier chapitre de The Law and the Constitution de Jennings, on trouve une description de l’interdépendance croissante des membres de la société anglaise puis britannique, de la complexification de l’organisation sociale, et de la division toujours plus importante du travail, surtout depuis la révolution industrielle, qui n’est évidemment pas sans rappeler les travaux d’Auguste Comte. Mais l’influence de Laski, (lui-même influencé par Duguit) n’est pas forcément moindre. Jennings écrit en substance que, si l’importance croissante de la division du travail n’a pas, par elle-même, immédiatement requis d’étendre les fonctions de l’État, ce dernier s’est tout de même vu obligé d’intervenir, notamment à  partir de la révolution industrielle, pour permettre la construction du chemin de fer (sur des terrains expropriés), pour constituer des forces de police ou encore des services publics de l’électricité et du transport. Jennings insiste même sur l’accélération de ce mouvement à  partir de 1867, car « des parties de la classe ouvrière [ont obtenu] le droit de vote et les principes individualistes qui attiraient les classes moyennes des villes industrielles perdirent beaucoup de leur force ». On retrouve bien là  l’idée selon laquelle la constitution, et plus largement le droit public, doivent réaliser le souhait de la majorité de la population, ce qui est le point le plus important, et celle selon laquelle, dans le contexte de l’époque, la participation croissante de l’État dans l’organisation de la société réalise ce souhait.

Si la pensée d’Harold Laski a donc bien été d’une grande influence sur Jennings, il n’en reste pas moins que la « conversion » du premier au marxisme dans les années 1930 ne sera en rien suivie par le second.

II. Le rejet du marxisme par Jennings

A.W. Bradley écrit, dans son article déjà  cité, que « les idées de Laski sur les questions constitutionnelles étaient proches de celles de Jennings, mais elles étaient fondées sur un engagement envers la théorie marxiste que Jennings n’a jamais partagé ». Il reproduit ensuite un passage de The Road to Peredinaya manuscrit, dans lequel notre auteur rapporte une phrase que Laski est censé avoir prononcée lors d’un voyage à  Moscou :

« la Constitution britannique fonctionne en accord avec des règles, mais lorsqu’elle ne fonctionne pas d’une manière qui satisfasse les gentlemen d’Angleterre, les gentlemen d’Angleterre changent ces règles ».

Autrement dit, pour Laski, sa théorie de l’État, dont le premier élément est que l’État doit agir en conformité avec la volonté du peuple, selon le principe démocratique, ne reflète pas, si l’on en croit cette citation, la réalité de la situation de son époque.

C’est au cours des années 1930 que Laski devint marxiste. Un bon exemple pour s’en persuader tient dans les commentaires que lui inspirèrent la crise politique de 1931.

Rappelons le contexte de la crise économique mondiale qui, à  l’été 1931, avait atteint le Royaume-Uni et sérieusement mis à  mal l’équilibre de son budget. Le gouvernement d’alors, issu des élections de 1929, était un gouvernement travailliste minoritaire mené par Ramsay MacDonald, qui devait s’appuyer à  la Chambre des Communes sur les 58 élus du parti libéral de Lloyd-George. Un rapport issu d’un Cabinet Committee suggérait de faire des économies drastiques. Mais la majorité du Cabinet, après consultation du Conseil National du parti travailliste, rejeta l’idée que ce rapport dût être mis en œuvre et se contenta d’adopter des mesures minimales. L’Opposition fit savoir qu’elle serait prête à  soutenir les actions recommandées par le Comité, mais que la Chambre n’adopterait pas, selon elle, les seules mesures timides sur lesquelles le Cabinet s’était entendu. MacDonald alla voir le Roi et lui fit savoir que des membres éminents du Cabinet pourraient décider de démissionner si les propositions du Comité devaient être prises, ce qui rendrait inévitable la démission du gouvernement travailliste dans son ensemble. Le Roi consulta donc séparément, sur l’avis du Premier Ministre, les leaders des partis d’opposition. Ceux-ci se montrèrent prêts à  soutenir MacDonald le temps que soit restaurée la confiance étrangère dans la stabilité financière du pays.

Le monarque rencontra ensuite les trois leaders ensemble et fit pression pour qu’un gouvernement national dont MacDonald serait le Premier Ministre soit formé. Baldwin et Samuel donnèrent leur accord pour servir dans un tel gouvernement jusqu’à  ce qu’une loi d’urgence soit adoptée, en attendant du Roi qu’il autorise ensuite une dissolution de la Chambre des Communes.

MacDonald, lui, retourna devant son Cabinet et dit qu’il allait former un gouvernement composé de membres issus de tous les partis et demanda qui, parmi les membres de son ancien Cabinet, voudrait en faire partie. Seuls trois répondirent positivement. MacDonald forma donc son Gouvernement National avec très peu de travaillistes, et il était surtout soutenu par les conservateurs et les libéraux.

Cet épisode est rapporté très en détail par Jennings dans Cabinet Government. Dans Party Politics, il rappelle aussi que Laski fut de ceux qui – bien que minoritaires – ont été jusqu’à  tirer des événements de 1931 la conclusion selon laquelle, si le parti travailliste essayait de mettre en œuvre des mesures socialistes d’ampleur par les moyens parlementaires, les capitalistes essaieraient toujours de les en empêcher, par exemple en spéculant contre la livre, comme ce fut alors le cas, et ce même si les travaillistes avaient obtenu une majorité aux Communes (ce qui n’avait alors encore jamais été le cas). La position de Laski fut en effet nettement inspirée par le marxisme : la démocratie n’est qu’une illusion au service du capitalisme, et les mesures socialistes ne sont donc susceptibles d’être réalisées que par la révolution. Pour lui, le Gouvernement National était né d’une « révolution de palais » et ce qui était là  remis en cause était « le régime parlementaire lui-même ».

Les écrits de Jennings ne laissent en rien supposer qu’il ait adopté une telle conception, bien au contraire. Dans le récit et l’analyse qu’il fait de la crise dans Cabinet Government ainsi que dans le deuxième tome de Party Politics, il insiste sur le fait que le Roi a agi de manière tout à  fait conforme à  la Constitution. Ainsi, il rappelle que, lorsque le roi reçoit une première fois Sir Herbert Samuel puis Stanley Baldwin, il le fait sur l’avis du Premier Ministre MacDonald. Il rappelle que si ce Premier Ministre avait démissionné (ce qui n’était pas encore le cas), le Roi aurait pu consulter qui il aurait voulu. Si, toutefois, le Roi n’avait pas reçu de MacDonald l’avis de consulter les leaders conservateur et libéral, il aurait agi de manière contraire à  la Constitution. Par ailleurs, comme en l’espèce le gouvernement n’avait pas été renversé, il n’était pas tenu par la Constitution d’appeler le leader de l’Opposition à  former un nouveau gouvernement.

Jennings ne se laisse donc pas, au contraire de Laski, déconcentrer par la crise. Il ne voit pas de complot capitaliste contre les travaillistes, dont il conviendrait de tirer une profonde déception à  l’égard de la démocratie. Au contraire, les principes démocratiques et notamment celui du respect de la Constitution sont bien ceux qui priment, dans sa pensée. L’explication de la crise se fait à  travers une grille de lecture simple : celle de la Constitution telle qu’alors établie par les précédents pertinents. Celui qui peut s’assurer une majorité à  la Chambre des Communes pour mettre en œuvre un programme donné ne saurait être vu comme un usurpateur, même si cela revient à  mettre en œuvre une politique qui va à  l’encontre des idées travaillistes. Jennings ne voit pas, dans la démocratie, de quelconque illusion, bien qu’il en connaisse toutes les subtilités et parfois les imperfections. Certes, il a pu, dans d’autres circonstances, critiquer l’attitude des tribunaux anglais, en tant qu’ils seraient selon lui les gardiens du conservatisme, eux qui refusent, par une interprétation appropriée fondée dans la plus pure tradition de la common law, de faire produire tous leurs effets à  certaines lois « sociales ». Jennings ira d’ailleurs jusqu’à  en tirer pour conclusion, dans certains écrits des années 1930, qu’un système de tribunaux administratifs totalement séparé des autres cours, fondé sur le modèle du système français, est souhaitable. Mais cela est justifié uniquement par le fait que les juges, par leur attitude, empêchent justement que soit donné leur plein effet à  des mesures inscrites dans une loi votée par une majorité au Parlement.

En tout état de cause, la méthode employée par Jennings dans sa description de la crise, qui lui évite de suivre Laski dans son idéologie marxiste, est caractéristique de son œuvre. Il convient de l’examiner maintenant plus en détail.

 

Chapitre II : Une méthode fondée sur une attention accrue aux faits

Dicey entendait faire de sa discipline, le droit constitutionnel, une simple étude des règles de droit, que le professeur se devait simplement de mettre en ordre et d’expliquer. On a déjà  exposé sa critique de Blackstone, qui est en fait celle des juristes qui l’ont précédé. En disant qu’en réalité la Prérogative est exercée par le Cabinet et non par le monarque, Dicey semblait porter sur la Constitution un regard plus réaliste qu’eux. Mais sa méthode, en entendant simplement expliquer le droit constitutionnel, en arrive à  s’interdire de faire appel notamment à  la science politique et à  l’histoire.

Les historiens, pour lui, cherchent avant tout à  rendre compte des différentes étapes par lesquelles la Constitution est passée pour devenir ce qu’elle est. Ils ne s’intéressent donc qu’indirectement et accessoirement aux règles de la Constitution actuelle dans toute leur complexité. Citant les titres d’un des grands livres d’histoire constitutionnelle de la fin du XIXe siècle, et soulignant la qualité et l’importance historique de l’ouvrage, il rappelle néanmoins que la « constitution du Witenagemot », qui organisait le pouvoir en Angleterre avant l’invasion normande, n’est pour un constitutionnaliste contemporain qu’une antiquité qui éclaire autant la constitution américaine que celle de l’Angleterre [sic] : cet éclairage est nul dans les deux cas. En effet, les origines et l’évolution de la Constitution n’est pas utile au juriste moderne. Si Dicey prend soin de ne pas nier les liens qui existent entre l’histoire et le droit, il rappelle qu’à  son sens, le rôle d’un juriste n’est pas de savoir ce que la Constitution était la veille ou ce qu’elle pourrait être le lendemain ; il est simplement de savoir et de pouvoir exposer ce qu’est la Constitution telle qu’elle existe au jour où il s’exprime.

La science politique, quant à  elle, dont Bagehot est un des meilleurs représentants, « s’intéresse et prétend s’intéresser surtout aux accords politiques ou aux conventions, et non aux règles de droit. » Encore une fois, les recherches de science politique sont à  bien des égards des travaux remarquables pour Dicey, mais ce qu’elles exposent ne sont pas des sujets susceptibles d’être débattus devant les tribunaux. Ainsi, les politistes, en ne s’intéressant qu’aux conventions et autres accords politiques, n’expliquent pas pourquoi ni comment ces accords sont parfois autant obéis que ne le sont des règles de droit.

La fonction du juriste est, au contraire, de s’intéresser aux règles de droit qui se trouvent dans la Constitution, c’est-à -dire les règles qui sont invocables devant un juge.

L’objet du présent chapitre est de montrer que Jennings s’inscrit dans une démarche tout à  fait différente. Dans le dernier chapitre annexe de la cinquième édition de The Law and the Constitution, il écrit : « Un (…) constitutionnaliste, contrairement au juriste praticien, ne s’intéresse pas au groupe d’idées partagé par les seuls juristes, mais aux idées en général.» Plus haut, il avait déjà  insisté sur le fait que :

« quoiqu’il en soit, un constitutionnaliste ou un politiste ne peut se satisfaire d’une définition [du droit] fondée sur la notion d’autorité, car il s’intéresse essentiellement à  cette autorité. Il est de son ressort de l’expliquer ou même de la justifier. Le praticien dépend en fait de lui en cette matière. (…) Jusqu’à  ce que soit déterminées les autorités qui ont le pouvoir de créer le droit ainsi que les pouvoirs dont elles disposent, le praticien n’a aucun moyen de savoir quel est le droit qui le concerne. (…) [Cela] devient important lorsqu’on se rend compte que les institutions politiques britanniques ne sont pas seulement déterminées par les lois d’Angleterre, c’est-à -dire par le seul « droit du praticien », mais que certaines des plus importantes relations constitutionnelles sont déterminées par des conventions.»

Martin Loughlin écrit donc :

« Jennings chercha à  réorienter l’objet du droit public (…) vers un examen des pouvoirs et des fonctions des autorités publiques. Dicey croyait que la Constitution était fondée sur des principes de droit privé, qui avaient été étendus à  la Couronne.»

Jennings critiquait Dicey pour n’avoir jamais considéré les pouvoirs des autorités publiques. Au contraire, il affirme que « l’attitude du juriste publiciste moderne diffère essentiellement [par essence] de celle du privatiste » Dès lors, notre auteur ouvre la voie à  une méthode réaliste, fondée sur l’étude de faits concrets qui constituent l’environnement dans lequel les institutions fonctionnent, le constitutionnaliste n’étant pas un juriste comme les autres. Il doit s’intéresser à  bien plus qu’au « droit du praticien ». Jennings s’intéresse donc à  des faits, tant présents qui concernent le fonctionnement des institutions (Section I) que passés (Section II).

 

Section I : L’attachement aux faits qui concernent le fonctionnement des institutions.

Dans The Road to Peredinaya, Jennings écrit que lorsqu’il enseignait à  Leeds, il se retrouva un jour à  attendre un train à  la gare d’York. Il y acheta les mémoires de Sir Almeric Fitzroy, qui avait été Greffier du Conseil Privé (Clerk of the Privy Council) de 1898 à  1923. Il dit y avoir « découvert l’immense quantité de droit constitutionnel qui ne se trouvait pas dans les livres mais qui pourtant réglait l’ensemble de la pratique des institutions. » Il était moins intéressé par de quelconques « révélations » que par le fait que Fitzroy savait beaucoup de choses sur les institutions que les professeurs de droit constitutionnel, dont il était, ignoraient. Il fut vite convaincu que « le seul moyen d’acquérir cette connaissance était de lire des mémoires politiques. » Aussi, il se mit à  acquérir une collection quasi-complète de mémoires de cette sorte qui avaient été publiés depuis 1832.

Pour Jennings, les frontières entre les différentes matières sont artificielles, car la connaissance elle-même ne connaît aucun compartiment. Durant toute sa carrière de constitutionnaliste, il a « travaillé à  la limite du droit et de la politique.» Cependant, il ne se laissa pas intimider par les accusations selon lesquelles il ne serait pas un véritable juriste, « car je connaissais en fait mieux le droit qui importe le plus au citoyen ordinaire, celui qui régule son environnement et sa profession, que le common lawyer ordinaire, qui s’extasie sur un escargot dans une bouteille de ginger beer. »

Il écrit donc que selon lui « on ne peut pas étudier les règles qui gouvernent les institutions sans connaître le modus operandi de ces institutions et même les présupposés les plus difficiles à  exprimer de leurs agents.» Enfin : « pour être un bon juriste, il faut donc être un bon politiste. »

Dans Cabinet Government et dans Parliament, notamment, Jennings ne se contente pas d’énoncer les seules règles qui gouvernent les institutions, il étudie ces institutions elles-mêmes. Martin Loughlin écrit qu’ « une caractéristique particulièrement importante [de la méthode fonctionnaliste] fut de se concentrer sur les faits et la collecte d’informations, plutôt que sur la conceptualisation. » Jennings écrit dans The Road to Peredinaya que lorsqu’il écrivait Cabinet Government, il avait encore peur de se voir reprocher de trop dévier vers une analyse de science politique. Il préférait donc Parliament car lorsqu’il l’écrivit, « [il avait] perdu ce complexe d’infériorité et [pouvait] donc étudier tous les aspects du Parlement. »

Dans cet ouvrage, notre auteur écrit que même si une attention trop grande aux détails factuels peut conduire à  obscurcir la vision d’ensemble de la Constitution, « essayer de construire une image sans considérer les détails mène à  la description d’un sentiment plutôt qu’à  celle de la vérité. » Parliament est, il est vrai, un ouvrage particulièrement révélateur de l’attention que porte Jennings au comportement des individus (I) ainsi qu’au fonctionnement « réel » des institutions (II).

I. Le comportement des individus

Après un premier chapitre introductif, Jennings débute son étude du Parlement par celle des membres de cette institution.

Il commence par mettre son lecteur dans la peau d’un député nouvellement élu. Celui-ci se rend compte qu’il est « comme un nouvel élève qui arrive à  l’école », et qu’il ne peut pas manquer de la modestie que la Chambre attend d’un nouvel arrivé. Comme un nouvel élève à  l’école, donc, il lui faut apprendre des « règles relatives à  son chapeau », les « choses qu’il ne peut pas dire », intégrer en somme progressivement les « traditions de la Chambre. » Jennings agrémente tout cela d’une description physique de la Chambre des Communes et de son atmosphère, en insistant sur la taille réduite de cette Chambre et l’impossibilité pour les députés d’y tenir tous ensemble, sur le caractère inconfortable des bancs, sur la disposition face-à -face de la majorité et de l’opposition ainsi que sur l’absence de toute tribune. Cela selon lui détermine le comportement des orateurs, qui s’adressent à  leurs opposants à  travers le speaker depuis leur place, parlent suffisamment fort pour être entendus dans les galeries qui entourent la Chambre, etc. L’atmosphère est le fruit d’une longue tradition.

Les membres de la Chambre des Communes sont encore envisagés en tant qu’ils sont des hommes politiques, dans la troisième partie du deuxième chapitre de Parliament. On voit là  que Jennings s’intéresse donc, contrairement à  Dicey, bien à  la science politique. En effet, il lui semble essentiel de comprendre cet aspect des choses, car les Membres des Communes sont pour lui des hommes politiques avant d’être des représentants élus.Autrement dit, notre auteur nous rappelle que dans les faits, la quasi-totalité des députés sont élus non en raison de leur personnalité ou de leurs œuvres, mais avant tout parce qu’ils sont le candidat présenté par leur parti. Les élections générales sont en fait l’élection d’un Premier Ministre et « en général, les électeurs votent non pour un candidat, mais pour un parti. Un mauvais candidat peut perdre quelques centaines de voix, et un bon candidat en gagner quelques centaines d’autres » mais, « à  part dans quelques circonscriptions marginales, quelques centaines de voix ne font pas une grande différence », et certains sièges sont tout simplement acquis à  un parti donné, quel que soit le candidat qu’il présentera pour l’occuper. Sauf dans ce cas, aucun candidat ne peut par ses mérites propres empêcher qu’à  cause de l’incompétence du parti auquel il appartient, son opposant soit élu à  l’élection suivante. La seule chose qu’il puisse tenter, c’est de faire en sorte que sa circonscription ne se trouve pas parmi celles qui peuvent basculer par la perte de quelques centaines de voix. Dans ce cas, le représentant est particulièrement engagé dans diverses actions auprès de ses électeurs.

Mais un député a aussi des devoirs envers son parti : un bon député doit s’intéresser à  la « clientèle » de son parti dans sa circonscription. Ainsi, un travailliste doit par exemple s’assurer de contenter les représentants locaux des syndicats, car le parti travailliste tire la plupart de ses moyens financiers des syndicats.

Jennings étudie encore dans les détails les « intérêts » (interests) des Membres des Communes. Pour lui, la majorité des députés sont honnêtes et travailleurs. Lorsqu’ils font des propositions, ils croient sincèrement que leur adoption relève de l’intérêt national. Seulement leur vision de l’intérêt national est nécessairement partiale, car l’intérêt national tel qu’ils le perçoivent est nécessairement lié à  leur intérêt personnel. Toujours est-il que, là  encore, le député n’a qu’un poids limité : un gouvernement travailliste, par exemple, sera plus influencé par un avis rendu par le Council of the Trades Union Congress que par la même proposition faite par un des députés qui le soutient.

Finalement, notre auteur donne les éléments qui déterminent selon lui les « intérêts » des députés : l’organisme qui les désigne candidat, leur source de revenu, leur expérience passée et les problèmes sur lesquels ils se sont particulièrement penchés jusque-là , ce qui les a amené à  entrer en contact avec divers individus ou organismes. S’ensuivent les grandes lignes des résultats auxquels cela aboutit, d’abord pour un député conservateur, puis pour un travailliste. Les situations des deux partis sont ainsi comparées.

Enfin, les Membres de la Chambre des Communes sont étudiés en tant qu’ils sont des professionnels. Notre auteur y décrit notamment la vie quotidienne d’un député. Son souci du détail le conduit par exemple à  informer son lecteur du fait que chacun des Membres des Communes dépense environ cent livres par an en courrier, téléphone ou télégramme. Dans un document qui se trouve dans ses archives intitulé « The Fascination of Politics », Jennings explique en détails la vie d’un Membre des Communes dans sa circonscription : son parti part généralement du principe qu’il sera candidat à  sa propre succession, mais le député doit « constamment rappeler au souvenir de ses électeurs son existence ainsi que l’excellence de son travail politique. » Il doit également apparaître dans la presse, et s’assurer que ses actions y sont correctement relatées. S’il fait une intervention à  la Chambre, il envoie une copie du Hansard, où se trouve le compte-rendu des débats, au rédacteur-en-chef. Enfin, pendant la campagne officielle, il lui faut être vu partout et rencontrer de nombreux inconnus. Jennings en conclut que « si quelque homme politique aime les élections, il doit être peu commun, même si son siège lui est assuré. »

En entrant dans tant de détail, notre auteur cherche à  comprendre le fonctionnement réel des institutions auxquelles il s’intéresse.

II. Le fonctionnement « réel » des institutions

En plus d’exposer les intérêts et les contraintes des individus, Jennings s’intéresse au fonctionnement « réel », de tous les jours, des institutions qu’il étudie.

Dans The Road to Peredinaya, lorsqu’il se souvient de la redaction de Parliamentary Reform, notre auteur écrit qu’il connaissait lui-même assez bien la procédure parlementaire, que les membres du New Fabian Research Bureau qui avaient été députés pouvaient vérifier les détails de ce qu’il écrivait, mais que « les véritables experts [en la matière] étaient le Clerk de la Chambre des Communes et ses assistants. » C’est ainsi que, lorsqu’il écrira Parliament, il s’adressera à  des interlocuteurs de ce genre. On trouve effet dans ses archives une lettre de C.J. Boulton, « Clerk to the Select Committee on Statutory Instruments » datée du 27 mars 1958. Dans cette lettre, qui fut utilisée par Jennings pour la rédaction de la seconde édition de Parliament, le Clerk fait quelques remarques à  notre auteur, qui lui a envoyé un projet de son chapitre intitulé « delegated legislation. » On trouve par ailleurs dans les mêmes archives des courriers similaires échangés avec un haut fonctionnaire (Mr. Brooke) du Cabinet Office (équivalent du Secrétariat Général du Gouvernement français) en 1949, alors que notre auteur préparait la deuxième édition de Cabinet Government. Une première lettre de ce fonctionnaire à  notre auteur, datée du 8 mars, nous apprend que ce dernier s’était la semaine précédente rendu en personne au Cabinet Office pour lui demander des détails notamment sur le fonctionnement du Cabinet pendant la Guerre. Brooke informe Jennings du fait qu’il ne peut fournir ces informations à  un niveau de détail qui le satisferait. Il lui envoie néanmoins un document détaillé sur les Cabinet Commitees de 1949. Deux semaines plus tard (le 24 mars), il envoie à  notre auteur le texte du cours qu’il a donné trois ans plus tôt, dans le cadre de leur formation, à  de nouveaux membres du Civil Service, en soulignant que les éléments qu’il contient sont datés et qu’ils ne donnent en tout état de cause pas d’information particulièrement détaillée.

Dans une troisième lettre, datée du 29 juin, Brooke remercie Jennings de lui avoir montré les changements que ce dernier entend faire aux chapitre IX et X de la nouvelle édition de Parliament, et fait quelques remarques, notamment sur l’utilisation que Jennings a faite du document qu’il a reçu avec la première lettre (datée du 8 mars). Brooke demande à  notre auteur de ne pas utiliser autant d’informations confidentielles. Bien qu’il ne soit pas opposé à  ce que la nouvelle édition de l’ouvrage présente une mise à  jour des éléments qui étaient contenus dans la précédente, il demande à  Jennings de ne pas faire état, notamment, des activités d’un des Comités en particulier (le « Future Legislative Committee. ») Il lui suggère ainsi de limiter l’étude du travail des Comités à  celle du Legislation Committee, et d’indiquer clairement au lecteur qu’il ne s’agit là  que d’un exemple.

Le 18 novembre 1950, Jennings reçoit encore une liste de remarques sur les chapitres IX à  XI de Cabinet Government.

Cet épisode montre donc deux choses.

La première est certainement que Jennings cherche à  connaître et à  décrire avec tant de détails le fonctionnement des institutions qu’il étudie, qu’aucune autre étude, à  l’époque, ne rend mieux compte du fonctionnement du Cabinet et de celui de Parlement aussi bien que la sienne. C’est ainsi que le New York Times loue Cabinet Government, où Jennings montre comment les institutions britannique gouvernent cinq cents millions de personnes, qu’Harold Laski qualifie le livre d’ « indispensable », et que Philippe Lauvaux utilise le terme de « monumental. »

La deuxième remarque, cependant, que l’échange de lettres entre Brooke et Jennings appelle, est un problème bien connu en science administrative. Que Jennings ait envoyé volontairement ses projets au Cabinet Office et au Parlement ou qu’il lui ait été demandé de le faire après qu’on lui eut fourni des informations, on voit clairement que les institutions, et sans doute particulièrement le Cabinet, ne se laissent pas approcher de trop près, ne tolèrent pas qu’une description trop précise de leur fonctionnement soit rendue publique. On pensera naturellement ici à  Max Weber lorsqu’il écrivait que la bureaucratie tend à  garder ses connaissances et ses intentions secrètes. Il est évident que Jennings se place largement dans une situation de dépendance vis-à -vis de ses interlocuteurs institutionnels.

Il reste que les informations diversement collectées lui permettent d’écrire, par exemple, dans Parliament, une partie de chapitre intitulée « Derrière le siège du speaker. » Cette expression est couramment utilisée, nous dit Jennings, par les parlementaires, pour désigner les arrangements faits entre les whips du Gouvernement et de l’Opposition visant à  réduire l’obstruction parlementaire et à  faciliter la tâche des deux camps. Adam Tomkins fait remarquer que ce sujet est généralement omis dans les descriptions classiques du Parlement.

La méthode de Jennings est donc originale. Pour ne pas traiter de « fictions », il se refuse à  se lancer dans une étude des seules règles de droit qui concernent le Parlement, car « le droit consiste en des propositions générales et commodes qui ne sont pas très éloignées de la réalité mais qui ne sont pas nécessairement en relation étroite avec les faits de la vie sociale et politique. » Au contraire, soucieux de s’approcher au plus près des réalités de son objet d’étude, il cherche à  se concentrer sur ce que ce dernier est, sur ce qu’il fait, et sur la manière dont il le fait.

De la même manière que Dicey reprochait à  Blackstone de ne pas désigner le véritable détenteur de la prérogative royale, Jennings cherche, par sa méthode originale, à  ne pas tomber dans l’aveuglement qu’il attribue à  ses prédécesseurs. Pour lui, les analyses qui commencent par parler de « fictions » telles que l’autorité « transcendante et absolue » du Parlement tendent à  trop concentrer l’attention sur la fonction législative des deux Chambres. On ne voit alors pas que même à  la Chambre des Communes, seulement deux cinquièmes du temps environ sont utilisés à  débattre sur les dispositions des Bills présentés. On ne voit pas, surtout, qu’en fait le Parlement contrôle la législation comme il contrôle l’administration, « en débattant et au bout du compte en approuvant la politique du gouvernement. » La véritable fonction de la Chambre des Communes est bien, pour Jennings, d’« interroger et de débattre de la politique du gouvernement. » La fonction législative du Parlement n’est autrement dit qu’un sous-ensemble de la fonction de contrôle que celui-ci opère sur le pouvoir exécutif.

Notre auteur semble donc, de ce point de vue, faire de ses prédécesseurs ce que faisait Dicey de Blackstone. Comme Dicey, encore, il entendait, dans Parliament en tous cas, s’en tenir à  une simple description, sans y ajouter de critique de son objet d’étude. Il écrit ainsi : « J’ai voulu décrire et analyser, non critiquer. J’ai essayé de réprimer l’expression de mes propres opinions. »

Mais à  l’inverse de Dicey, Jennings ne s’intéresse pas qu’aux règles de droit, ni même aux seules « conventions » qui en ont la force sans être invocables devant un juge. Il n’hésite pas à  faire usage de la science politique, de la collecte de tout fait relatif au fonctionnement des institutions.

Il s’oppose aussi à  son illustre prédécesseur en n’hésitant pas à  se référer à  l’histoire.

 

Section II : L’intérêt porté à  l’Histoire

Dans toute l’œuvre d’Ivor Jennings le lecteur se trouve confronté à  une utilisation fréquente de l’Histoire. Cela suggère que, contrairement à  Dicey, Jennings ne considère pas que le recours à  cette discipline soit inutile au constitutionnaliste, ni hors du champ de son objet d’étude.

C’est que pour lui, l’Histoire est nécessaire à  la compréhension de la Constitution (I), même s’il est conscient des dangers que le recours à  cette discipline peut présenter pour le juriste (II).

I. La nécessité de recourir à  l’Histoire pour comprendre la Constitution.

Dans un article de 1938, Jennings écrit :

« Il est possible d’analyser le droit anglais sans faire référence à  l’Histoire. Pourtant, une partie si importante du droit n’ayant pour raison d’être que cette discipline, aucun auteur de droit anglais n’oserait plus omettre quelque explication historique. »

Dans cet article, notre auteur fait remonter l’absence d’intérêt des juristes anglais pour les sciences sociales à  Austin, dont l’influence fut considérable, notamment sur Dicey.

On a déjà  dit que The Law and the Constitution commence par un chapitre dont la première subdivision s’intitule The Functions of Government. Dans cette partie, Jennings retrace, depuis les peuples teutoniques jusqu’aux nationalisations de 1945, la division croissante du travail qui a eu lieu en Angleterre. Dans les pages qui suivent, il donne au lecteur les principales étapes de la croissance de la Constitution anglaise puis britannique, et montre en quoi les changements progressifs répondent aux besoins du moment. Autrement dit, la Constitution étant une « chose qui passe, changeante comme les couleurs d’un kaléidoscope », comme on l’a déjà  relevé, s’intéresser à  son Histoire et à  celle des institutions revient à  comprendre les raisons qui ont mené à  sa forme contemporaine.

La deuxième idée importante de Jennings est qu’étant donné que « chaque génération hérite des idées de ses prédécesseurs puis les adapte », les changements n’interviennent que là  où ils sont nécessaires pour répondre aux nouvelles nécessités.

Dans une intervention prononcée à  Düsseldorf, à  l’Arbeitsgemeinschaft für Forschung des Landes Nordrhein-Westfalen le 16 mars 1960, dont le texte est conservé dans ses archives, Jennings traite ainsi de ce qu’il appelle « la conversion de l’Histoire en Droit. » Il développe avec une très grande précision deux exemples : celui de la Grande Charte et celui du développement de l’autorité du Parlement. Les trois quarts de son intervention détaillent donc l’évolution de ces deux sujets à  travers l’Histoire de l’Angleterre et du Royaume-Uni, depuis leurs plus anciens fondements jusqu’au moment « où l’on peut dire que quelque chose de certain a été intégré au droit. »

Jennings insiste là  encore que le fait que pour lui, une évolution est toujours le résultat d’un besoin immédiat auquel il est répondu pragmatiquement. Si un second besoin de cette sorte apparaît peu de temps après, et « s’il peut y être répondu par la répétition ou par l’adaptation du précédent déjà  établi, cela constitue une seconde étape » Ce processus se poursuit jusqu’à  ce qu’un droit puisse être revendiqué sur le fondement du précédent. C’est ainsi par exemple progressivement que le Parlement commence par assister le monarque, puis insiste pour s’imposer, et enfin devient le détenteur d’un pouvoir législatif suprême, ce qui est une règle fondamentale de la Constitution britannique que nous connaissons de nos jours.

Cet exemple a incontestablement été l’un des plus théorisé, sous la forme que Dicey a appelée « souveraineté du Parlement ». Jennings nous explique pourquoi cette théorie, comme d’autres, est née. En effet, « lorsque le processus ne consiste qu’en une simple accumulation de précédents, la théorisation est minimale. Ce n’est que là  où il y a conflit pour le franchissement d’[une] étape que des théories sont produites. » Si des théories sont nées à  la fin du XVIIe siècle, parmi lesquelles on trouve celle de la « souveraineté » du Parlement, pour reprendre notre exemple, c’est que les derniers Stuarts ont manqué de sagesse.

Cependant, même là  où il y a conflit, il semble que la lutte ne concerne jamais l’ensemble de la Constitution, ce qui explique qu’aucune théorie d’ensemble ne soit jamais produite. Notre auteur nous rappelle en effet que Bentham a critiqué sévèrement les Commentaires de Blackstone en ce qu’ils présentaient selon lui une théorie naïve, simpliste. Mais cette théorie n’était simpliste que « parce qu’on n’en avait aucunement besoin », pour Jennings.

Notre auteur insiste donc sur la continuité des institutions en Angleterre, et sur leur lente évolution. Du point de vue du droit, d’abord, on voit là  la proximité des raisonnements de Jennings avec ceux de la common law : cette common law est en effet paradoxalement « en constante croissance et néanmoins immuable. » Du point de vue historique, il est intéressant de noter que le texte de l’intervention de notre auteur commence par souligner le fait, très rarement contesté par les historiens d’Outre-Manche, selon lequel l’Angleterre n’a jamais plus été envahie depuis 1066.

Si, pour étudier l’évolution de la Constitution qui s’opère en dehors du Parlement, les juristes peuvent se servir de l’Histoire pour comprendre les institutions qui les entourent, Jennings ne pointe pas moins l’existence de certains dangers pour le juriste qui utilise l’Histoire.

II. Les dangers du recours à  l’Histoire pour le juriste

 

Jennings distingue bien la tâche de l’historien de celle du juriste : le premier s’intéresse aux événements, alors que le second doit comprendre quelles difficultés, politiques ou autres, se sont posées, à  un moment donné, qui ont conduit à  adopter telle ou telle réforme. Pour autant, la distinction peut se révéler plus souple en pratique qu’en théorie. Ainsi :

« c’est la tâche de l’historien que d’expliquer ce qui s’est passé lors des élections de 1784, et celle du juriste de tirer des conclusions de ces événements. C’est là , bien sûr, opérer une séparation plus nette que celle qui est possible en pratique : il peut arriver au juriste d’interpréter le sens des événements et il peut arriver à  l’historien de tirer des conclusions, mais ceci n’est qu’une conséquence de l’unité de la connaissance. »

Il est intéressant de noter que c’est dans la préface de Party Politics que Jennings écrit ces lignes. Rappelons en effet que cet ouvrage en trois volumes, conçu comme le dernier élément de la trilogie commencée par Cabinet Government et Parliament, reçut, contrairement à  ses prédécesseurs, beaucoup de critiques négatives, et A.W.Bradley écrit qu’il fut critiqué aussi bien par les historiens que par les politistes. Dans la préface du dernier volume, Jennings écrit même « Party Politics ne pouvait pas être écrit sans que les frontières conventionnelles des matières académiques ne soient ignorées. Il était évidemment nécessaire d’y utiliser les enseignements d’historiens et de philosophes politiques. »

La dépendance de Jennings n’est donc plus ici celle qu’il a contractée vis-à -vis de l’administration du Cabinet ou du Parlement, mais celle dans laquelle il se place vis-à -vis de ses collègues chercheurs dans d’autres disciplines. Cette dépendance est pourtant dans les deux cas le résultat de la même ambition : aller au-delà  des règles telles qu’elles existent pour en comprendre le fondement et voir comment les institutions fonctionnent réellement. Cela mène Jennings à  une volonté de connaissance universelle des sciences sociales.

Pour autant, dans son intervention de 1960, il montre qu’il n’ignore pas certains défauts et pièges de l’utilisation de l’Histoire constitutionnelles. Il dit ainsi : « l’histoire constitutionnelle est un objet d’étude quelque peu trompeur. » En effet, la tendance de cette discipline est évidemment de donner à  certaines institutions une importance qu’elles n’ont jamais eue, pour la simple raison qu’elles ont évolué jusqu’à  l’époque du chercheur qui s’y penche. Jennings prend l’exemple de l’ouvrage de William Stubs intitulé Select charters and other illustrations of English constitutional history from the earliest times to the reign of Edward the First: en insistant sur la continuité de l’histoire constitutionnelle anglaise, -ce que Jennings lui-même cherche à  faire-, on donne une importance trop importante aux seules idées qui ont été les germes des institutions modernes. Toutefois, la démarche inverse, qui consiste à  ne s’intéresser qu’à  des périodes très courtes de l’histoire constitutionnelle, ne peut produire que de « l’Histoire épisodique. »

Outre cela, le souci majeur est pour Jennings que la différence entre le juriste et l’historien ressurgit partout. Le juriste s’intéresse à  l’Histoire épisodique car il veut savoir comment une institution fonctionnait réellement, au-delà  des règles formelles, à  un moment donné. Ce n’est là  qu’une transposition dans le passé de la méthode que notre auteur a utilisée au mieux dans Parliament. Mais le constitutionnaliste s’intéresse aussi, et de manière évidente, à  l’évolution des institutions. Celles de ces institutions qui n’ont été que des solutions temporaires à  certains problèmes rencontrés dans l’Histoire, d’abord, suscitent la curiosité : pourquoi n’ont-elles été que temporaires ? Celles qui ont une longue histoire, ensuite, doivent être comprises dans leur évolution.

C’est dans cette dernière catégorie que l’on doive ranger le second volume de Party Politics, intitulé The Growth of Parties : cet ouvrage cherche à  retracer l’évolution des partis politiques anglais puis britanniques depuis la Première Révolution Anglaise. Même si les partis de la fin des années 1950 n’ont plus rien à  voir avec ceux de 1642, au point qu’on ne puisse pas véritablement estimer qu’il s’agisse des mêmes institutions, l’idée même de l’existence de partis politiques semble être pour Jennings d’une grande importance. Ce qui importe, c’est que le fait même qu’on se réfère à  des faits passés « donne à  nos partis politiques une stabilité et un sens de l’Histoire qui sont d’une extrême importance dans le fonctionnement actuel des institutions politiques. », et peu importe que telle étude nous ait appris que les partis n’existaient pas sous le règne de Georges III. Autrement dit, s’intéresser à  l’Histoire, même lorsque cela ne donne pas d’explication immédiate sur les institutions contemporaines étudiées, peut tout de même être utile, contrairement à  ce qu’affirmait Dicey, car cette Histoire, ou au moins l’idée que la « tradition » s’en fait, joue un rôle non négligeable dans l’idée que l’institution d’aujourd’hui se fait d’elle-même. On peut néanmoins se demander s’il s’agit encore là  véritablement d’Histoire. Quoi qu’il en soit, le rôle somme toute peu clair que Jennings assigne à  la matière lorsqu’il écrit Party Politics (et aussi lorsqu’il prononce son intervention à  Düsseldorf, c’est-à -dire à  la fin des années 1950 et en 1960) a conduit à  ce que son ouvrage soit mal compris.

Toujours est-il que l’utilisation de l’Histoire, l’intérêt pour la récolte de faits et les influences progressistes qui se sont exercées sur Jennings le conduisent à  avoir une vision originale de la Constitution.

 

Partie II : une vision originale de la constitution britannique

La méthode originale suivie par Jennings le conduit à  porter un regard neuf sur la Constitution britannique, qui contraste notamment avec l’analyse d’Albert Dicey. La nouveauté de sa vision se caractérise à  la fois par une conception élargie du champ du droit public, d’une part (Chapitre I), et par la critique de certains concepts considérés jusqu’alors comme essentiels, d’autre part (Chapitre II).

Chapitre I : Une conception élargie du champ du droit public

Jennings est amené, en tant que publiciste, à  s’intéresser à  un champ d’étude plus large que celui auquel Dicey avait prétendu vouloir se confiner. C’est d’abord la question des conventions qu’il convient d’aborder (section I), avant de traiter de l’existence d’un droit administratif anglais (section II).

 

Section I : Les conventions de la Constitution, parties intégrantes du droit constitutionnel

Selon Martin Loughlin, Albert Dicey semble être le premier à  utiliser l’expression de « conventions de la constitution ». Le professeur d’Oxford distingue en effet, parmi les règles constitutionnelles, celles qui sont véritablement de droit (laws) et celles qui sont des conventions. Le critère de distinction entre ces deux séries de règles semble clair : les règles de droit sont appliquées par les tribunaux, alors que les simples conventions ne le sont pas. Le juriste, pour Dicey, n’était pas directement intéressé par les conventions, qui varient dans le temps. Le sujet n’est pas dans le champ de compétence du juriste, mais dans celui du politiste. Pour autant, Dicey consacre aux conventions des développements à  la fin de son ouvrage de référence, The Law of the Constitution. Celles-ci dépendent en effet pour lui en dernier ressort des règles de droit. Les deux chapitres qu’il consacre aux conventions s’intéressent, pour le premier, à  la nature des conventions de la constitution, et pour le second à  la sanction des règles « conventionnelles ». Jennings adopte un autre point de vue que celui de Dicey sur chacun de ces deux aspects.

I. L’absence de différence de nature entre règle de droit et convention

Jennings, en refusant de ne s’intéresser qu’au droit tel qu’il est restrictivement défini par Dicey, aurait pu s’intéresser aux conventions de la Constitution en tant qu’elles dépendent de la science politique. Puisque la science politique et l’Histoire intéressaient aussi Jennings, autrement dit, il ne pouvait manquer de se pencher sur les conventions. Mais cela n’impliquait nullement de revenir sur la différence de nature que Dicey avait soulignée. Pourtant, notre auteur insiste, comme le fait remarquer Pierre Avril, sur les similitudes entre règles légales et règles conventionnelles, considérant que les différences entre elles sont secondaires.

Jennings commence par faire remarquer que, si l’on suit la bipartition de Dicey et qu’on ne s’intéresse qu’aux règles de droit, on aboutit à  un résultat étrange :

« C’est un droit constitutionnel singulier que celui qui fait mention du Cabinet parce que le Ministers of the Crown Act 1937 s’y réfère, mais qui ne peut pas dire ce que fait ce Cabinet; qui dit connaître le Premier Ministre parce que ce dernier est mentionné trois fois dans la loi, mais ne peut dire de lui seulement qu’il n’a aucun pouvoir (…) C’est un droit constitutionnel qui dit en fait très peu de la Constitution. Ce n’est pas du tout un système, mais un ensemble de règles sans lien entre elles qui résultent d’accidents de l’Histoire. »

Le lien entre convention et règle de droit avait été pressenti par Dicey, qui en traitait dans son ouvrage de référence, allant ainsi plus loin que la tâche qu’il s’était assignée. Pour Jennings, sans les conventions, les lois écrites mais aussi les arrêts des tribunaux et des cours sont incompréhensibles. Allant plus loin, il écrit que les conventions « sont des règles dont la nature ne diffère pas fondamentalement [des règles de droit]. »

Comme le rappelle Pierre Avril, pour Jennings les conventions sont « la chair qui habille les os desséchés du droit ». On voit là  ressurgir deux idées déjà  étudiées plus haut, lorsqu’on s’est intéressé à  la méthode suivie. En effet, cette phrase montre d’une part que la Constitution est une chose changeante, qui s’adapte à  l’époque et que cette adaptation doit être encouragée et non entravée. C’est d’ailleurs là  la première fonction des conventions que Jennings identifie. D’autre part, l’intérêt que Jennings porte à  la vie quotidienne des acteurs des institutions le conduit à  expliquer la phrase ci-dessus notamment par la suivante : « Une Constitution ne fonctionne pas toute seule, il lui faut des hommes pour la faire fonctionner. » Les conventions servent à  permettre à  ces hommes de collaborer à  la mise en œuvre de la Constitution. C’est là  leur deuxième fonction. Cabinet Government se situait dans cette optique, car l’ouvrage contenait en fait surtout l’exposé des règles conventionnelles qui permettent au Cabinet de fonctionner.

Rien de tout cela n’empêche cependant, jusqu’ici, que le droit et les conventions soient, comme le suggérait Dicey, de nature différente.

Jennings commence pour s’attaquer à  ce point par faire preuve de pragmatisme et s’appuie sur l’Histoire. Il rappelle en effet les événements de la Glorieuse Révolution : si on s’en tient au droit, le roi Jacques II était roi d’Angleterre et d’Ecosse et aurait dû le rester jusqu’à  sa mort, moment auquel son fils serait à  son tour devenu roi. Guillaume d’Orange ne pouvait donc être ensuite tenu pour le monarque, et ne pouvait donc pas non plus convoquer de Parlement. Les Actes d’Union de 1707 (pour l’Angleterre et l’Ecosse) et celui de 1800 (pour l’Irlande) n’ont donc jamais été du droit « légal », puisqu‘ils furent adoptés par un parlement qui n’en était pas un, en conséquence de quoi le Royaume-Uni n’existe pas et, même, Elisabeth II ne peut prétendre au trône de ce royaume inexistant. Jennings rappelle ainsi à  son lecteur que « toutes les révolutions sont légales lorsqu’elles ont réussi » Ce qui fait qu’une constitution est du droit positif, c’est le fait qu’elle soit acceptée comme telle. Les conventions sont les règles « les plus fondamentales de toute constitution, en ce qu’elles reposent essentiellement sur l’assentiment général. » Elles sont acceptées tout comme les règles de droit le sont.

Par ailleurs, toujours en s’attachant à  commencer par observer le fonctionnement « réel » des institutions qu’il étudie, Jennings écrit que les membres du Gouvernement ne savent pas toujours et n’ont d’ailleurs pas besoin de savoir si une règle donnée relève du droit ou d’une convention de la Constitution. La seule question qu’ils se posent est de savoir ce que la Chambre de Communes va penser de leur projet. Simplement, « il est mieux que la règle soit une règle de droit et non une convention, car le droit peut être modifié par un texte de loi alors qu’une convention est assez difficile à  modifier de manière brusque. »

Pierre Avril, en cherchant à  distinguer les conventions de la Constitution de « toutes sortes de pratiques, d’usages, de traditions ou d’habitudes », énonce les « conditions formulées par la doctrine britannique » pour reconnaître une convention. Il en recense deux. Il faut d’abord se trouver en présence d’une norme non-écrite. Ensuite, « la norme doit en être une, et satisfaire pour cela au test de Jennings. » On voit bien ici que le « test de Jennings » a pour caractéristique de ne qualifier de conventions que les règles qui sont des normes. La proximité, dans l’esprit de Jennings, des conventions avec les règles de droit est donc évidente.

Les trois éléments de ce test sont exprimés par l’auteur de The Law and the Constitution à  la dernière des pages qu’il y consacre au sujet: « Il nous faut nous poser trois questions : premièrement, "quels sont les précédents ?" Deuxièmement, "dans ces précédents, les acteurs se croyaient-ils liés par une règle ?" Troisièmement, "y a-t-il une raison à  cette règle ?" »

Jennings nous rappelle qu’il a souvent été dit que le choix par le roi de Baldwin plutôt que de Lord Curzon en 1923 aurait créé la convention selon laquelle le Premier Ministre doive toujours appartenir à  la Chambre des Communes, et non plus à  la Chambre des Lords. Mais, si le roi ne s’est pas senti obligé par cette règle, aucune Convention n’a été créée ce jour-là . En fait, si notre auteur ne hiérarchise pas ses trois éléments, le second semble bien être le plus important en même temps parfois que le plus difficile à  établir.

En effet, fidèle à  ce qui est sa méthode depuis l’épisode de la gare d’York, Jennings nous indique que pour déterminer si un acteur se sentait lié ou non par une règle, la principale source de renseignements est constituée par les biographies et les archives personnelles. Notons par ailleurs que le troisième élément du test montre, lui aussi, l’opposition nette à  la méthode de Dicey. Il oblige en effet, puisqu’on se trouve en matière constitutionnelle, à  se replacer dans les circonstances politiques. On ne crée une nouvelle règle que parce qu’elle trouve une justification qu’elle n’avait jusqu’alors pas. Rappelons ici que pour Jennings ces règles contenues dans les conventions de la Constitution ont pour objet d’adapter la Constitution aux circonstances et de permettre aux hommes qui mettent en œuvre cette Constitution de collaborer efficacement.

Selon le « test de Jennings », les conventions sont cependant, on l’a vu, tout comme les règles de droit, des normes. La différence que faisait Dicey entre les deux types de règles, même si elle n’est pas remise en cause par ce fait, semble donc secondaire, si on suit notre auteur. La confusion entre les deux notions semble être encore plus forte si l’on rappelle que dans un avis du 28 septembre 1981 couramment appelé « avis sur le rapatriement de la Constitution » (ou Patriation Reference en anglais), la Cour Suprême du Canada a utilisé le « test de Jennings » pour déterminer l’existence ou non d’une convention de la Constitution. Pour autant, la remarque faite par Dicey demeure, et on a déjà  dit que les développements de Jennings ne les remettaient pas nécessairement en cause. La Cour Suprême du Canada a ainsi écarté deux positions extrêmes : celle qui consistait à  considérer qu’elle n’était pas compétente pour identifier une convention, et celle qui consistait à  estimer qu’elle devait se servir de la convention dont l’existence avait été reconnue de la même manière que d’une règle de droit. Elle se contente de reconnaître l’existence d’une convention, de la même manière que le Chequers Estate Act 1917 avait reconnu, pour la première fois dans la législation britannique, simplement en y faisant référence, l’existence du Premier Ministre. Autrement dit, comme l’illustre l’arrêt de la Cour, le fait que les conventions ne soient pas applicables par les tribunaux n’est pas remis en cause par la conception que Jennings développe à  travers son test. L’identité de nature que notre auteur souligne entre les conventions et les règles de droit (toutes deux sont des normes acceptées comme telles) ne vise pas à  venir au soutien d’une argumentation selon laquelle il n’existerait aucune différence entre les deux notions.

Ces différences, dans l’esprit de Jennings, ressurgissent lorsqu’est soulevée la question de l’effectivité des conventions.

II. Le respect des conventions de la Constitution

Jennings relève trois différences entre les règles de droit et les règles contenues dans des conventions de la Constitution.

La première est que lorsqu’une règle de droit n’est pas respectée, la fonction des tribunaux est de déclarer cet état de fait. Alors, il n’y a pas de doute que la règle a été violée, et le Gouvernement doit, si besoin est, soumettre un projet de loi de validation au Parlement pour rétablir le respect de la légalité.

La seconde différence que Jennings voit entre les deux types de normes est que la règle de droit est soit explicitement exprimée par une loi, soit elle illustrée par une décision juridictionnelle, alors que les conventions émergent d’une pratique. De là  vient que le moment de la naissance et celui de la disparition d’une règle de droit peuvent être facilement déterminés, alors qu’il est difficile de savoir à  quel moment une pratique devient ou cesse d’être une convention. Cela rejoint le fait que l’existence seule d’un précédent ne suffit pas à  créer une telle convention, puisqu’il ne s’agit là  que d’un seul des trois éléments qui définissent ce type de norme. Au contraire, un précédent en forme de jugement est à  lui seul le révélateur d’une règle de droit, car le juge qui l’a rendu ainsi que ceux qui lui sont inférieurs sont tenus, selon la doctrine du précédent, de le suivre dans toute affaire similaire ultérieure.

La troisième différence, nous dit Jennings, est « purement psychologique » : l’énonciation formelle d’une règle par une autorité qui est constitutionnellement investie du droit de l’énoncer donne à  la règle de droit en question un caractère plus solennel, presque sacré (Jennings utilise le mot de « sanctity »).

La ligne de partage entre règles de droit et conventions est, nous dit notre auteur, très fine, et « même les juges ne sont pas toujours certains de l’endroit où elle se trouve.» En fait, une distinction de substance entre les deux types de règles n’existe que pour le juriste qui part du postulat selon lequel la règle de droit est une chose qui est appliquée par les tribunaux, ce qui était le cas de Dicey. Ce dernier, comme nous dit Jennings, avait du mal à  expliquer pourquoi les conventions sont obéies alors qu’elles ne sont pas applicables par les divers juges. Dicey écrivait en effet : « C’est là  de loin la plus mystérieuse des questions que révèle l’étude du droit constitutionnel. »

La réponse de Dicey était qu’en définitive, les conventions de la Constitution sont respectées parce que si elles ne l’étaient pas, cela aurait pour conséquence de conduire à  la violation d’une règle de droit. Mais ensuite, cet auteur ne prouve pas véritablement l’explication qu’il avance. Il donne simplement des exemples de cas dans lesquels cela fonctionne. Il montre par exemple que si la convention selon laquelle le Parlement se réunit annuellement n’était pas respectée, l’Army (Annual) Act, qui comme son nom l’indique devait être voté chaque année, ne le serait pas, rendant ainsi illégal le maintien d’une armée. Le Gouvernement qui refuserait de démissionner alors que la Chambre des Communes lui aurait retiré son soutien, d’une part, et que, d’autre part, soit le Premier Ministre ne demande pas de dissolution au monarque, soit, après une telle dissolution, la Chambre des Communes vote une nouvelle censure, agirait de manière contraire à  une des conventions de la Constitution les mieux établies. Si la Chambre des Communes refuse de voter les lois que le Gouvernement lui propose, et notamment l’Army (Annual) Act, à  nouveau l’existence d’une armée deviendrait illégale.

Jennings commence par montrer que la violation de certaines règles contenues dans des conventions qui existent et qui sont –de fait- respectées n’entrainerait jamais la violation d’aucune règle de droit. Le raisonnement de Dicey ne tient en fait que pour les conventions qui déterminent les relations entre le Cabinet et la Chambre des Communes, qui bien qu’elles soient d’une particulière importance, demeurent une petite minorité des conventions existantes. Notre auteur rappelle qu’en 1932, le Gouvernement National était soutenu par une majorité composite, résultant des élections de 1931 et composée de conservateurs, de libéraux, et des quelques travaillistes qui avaient suivi Ramsay MacDonald. À l’occasion d’un désaccord au sein du Cabinet, les membres de celui-ci s’accordèrent pour adopter une position selon laquelle les ministres seraient libres de parler publiquement et même de voter, à  la Chambre, contre les réformes proposées, tout comme les autres députés de tous partis. Cela revenait clairement à  violer la convention selon laquelle le Cabinet est collectivement responsable devant la Chambre des Communes. Pourtant, ce Cabinet étant soutenu par une majorité dans les deux chambres du Parlement, « il n’y eut pas et il ne put y avoir de violation de règles de droit. »

Là  encore, les positions de Jennings et de Dicey s’opposent. Cela vient du fait que ce dernier ne prétend s’intéresser qu’au droit. E.C.S Wade lui-même, dans l’introduction qu’il rédige pour les dernières éditions de Law of the Constitution, reconnaît que Dicey a sans doute été trop influencé par Austin en ne pouvant trouver de raison au respect d’une règle que dans sa sanction, alors que, toujours selon E.C.S. Wade, « la plupart du droit, peut-être l’ensemble du droit, est obéi en raison de l’acceptation générale de son contenu par la communauté. » Le propre « disciple » de Dicey reprenait donc là  l’argument de Jennings.

Pour notre auteur, la raison du respect des conventions tient à  la nature démocratique des institutions britanniques. C’est là  un argument qu’on retrouvera dans d’autres domaines. On se souviendra que le principe démocratique n’a jamais été contesté ni par la Société Fabienne, qui l’a même toujours mis en avant, ni par Jennings, et ce alors même qu’Harold Laski s’était engagé sur la voie du marxisme. Pour notre auteur, le Gouvernement qui viole une convention doit s’en justifier devant la Chambre des Communes, où il bénéficie certes d’une majorité, mais où chaque député tient son siège du peuple, qui est lui-même « imprégné des traditions démocratiques. » S’il est rare qu’un gouvernement soit défait aux Communes, Jennings rappelle à  son lecteur que le gouvernement a encore besoin de gagner le vote du peuple pour se maintenir au pouvoir. Ainsi, « là  comme ailleurs, la première protection est le fonctionnement du système démocratique, le droit de l’électorat de choisir librement, un droit qui signifie réellement en pratique qu’il peut expulser un gouvernement qui ne lui convient pas. » Finalement, comme le rappelle Pierre Avril, Jennings pense simplement que les conventions sont respectées « à  cause des difficultés politiques qui s’ensuivraient si elles ne l’étaient pas. »

Mais notre auteur ne ramène pas seulement les conventions de la Constitution dans le champ d’étude du publiciste, il fait encore le constat de l’existence d’un véritable droit administratif en Angleterre.

 

Section II : Le droit administratif, partie intégrante du droit public anglais

Pour Dicey, qui écrit la première édition de Law of the Constitution en 1885, la « souveraineté » du Parlement est le principal pilier du droit constitutionnel britannique, et ce principe doit être tempéré par le Rule of Law. Parmi les trois significations que cette expression recoupe pour lui, la seconde insiste sur le fait qu’en Angleterre, « tout homme, quel que soit son rang ou sa condition, est soumis au droit commun du royaume et à  la compétence des tribunaux de droit commun. » L’opinion doctrinale sur la question du droit administratif Outre-Manche a longtemps été influencée par la comparaison que Dicey avait faite dans son ouvrage de référence entre le système britannique tel qu’il le décrivait et le système français qui développe un droit particulier applicable à  l’administration, qu’un ordre de juridiction séparé est chargé de faire respecter. Ce système français s’opposait pour Dicey au Rule of Law pour trois raisons : d’abord, il contrevenait au principe d’universalité du droit et d’égalité. Ensuite, il plaçait l’État dans une position privilégiée et était donc contraire aux efforts qui avaient, en Angleterre progressivement conduit à  la soumission de la Couronne au droit. Enfin, la dualité des ordres de juridiction contrevenait au principe de séparation des pouvoirs entre les pouvoirs judiciaire et exécutif. Pour lui, il n’y avait donc pas de doute à  avoir sur le fait que le système britannique était bien plus protecteur des droits des individus que ne l’était son pendant français, car il donnait de meilleures garanties contre l’arbitraire de l’exécutif.

Quiconque connaît le système français admettra facilement que la situation décrite par Dicey, fondée à  l’origine sur la volonté de protéger l’administration des incursions des juges, était dépassée, surtout depuis que la loi du 24 mai 1872 avait conféré la justice déléguée au Conseil d’État. L’idée selon laquelle il n’existerait pas de droit administratif au Royaume-Uni est d’ailleurs aujourd’hui éteinte, et il n’est que de regarder le nombre d’ouvrages intitutlés « Constitutional and Administrative Law » pour s’en convaincre.

Jennings va développer une vision de la question plus contrastée que celle de Dicey, et va être l’un de ceux qui vont plaider pour que soit reconnue l’existence d’un droit administratif anglais (I). Il lui arrivera par ailleurs de considérer comme désirable l’établissement d’un ordre juridictionnel administratif séparé (II).

I. La reconnaissance de l’existence d’un droit administratif anglais

Jennings n’est pas le premier auteur britannique à  plaider pour la reconnaissance de l’existence d’un véritable droit administratif Outre-Manche, mais il va apporter une contribution importante au débat. Dans le chapitre de The Law and the Constitution intitulé « Administrative Law », notre auteur commence par définir le droit administratif comme suit : « Le droit administratif est le droit relatif à  l’Administration. Il détermine l’organisation, les pouvoirs et les devoirs des autorités administratives. » Il adopte ainsi une définition qui n’est plus centrée sur le problème de la dualité des ordres de juridiction. Elle est organique en ce qu’elle prétend que le droit administratif est le droit applicable à  l’administration. Elle est en même temps matérielle en ce qu’elle range dans le droit administratif les règles relatives à  l’organisation, au pouvoir, et aux devoirs des autorités administratives.

Pour Jennings, également, contrairement à  Dicey, « le droit administratif diffère par essence du droit privé. » Jennings, partant de l’observation du fonctionnement réel des institutions britanniques, rappelle ensuite à  son lecteur que parmi les services exercés par l’État, certains le sont par les tribunaux et d’autres par des autorités administratives. La plupart des interventions des tribunaux concernent le droit privé, alors que ce sont surtout les autorités administratives qui mettent en œuvre le droit administratif. Pour autant, les tribunaux peuvent connaître de questions de droit administratif par le biais de trois de leurs fonctions. En premier lieu, par le biais de la fonction en vertu de laquelle ils connaissent de recours formés contre les décisions de nombre d’autorités administratives. En second lieu, par la fonction selon laquelle ils empêchent ces autorités administratives d’excéder leurs pouvoirs et les obligent à  remplir les obligations qui sont les leurs en vertu de dispositions écrites. Enfin, par celle qui leur permet d’octroyer une réparation à  toute personne qui subit un préjudice résultant d’une faute commise par une autorité administrative ou par ses agents.

Le droit administratif existe donc bien, lorsqu’on le définit comme le fait Jennings, et, plus que cela, certaines des règles qui sont appliquées par les tribunaux relèvent bien de cette branche du droit.

Notre auteur critique évidemment la définition que Dicey a posée du droit administratif. Ce dernier s’est intéressé avant tout à  la dualité d’ordres de juridiction qui existait en France. Jennings reconnait que la vision de son prédécesseur rend compte d’une certaine réalité, mais que celle-ci est dépassée. Il s’est en effet intéressé aux évolutions du système français, et explique le paradoxe dans lequel le Conseil d’État (en tant qu’il est juge administratif) s’est retrouvé à  partir de 1872 : conçu au départ pour protéger l’administration des juges judiciaires, il protège désormais les citoyens des illégalités commises par cette même administration.

Une deuxième critique portée à  l’endroit de Dicey consiste à  dire que ce dernier ne s’est intéressé, outre la dualité des ordres de juridiction, qu’à  la seule question de la responsabilité des agents publics. Or, le droit administratif français ne se limite pas à  cette question. Certes, l’administration est responsable en vertu de règles qui diffèrent de celles du droit privé, mais cela n’est qu’une partie de ce qu’il est convenu d’appeler droit administratif.

Pour montrer que le droit administratif français contient d’autres principes et d’autres règles que celles tenant à  la dualité des ordres de juridiction à  la responsabilité administrative, Jennings reproduisait en note des premières éditions de The Law and the Constitution les plans suivis par Hauriou dans son Précis de Droit Administratif et par Orlando dans ses Principi di Diritto Amministrativo. Par ailleurs, il rappelle dans toutes les éditions de son ouvrage que l’exposé de Dicey omettait de préciser, d’une part, les règles qui permettaient, en 1885, à  l’administration britannique d’échapper à  la mise en jeu de sa responsabilité, aussi bien que, d’autre part, le fait qu’il existait des moyens pour les tribunaux de contrôler l’action administrative. Finalement, « un juriste français dont la connaissance du droit administratif vient de Dicey a une vision aussi faussée que ne l’est celle d’un juriste anglais sur le droit administratif français. »

La vision de Jennings se fonde donc, encore une fois, sur un intérêt accru porté aux faits et au fonctionnement réel des institutions dont il étudie le fonctionnement. Il reproche une nouvelle fois à  Dicey de ne pas s’intéresser aux pouvoirs des autorités publiques. En effet, ce dernier a pour défaut de raisonner non à  partir d’une observation de faits objectifs, mais à  partir d’abstractions (le Rule of Law, ici). L’étude de Dicey a longtemps eu pour effet de faire considérer aux juristes britanniques que le droit administratif n’existait pas chez eux. Il faut toutefois rappeler ici que dans l’introduction de la huitième édition de son Law of the Constitution, en 1914, cet auteur reconnut que depuis quelques temps, le système français n’était plus susceptible de recevoir autant de critiques qu’il avait pu lui en faire. Il alla même jusqu’à  se demander si l’établissement (au Royaume Uni) d’un organe indépendant de l’administration ne pourrait pas appliquer le droit (qu’il ne qualifie pas d’administratif mais d’ « official ») avec plus d’efficacité que n’importe quelle chambre de la High Court.

La question du droit administratif deviendra au Royaume-Uni de plus en plus importante au cours des premières décennies du XXe siècle. Depuis le début de l’ère industrielle, le Parlement avait entrepris de conférer à  des autorités administratives des tâches de régulation (des chemins de fer, des mines, etc.) en leur laissant souvent un important pouvoir discrétionnaire. Parmi les pouvoirs qui étaient donnés à  ces autorités, souvent locales, certains étaient de nature normative, d’autres étaient de nature juridictionnelle.

L’intervention croissante de l’État dans l’économie ne pouvait qu’amplifier le phénomène, comme le remarquait notamment Jennings :

« La Révolution Industrielle a changé la face du monde et la nature de la société politique. L’homme recherche aujourd’hui son bonheur dans une association avec d’autres personnes, et l’objectif que l’État essaie d’atteindre est la production des moyens de ce bonheur par la mise en place d’autorités publiques. »

Le Donoughmore Committee into Ministers’ Powers fut établi par le gouvernement travailliste en 1929 pour se pencher sur la question de savoir si le fait de donner des pouvoirs « législatifs » et juridictionnels à  des autorités administratives était conforme ou au moins conciliable avec le Rule of Law. À cette occasion fut considérée (l’idée sera néanmoins finalement rejetée) l’opportunité d’établir au Royaume-Uni un ordre de juridiction séparé pour les affaires mettant en cause des questions de droit administratif. Jennings avait été de ceux qui défendaient une telle solution.

II. Le plaidoyer pour l’établissement d’une dualité d’ordres de juridictions

Dans la dernière édition de The Law and the Constitution, Jennings écrit simplement que les tribunaux ont notamment pour objet « la protection du sujet contre la déformation du droit par le zèle démocratique ou par une administration partisane. » Il ne semble alors plus remettre en cause le rôle des tribunaux de droit commun dans l’application du droit administratif comme il avait pu le faire quelques années auparavant. Cette critique était néanmoins, là  encore, la résultante de la méthode employée par notre auteur.

Dans un article de 1936, Jennings commence par rappeler que selon Roger Bonnard, l’existence d’un ordre administratif séparé a pu être justifiée par quatre raison : La première est que les tribunaux judiciaires ont pu être suspectés d’hostilité à  l’égard des autorités administratives. La deuxième est la technicité des questions de droit administratif. La troisième est que de nouvelles expériences administratives peuvent produire un contentieux important. La dernière est que le préjugé selon lequel seuls les tribunaux judiciaires peuvent garantir les droits des individus est largement infondé depuis que les tribunaux administratifs sont organisés de telle manière qu’ils offrent à  ces individus les mêmes garanties d’indépendance et d’impartialité.

Il va ensuite s’attacher à  montrer pourquoi, selon lui, l’instauration de tribunaux administratifs séparés des autres cours est souhaitable.

L’argument de notre auteur tient en fait dans une critique des décisions des tribunaux de droit communs relatives aux lois sur le logement (Housing Acts) qui étaient alors en vigueur. Il faut souligner ici que le pan du droit administratif qui était en expansion depuis le XIXe siècle, qui était comme on l’a dit la conséquence des révolutions industrielles et d’idées plus favorables à  des idées « collectivistes » était introduit par des lois écrites, tout comme l’étaient d’ailleurs les règlements (delegated legislations) édictés par les diverses autorités créées à  cette occasion. La question dont traite Jennings est ainsi tournée vers l’interprétation juridictionnelle de ces divers textes. Il s’agit finalement d’en trouver le meilleur interprète.

Contrairement aux suppositions que faisaient et que font en général les juristes de Common Law , Jennings ne considère pas que les difficultés d’interprétation d’un texte ne puissent tenir qu’au texte lui-même. Elles peuvent découler aussi de l’emploi d’une mauvaise technique d’interprétation. En réalité, en effet, le langage lui-même est imparfait, et par conséquent l’interprétation du juge est toujours nécessaire. Jennings ne fait là  que pointer un problème sur lequel les étudiants continentaux sont invités à  se pencher dès le début de leurs études de droit.

Il convient sans doute ici de rappeler que dans les pays de Common Law, le droit étant largement issu de cette Common Law, la question de l’interprétation des textes est en principe résolue simplement. La doctrine des tribunaux est en effet, toutes les fois qu’il est possible, d’appliquer le texte littéralement, et cela est dû à  la place des tribunaux, qui ne saurait être qu’inférieure à  celle du Parlement « souverain ». En général, cela ne pose pas beaucoup de problèmes puisque traditionnellement les dispositions écrites sont précises, car elles visent à  modifier la Common Law sur des points déterminés. Si l’adoption d’une interprétation littérale risque de conduire à  un résultat absurde, cependant, le juge doit classiquement appliquer la mischief rule. Cette règle fut énoncée en 1584 dans ce qu’il est convenu d’appeler le Heydon’s Case. D’après elle, il convient de rechercher le défaut de la Common Law que le texte a voulu corriger afin de découvrir la bonne interprétation à  donner à  ce dernier. Simplement, comme le rappelle Jennings, la portée de la mischief rule est limitée, à  l’époque contemporaine, car les tribunaux n’acceptent plus de trouver le défaut que le législateur a voulu corriger que dans le texte à  interpréter lui-même. Autrement dit, « ce n’est pas la politique qui se trouvait clairement derrière le texte qui importe, mais la politique que les tribunaux déduisent du langage utilisé dans ce texte. » Fidèle à  lui-même, Jennings cherche à  voir au-delà  des règles formelles, et tient pour acquis qu’il n’y a jamais d’interprétation neutre, même pas de la part de juges indépendants. Il reprend d’ailleurs l’idée selon laquelle « une distinction entre les fonctions administrative et juridictionnelle ne peut pas être tracée. » Pourtant, on peut déterminer, parmi les deux, « quelle méthode est la plus efficace. »

Jennings constate, en ce qui concerne l’exemple de l’application des Housing Acts, que les règles et procédures de la common law, utilisées par des juges habitués à  elles seules là  où le législateur avait pourtant entendu les exclure, sont complexes, parfois peu claires, et que leur utilisation conduit à  ne pas donner aux réformes sociales toute la dimension qu’entendait leur attacher le législateur. Par ailleurs, toutes les justifications avancées par Roger Bonnard en faveur de la dualité des ordres de juridiction semblent pertinentes.

Notre auteur plaide donc, d’abord, pour un retour aux règles d’interprétation du Heydon’s Case. Alors, il rappelle que celles-ci requièrent des juges une connaissance suffisante des « maux » de la common law auxquels la loi écrite a voulu remédier. Par ailleurs, ces juges ne doivent pas avoir pour tendance de faire application de règles de common law là  où le Parlement est intervenu justement pour remédier aux défauts de celle-ci. Ces défauts de la common law auxquels le législateur a entendu répondre ne doivent enfin pas être recherchés seulement et nécessairement dans le texte à  interpréter. Il est en effet pour notre auteur indispensable, dans l’exemple qu’il prend, de se référer aux conditions sociales dont la loi a entendu traiter. Sans le dire tout à  fait explicitement, Jennings souhaite donc, dans les années 1930, clairement l’instauration de tribunaux administratifs composant un ordre juridictionnel séparé des cours de droit commun.

Cette conclusion est guidée par la volonté de notre auteur que soit respectée la loi faite par le Parlement non seulement à  la lettre, mais aussi dans son esprit. Sa critique des juridictions de droit commun s’inscrit évidemment aussi dans la lignée de ses opinions politiques : les Cours sont considérées comme très conservatrices par nature, et sont censées privilégier naturellement les droits des individus, même là  où le Parlement cherche à  atténuer ces droits pour les concilier avec d’autres impératifs, à  un âge où l’individu ne peut s’épanouir que par le collectif. Il faut d’ailleurs noter ici que, pour Jennings, là  comme ailleurs, l’opinion de Dicey lui-même était, elle aussi, due à  son adhésion aux principes libéraux : «La doctrine de Dicey (…) était en partie la réaction subconsciente de l’esprit Whig de [ce dernier] contre les interventions de l’État dans la vie économique.»

Mais surtout, les conclusions auxquelles arrive notre auteur sont le résultat de l’application de sa méthode, dont on a expliqué les principales caractéristiques plus haut. Dans un article déjà  cité, lui-même reconnaît que « lorsque, par exemple, le juriste cesse de faire état des règles d’interprétation et essaie de trouver comment les juges interprètent en réalité, il analyse non pas le droit, mais un phénomène social. » Même si dans ses écrits subséquents, Jennings n’argumentera plus directement pour défendre l’idée d’une dualité d’ordres de juridiction, il continuera néanmoins, jusqu’à  la dernière édition de The Law and the Constitution, à  écrire que « le contrôle juridictionnel de l’administration joue un rôle important dans l’administration. »

En plus d’avoir élargi le champ du droit public aux conventions de la Constitution et au droit administratif, Jennings a formulé d’autres critiques à  l’égard de points essentiels de la théorie de Dicey.

 

Chapitre II : La critique de points essentiels de la théorie classique

 

Les deux principaux piliers de la Constitution selon Dicey étaient la souveraineté du Parlement et le Rule of Law. Jennings va remettre en cause l’existence de la première (Section I). Quant au second, il en développera une version allégée, la protection des libertés découlant pour lui essentiellement de la nature démocratique des institutions britanniques (Section II).

Section I : La remise en cause de la souveraineté du Parlement

« La souveraineté du Parlement est, (d’un point de vue juridique) la caractéristique dominante de nos institutions politiques », écrivait Dicey. Déjà , Blackstone considérait que le Parlement était souverain. Le concept de souveraineté du Parlement tel que l’entendait Dicey est exprimé dans le célèbre passage suivant :

« Le concept de la souveraineté du Parlement ne signifie rien de plus ni rien de moins que ceci : le Parlement (…) a, selon la Constitution anglaise (sic) le droit de faire ou de défaire quelque loi que ce soit, et, par ailleurs, aucune personne ni aucune institution n’est reconnue par le droit de l’Angleterre comme ayant le droit de supplanter ou de mettre de côté une loi du Parlement. »

Classiquement, on déduit de cette phrase deux conséquences. D’abord, un Act du Parlement peut légiférer dans n’importe quel domaine, et son application ne peut pas être écartée par un juge au prétexte que le Parlement aurait outrepassé ses droits. Ensuite, le Parlement ne peut pas se lier, lui-même ou ses successeurs, c’est-à -dire qu’il ne peut adopter de loi qui ne soit pas abrogeable par une loi ultérieure.

Jennings va contester chacun de ces deux points.

I. Un Parlement suprême plutôt que souverain.

Notre auteur commence par observer ce qui est difficilement critiquable : « La caractéristique dominante de la Constitution britannique est, (…) comme Dicey l’a fait remarquer, la suprématie ou souveraineté du Parlement. » En conséquence de quoi les tribunaux notamment n’examinent pas la légalité (ou constitutionnalité) d’un Act du Parlement, contrairement à  ce qui se fait aux Etats-Unis depuis 1803. Jennings souligne par quelques exemples les pouvoirs extraordinaires dont jouit le Parlement en faisant appel à  l’Histoire : ce Parlement a pu modifier plusieurs fois les règles de succession au trône, abolir l’autorité du Pape sur l’Eglise d’Angleterre, unir les royaumes d’Angleterre et d’Ecosse en 1707, ajouter à  cette Union l’Irlande en 1800, avant de donner des régimes juridiques séparés au Nord et au Sud de cette île. Il a encore autorisé le roi Edouard VIII à  abdiquer, procédé à  des nationalisations ou donné leur indépendance à  d’anciennes colonies, etc.

« Ainsi le Parlement peut remodeler la Constitution britannique, prolonger sa propre durée de vie, légiférer rétroactivement, régulariser des illégalités, s’intéresser à  des cas individuels, interférer dans l’application des contrats, autoriser des expropriations, donner des pouvoirs dictatoriaux au Gouvernement, dissoudre le Royaume-Uni ou le Commonwealth, introduire le communisme, le socialisme, l’individualisme, ou le fascisme sans aucune restriction juridique. »

Pour autant, « le fait que les tribunaux ne se considèrent pas compétents pour restreindre l’exercice du pouvoir législatif ne suffit pas en lui-même à  déterminer l’étendue de ce pouvoir. » Notre auteur rappelle que la souveraineté a été définie par Bodin, puis développée par Hobbes, Bentham et Austin. Or la souveraineté est un pouvoir suprême illimité. Pour lui, le Parlement ne peut donc pas être considéré comme « souverain » dans ce sens-là , puisque, « comme Dicey et Laski l’ont fait remarquer, il y a beaucoup de choses que le Parlement ne peut pas faire. » Laski écrivait en effet par exemple qu’aucun Parlement « n’oserait priver de leurs droit civils et politiques les Catholiques romains ou interdire les syndicats. »

Les principales faiblesses de la théorie de Dicey, pour Jennings, tiennent d’abord à  ce qu’elle ne tient pas suffisamment compte des faits, et ensuite qu’elle n’est pas cohérente avec elle-même.

D’abord, elle ne tient pas suffisamment compte des faits, car le Parlement, si on excepte le monarque, n’est constitué en réalité que de deux groupes d’hommes. L’un de ces deux groupes, la Chambre des Communes, est composé de membres qui, tous les cinq ans au plus, doivent rendre compte de leurs actions devant les électeurs. C’est pourquoi « Le Parlement vote bien des lois dont bien des gens ne veulent pas. Mais il ne vote jamais aucune loi à  laquelle une partie substantielle de la population est violemment opposée. »

La critique théorique de Dicey tient en ce que celui-ci n’a pas, contrairement à  ce que l’on pourrait penser, une conception totalement positiviste. En effet, il distingue entre la « souveraineté juridique » (legal sovereignty) et la « souveraineté politique » (political sovereignty) pour résoudre le problème soulevé par Jennings. La souveraineté juridique n’est pour Dicey qu’un concept de droit signifiant que le pouvoir du législateur n’est contraint par aucune règle juridique. La souveraineté politique est celle qu’exerce le peuple lorsqu’il élit ses représentants. Cette distinction n’est pas en tant que telle remise en cause par Jennings, mais ce dernier conteste le fait qu’on puisse qualifier la « souveraineté juridique » de véritable « souveraineté », au sens où l’entendait Bodin, en raison de l’existence de la « souveraineté politique ». Ce que Dicey a appelé « souveraineté juridique » n’est en fait pour notre auteur qu’une règle employée par les juristes pour exprimer les relations qu’entretiennent entre eux le Parlement et les tribunaux.

Pour Jennings, le Parlement doit son existence juridique à  la common law, et selon cette common law, les tribunaux « reconnaîtront toujours les règles que le Parlement exprime sous forme de loi, c’est-à -dire les règles faites de manière conforme à  la coutume et exprimées sous une forme coutumièrement établie, comme étant du droit. » Autrement dit, l’expression « souveraineté juridique » signifie seulement que le Parlement a le pouvoir d’édicter des lois sur tous les sujets tant qu’il respecte la procédure établie par le droit.

De sa conception, Dicey avait déduit qu’il existait d’un côté une institution souveraine, le Parlement, et de l’autre côté un certain nombre d’institutions non souveraines (assemblées des collectivités locales, diverses autorités à  qui le Parlement a conféré le droit d’édicter des normes…) Pour lui, en effet, la souveraineté étant un pouvoir suprême et absolu, tout pouvoir exercé par d’autres que le Parlement doit avoir été conféré par le Parlement à  l’autorité qui l’exerce. Cette autorité doit par ailleurs demeurer subordonnée au Parlement, sauf à  ce que ce dernier n’exerce plus un pouvoir absolu, et ne soit ainsi plus souverain. On retrouve là  un raisonnement classique, que l’on trouve notamment dans le Léviathan de Thomas Hobbes. Comme pour Jennings, le Parlement lui-même tient son pouvoir du droit, notre auteur envisage la question différemment : le Parlement n’est de ce point de vue pas différent des autres institutions que Dicey appelait « non souveraines », car il n’est pas plus souverain qu’elles ne le sont. Le Parlement tient en effet son pouvoir de la common law, et confère leur pouvoir à  d’autres autorités par un acte que la common law regarde comme étant du droit.

« La question devient alors celle de la variété de pouvoirs normatifs que [les différentes] institutions détiennent. » La détermination des pouvoirs relatifs que chacune détient appartient aux tribunaux.

Pour autant, même si on reçoit l’argument de Jennings selon lequel c’est le droit qui détermine le pouvoir du Parlement, il restait possible de penser que ce droit autorisait justement le Parlement à  voter n’importe quelle loi, comme Dicey l’avait suggéré. Là  encore, cependant, Jennings se montre dubitatif, et écrit :

« Dicey lui-même, en parlant de « souveraineté juridique », admettait que cette souveraineté venait du droit, mais il n’a pas pu montrer que ce droit faisait du Roi en Parlement un organe législatif souverain. Personne d’autre n’y a d’ailleurs réussi.»

L’explication que donne Jennings à  la difficulté de prouver une telle chose révèle l’attention qu’il porte aux faits historiques : il écrit en effet que lorsque les institutions se sont développées, « ce qui devait être établi n’était pas une solution théorique, mais un modus vivendi, une réponse pragmatique à  des problèmes qui se posaient alors. » Dans un document conservé dans ses archives, sans doute une esquisse d’un ouvrage non terminé, et intitulé Laws and Liberties of England, il écrit qu’il semble qu’en 1707:

« le Parlement souverain d’Angleterre et le Parlement non-souverain d’Ecosse ont créé un Parlement souverain de Grande-Bretagne. (…) Il semblerait aux juristes modernes que s’[ils] pouvaient créer un Parlement souverain, ils auraient tout aussi bien pu créer un Parlement non-souverain. En fait, ils n’ont essayé de faire ni l’un ni l’autre, parce que le concept de Parlements souverains fut inventé par les juristes du XIXe siècle. Il n’y a pas de métaphysique dans les Actes d’Union. Ils furent un compromis entre deux groupes d’hommes politiques. »

Ces hommes politiques n’ont jamais cherché à  créer une institution souveraine, mais simplement une règle de droit, qui donnait au Parlement de Grande-Bretagne le pouvoir de créer lui-même du droit.

On a déjà  dit que, pour Jennings, le Parlement tenant ses pouvoirs du droit, il revient aux tribunaux, comme dans le cas des autres autorités que Dicey qualifiait de « non-souveraines », de déterminer ses pouvoirs. Selon notre auteur, « la question qui n’a jamais été tranchée est celle des relations entre les Actes du Parlement et la Common Law. » Cela est pour lui dû au fait que les juges ont été suffisamment raisonnables pour ne pas remettre en question ces Actes, mais ils auraient pu le faire, par exemple, depuis 1688, puisque depuis lors aucun Parlement n’a été réuni par un monarque juridiquement autorisé à  régner, si on en tient pas compte du fait que toute révolution réussie est par là  même légale. Par ailleurs, le Parlement n’a pas non plus essayé de dissoudre les syndicats, pour reprendre l’exemple de Laski, ou de voter toute autre loi qui aurait été regardée comme inacceptable. Pour autant, si récemment les tribunaux n’ont pas cherché à  déclarer qu’un Act du Parlement outrepassait les pouvoirs que la common law confère à  ce Parlement, Jennings rappelle qu’il existe des obiter dicta allant dans les deux sens, et qu’il faut être reconnaissant envers l’obiter dictum de Coke en particulier selon lequel, si l’occasion se présentait, « un juge ferait ce qu’un juge devrait faire. »

Keith Ewing voit là  une contradiction avec l’idée force de Jennings d’une Constitution démocratique défendue par le peuple. En réalité, les exemples dans lesquels se place Jennings sont véritablement extrêmes, et concernent notamment des cas où des minorités verraient leurs droits violés : expropriations sans compensation, dissolution des syndicats, introduction de l’esclavage, interdiction de réunions politiques à  l’exception de celles du parti au pouvoir, censure de la presse pour empêcher l’Opposition de faire connaître ses vues. La réalisation des deux autres exemples que donne notre auteur mettrait simplement fin au caractère démocratique de la Constitution, en ce qu’ils empêcheraient le peuple de contrôler la Chambre des Communes : le premier des deux exemples est le cas dans lequel le Parlement chercherait à  mettre fin à  sa propre existence. Dans le second, au contraire, cette existence serait prolongée indéfiniment. Le juge serait alors, de manière simplement pratique, le premier à  pouvoir refuser de coopérer en écartant l’application de telles lois. L’idée ne semble ainsi pas être, dans l’esprit de Jennings, de laisser un « gouvernement des juges » s’installer, mais simplement de garantir au peuple le droit de s’exprimer, de protéger les minorités qui formeront peut-être les majorités à  venir et de laisser l’Opposition jouer son rôle.

Le Parlement n’est donc pas « souverain », si on donne à  ce mot sa véritable signification. Il est simplement « suprême ». En réalité, si quelqu’un devait être véritablement suprême, comme le remarquait Jennings dans Parliament, ce ne serait pas tant le Parlement qu’un Gouvernement soutenu par les deux Chambres, dans le fonctionnement moderne des institutions. Mais là  encore, le Gouvernement doit rendre des comptes au peuple, et ainsi il ne pourrait pas, par exemple décider de tuer tous les bébés aux yeux bleus.

Jennings considère aussi la question de l’autolimitation par le parlement de ses propres pouvoirs.

II. La possibilité pour le Parlement de s’autolimiter

La deuxième conclusion traditionnellement tirée de la doctrine de Dicey est que le Parlement ne peut pas se lier lui-même non plus que ses successeurs. Cela est, selon Jennings, « une déduction parfaitement correcte de la nature d’un pouvoir suprême » (c’est-à -dire souverain, ici, au sens où l’entendait Bodin).

Pour autant, on a vu que pour notre auteur, la « souveraineté juridique » de Dicey n’était en fait qu’une expression signifiant que le Parlement a à  un instant donné le pouvoir de faire des lois de quelque sorte que ce soit pourvu qu’il respecte la procédure et la forme requises par le droit pour ce faire. Le Parlement peut ainsi, tant qu’il respecte ces règles de droit, les modifier elles-mêmes. Ainsi, il peut se lier pour l’avenir.

La section 4 du Statute of Westminster 1931 dispose :

« Aucun Act du Parlement du Royaume-Uni adopté après l’entrée en vigueur du présent Act ne doit étendre son autorité, ni être tenu pour tel, à  un Dominion en tant qu’il deviendrait partie intégrante du droit de ce Dominion, à  moins qu’il ne soit expressément déclaré dans l’Act en question que le Dominion concerné l’ait requis et y ait consenti. »

Si l’on suit la doctrine classique de Dicey, la règle ci-dessus sera simplement vue comme une règle d’interprétation : les tribunaux interprèteront les lois du Parlement du Royaume-Uni comme n’étant pas applicables aux Dominions s’ils ne trouvent pas la déclaration expresse dont parle le Statute. Pour Jennings, cependant, il s’agit là  d’une véritable modification du droit relatif à  la procédure et à  la forme que doivent respecter certaines lois du Parlement.

Il écrit ainsi :

« Supposons qu’il y ait un mouvement républicain naissant (…) et que le Parlement vote une « Loi pour la protection du Trône de Sa Majesté », disposant que (1) Sa Majesté ne peut être déposée par une loi du Parlement à  moins que le Bill y tendant, après avoir recueilli l’accord des deux Chambres, soit approuvé par référendum ; (2) Cette loi ne peut être abrogée que par une autre loi approuvée de la même manière ; quel est le droit applicable alors ? Il est clair que certaines lois peuvent recevoir l’assentiment royal avec le consentement des Communes seules, si les conditions de procédure et de forme établies par les Parliament Acts sont respectées, la plupart des lois peuvent recevoir l’assentiment royal avec le consentement des Lords et des Communes assemblés en Parlement, mais une loi visant à  déposer Sa Majesté, ou une loi qui abroge implicitement la « Loi pour la protection du Trône de Sa Majesté » requiert le consentement de la Chambre des Communes, de la Chambre des Lords, et des électeurs. »

Notons ici qu’un cas de 1606, rédigé par Coke, avait affirmé qu’un «Act of Parliament qui a reçu l’assentiment royal, et l’approbation des Lords et de Communes, est un Act valable. Au contraire, un Act signé par le Roi avec la seule approbation des Lords ou la seule approbation des Communes n’est pas un Act of Parliament. » À l’époque à  laquelle Jennings écrivait, cette décision pouvait paraître lointaine. Elle montrait cependant que la contestation de l’autorité d’une loi écrite issue du Parlement pouvait être jugée recevable par les tribunaux en 1606, et que ces tribunaux pouvaient, comme le disait notre auteur, déterminer si le texte en question avait bien été adopté selon les règles de procédure et de forme requises pour être susceptible d’être appliqué.

Récemment, une proposition de loi du gouvernement de Tony Blair qui visait à  interdire la chasse à  courre fut adoptée par la Chambre des Communes. Il fut fait usage à  cette occasion des dispositions des Parliament Acts de 1911 et de 1949. La loi de 1911 visait à  réduire le droit de veto de la Chambre des Lords, pour des projets ou propositions de lois que la Chambre des Communes, élue démocratiquement, aurait quant à  elle adoptés. Si la Chambre des Lords ne votait pas en faveur du Bill approuvé par les Communes, ce Bill pouvait être, après deux ans, présenté au monarque pour que son assentiment soit recueilli, et devenir ainsi un véritable Act of Parliament. Le Parliament Act de 1949 amenda celui de 1911 et réduisit de deux à  un an la durée du veto suspensif de la Chambre des Lords. Cette loi de 1949 fut elle-même adoptée en utilisant les dispositions de celle de 1911.

La loi visant à  interdire la chasse à  courre avait été adoptée en application des dispositions des Parliaments Acts de 1911 et de 1949, et fut donc présentée à  l’assentiment royal sans que la Chambre des Lords n’y ait consenti. Des requérants prétendirent que le Parliament Act de 1949 était illégal, et qu’ainsi tous les textes adoptés par ce biais n’étaient pas des Acts of Parliament. Selon eux, les lois adoptées selon les règles du Parliament Act 1911 n’étaient pas adoptées par le Parlement, mais par un organisme autre que lui, à  qui le Parlement avait conféré, dans certains cas, le droit de légiférer. Cet organisme aurait été composé de la Chambre des Communes et du monarque. Il serait ce que Dicey appelait une autorité « non-souveraine ».

En adoptant le Parliament Act de 1949, cet organisme aurait outrepassé sa compétence, puisque n’étant pas souverain, il ne pouvait élargir ses propres pouvoirs. Seul le Parlement (c’est-à -dire la réunion de la Reine, des Lords, et des Communes en Parlement) pouvait le faire. Ainsi, le Parliament Act de 1949 ainsi que toutes les lois adoptées selon la procédure qu’il avait introduite n’étaient pas des Acts of Parliament.

Le Comité Judiciaire de la Chambre des Lords a pourtant considéré que le Parliament Act 1949 avait bien été adopté par le Parlement lui-même, qu’il s’agissait bien d’un Act of Parliament, ainsi que toutes les lois qui avaient été adoptées selon la procédure qu’il établissait. Il semble ainsi que les Law Lords aient adopté une position proche de celle que suggérait Jennings : le Parlement aurait bien modifié les conditions que le droit impose pour qu’une proposition de loi devienne un Act of Parliament : il est possible qu’une véritable loi soit adoptée sans le consentement des Lords. En tout état de cause, il convient de remarquer que le Comité Judiciaire de la Chambre des Lords n’a pas affirmé que la requête était irrecevable, ni qu’il était incompétent pour y répondre. Lord Nicholls of Birkenhead rappelait en effet que « les lois écrites créent du droit. Ce sont les tribunaux qui sont compétents lorsqu’il s’agit de donner l’interprétation correcte d’une loi écrite, pas le Parlement. »

L’idée exprimée par Jennings semble donc être aujourd’hui acceptée en droit positif. Lord Steyn reprenait dans l’arrêt en question une phrase qu’il attribue à  Owen Dixon, qui n’est que la reformulation de ce qu’écrivait notre auteur :

« Le pouvoir de révision constitutionnelle ne peut être exercé qu’en suivant la forme et la procédure que le droit applicable à  ce moment-là  prescrit. À moins que le Parlement ne respecte cette procédure et cette forme, sa tentative de réviser sa constitution est nulle. »

 

Section II: La protection avant tout démocratique des libertés

Pour Dicey, le second grand principe sur lequel repose le système constitutionnel britannique est le Rule of Law. Il s’agit là  pour lui du principe jumeau, du pendant naturel de la souveraineté du Parlement. Jennings, bien qu’il ne remette pas totalement en cause cette notion assez floue (I), préfère voir dans le caractère démocratique de la Constitution la véritable garantie des libertés. (II)

I. Une remise en cause partielle du Rule of Law de Dicey

Jennings a pu qualifier le Rule of Law comme étant « la plus importante contribution de Dicey. » Pour autant, il s’attachera à  critiquer cette notion, telle que la concevait le professeur d’Oxford.

Rappelons les trois significations que Dicey donnait au Rule of Law. D’abord, il signifie que le droit commun est absolument suprême : les Anglais sont gouvernés par le droit, pas par des pouvoirs arbitraires. Le Rule of Law interdirait ainsi l’existence d’arbitraire, ou de larges pouvoirs discrétionnaires conférés à  l’administration.

En deuxième lieu, toujours selon Dicey, le concept signifie que tous sont égaux devant le droit : tous les citoyens et autres autorités publiques sont soumis au même droit commun, qui est appliqué par les seules tribunaux de droit commun. On a déjà  traité de cet aspect du Rule of Law lorsqu’on a traité de la question de l’existence du droit administratif Outre-Manche.

Enfin, le concept de Rule of Law exprime le fait que les règles de droit constitutionnel ne sont pas les sources, mais les conséquences des droits des individus tels qu’ils sont définis et appliqués par les juges. Il vient de là  notamment que l’application du droit privé a été étendu aux autorités publiques par les tribunaux et par le Parlement.

En ce qui concerne la première signification du concept de Dicey, Jennings considère que l’opposition entre règle de droit et pouvoir arbitraire n’est pas justifiée. En effet, le Parlement, étant suprême, peut voter toute loi qu’il veut, pourvu qu’il respecte, bien entendu, les règles de procédure et de forme requises par le droit. Jennings affirme par un célèbre exemple que si le Parlement souhaite faire du fait de fumer dans les rues de Paris une infraction pénale, il le peut. Le Parlement ne pouvant être limité dans la création du droit, sauf par des limitations de procédure ou de forme qu’il se serait lui-même imposé, peut très bien abuser de son pouvoir, en théorie, contrairement à  ce que l’opposition de Dicey entre règle de droit et pouvoir arbitraire semble suggérer. À cela, Dicey avait répondu que la réunion des trois parties constitutives du Parlement était une garantie. On sait pourtant que le souverain ne pourrait plus, de nos jours, et cela en vertu d’une convention de la Constitution, refuser de donner son assentiment à  un texte. On sait par ailleurs que les Parliament Acts de 1911 et de 1949 ont réduit considérablement le pouvoir des Lords. Reste évidemment ce que Dicey appelait « souveraineté politique », c’est-à -dire le contrôle des Communes par l’électorat lors d’élections régulières. Pour autant, Jennings rappelle que certains pouvoirs importants ont pu être conférés aux autorités administratives pendant la Guerre, et que par ailleurs, le Parlement peut voter d’autres lois que celles qui énoncent des règles générales et impersonnelles : il pourrait ainsi par exemple, comme il lui est arrivé de le faire, condamner une personne à  mort. La seconde réponse de Dicey concernant le risque d’abus de pouvoir par le Parlement consistait à  dire que le Parlement ne donne pas directement d’ordres aux Officiers de la Couronne, mais Jennings nous a rappelé que si le Parlement ne pouvait être utilisé pour l’ensemble des besoins administratifs à  la place des institutions exécutives, il peut néanmoins, au moins en théorie, toujours édicter des actes individuels, même à  l’égard d’un agent public.

En fait, pour notre auteur, on se trouve ici en présence d’un des meilleurs exemples qui montre que la vision que Dicey avait de la Constitution était faussée ou du moins largement influencée par ses positions politiques et les présupposés qu’elles engendraient. Dicey, nous dit notre auteur, « n’a pas voulu dire qu’il ne devait pas être abusé des pouvoirs, ce qu’il avait véritablement en tête était que de larges pouvoirs administratifs ou « exécutifs » sont susceptible d’être utilisés de manière abusive, et ne devraient donc pas être conférés. » Le professeur d’Oxford « présentait comme un principe de la Constitution britannique ce qu’il, comme beaucoup d’autres de sa génération, pensait devoir être un principe [déterminant des politiques à  mener]. »

En vérité, nous rappelle Jennings, « Si nous regardons autour de nous, nous ne pouvons manquer de remarquer que les autorités publiques possèdent en fait de larges pouvoirs discrétionnaires. » Beaucoup d’entre elles existaient d’ailleurs déjà  en 1885, lorsque Dicey publia la première édition de son ouvrage de référence. Mais Dicey n’a pas fait mention de cela parce qu’il ne s’est pas intéressé aux pouvoirs des autorités publiques, mais seulement au droits individuels. Autrement dit, il partait du postulat que la Constitution avait pour seule mission de protéger les individus et leurs droits.

On a déjà  traité de la deuxième signification que Dicey donne au Rule of Law lorsqu’on s’est intéressé à  la question de l’existence d’un droit administratif. Rappelons que ce que Dicey avait en tête ici était seulement que la responsabilité d’un agent public pouvait, Outre-Manche, être recherchée devant les tribunaux de droit commun en vertu des règles de droit commun. Jennings considère pour autant que, si cela est plutôt juste, il ne faut pas penser que le droit administratif français ou plus largement continental vise à  exclure une telle responsabilité en appliquant un droit spécial devant des tribunaux partiaux, ni que le droit administratif se limite à  des règles de responsabilité et à  une dualité des ordres de juridiction. Par ailleurs, tous les citoyens britanniques n’ont pas les mêmes droits ni les mêmes devoirs : un inspecteur des impôts possède ainsi, dans le cadre de l’exercice de ses fonctions, de bien des droits que le citoyen ordinaire ne détient pas.

La troisième signification que Dicey attache au Rule of Law est celle selon laquelle la Constitution britannique résulterait du droit privé étendu aux autorités publiques. Pour Jennings, l’inverse est tout aussi vrai, car il ne s’intéresse pas qu’aux droits individuels. Ainsi, il écrit que « le principe essentiel du droit est le pouvoir du Parlement, qui fut établi par un mouvement politique et fut ensuite reconnu comme étant un principe de droit. » Par ailleurs, les pouvoirs des autorités créées depuis la Révolution Industrielle sont pour la plupart exprimés dans les lois écrites qui ont instauré ces autorités, et non dans des principes de la common law dont l’application leur aurait été étendue. De nouveau, pour Jennings, Dicey refusait de constater l’existence des pouvoirs, pourtant déjà  existants, de ces autorités administratives récemment créées.

Malgré tous les reproches faits à  la conception dicéenne du Rule of Law, Jennings ne rejette pas tout ce que cette dernière contient. Si on prend le Rule of Law comme un synonyme de soumission de l’administration au droit, il est évidemment d’accord pour dire que les larges pouvoirs conférés aux personnes publiques qu’il décrit doivent être exercés conformément au droit. C’est ainsi qu’il plaide pour que soit reconnue l’existence d’un droit administratif dans son pays, comme on l’a vu. Par ailleurs, « entre égaux, les règles de droit doivent être identiques, et appliquées de la même manière. » Enfin, la règle nulla poena sine lege doit être observée.

C’est cependant la nature démocratique de la Constitution qui pour Jennings assure en réalité le mieux la sauvegarde des libertés.

II. Une Constitution démocratique principale gardienne des libertés

Il s’agit là  sans doute de l’aspect le plus problématique de la réflexion de Jennings sur les institutions britanniques.

Notre auteur semble avant tout défendre l’idée selon laquelle le caractère démocratique de la Constitution est le meilleur gardien des libertés individuelles.

D’abord, on l’a vu dans le paragraphe précédent, le Rule of Law, en particulier sa première signification, ne suffit pas en lui seul à  assurer le respect des droits, puisque le Parlement pourrait très bien édicter toute loi qu’il jugerait bonne.

Ensuite, la séparation des pouvoirs n’est pas non plus en elle-même une garantie suffisante, et Jennings écrit que :

« La réaction à  la Révolution Française avait engendré en Angleterre une tyrannie aussi importante que ne l’avait été celle de Charles Ier, et la solution à  cela ne fut pas trouvée dans une plus nette séparation des pouvoirs, mais, d’abord, dans le refus de beaucoup de gens (y compris de jurés), d’obéir à  la loi, et, ensuite, dans l’extension du droit de vote. C’est la démocratie et non la seule séparation des pouvoirs qui assure la liberté de la Grande Bretagne. »

Ainsi, « la liberté la plus fondamentale est celle de bénéficier d’élections libres ». De cette manière, le peuple garde le contrôle des représentants qu’il envoie à  la Chambre des Communes, qui ont pour être élus intérêt à  ne pas agir contre la volonté de leur électorat. Dans les conditions modernes, l’exécutif contrôle en fait la Chambre de Communes, ou plus exactement, nous dit Jennings dans Parliament, « le Parlement contrôle la législation comme il contrôle l’administration, en débattant et en approuvant, en fin de compte, la politique du Gouvernement. » Le contrôle de la majorité des membres des Communes par le Gouvernement confère à  ce dernier un « pouvoir énorme », mais tout abus conduirait à  une sanction du peuple : « parce qu’il est un système démocratique, le système parlementaire britannique peut se permettre de disposer d’un gouvernement fort et ne requiert pas de limites constitutionnelles à  l’autorité du Parlement (…) l’opinion publique est le gardien ultime. » Notre auteur cite des exemples de cas dans lesquels le Parlement a obligé le Gouvernement à  modifier ses projets initiaux, alors même que ce dernier disposait d’une majorité à  la Chambre des Communes.

Jennings ne semble donc pas estimer nécessaire ni même souhaitable, contrairement notamment à  Laski, l’établissement d’une déclaration des droits dont les tribunaux pourraient faire usage de la même manière qu’ils le font aux Etats-Unis pour écarter l’application des lois qui lui seraient contraires. Notre auteur se souvient que la Cour Suprême des Etats-Unis a utilisé les Cinquième et Quatorzième amendements de la Constitution fédérale pour tenter de limiter l’impact de législations sociales, de la même manière que les tribunaux britanniques ont eu pour tendance de limiter l’effectivité de lois similaires. Dans The Approach to Self-Government, Jennings écrit que :

« malgré l’existence du Bill of Rights américain, [la] liberté est encore mieux protégée en Grande-Bretagne qu’elle ne l’est aux Etats-Unis (…) En Grande-Bretagne, nous n’avons pas de Bill of Rights, nous avons seulement la liberté garantie par le droit, et nous pensons –à  juste titre, je crois- que nous la garantissons mieux que n’importe quel pays pourvu d’un Bill of Rights ou d’une Déclaration des Droits de l’Homme. »

Notre auteur n’explique jamais exactement cette « croyance » en la supériorité du modèle britannique. Sans doute est-il meilleur dans un système démocratique que la liberté soit assurée, même indirectement, par le peuple que par des juges non élus. Par ailleurs, si les contrôles démocratiques ne sont pas en état de fonctionner, on peut se demander si la protection par un juge l’est, et, en tout état de cause, il serait sans doute difficile pour Jennings de concilier son attachement à  la démocratie avec ce que nous appelons « gouvernement des juges ».

Mais cela ne résout en rien la question. Jennings écrit que « dans des moments exceptionnels, la suprématie du Parlement est un très grand danger. » Ainsi, il existe des droits qui doivent être protégés « même contre la majorité, » c’est-à -dire les droits qui garantissent le Gouvernement par le peuple, et notamment les libertés d’expression et de réunion. C’est ainsi que, « le test pour déterminer si un pays est libre consiste à  examiner le statut de l’institution qui correspond à  l’Opposition de Sa Majesté. »

Keith Ewing remarque que le garde-fou ultime était la révolution, dans les premières éditions de The Law and the Constitution. La première d’entre elles faisait en effet remarquer qu’ « un Gouvernement soutenu par une majorité parlementaire peut se servir de toutes les institutions pour exercer ses actions. » Dans un document conservé dans ses archives et intitulé Magna Carta and Constitutionalism in the Commonwealth, Jennings fait encore remarquer que la Constitution du Pakistan de 1956, à  la rédaction de laquelle il avait d’ailleurs contribué, n’avait pas adopté de déclaration des droits, mais qu’en tout état de cause, aucun document de ce type n’aurait pu prévenir un coup d’État militaire.

Ainsi, si Jennings ne donne pas de solution ultime au maintien d’un système démocratique, cela semble dû encore une fois à  sa préoccupation pour la réalité du fonctionnement des institutions dirigées par des Hommes, et à  la suprématie de la politique sur le droit. L’autorité de ce dernier est limité par le fait que « toutes les révolutions sont légales lorsqu’elles ont réussi. » Ce qui brouille la réponse de Jennings, toutefois, est la justification qu’il semble trouver, dans certains cas, au rôle des juges dans la protection de la démocratie. Il semble donc que les juges puissent, dans l’esprit de notre auteur, s’opposer à  de trop violentes remises en cause du caractère démocratique des institutions britanniques, mais que leur succès soit conditionné à  un soutien suffisant au sein du peuple dont le gouvernement ne respecterait pas la volonté.

Antoine Meslin a été étudiant en Master II de Droit Public Approfondi à  l’Université Paris II Panthéon-Assas. La présente étude est issue de son mémoire effectué sous la direction du professeur Olivier Beaud.

 

Bibliographie

Ouvrages généraux :

Vernon Bogdanor (dir.), The British Constitution in the Twentieth Century, Oxford University Press for The British Academy, 2003

Albert V. Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution, 10e éd., Macmillan, 1959

Autres ouvrages :

Pierre Avril, Les Conventions de la Constitution, PUF, 1997

Herbert. A. Deane, The Political Ideas of Harold J. Laski, Columbia University Press, 1955

Harold J. Laski, A Grammar of Politics, 5e éd., George Allen & Unwin Ltd, Londres, 1965

Martin Loughlin Public law and political theory, Clarendon Press, Oxford, 1992

Iris Nguyen-Duy, La Souveraineté du Parlement britannique, thèse, L’Harmattan, 2011

Ouvrages d’Ivor Jennings

Parliamentary Reform, Victor Gollancz Ltd, Londres, 1934

The Law and the Constitution, 1re éd., University of London Press, 1933

The Law and the Constitution, 2e éd., University of London Press, 1938

The Law and the Constitution, 5e éd., University of London Press, 1959

The Approach to Self-Government, Cambridge University Press, 1956

Parliament, 2e éd., Cambridge University Press, 1957

Cabinet Government, 3e éd., Cambridge University Press, 1959

Party Politics I: Appeal to the People, Cambridge University Press, 1960

Party Politics II: The Growth of Parties, Cambridge University Press, 1961

Party Politics III: The Stuff of Politics, Cambridge University Press, 1962

Articles Modern Law review, 2004, volume 67 (5) :

Anthony W. Bradley, « Sir William Ivor Jennings, A Centennial Paper », p. 716-733

Keith D. Ewing, « The Law and the Constitution: Manifesto of the Progressive Party », p.734-752

Adam Tomkins, « ’Talking in fictions’, Jennings on Parliament », p. 772-785

Articles d’Ivor Jennings

« The Report on Ministers’ Powers », Public Administration, 1932, p. 333-351

« In Praise of Dicey 1885-1935 », Public Administration, 1935, p. 123-134

« Administrative Authorities and the courts », Journal of Comparative Legislation and International Law, 1935, Vol.17, No.4, p. 210-219

« Courts and Administrative Law – The experience of English housing legislation », Harvard Law Review, 1936, Vol.49, p. 426-454

« Judicial Process at its worst », Modern Law Review, 1937, p. 111-131

« A Plea for Utilitarianism », Modern Law Review, 1938, p. 22-35

Documents d’archive (Institute of Commonwelath Studies, Londres)

-ICS 125/A.1.8 Ceylon Education

-ICS 125/C.3 Cabinet Government

-ICS 125/C.10 Individual and the State Pt1

-ICS 125/C.11.1 Laws and liberties of England

-ICS 125/C.14 The Road to Peredinaya

-ICS 125/C.16.12 The Conversion of History into Law

-ICS 125/C.16.20 Laws and Conventions

-ICS 125/C.16.24 Parliament

-ICS 125/C.16.31 A Suggested “Independent’s Group” in the House of Lords

-ICS 125/C.16.25 The Fascination of Politics

Arrêt

Jackson and others v. Her Majesty’s Attorney General [2005] UKHL 56

Pour citer cet article :

Antoine Meslin « L’œuvre d’Ivor Jennings, publiciste anglais du XXe siècle », Jus Politicum, n°7 [https://juspoliticum.com/articles/l'oeuvre-d'ivor-jennings-publiciste-anglais-du-xxe-siecle-519]