‘’Une autre idée a pris place en Amérique’’. L’impact du conflit impérial (1765-1775) sur l’adoption des constitutions étatiques américaines (1776-1780)
Les constitutions des Etats américains ont été adoptées dans un contexte idéologique particulier : les réactions des colons ne sont compréhensibles que dans le contexte d’une revendication d’égale liberté exprimée par des colons alors pénétrés de leur appartenance culturelle et politique au peuple anglais. Cette préoccupation d’égale liberté, à distinguer d’un projet égalitariste radical, est le trait caractéristique de la rédaction des textes constitutionnels après 1776. On la voit à l’œuvre dans le débat contemporain sur la capacité électorale. Elle éclaire aussi la réflexion américaine sur le statut de la constitution et ses rapports avec la loi.
“Another Idea has taken Place in America”. The Impact of the Imperial Conflict (1765-1775) on the Enactment of the State Constitutions in Northamerica (1776-1780)This article aims at unveiling the context in which the first American state constitutions were discussed and enacted. The way in which the colonists reacted to imperial rule was dictated by a claim for equal liberty. This claim was expressed by men who saw themselves first and foremost as Englishmen. Equal liberty entailed a rejection of political submission (identified to “slavery”), not a radical egalitarian stance. This understanding of politics is at play in several discussions of the time, such as suffrage and the status of written constitutions.
“Eine andere Idee hat in Amerika Platz genommen”. Die Auswirkungen des imperialen Konflikts (1765-1775) auf die Ausarbeitung der staatlichen Verfassungen in Nordamerika (1776-1780)Der Aufsatz untersucht die ideologischen Umstände unter denen elf der dreizehn englischen Kolonien Nordamerikas sich schon vor dem Ende des Unabhängigkeitskrieges gegenüber der englischen Krone geschriebene Verfassungen gaben. Die Siedler fühlten sich kulturell und politisch als Teil des britischen Volks ; deswegen stand ihre Forderung nach der „gleichen Freiheit“ (Equal Liberty) im Vordergrund. Diese Forderung, die von jeglichem radikal-gleichmacherischen Projekt zu unterscheiden ist, kennzeichnete die Verfassungen nach 1776. Sie tritt besonders in der damaligen Debatte über das aktive Wahlrecht in Erscheinung. Sie beleuchtet zugleich die amerikanische Auffassung von Verfassung und Gesetz.
Pour combler le vide de pouvoir provoqué par la fuite de certains gouverneurs coloniaux, le second Congrès continental américain recommande à partir de novembre 1775 à certaines colonies de se doter de leurs propres « formes de gouvernement ». Les premières colonies américaines à répondre à l’appel du Congrès se doteront de constitutions temporaires, en attendant une éventuelle réconciliation avec la mère patrie. C’est le cas du New Hampshire (5 janvier 1776) et de la Caroline du Sud (26 mars 1776). Après la réception de la nouvelle de l’adoption du Prohibitory Act le 22 décembre 1775, neuf autres colonies adopteront, entre 1776 et 1780, leur propre constitution. Si l’on ajoute à ce nombre le Vermont qui se constitue en État le 8 juillet 1777 par l’adoption d’une constitution, ce sont douze colonies, devenues États, qui se dotent de constitutions avant la fin de la Guerre d’indépendance.
Le présent article s’intéresse au contexte de l’adoption des constitutions étatiques américaines. Ces constitutions sont en effet adoptées dans des circonstances pour le moins exceptionnelles. Une guerre oppose les patriotes américains aux troupes de Sa Majesté depuis le 19 avril 1775, date de la bataille de Lexington et Concord. Il s’agit d’une guerre civile au sens propre du terme, puisque dans la perspective des belligérants, cette guerre oppose des Britanniques entre eux. Mais cette guerre est surtout l’aboutissement d’une décennie de conflit impérial qui oppose la Grande-Bretagne à ses colonies nord-américaines. Amorcé avec la crise du Stamp Act en 1765, ce conflit avait opposé deux visions concurrentes de l’Empire britannique autour de la question du droit du Parlement britannique de représenter la volonté des sujets nord-américains du Roi, et donc de les taxer ou de les soumettre à la législation britannique. Quel a été l’impact du conflit impérial (1765 et 1775) qui oppose les colonies américaines au Parlement anglais sur l’écriture des constitutions étatiques américaines entre 1776 et 1780 ? C’est à l’esquisse d’une réponse à cette question qu’est consacré le présent article. Il sera suggéré que le conflit impérial a été l’occasion de mettre à l’épreuve les arguments qui justifiaient jusqu’alors les inégalités politiques entre les hommes participant d’un même corps politique.
I. La nature du conflit impérial (1765-1775)
Il faut d’abord comprendre la nature du conflit qui oppose les colonies américaines au Parlement anglais. La crise, on le sait, débute lorsque le Parlement anglais s’arroge le droit de taxer directement les colonies américaines. Il le fait par l’adoption successive de deux mesures, le Sugar Act (1764) qui impose des tarifs notamment sur l’importation de la mélasse, et surtout le Stamp Act qui impose l’utilisation de feuilles de papier taxées (pour lesquelles une taxe a été prépayée sous forme de timbre) pour une foule d’activités, dont les documents officiels et pour l’impression des journaux. Les colonies américaines refuseront de payer ces taxes, alléguant de leur inconstitutionnalité. Il serait en effet contraire à la constitution britannique que les hommes soient taxés sans leur consentement exprimé par l’intermédiaire de leurs représentants dûment élus. Pour la pensée politique anglo-saxonne, les taxes sont des cadeaux offerts au roi de manière volontaire par les hommes libres du royaume. Le droit de consentir à la taxation est l’un des droits les plus inestimables pour les Anglais du 18e siècle, et dont ils se targuent bruyamment puisqu’ils jugent qu’en cette matière, la nation anglaise est unique face à une Europe entièrement asservie à des monarques absolutistes qui peuvent puiser allégrement dans la poche de leurs sujets.
Mais l’imposition d’une taxe aux Américains par le Parlement de Grande-Bretagne pose un problème particulier au régime politique britannique. Si les Américains jugent qu’ils n’ont pas à se soumettre à des taxes votées au Parlement britannique, puisqu’ils ne comptent en ce lieu aucun représentant, la plupart des parlementaires anglais jugent pour leur part que le Parlement représente virtuellement les sujets américains du roi George III. Une distinction doit ainsi être faite entre représentation et élection. Tous les sujets sont représentés au Parlement même si seule une partie d’entre eux participent effectivement aux élections. Bien entendu, les Américains rejetaient cette interprétation du rôle du Parlement. Les colonies anglaises d’Amérique possèdent leurs propres institutions de représentation par lesquelles les colons américains peuvent consentir à la taxation. Si, en 1765, les Américains reconnaissent la suprématie du Parlement sur leurs assemblés en matière de régulation du commerce international, ils ne lui reconnaissent pas le droit de prélever directement des taxes, précisément parce qu’ils rejettent le principe de la représentation virtuelle.
D’une certaine manière, on peut résumer la suite des évènements qui mènent à l’indépendance américaine comme une aggravation du conflit qui sous-tend ce premier affrontement. Devant l’ampleur de la résistance américaine à ces taxes, le Parlement fera marche arrière au printemps 1766 et abrogera le Stamp Act. Mais le Parlement refusera de renier le principe de sa suprématie : il l’affirmera sans ambages dans le Declaratory Act, adopté au moment même où est abrogé le Stamp Act. Dès 1767, le Parlement reviendra à la charge avec l’adoption de nouvelles taxes (les Townshend duties), qui susciteront une nouvelle crise ponctuée d’émeutes entre la populace et les soldats britanniques, d’un boycottage à grande échelle, et de l’organisation de réseaux de comités de correspondance intra coloniale qui jouera un grand rôle par la suite. Le Parlement reculera de nouveau, en 1770, en abrogeant les Townshend duties, mais en maintenant les taxes sur l’importation de thé (pour affirmer le principe de son droit de taxer les Américains). Le boycottage américain se poursuivra donc pour cette seule denrée, devenue « herbe pestilentielle » pour les patriotes américains. Pour aider la compagnie des Indes orientales qui connaît des difficultés financières notamment à cause de ce boycottage, le Parlement adopte le Tea Act en 1773, qui réserve un monopole sur la vente de thé à cette compagnie, mais qui diminue dans le même temps les taxes sur cette denrée. Les éléments les plus radicaux dans les colonies américaines verront dans ce geste un moyen pour le Parlement de faire accepter le principe de la taxation. Ils dénonceront cet acte par un coup d’éclat, la célèbre Partie de thé de Boston en décembre 1773, à laquelle Londres répondra par des mesures coercitives, dont notamment l’occupation militaire de Boston. Le heurt entre les militaires britanniques et les fermiers américains le 19 avril 1775 lors de la bataille de Lexington & Concord signale l’amorce d’un conflit armé à grande échelle.
Comment comprendre que des questions d’ordre constitutionnel assez complexes, et qui étaient loin d’avoir le même impact pour toutes les couches de la population, aient pu susciter une telle réaction dans les colonies américaines ? Après tout, les colonies américaines, vivant jusque-là dans une relative autarcie les unes par rapport aux autres, étaient très différemment touchées par les mesures de taxation proposées, puis par les mesures coercitives adoptées par la suite. Selon nous, la crise du Stamp Act prend une ampleur continentale parce que sous la surface de cette importante question constitutionnelle sur la liberté se trouve celle, plus profonde, de la dignité d’hommes libres des Américains et de leur égalité politique avec leurs cousins anglais. Égale liberté : dans cette expression, les deux thèmes de la liberté et de l’égalité deviennent indissociables en 1765.
Ainsi, dans son influent pamphlet portant sur la controverse du Stamp Act, Steven Hopkins entend montrer, en faisant référence aux précédentes législations adoptées par le Parlement britannique, que les Américains ont « pleinement droit à une égale liberté […] avec leurs cosujets en Europe ». Un auteur anonyme se demande : « le peuple des colonies n’a-t-il pas droit à tous les privilèges et immunités des sujets libres de la même manière que le peuple de Grande-Bretagne ? » Pourquoi, demande George Mason, « faire une odieuse distinction entre nous et nos cosujets qui résident en Grande-Bretagne ? ». S’adressant directement à son lecteur, Joseph Galloway affirmera que le droit de chaque Américain de jouir de la sécurité de ses droits et de sa propriété « est indubitablement votre privilège en tant qu’Anglais, dont vous ne pouvez être dépossédé sans qu’il ne soit fait violence à vos anciens droits et aux principes du gouvernement anglais ». Dans leurs instructions envoyées à la Cour générale du Massachusetts, les habitants libres de la ville de Plymouth assemblés le 21 octobre 1765 en town meeting sous la présidence de James Warren affirment que « nous regardons avec douleur et horreur toute tentative de nous priver des privilèges de nos cosujets en Grande-Bretagne ». Ce thème de l’égalité politique entre les sujets du royaume ne se démentira plus par la suite. Les Américains exigent que l’on respecte leur qualité d’Anglais, c’est-à -dire qu’ils puissent eux aussi jouir du principe constitutionnel selon lequel un homme libre ne saurait être taxé sans son consentement. Chacune des tentatives du parlement de taxer ou de légiférer pour les colonies sera par la suite perçue à travers le prisme de l’inégalité politique entre les hommes de l’empire. Ainsi, pour les Américains, les décisions prises par le Parlement de Londres sont la preuve manifeste de ce que les Anglais de métropole ne leur reconnaissent qu’un statut inférieur, qu’ils regardent comme une atteinte à leur dignité d’hommes libres. Dans la plus célèbre des réfutations du Stamp Act, Daniel Dulany se demande :
« [De q]uel étrange animal doit avoir l’air le Nord-Américain aux yeux des lecteurs anglais moyens qui se fient aux représentations [négatives que l’on entretient sur eux], et qui n’ont jamais eu la chance de constater que [l’Américain] peut n’être ni noir, ni marron, qu’il peut parler la langue anglaise, et à tous points de vue semble, eh oui, être un des leurs ! ».
Le Fils de la liberté Christopher Gadsden, qui fut l’un des instigateurs du Stamp Act Congress, expliquait ainsi la décision prise par le Cabinet Grenville :
« [les ministres] doivent penser que nous, Américains, sommes une bande de singes, et des singes très dociles, ou alors ils ne se seraient jamais risqués à une politique aussi odieuse et funeste [que le Stamp Act] ».
Au-delà de l’ensemble des causes circonstancielles qui peuvent expliquer la réaction à l’une ou à l’autre des mesures londoniennes par l’une ou l’autre des forces politiques en présence en Amérique, c’est la question de l’égale dignité entre les hommes de l’Empire britannique qui constitue l’horizon d’intelligibilité du conflit. L’ensemble des pamphlets, sermons et articles de journaux rédigés pour réfuter les thèses parlementaires sont des variations sur le thème de l’égalité politique. Pendant dix ans seront réfutés ad nauseam tous les arguments qu’alléguait le Parlement pour justifier l’inégale participation des hommes à la chose publique. Dans cette optique, l’indépendance des colonies américaines n’a jamais été le principal objectif du mouvement de protestation des colonies. C’est l’égalité au sein de l’Empire britannique qui est poursuivie, car les Américains sont convaincus des qualités intrinsèques du régime politique anglais, malgré la médiocrité de l’actuel Cabinet. Les Américains n’auront de cesse, pendant ces dix ans, de chanter les louanges de la constitution anglaise, et de dénoncer les « dangereuses innovations » qu’essayerait d’y introduire le Parlement anglais. Les colonies américaines attendront ainsi 439 jours après le début de la guerre avant de se résoudre à déclarer leur indépendance, signalant ainsi l’échec de leur tentative pour faire reconnaître leur qualité d’Anglais, et faire accepter leurs institutions politiques à parité avec le Parlement de Londres.
L’omniprésence du thème de l’égale liberté pendant près d’une dizaine d’années aura une influence déterminante lors de la rédaction des constitutions étatiques. Grands admirateurs de la constitution anglaise, les Américains se mettront dès 1776 à adopter des constitutions qui se démarquent de l’ensemble des textes et coutumes de la constitution anglaise, par un approfondissement de la logique de l’égalité des hommes. Avec la Révolution américaine, le politique ne se fait plus seulement le garant de la vie, de la liberté et de la propriété des sujets. À partir de 1776, le politique devra se faire aussi le garant, par divers mécanismes, de l’égalité des hommes dans cette liberté. Ce changement, dont les premiers effets sont visibles dès l’adoption des constitutions étatiques, allait recevoir une consécration générale à plus long terme.
II. Assurer l’égale liberté
En mai 1776 se réunit à Williamsburg en Virginie une convention qui votera, le 15 du même mois, de nouvelles instructions aux délégués de la colonie au Congrès continental afin qu’ils puissent proposer que les colonies américaines déclarent leur indépendance. Ces instructions sont bien connues. Le moindre manuel d’histoire des États-Unis précise que c’est lors de cette convention que les délégués virginiens au Congrès continental reçurent l’autorisation de demander l’indépendance des colonies américaines. Ce qui n’est jamais mentionné dans ces manuels cependant, c’est que la perspective d’une déclaration d’indépendance suscitait chez eux un réel malaise. Non pas qu’ils craignaient l’indépendance en tant que telle : les résolutions adoptées le furent unanimement et personne ne doutait que l’indépendance soit à la fois nécessaire et possible. Ceux qui entretenaient de tels doutes au point de s’y opposer avaient cessé de participer à ces conventions au moins depuis la défaite loyaliste de Moore’s Creek en février 1776. Les délégués craignent plutôt que leur décision conforte les membres du Parlement anglais et les autres adversaires des patriotes dans leur conviction que l’indépendance des colonies était l’objectif poursuivi par les « rebelles » depuis le début du conflit. Au moment de voter l’indépendance, la seule appréhension perceptible chez les conventionnels virginiens est de donner raison aux parlementaires anglais qui dénonçaient depuis longtemps déjà les « velléités indépendantistes » des patriotes.
C’est une préoccupation bien curieuse, quand on y songe. Qu’importe, en effet, l’opinion de ceux que l’on quitte ? Dans ce cas précis cependant, le choix de l’indépendance était si brutalement contraire à tout ce qui avait été affirmé jusque-là qu’on ressentit le besoin de se justifier une dernière fois, auprès des Anglais, bien sûr, mais aussi, et peut-être surtout des habitants de la Virginie et des autres colonies. Comme l’écrivait seulement quelques semaines auparavant Rationalis dans une lettre aux journaux, il ne faut pas « perdre de vue le principal objet de la dispute, c’est-à -dire une réconciliation sûre, honorable et durable avec la Grande-Bretagne ». C’est pourquoi la résolution de la Virginie est essentiellement conçue de manière à expliquer pourquoi les Américains ont changé d’idée malgré eux, par nécessité et non par désir. Après avoir décrit les diverses tentatives de rétablir le lien entre la mère patrie et la Virginie sur des bases constitutionnelles, puis après avoir « prouvé » l’impossibilité de la réconciliation, la phrase qui précède immédiatement la demande d’une déclaration d’indépendance, se lit comme suit :
« Voilà pourquoi nous en appelons au SONDEUR des MES pour qu’il témoigne de la sincérité de nos déclarations antérieures par lesquelles nous exprimions notre désir de préserver le lien avec cette nation. Nous avons été conduits à délaisser cette voie à cause de leurs conseillers vicieux, ainsi que par les lois éternelles de l’auto-préservation. »
Aussi
« [il] est (…) résolu unanimement, que les délégués choisis pour représenter cette colonie au Congrès général, soient chargés de proposer en cette honorable assemblée que les Colonies Unies soient déclarées libres et indépendantes, déliées de toute allégeance, ou de toute dépendance, vis-à -vis de la Couronne ou du Parlement ».
Mais le texte de la convention ne s’arrête pas là , pour une raison évidente. Déclarer son indépendance est un acte qui pose le problème politique par excellence, celui de la fondation d’un nouveau « corps politique ». Une autre résolution, succédant à la première, exige donc qu’« (...) un comité soit formé pour préparer une DÉCLARATION DES DROITS, ainsi qu’un plan de gouvernement les mieux à même de maintenir la paix et l’ordre dans cette colonie, et d’assurer une liberté substantielle et égale au peuple ».
À première vue, ce dernier passage semble sans grande conséquence. Les Virginiens, constatant l’impossibilité de maintenir un lien de dépendance envers la Grande-Bretagne, se savent dans une situation de vide politique et entendent y suppléer rapidement. Le « contrat » (c’est-à -dire la charte royale) ayant jadis institué l’espace politique des Virginiens n’étant plus, les hommes blancs de la Virginie se savent dans une situation d’état de nature dont ils doivent sortir en fondant un nouveau régime politique. Comme la raison d’être du corps politique est d’assurer au peuple sa sécurité et sa liberté, il est tout à fait normal de mentionner les objectifs de « sécurité et de liberté » dans la résolution appelant à la création d’un comité pour se pencher sur cette question. Mais une chose à première vue parfaitement banale dans ce bref texte mérite pourtant notre attention.
Le texte de la résolution insiste en effet sur l’égale liberté qui devra être garantie au peuple par le plan de gouvernement à venir. Le qualificatif « égal », en apparence anodin, doit retenir notre attention. Selon les principes du whiggisme, la finalité d’un gouvernement est d’assurer la sécurité des hommes dans leur vie, leur liberté et dans leur propriété. Or, le jusnaturalisme déduit ces droits de l’égalité naturelle entre les hommes. Cette égalité entre les hommes est un axiome indiscutable, une vérité évidente par elle-même, le point de départ de toute la réflexion jusnaturaliste sur le politique. Il semble donc quelque peu redondant de devoir spécifier que le régime politique devra assurer l’égale liberté des sujets, plutôt qu’indiquer qu’il devra garantir tout simplement leur liberté. Pourquoi indiquer explicitement dans un texte appelant à l’indépendance des colonies américaines que l’objectif du « plan de gouvernement » sera d’assurer l’égale liberté aux Virginiens ?
Le lecteur pourrait à bon droit douter qu’il soit nécessaire de faire grand cas de ce passage. Dans l’urgence du moment, sans doute est-il raisonnable de penser que l’auteur de cette phrase n’a pas accordé à ses propres paroles autant d’attention que nous en accordons nous-mêmes ici. Et le fait que cette phrase ait fait partie d’un texte accepté à l’unanimité ne saurait prouver quoi que ce soit. On peut avec raison penser qu’aucun délégué présent à la convention n’aurait porté attention à ce qualificatif, sans quoi il aurait formulé des objections. S’il s’agissait là de la seule référence à une volonté de fonder un nouveau corps politique qui garantirait l’égale liberté des sujets, sans doute cela serait-il trop mince pour en conclure quoi que ce soit.
Mais ce n’est pas là le seul exemple de cette volonté d’assurer l’égale liberté de tous les sujets au moment de la rédaction des Constitutions étatiques. La volonté d’assurer l’égalité des hommes dans leur liberté est une préoccupation importante des rédacteurs des Constitutions étatiques. Il est vrai que certains, dès la rédaction des Constitutions, exprimeront des réserves devant ce qu’ils nomment l’esprit niveleur qu’ils associent à la montée en puissance politique d’hommes historiquement exclus de la participation au gouvernement. Il n’en demeure pas moins que cette compréhension des enjeux de l’écriture des Constitutions étatiques est assez significative pour qu’elle soit perceptible dans la plupart des textes adoptés entre 1775 et 1780.
Tous les Américains de l’époque s’accordent sur la dualité inhérente à tout texte constitutionnel : il s’agit de rédiger ce que l’on nomme un « plan de gouvernement » le mieux à même d’assurer les hommes dans leur liberté, dans leur propriété, ou plus globalement, le mieux à même de garantir leurs « droits ». D’où, secondement, l’importance de spécifier ce que sont ces droits dans une déclaration des droits, incluse dans les Constitutions le plus souvent sous forme de préambule. Dans ce contexte, la déclaration des droits n’est plus un contrat entre le Roi et ses sujets, pas plus qu’elle n’est un contrat des citoyens entre eux. Dans son principe même, c’est une liste des droits « prépolitiques » que des hommes entendent faire respecter par l’adoption d’un plan de gouvernement. Ces deux éléments de la Constitution, la Déclaration des droits et le plan de gouvernement, devaient constituer la loi fondamentale et ordonnatrice du nouveau corps politique. Les révolutionnaires étaient d’ailleurs très conscients de la différence entre une Constitution et la législation normale. C’est pour cette raison que l’écriture des Constitutions a été l’occasion d’importants débats dans la plupart des colonies, car on connaissait l’importance à long terme de ces Constitutions.
Ce qui se dégage des débats qui entourent l’adoption des Constitutions, et les documents de ces Constitutions eux-mêmes, prouvent que la plupart des rédacteurs des Constitutions, comme ceux qui les commentaient, jugeaient préférable que l’ensemble des hommes libres de l’État puissent jouir également de cette liberté de participer à la chose publique. Ils trouvaient dangereux pour cette liberté elle-même que certains hommes développent un intérêt distinct des autres hommes, ou que d’autres encore en soient purement et simplement privés. Bref, ils jugeaient l’inégalité dans la liberté dangereuse pour la liberté elle-même et c’est pourquoi toutes les Constitutions incluront des dispositifs allant dans le sens de cette idée.
En d’autres termes : lorsque les Américains se mettent à écrire des Constitutions étatiques entre les années 1776 et 1780, leur principal objectif est, chaque fois, d’élaborer le meilleur plan de gouvernement, celui qui sera le mieux à même d’assurer leur liberté, leur vie, leur propriété, leur sécurité, etc. etc. Ils ne cherchent en aucune façon à faire advenir une société d’égalité radicale. Mais, de la lecture des Constitutions étatiques et des discussions qui entourent l’adoption de ces Constitutions, il ressort clairement que l’inégalité des hommes dans la liberté constitue une menace importante pour le corps politique et l’une des causes principales du conflit impérial qui a menacé de faire des Américains des « esclaves ». Dans plusieurs colonies, les rédacteurs des Constitutions étatiques ont souhaité inclure des mécanismes constitutionnels devant empêcher ou au moins diminuer les inégalités entre les hommes dans la liberté. Évidemment, si l’on juge ces avancées de l’idée d’égale liberté selon nos critères actuels, ces progrès ne sont pas spectaculaires (la sensibilité égalitariste de nos sociétés étant généralement plus vive que celle des contemporains et ne souffrant plus d’exception). Or si les changements de 1775-1780 restent modestes, la sensibilité américaine pour l’égale liberté en 1776 ne se démentira plus jamais par la suite, malgré les reculs de cette idée à plusieurs moments de l’histoire des États-Unis d’Amérique.
Bien entendu, l’idée que l’égalité dans la liberté est nécessaire à la liberté elle-même n’est pas — en soi — une idée inédite. D’abord, aucune équivoque n’est possible sur le fait que l’égalité devant la loi était assurée depuis longtemps déjà dans le monde anglo-saxon. Il allait de soi que les sujets devaient jouir des mêmes droits. Mais le monde anglo-saxon acceptait plus facilement que les sujets soient inégaux politiquement. L’existence des bourgs pourris, le faible nombre d’hommes pouvant prendre part aux élections, l’exclusion de certaines minorités religieuses de la participation politique sont autant d’exemples d’inégalités politiques qui existent en Grande-Bretagne au moment où débute la Révolution américaine. Cela dit, les critiques de l’inégalité politiques n’attendront pas la Révolution américaine avant de se manifester. Déjà on retrouve chez Addison une préoccupation significative pour les conséquences politiques de l’inégalité dans la liberté. Autre exemple, celui-là contemporain de la Révolution, un auteur anonyme américain rapporte en 1769 que lors d’une visite rendue à John Wilkes dans sa prison londonienne, celui-ci lui aurait donné le conseil suivant : « si vous pouvez préserver parmi vous l’égalité, vous serez toujours libres malgré tout. Les titres sont le fléau des jeunes Etats ». Si la critique n’est pas neuve, l’idée de déclarer le principe de l’égalité politique dans des Constitutions ou chartes étatiques l’est un peu plus.
Il ne s’agit pas, tant s’en faut, que l’État ait pour rôle d’assurer ce que l’on appellera bien plus tard l’égalité des chances entre les individus, et encore moins pour lui de favoriser l’égalité matérielle entre les hommes par une redistribution des richesses. Ces concepts sont pour l’essentiel étrangers aux auteurs de l’époque et n’ont rien à voir avec leurs préoccupations. Mais les Constitutions étatiques et les déclarations des droits qui seront adoptées bientôt comportent presque toutes des déclarations affirmant explicitement l’importance pour le corps politique d’assurer l’égalité des hommes dans leur liberté, ou des dispositifs qui s’attaquent à ce que les révolutionnaires considéraient comme la principale menace contre la liberté des nations : la présence en leur sein d’hommes en état de dépendance. Il faut reconnaître ici la sagacité de Gordon S. Wood qui a bien vu qu’avec l’indépendance des treize colonies « la Révolution est devenue un assaut généralisé contre la dépendance ».
On pourrait donner des dizaines d’exemples de ce phénomène. La demande faite aux colonies par le Congrès continental de suppléer au vide de pouvoir pose, au moins en théorie, la question de savoir qui sera le sujet politique capable d’instituer le nouveau corps politique. En théorie, il s’agit d’une aporie puisque le sujet qui institue n’est pas lui-même institué. Dans la pratique cependant, la question du sujet politique instituant ne conduisit nulle part à un blocage, quoiqu’elle ait fait l’objet de vives dissensions, et ait mené, à terme, à l’exigence d’une ratification populaire des Constitutions. On pouvait bien affirmer que la rupture avec le Roi de Grande-Bretagne plaçait les Américains dans une situation d’état de nature dont il fallait sortir pour assurer la sécurité des hommes, dans la pratique les Américains pouvaient compter sur une pratique et des institutions de représentation populaire bien établies qui ne furent presque jamais contestées (du moins, lorsqu’elles étaient aux mains des patriotes), qu’il s’agisse des assemblées législatives, des town ou district meeting, ou encore des nouveaux congrès provinciaux qui, malgré leur jeune âge, ne souffrirent pas en 1776 d’un manque de légitimité.
III. La remise en cause du principe de la capacité électorale
Après dix ans de débats sur la taxation sans représentation, il n’est pas surprenant que la plupart des colonies aient décidé de modifier les règles de capacité électorale afin d’élargir le suffrage. C’est là l’un des premiers signes que la rédaction des Constitutions devait marquer un changement significatif par rapport à la période coloniale et à l’expérience politique anglaise. La question de la représentation deviendra l’un des principaux sujets de débat pendant la rédaction des Constitutions. Pendant l’été 1776, l’Anglais Richard Price fait paraître dans plusieurs journaux américains un pamphlet dans lequel il plaide pour l’adoption d’un droit de suffrage aussi étendu que possible. Pour Richard Price, l’égalité politique est le seul garant de la liberté politique. Price écrit par exemple « que pour qu’un gouvernement soit juste et équitable, il doit y avoir une représentation juste et égale de tous les gouvernés ; et lorsque cela manque dans quelque gouvernement que ce soit, il s’éloigne du principe de la liberté, et devient injuste et oppressif ».
Cette volonté d’élargir la participation électorale à l’ensemble des hommes « libres » n’était pas cependant sans heurter certains présupposés encore vivaces dans la pensée politique des révolutionnaires américains. Même parmi ceux qui n’étaient pas défavorables à l’idée d’un suffrage plus étendu (voire à l’idée d’un suffrage universel), encore fallait-il s’assurer que les électeurs potentiels soient véritablement libres. Un révolutionnaire comme John Adams, par exemple, convenait avec Price que l’Amérique était une « terre d’égale liberté ». Mais il jugeait dangereux d’accorder une liberté politique égale à tous les hommes. La liberté politique, pour Adams, devait s’accompagner de la liberté économique, car les hommes dépendants économiquement se placeraient naturellement en situation de dépendance politique. Adams, comme beaucoup d’hommes de sa génération, voyait dans la volonté d’étendre le suffrage à des hommes dépendants un danger pour le corps politique. Or la conséquence qu’il en tirait n’était pas d’exclure du suffrage les hommes en situation de dépendance, comme l’avaient fait certaines colonies, mais bien plutôt d’éliminer la dépendance économique des habitants de la colonie. En clair, il voulait éliminer le problème à la source, en rendant chaque homme indépendant, c’est-à -dire économiquement autosuffisant. Pour Adams,
« La seule manière possible d’orienter la balance du pouvoir du côté d’une liberté égale et de la vertu publique, est de rendre facile l’acquisition de terres à chaque membre de la société, de diviser la terre en petites quantités, pour que la multitude puisse accéder à la propriété foncière. Si la multitude maîtrise la répartition des terres, elle possédera la balance du pouvoir, et alors seulement elle prendra soin de la liberté, de la vertu, et développera un intérêt pour tous les actes qui touchent au gouvernement».
Cette idée que les hommes ne doivent plus se trouver en situation de dépendance envers d’autres hommes est partagée par beaucoup de ceux qui voulurent étendre le droit de suffrage. On ne saurait trop insister sur l’importance d’une telle mutation. Par le passé, on avait le plus souvent supposé que l’indépendance économique était la situation sine qua non de la participation politique. Un homme économiquement dépendant pourrait vendre son vote; il pourrait aussi, s’il était élu, chercher à usurper les moyens de l’État à ses propres fins; il n’aurait tout simplement pas de temps à consacrer à la chose publique; sa dépendance économique était forcément la preuve de son manque de vertu ou de frugalité, etc... Bien plus, comme l’écrivait Adams reprenant Blackstone, ces hommes en situation de dépendance n’ont pas de « volonté propre » leur permettant de participer à la chose publique. Enfin, seuls les contribuables devaient pouvoir consentir à la taxation et déterminer comment les fonds publics devaient être dépensés, toute solution contraire constituant une tyrannie des non-possédants. Mais il y avait un argument plus fondamental encore.
Dans la pensée politique whig la plus classique, le politique est institué pour « sortir de l’état de nature » afin que les hommes se dotent d’une puissance collective capable de garantir à tous leur liberté, leur propriété, leur sécurité, etc. Mais la liberté n’est pas de la même nature que la propriété. Si la liberté est « naturelle », si elle est un « don de Dieu » à tous les hommes à leur naissance, la propriété (outre celle de son propre corps) résulte de la façon dont les hommes utilisent leur liberté. Or le corps politique est institué pour garantir la liberté de chaque contractant, mais aussi sa propriété, d’où l’évidente tension entre ces deux objectifs. Tous les hommes se situant sur le territoire national, quelle que soit leur condition, ont un intérêt à voir leurs libertés protégées. Pourtant, seule une minorité des hommes appartient à la classe des possédants. De sorte que, si tous les hommes ont vocation à participer à la chose publique du point de vue des libertés, seule une minorité devrait pouvoir y participer, du point de vue de la propriété.
Sans entrer dans des détails qui nous mèneraient trop loin, la « solution » anglo-saxonne avait été tout sauf univoque. La question de la participation à la chose publique s’était posée à de très nombreuses reprises, non seulement lors de l’établissement de chacune des colonies, où des solutions différentes furent adoptées, mais aussi à d’autres moments plus critiques de l’histoire de l’Angleterre elle-même, comme lors de la Guerre civile anglaise. Même parmi les forces politiques qui demandaient une participation plus étendue à la chose publique, par exemple au sein des niveleurs pendant la Guerre civile, le débat était vif entre les partisans d’un suffrage universel, et les partisans d’une démocratie de propriétaires. Naviguant entre les deux extrêmes (n’accorder des droits qu’aux propriétaires ou garantir une participation politique de tous les hommes, quelle que soit leur condition), le régime politique anglais avait adopté une sorte de modus vivendi, plus ou moins implicite, que l’on pourrait résumer ainsi : tous les hommes du royaume se verront garantir leurs droits et libertés par l’entremise du système judiciaire (tous pourront profiter également du droit des Anglais), mais seuls les possédants pourront participer activement à la représentation politique. À cette dichotomie s’ajoutait une culture politique qui faisait des non-possédants, c’est-à -dire des dépendants, des hommes jamais véritablement libres et donc, en somme, dangereux politiquement (toutes appréhensions largement partagées par John Adams en 1776, comme nous venons de le voir).
Il n’en est pas moins vrai que le Parlement, ainsi que les assemblées législatives coloniales ne se bornaient pas à prendre des décisions en matière fiscale, mais légiféraient sur des matières susceptibles de restreindre les droits et privilèges des non-possédants (et adoptaient des tarifs qui s’appliquaient aux non-possédants). Aussi la frontière entre les sphères du « politique » et du « droit » était loin d’être étanche. Sans doute, pour pallier cette difficulté, la culture politique anglo-saxonne entretenait l’illusion d’une classe politique parfaitement désintéressée. C’est en vertu de ce désintéressement des représentants que l’on avait pu concevoir une théorie de la représentation virtuelle, censée faire pièce aux revendications d’élargissement du suffrage. Mais ce mythe avait été fragilisé à de nombreuses reprises par des scandales tels que celui de la South Sea Bubble (1721) qui jeta une lumière crue sur l’intérêt financier des élus, et contribua à la réaction country whig. Dans l’esprit des Américains en 1776, c’est évidemment la crise impériale elle-même qui constitue le référent immédiat. Les parlementaires anglais (ou du moins une majorité d’entre eux) s’étaient posés en représentants de l’ensemble des hommes libres de l’Empire. Dans les faits, jugeaient les patriotes, ils avaient usurpé la souveraineté afin d’asservir les Américains. L’expérience des dix dernières années avait donc fait la preuve, une nouvelle fois, du danger de laisser une classe d’hommes s’occuper des affaires publiques au nom de l’ensemble des sujets.
Au moment d’écrire leurs constitutions, les Américains hésitent entre deux principes contradictoires pour ce qui touche à la capacité électorale. Puisque toutes les nouvelles Constitutions étatiques américaines affirment tirer leur autorité du peuple et de Dieu, était-il légitime d’exclure une partie des hommes de la participation à la chose publique ? D’un autre côté, était-il légitime que les non-possédants décident eux-mêmes de l’emploi de recettes fiscales auxquelles ils n’auraient pas contribué ? N’était-ce pas une forme de tyrannie que de rendre les possédants dépendants de la volonté d’hommes d’autant plus enclins à l’arbitraire qu’ils ne seraient pas affectés par leurs propres décisions ? Au moment de la rédaction des Constitutions, aucune réponse définitive ne s’est imposée à l’esprit des Américains. On peut cependant observer dès 1776 l’apparition d’une justification du suffrage universel qui deviendra, à long terme, hégémonique. Certaines constitutions adoptent, dès 1776, des mesures visant à élargir le suffrage, en vertu de l’idée que la chose publique doit assurer une liberté égale à tous les sujets.
On le sait, à très long terme, le principe du suffrage universel sera adopté partout en Amérique. À court terme cependant, ce ne sont pas toutes les colonies qui envisagèrent de modifier les règles de capacité électorale. New York, le Delaware et le New Jersey, par exemple, adoptèrent des Constitutions qui maintenaient intactes les restrictions au droit de suffrage. Mais beaucoup d’autres colonies commencèrent à diminuer les avoirs en « franchises libres » exigibles pour pouvoir voter. D’autres allèrent jusqu’à l’abolition. C’est le cas de la Pennsylvanie (1776), bientôt suivie du Vermont (1777). La Constitution de Pennsylvanie, adoptée à l’été 1776 est d’ailleurs celle qui ira le plus loin et le plus rapidement dans le sens d’une démocratisation du suffrage.
IV. Le radicalisme de la Constitution de la Pennsylvanie
À dire vrai, le contexte de l’adoption de la constitution pennsylvanienne est particulier : le nouveau texte fondateur avait pour objet de régler certains « déséquilibres » hérités de l’époque coloniale. Dans cette colonie en effet, le régime politique favorisait, indûment pour beaucoup, le « parti des propriétaires ». Lorsque viendra le temps d’écrire une nouvelle Constitution, la Pennsylvanie sera le lieu d’un débat qui débouchera sur l’adoption d’une Constitution tout à fait exceptionnelle, et l’établissement d’un système politique fondé sur le principe de l’égale liberté. Nous verrons par la suite que cette idée se trouve aussi dans la plupart des autres Constitutions adoptées entre 1775 et 1780.
La Pennsylvanie, on le sait, était une colonie « de propriétaires » fondée par William Penn dans le but de permettre l’établissement du quakerisme (1681). Avec les années, et l’arrivée massive d’immigrants, les Quakers sont devenus minoritaires dans la colonie. Pendant la majeure partie du XVIIIe siècle jusqu’à l’indépendance, la colonie se divise politiquement en deux factions opposées, le « parti des propriétaires » et le « parti royaliste ». Grâce à un régime politique orienté en ce sens, le « parti des propriétaires », s’appuyant sur la minorité quaker, était capable de maintenir son ascendance sur le système politique. Pour sa part, le parti royaliste, dont le membre le plus éminent était Benjamin Franklin, tentait de faire modifier la charte de la colonie pour que celle-ci devienne une colonie royale. Ce changement devait, entre autres choses, mettre fin à l’emprise de la « clique » proche des propriétaires (appuyée par la minorité quaker) sur le système politique de la colonie. Évidemment, le conflit impérial vint modifier la donne. Avec l’indépendance annoncée, ni l’une ni l’autre de ces factions ne pouvait plus compter, qui sur le propriétaire en Grande-Bretagne, qui sur l’espoir d’une intervention de la Couronne, pour s’assurer une position dominante dans le système politique.
Au printemps 1776, avant que l’indépendance ne soit déclarée, l’assemblée législative de la colonie siégeait toujours et était d’ailleurs l’une des dernières d’Amérique à être encore chargée de nommer ses délégués au Congrès continental, une tâche ailleurs le plus souvent assurée par des congrès provinciaux extralégaux. Au mois de mai eurent lieu des élections remportées par le parti des propriétaires, lesquels étaient farouchement opposés à l’indépendance. En mai 1776, donc, au moment où l’on apprend l’arrivée de troupes de mercenaires prussiens, le Congrès continental ne peut compter sur le soutien à l’indépendance de l’une des plus importantes colonies. C’est donc naturellement vers le Congrès continental, lui-même siégeant à Philadelphie, que se tournent les indépendantistes pour tenter de modifier la position de la Pennsylvanie. La manière dont sera gérée cette crise, principalement par John Adams (du Massachusetts), mènera à une véritable remise en question du système politique dans cette province. Là , encore plus qu’ailleurs, les rédacteurs tireront pleinement les conséquences de l’idée d’égalité dans la liberté.
Après avoir élaboré une stratégie pour résoudre la question pennsylvanienne, John Adams présenta au Congrès continental une motion qui se proposait,
« là où aucun gouvernement à la hauteur de l’urgence de la situation n’a été établi, d’adopter un gouvernement capable, dans l’opinion des représentants du peuple, de mener au bonheur et à la sécurité de leurs commettants en particulier, et de l’Amérique en général »
Son objectif était évidemment de permettre aux patriotes de la Pennsylvanie de mettre sur pied un nouveau régime, en espérant qu’une nouvelle assemblée, élue selon les nouvelles règles électorales, donnerait son aval à l’indépendance. Adams s’attendait à voir John Dickinson, chef de file des congressistes pennsylvaniens opposés à l’indépendance, s’opposer à cette mesure. À sa grande surprise cependant, Dickinson et les autres Pennsylvaniens favorables à la réconciliation lui accordèrent leur appui. Pour Dickinson, la Pennsylvanie possédait déjà une forme de gouvernement à la hauteur de l’urgence de la situation et l’adoption de cette mesure ne constituerait donc pas une menace pour le parti des propriétaires. La motion Adams fut facilement adoptée. Mais Adams, rivalisant à son tour d’ingéniosité, prépara bientôt un préambule (approuvé ultérieurement et ajouté à cette motion) dans lequel il était précisé :
« Qu’il apparaît absolument impossible en raison et en conscience, pour le peuple de ces colonies, de continuer à prêter les serments d’allégeance nécessaires au maintien de tout gouvernement inféodé à la Couronne britannique, et il est donc indispensable de mettre fin à toute autorité exercée au nom de ladite Couronne [le pouvoir retournant au peuple]. »
La motion fut également adoptée par une majorité de colonies, cependant que la Pennsylvanie s’abstenait. Ce préambule avait des conséquences importantes dans toutes les colonies, parce qu’il équivalait à une véritable déclaration d’indépendance. Mais sa portée était encore plus grande en Pennsylvanie où les membres de l’assemblée étaient, encore en mai 1776, tenus de prêter serment au Roi et où la charte de 1701, le Charter of Privileges (1701) toujours en vigueur, tirait encore sa valeur juridique de l’autorité royale. Pour se conformer, ne serait-ce qu’a minima, aux instructions du Congrès continental, les Pennsylvaniens étaient désormais tenus d’entreprendre une modification de leur charte pour la purger de toute référence au rapport d’allégeance au Roi. On le sait, les partisans de la réconciliation furent incapables d’empêcher que la colonie s’en tienne à ces changements minimaux. C’est la charte au complet qui fut abrogée et s’ouvrit alors la boîte de Pandore du pouvoir constituant.
La réécriture de la Constitution fut l’occasion d’un questionnement immédiat sur les meilleurs moyens d’assurer au peuple la liberté et la sécurité, questionnement qui déboucha sur l’adoption de la plus radicale des Constitutions de l’époque. Comme partout ailleurs, en supprimant toute référence à l’autorité du Roi dans leur Constitution, les Pennsylvaniens trouvèrent dans le peuple la source de toute souveraineté. Cette Constitution adoptée en septembre 1776 comporte classiquement deux parties : une Déclaration des droits et un Plan de gouvernement. Après avoir constaté que le Roi a placé ses sujets hors de sa protection, les auteurs de ce document affirment que le gouvernement doit désormais être « fondé sur l’autorité exclusive du peuple ».
Les deux parties de ce document regorgent d’affirmations, de références, d’attendus et de dispositifs qui affirment l’égalité des hommes dans la liberté, et visent à la garantir. Tout d’abord, le préambule déclare qu’il est du devoir des hommes libres de la Pennsylvanie d’instituer un nouveau gouvernement « le mieux à même de promouvoir le bonheur du peuple de cet État, et leur postérité […] sans partialité en faveur ou préjugé contre, une classe, une secte, ou une catégorie d’hommes quels qu’ils soient ». La référence est assez explicite : les dispositifs qui favorisaient jusque-là les Quakers sont par là même abolis. Le principe, quant à lui, est tout aussi simple : un peuple ne saurait perdurer dans la liberté si une partie de ceux qui composent le corps politique sont indûment privilégiés. Il est révélateur qu’une telle affirmation ait été jugée indispensable, malgré le faible degré de hiérarchisation sociale de la société pennsylvanienne (si on la compare aux grandes monarchies européennes de la même époque).
Le tout premier article de la Déclaration des droits qui succède immédiatement à ce passage reprend pour sa part l’axiome jusnaturaliste de l’égalité entre les hommes que l’on retrouve dans la Déclaration d’indépendance des treize colonies, mais dans une formulation qui tente manifestement d’en approfondir et d’en préciser le sens :
« Tous les hommes sont nés également libres et indépendants, et ont un certain nombre de droits naturels inhérents et inaliénables, parmi lesquels on compte le droit de jouir de sa liberté et de la défendre, d’acquérir une propriété, d’en jouir et de la protéger, ainsi que de rechercher et obtenir le bonheur et la sécurité ».
Cette précision est intéressante. Les hommes sont nés non seulement également libres, mais également indépendants. L’affirmation est certainement redondante puisqu’un homme libre dans la pensée politique anglo-saxonne, est nécessairement dans une situation d’absence de dépendance(s). Le fait que la convention ait choisi de retenir une formule proche de celle contenue dans la Constitution de Virginie plutôt que celle contenue dans la Déclaration d’indépendance pour spécifier que les hommes sont naturellement dans une situation d’absence de dépendance est tout aussi significatif de leur préoccupation et de leur état d’esprit. Comme la raison d’être du politique est d’être garant de ces droits inaliénables, la Constitution contiendra certaines dispositions assurant qu’aucun homme ne pourra se retrouver dans la dépendance d’un autre homme, ou proscrivant les privilèges. Le cinquième article de la Déclaration des droits dispose ainsi que :
« [L]e gouvernement est, et devrait être, institué pour le bénéfice commun, la protection et la sécurité du peuple, de la nation ou de la communauté ; et non à l’avantage ou pour les émoluments particuliers d’un homme, d’une famille, ou d’une catégorie d’hommes qui ne forment qu’une partie de la communauté ».
Toutes les Constitutions que les Etats adoptèrent après avoir exclu toute possibilité de réconciliation, c’est-à -dire à partir de mai 1776, incluent de telles dispositions. La Constitution de la Virginie affirme pour sa part qu’aucun
« Homme, ou groupe d’hommes, n’a droit à des émoluments distincts ou exclusifs par rapport au reste de la communauté si ce n’est en fonction de services rendus au public ; or, comme ils ne peuvent pas se transmettre, les postes de magistrats, de législateurs ou de juges ne sauraient être héréditaires ».
L’article 3 de la constitution de Caroline du Nord reprend mot pour mot la première de ces deux dernières phrases. L’article 7 de la Constitution du Massachusetts de 1780 les reproduit presque exactement. L’article 11 de la Constitution de la Georgie, anticipant sur la future Constitution des États-Unis, retire pour sa part le droit de vote ou de détenir un poste dans l’appareil étatique à toute personne détenant un titre (forcément étranger) de noblesse, etc. La crainte qu’un groupe d’hommes puisse recevoir un traitement différencié en s’arrogeant le pouvoir est souvent visée comme la principale menace qui pèse sur les nouveaux corps politiques. « Si nous veillons religieusement à empêcher les législatures de modifier la Constitution, ou, en d’autres termes, d’établir des pouvoirs, des places dont ils retireraient honneurs ou profit, nous n’aurons jamais grand chose à craindre d’eux [les minorités pernicieuses] » écrira « Demophilius » en octobre 1776.
Mais revenons pour l’instant à la Constitution de Pennsylvanie. Comme nous le signalions plus haut, la plupart des colonies vont étendre le suffrage pour permettre la participation d’un plus grand nombre d’hommes à la chose publique. C’est la Pennsylvanie qui ira le plus loin dans cette direction. Si les femmes et les esclaves ne sont pas encore reconnus comme des membres de la communauté politique, la capacité électorale reçoit une définition bien plus large, susceptible de toucher le plus grand nombre. « Les élections devront être libres », précise le septième article de la Déclaration des droits de la Pennsylvanie, et donc « tous les hommes libres ayant un intérêt commun suffisant et évident avec la communauté, ainsi qu’un attachement envers elle, ont le droit d’élire les fonctionnaires, ou être eux-mêmes élus à ces postes ». La sixième section du plan de gouvernement de la Constitution en indique les critères : tous les hommes de plus de 21 ans payant des impôts, ainsi que leurs fils âgés de plus de 21 ans auront le droit de prendre part aux élections. Bref, il n’est plus nécessaire de posséder une franchise pour participer aux élections. Le vote en Pennsylvanie se démocratise de manière radicale.
Mais là ne s’arrêtent pas les dispositions portant sur les élections. La section 32 de la Constitution nous donne un aperçu de l’état des mœurs politiques de l’époque et des conséquences qu’en tirent ses rédacteurs. On peut y lire que :
« [T]outes les élections, soit par le peuple soit en assemblée générale, s’effectueront par bulletins, libres et volontaires : et quelque électeur que ce soit, qui recevra un cadeau ou une récompense en échange de son vote, sous forme de viande, de boisson, d’argent, ou quoi que ce soit d’autre, abandonne son droit de vote pour cette élection, et sera pénalisé en fonction de la loi ».
Cette mesure vise à empêcher, bien entendu, que quelqu’un puisse acheter une élection, que des hommes placent d’autres hommes en situation de dépendance grâce à de larges moyens financiers. Le vote par bulletin doit parer non seulement l’intimidation, mais aussi empêcher qu’un homme puisse connaître le vote d’un autre homme, bref, qu’il ne puisse être assuré de l’efficacité de ses pots-de-vin. Là encore, le principe nous est devenu familier. Mais il faut se rappeler qu’à l’époque, cette mesure était révolutionnaire tant la pratique des cadeaux et récompenses au moment des élections allait de soi. Les Pennsylvaniens devront dorénavant choisir leurs représentants « au mérite », et non être tentés par ceux qui jusque-là étaient reconnus pour organiser les plus grandes beuveries. Du moins, telle était la noble intention des rédacteurs de la Constitution.
Tout un autre pan de la Constitution de la Pennsylvanie de 1776 vise à empêcher l’émergence au sein du corps politique d’un groupe d’hommes aux intérêts distincts de ceux de la majorité. On compte plusieurs dispositions qui vont en ce sens et relèvent souvent de la pensée politique whig la plus classique. D’abord, les élections seront annuelles (section 9), les représentants ne pourront être élus plus de quatre fois par période de sept ans (section 8), ne pourront être élus plus de deux années consécutives (section 11) ou détenir simultanément plus d’un mandat électif. Sans doute le dispositif qui se distingue le plus de ceux adoptés dans les autres États est le fait que le nouveau Parlement soit composé d’une unique assemblée législative et que l’exécutif soit confié à un comité de 12 hommes, eux-mêmes choisissant un président aisément révocable et n’assumant que de courts mandats. La volonté législative populaire doit être souveraine, ou du moins ne doit pas être surveillée par un sénat d’hommes « de meilleures conditions » (et encore moins par un monarque), mais est garantie par la Constitution elle-même. Toutefois, cette souveraineté populaire n’est pas omnipotente, elle doit se soumettre aux grands principes du « contrat initial » (i.e. la Constitution elle-même) qui lie les hommes de la Pennsylvanie entre eux. Les représentants n’ont donc pas « le pouvoir d’ajouter, altérer, abolir ou empiéter sur quelque partie que ce soit de cette Constitution ». Mais il y a plus. La Constitution crée un Conseil des censeurs, institution devant entre autres choses assurer la conformité des lois à la Constitution. Nous y reviendrons à la fin du chapitre.
Les patriotes américains étaient convaincus de la dangerosité des hommes « pensionnés » pour la liberté des hommes libres du royaume. Ils attribuaient la responsabilité du conflit impérial en partie aux manigances de ceux-ci. Une question qui se pose donc au moment de rédiger les constitutions étatiques est de déterminer si oui ou non les représentants du peuple et autres « fonctionnaires » de l’État seront rémunérés pour leurs services. Encore une fois, la crainte de créer une classe d’hommes dont l’intérêt serait de limiter la liberté des autres hommes est palpable dans la décision qui fut finalement adoptée. Dans le cas de la Pennsylvanie, on choisit de verser une indemnité à ceux se chargeraient de représenter leurs concitoyens à l’assemblée législative des hommes libres de la Pennsylvanie et aux autres « officiers » de l’État. Mais la section (36) qui traite ce point est formulée avec tant de précautions, qu’elle offre une fenêtre privilégiée pour appréhender, encore une fois, l’état d’esprit et les craintes de ceux qui participèrent à l’élaboration de ces Constitutions. Il vaut donc la peine de citer le passage in extenso :
« Chaque homme libre, afin de préserver son indépendance devrait avoir une profession, une vocation, un métier ou une ferme qui lui permette de subsister de manière honnête (à moins qu’il n’ait suffisamment de propriétés). Il n’y a donc pas de nécessité, ou d’utilité à établir des postes de profits, dont l’effet est normalement une dépendance ou une servilité indigne d’hommes libres, et cela à la fois chez le détenteur du poste, et chez le commanditaire. [Les postes de profits mènent à l’émergence de] factions, de contentieux, à la corruption et au désordre parmi le peuple. Mais si un homme est appelé au service public au détriment de ses affaires privées, il a droit à une indemnisation raisonnable. Qui plus est, quand un poste […] devient si profitable qu’il incite un trop grand nombre de gens à postuler pour l’obtenir, la législature devra alors diminuer le montant de la compensation financière ».
Ce passage est intéressant, car il révèle, au-delà de la préoccupation très précise pour la rémunération, que les rédacteurs de la Constitution pensent que le meilleur moyen de protéger la liberté du corps politique est de s’assurer de l’indépendance de tous les hommes libres de l’État. On juge que les hommes en situation de dépendance, comme ceux qui entretiennent eux-mêmes des dépendants, sont dangereux pour les libertés du peuple.
On pourrait donner d’autres exemples de dispositions de la Constitution de la Pennsylvanie qui affirment l’importance que le corps politique attache à ce que tous les hommes libres puissent jouir d’une liberté égale. En somme, une des préoccupations des Pennsylvaniens qui ont rédigé cette Constitution est de fonder un corps politique qui assure le maximum de liberté à tous les hommes (libres) de l’État. Certains mécanismes de cette Constitution, comme le faible poids de l’exécutif, prouvent qu’en 1776, les Américains restent préoccupés par les effets délétères du pouvoir sur la liberté. Mais ils sont aussi préoccupés par les effets délétères de l’inégalité des hommes d’un même corps politique sur cette liberté. C’est ce type de constat qui a amené un Pennsylvanien, à l’hiver 1776, à se demander si « quelque chose peut être constitutionnel, dans un pays libre, qui serait contraire aux principes d’une loi équitable et de l’égale liberté »?
Cette préoccupation revient avec constance dans les journaux à l’été 1776. Lorsque des membres de l’assemblée législative de la Pennsylvanie décident de s’opposer à l’exigence du Congrès continental que les colonies se dotent de nouvelles constitutions, une lettre publiée dans le Pennsylvania Evening Post fera état des préoccupations des membres du Comité de sécurité publique qui appuient pour leur part la résolution du Congrès. Sous forme de questions-réponses, le texte demande à quoi aspirent politiquement les Pennsylvaniens : « ils veulent une constitution libre et permanente, tirant son autorité du peuple seulement, de telle manière que tous puissent profiter d’une égale liberté ».
La Constitution de la Pennsylvanie est nettement celle qui va le plus loin dans le sens de la « démocratie » en 1776, notamment par les divers mécanismes qui y sont établis. Mais la plupart des autres Constitutions écrites au même moment, si elles ne modifient pas aussi radicalement les institutions gouvernementales que le fait la Constitution de Pennsylvanie, affirment tout aussi clairement l’importance d’assurer l’égale liberté des membres du corps politique. La Constitution de la Virginie, adoptée avant la Constitution de la Pennsylvanie, énonce on ne peut plus clairement le principe selon lequel
« tous les hommes sont par nature également libres et indépendants, et possèdent un certain nombre de droits inhérents, dont ils ne peuvent pas, par quelque contrat que ce soit, priver leur postérité lorsqu’ils entrent en société, savoir : la jouissance de la vie et de la liberté, les moyens d’acquérir et de posséder la propriété, et la poursuite ainsi que l’obtention du bonheur et de la sécurité ».
La Déclaration des droits du Delaware, après avoir prohibé à l’article 2 toute forme de religion d’État, affirme à l’article 3 qu’« à jamais en cet État, toutes les personnes qui professent la religion chrétienne devraient pouvoir jouir de droits et de privilèges égaux ». Cette idée que tous les hommes ou presque (à l’exception des non chrétiens dans le cas du Delaware) ont le droit de jouir des mêmes privilèges est une autre manière de dire que tous les hommes doivent être égaux politiquement. La formule n’est pas nouvelle : les Américains pendant le conflit impérial revendiquaient leur droit de jouir des « mêmes privilèges » que ceux dont bénéficiaient leurs co-sujets anglais. Mais le fait que ce principe soit affirmé dans une charte des droits instituant un régime politique nouveau constitue un pas de plus vers l’institutionnalisation de l’idée d’égale liberté des hommes vivants dans un même corps politique.
V. La question de l’esclavage des noirs
D’autres constitutions limiteront la possibilité de dépendance d’un homme à l’égard d’un autre homme plus explicitement encore. Celle qui ira le plus loin dans cette direction est la Constitution du Vermont de 1777 qui, la première, proscrit toute forme de dépendance imposée sans consentement, et va même jusqu’à proscrire l’esclavage en vertu du principe de l’égalité naturelle entre les hommes. La toute première résolution de la Déclaration des droits du Vermont énonce que :
« [T]ous les hommes sont nés également libres et indépendants, et ont certains droits naturels, inhérents et inaliénables, parmi lesquels l’on compte le droit de jouir et de défendre sa vie et sa liberté, d’acquérir, de posséder et de protéger sa propriété, et de poursuivre et d’obtenir le bonheur et la sécurité. C’est pourquoi, aucun mâle, né en ce pays ou amené d’outre-mer, ne peut être tenu par la loi, de servir quelque personne que ce soit, comme servant, esclave ou apprenti, après être arrivé à l’âge de 21 ans, non plus qu’aucune femme, de la même manière, après qu’elle aura atteint l’âge de 18 ans, à moins qu’ils ne soient liés par leur propre consentement, après être arrivés à ces âges, ou alors s’ils soient tenus par la loi de payer des dettes, dommages, etc.
En procédant ainsi, le Vermont adoptait la première Constitution moderne proscrivant explicitement l’esclavage. Même si aucune autre Constitution ne prohibe aussi directement cette pratique (du moins, à court terme), d’aucuns interpréteront les clauses affirmant l’égalité naturelle des hommes comme s’appliquant à tous les habitants du territoire, incluant les esclaves noirs. Très rapidement des esclaves poursuivront leurs maîtres en justice pour recouvrer leur liberté. C’est le cas d’Elizabeth Freeman (alias Mum Bet) qui décidera de recourir aux tribunaux pour recouvrer sa liberté. Elle n’était pas la première esclave à poursuivre ses maîtres de la sorte, plusieurs l’avaient fait pendant la crise impériale. Mais contrairement aux autres cas, elle n’accusait pas John Ashley, son maître, d’avoir violé une loi relative à l’esclavage, prohibant donc la possession d’esclaves. Son avocat, Theodore Sedgewick, arguera plutôt de l’inconstitutionnalité de l’esclavage en tant que tel, puisque la Constitution de 1780 du Massachusetts affirme que tous les hommes sont nés libres. Le jury ordonna à John Ashley de redonner sa liberté à Mum Bet, ainsi qu’à un autre plaignant, et lui imposa de les dédommager financièrement de la somme de 30 shillings chacun. Comme ce procès fut jugé devant une cour de comté de première instance (County Court of Common Pleas), l’appel de John Ashley à la Cour suprême du Massachusetts aurait pu s’avérer déterminant pour l’avenir des noirs du Massachusetts. Mais John Ashley retira son appel, après avoir appris la décision rendue dans un autre cas qui deviendra tout aussi célèbre.
Il s’agit de l’affaire Quock Walker, d’une complexité déroutante, étant donné les liens de parenté entre certains plaignants, qui donna lieu à trois procès distincts. Profitant d’une liberté précaire puisqu’il était en fuite, l’esclave Walker s’était trouvé un emploi rémunéré chez James Caldwell (le fils de son ancien maître, entretemps décédé, mais qui lui aurait promis la liberté à 25 ans). Walker, qui était légalement la propriété de Nathaniel Jennison (depuis que ce dernier était marié à la veuve de James Caldwell père), décida de poursuivre son maître pour recouvrer sa liberté ainsi que pour dommages physiques subis lorsque Jennison tenta brutalement de le ramener chez lui. Une série de procès mena à des verdicts contradictoires que la Cour suprême de l’État dut bientôt trancher. Elle accorda la liberté et des dommages et intérêts à Quock Walker. Les raisons qui poussèrent les jurés à accorder la liberté à Walker ne font pas l’unanimité dans l’historiographie, mais on interprète le plus souvent cette décision comme étant la première à avoir soumis la pratique de l’esclavage à un contrôle de constitutionnalité, en 1783. La confusion provient surtout du fait que la cour, comme le voulait la pratique de l’époque, n’a pas couché par écrit les raisons de sa décision. On connaît cependant les instructions données au jury par l’un des juges du procès qui va clairement dans le sens d’une inconstitutionnalité de l’esclavage. Pour Président Cushing, jamais la pratique de l’esclavage n’a été explicitement permise en droit dans la colonie du Massachusetts. Il s’agissait plutôt d’une coutume, importée d’Europe, et qui s’est perpétuée dans le temps sans être contestée. Et il ajoute :
« Peu importent les sentiments qui ont prévalu jusqu’ici ou qui se sont imposés à nous en suivant l’exemple des autres, une autre idée a pris place en Amérique, plus favorable aux droits naturels de l’humanité, et au désir de liberté inné et naturel que les Cieux (sans égards à la couleur de la peau, à la pigmentation, ou à la forme du nez) réservent à l’ensemble de la race humaine. Et sur ce fondement, la Constitution de notre gouvernement, par laquelle [les hommes du] peuple de ce commonwealth se sont solennellement liés entre eux, commence en déclarant que tous les hommes sont nés libres et égaux, que chaque sujet a droit à la liberté, et que cette liberté doit être protégée par la loi, tout comme la vie et la propriété. En somme, l’idée qu’un homme puisse naître esclave est totalement inconciliable avec [notre constitution]. Étant donné ce qui précède, je pense que l’idée d’esclavage n’est pas compatible avec notre propre conduite et notre Constitution. »
C’est donc sur les clauses jusnaturalistes contenues dans les constitutions étatiques que s’appuient les premières contestations juridiques de la pratique de l’esclavage, bien qu’il soit peu probable que les pères fondateurs aient anticipé ou unanimement souhaité cette conséquence. Mais une partie de l’Amérique acceptera progressivement cette manière de comprendre de telles dispositions, si bien qu’un célèbre président des États-Unis pourra affirmer, quelques générations plus tard, que les révolutionnaires américains avaient explicitement inclus l’idée d’égalité entre les hommes dans la Déclaration d’indépendance pour signaler l’intention de ce peuple de faire de l’avènement de l’égalité entre les hommes sa principale raison d’être. Dans son discours de Gettysburg, Abraham Lincoln déclarera : « voilà quatre-vingt-sept ans que nos pères ont transporté sur ce continent une nouvelle nation, conçue dans la liberté et dévouée à la proposition selon laquelle tous les hommes ont été créés égaux ».
On voit clairement comment les clauses jusnaturalistes de l’égalité naturelle entre les hommes, censées former le socle sur lequel viennent s’appuyer les droits des hommes s’engageant mutuellement à participer à un même corps politique, deviendront bientôt l’outil privilégié pour permettre l’accès à la liberté de gens qui n’étaient pas du tout partie prenante de ce « contrat » initial. L’interprétation de ces clauses dans le sens d’une obligation du politique d’étendre et de garantir la liberté également à toute personne résidant sur le territoire remet directement en cause les frontières du politique et la notion même de « contractants ». Dans l’histoire de la pensée politique, la notion d’état de nature était une abstraction devant justifier la nécessité d’obéir au souverain, les obligations de celui-ci devant les contractants, ou le droit de résistance de ces derniers devant une rupture de contrat. Mais l’indépendance amène les Américains à faire l’expérience d’une fondation « concrète », située dans le temps. Bien que la majorité des constitutions contiennent un article premier disposant que les hommes sont nés libres et égaux, nulle part l’on ne considéra les esclaves (comme d’ailleurs les femmes et les enfants), comme étant habilités à « contracter » de la sorte dans le but de « sortir de l’état de nature » et d’instituer un nouveau corps politique. Qu’avant même la fin de la guerre d’indépendance les affirmations ou clauses sur l’égalité naturelle dans la Déclaration d’indépendance ou dans les constitutions étatiques aient pu être immédiatement interprétées dans certains États comme devant signifier la fin de l’esclavage montre clairement que, pour reprendre les mots du juge Cushing, « une autre idée a pris place en Amérique ». Dès 1780, la Pennsylvanie adopte une disposition pour abolir la pratique de l’esclavage. Dans les cinquante années qui suivirent, la plupart des États du Nord proscriront la pratique, tout en adoptant, il est vrai, des dispositions pour empêcher aux noirs l’accès au suffrage. Et, évidemment, il n’est pas nécessaire de préciser comment les États du Sud furent eux-mêmes contraints d’abolir cette institution. La marche vers l’égalité a été tout sauf uniforme. Mais, en dépit des reculs et des échecs, 1776 marque une rupture importante qui permettra d’envisager que l’égalité politique s’étende à tous les hommes du territoire…. et au-delà .
VI. L’essoufflement de la rhétorique anticatholique
L’anticatholicisme dans le monde anglo-saxon au XVIIIe siècle pouvait être d’une extrême virulence. Sur l’ensemble des territoires de la Couronne, et plus particulièrement en Irlande, les catholiques n’avaient pas le droit de transmettre leur terre par primogéniture, ils ne pouvaient pas siéger au Parlement, enseigner à leurs enfants, porter les armes, posséder des chevaux d’une certaine taille, etc... Toutes les colonies anglaises d’Amérique, sans exception, possédaient de semblables mesures pénales. Au milieu du XVIIIe siècle, les colonies sont toutes devenues relativement tolérantes par rapport à leurs minorités protestantes dissidentes, mais sans élargir cette tolérance aux catholiques. À titre d’exemple, au Maryland en 1715, on adopta une loi qui permettait au gouverneur de retirer un enfant à sa mère et de le placer où bon lui semblerait, sans possibilité d’appel, si la mère devenait catholique après la mort de son époux protestant. Dans la plupart des colonies les catholiques n’avaient pas le droit de vote, ni le droit d’hériter la terre, payaient souvent un impôt multiplié par deux (à moins qu’ils n’aient tout simplement pas le droit de vivre dans la colonie). Il n’y avait aucun évêque dans les colonies et les quelques prêtres que l’on y trouvait opéraient dans la clandestinité.
Pourtant, quelques années seulement après la guerre d’indépendance, on assiste à un accroissement important de la présence catholique, qui se manifeste notamment par la construction d’églises. Ceux-là même qui se sont indignés de l’adoption de l’Acte de Québec de 1774 (qui garantissait entre autres choses la liberté du culte catholique aux Canadiens), au point d’en faire un grief majeur propre à justifier leur volonté d’indépendance se mettent, une fois l’indépendance acquise, à inclure des dispositifs plus tolérants face aux catholiques. Quatre États (la Pennsylvanie, le Delaware, la Virginie, et le Maryland) vont, avant même la fin de la guerre, révoquer les lois pénales contre les catholiques et confirmer leur égalité devant la loi et leur droit de pratiquer leur religion. Tous les autres États vont faire de même à plus ou moins long terme. John Carroll devient le premier évêque catholique en 1790. La première Église catholique dans la très puritaine Boston est fondée en 1788 ; le premier évêque de la Nouvelle-Angleterre est nommé en 1808. Même si l’anticatholicisme ne disparaît pas d’un coup (le mouvement se poursuit par la suite, avec les Know-nothings au XIXe siècle et le Klu Klux Klan au XXe siècle), la tolérance religieuse sera très vite étendue aux catholiques dans toutes les colonies après l’indépendance.
Comment expliquer ce changement de perspective ? La plupart des Constitutions étatiques vont proscrire l’établissement d’une religion d’État et vont affirmer l’importance de la liberté de conscience en matière religieuse, ainsi qu’une égale liberté de culte. La Constitution de Virginie affirme à la section 16 que :
« La religion, ou les devoirs que avons envers notre Créateur, et la manière de remplir ces devoirs, ne peuvent être déterminés que par la raison et la conviction, non par la force ou la violence ; c’est pourquoi chaque homme a un droit égal de pratiquer librement sa religion, conformément aux prescriptions de sa conscience »
D’autres constitutions vont dans le même sens. La Constitution de la Caroline du Nord, à la section 34, proscrit l’établissement d’une religion d’Etat, même si elle limite le droit des non-protestants à obtenir des postes dans l’administration de l’Etat (section 32). La Constitution du New Jersey fera de même (art. 18) : « nulle personne en cette colonie ne se verra jamais privée du droit inestimable de vénérer Dieu tout-puissant de façon conforme aux seules prescriptions de sa conscience ». Toutefois, l’article 19, tout en proscrivant l’établissement d’une religion d’État, empêche cependant les non-protestants de se présenter aux élections. La Constitution de New York affirme qu’il est un principe de la « liberté rationnelle » de se garder d’imiter « la bigoterie des prêtres et des princes vicieux », et que donc : « le libre exercice de la religion, sans discrimination ou préférence, sera à jamais permis, à l’intérieur de cet État, à toute l’humanité ». L’article II de la Constitution du Massachusetts dira à peu près la même chose, comme la section 3 de la Constitution du Vermont.
La liberté en matière de religion allait tellement de soi au moment de la rédaction des constitutions qu’on trouve très peu de discussions sur cette question dans les journaux américains de l’époque. Il y a certes des critiques plus caricaturales des nouvelles constitutions qui affirment par l’absurde que certaines constitutions, en refusant de faire du Christianisme la religion officielle, ouvrent la porte à l’athéisme ou au Mahométisme. Il y a aussi des préoccupations qui se manifestent quant au sort des hôpitaux et écoles confessionnelles qui pouvaient, dans la plupart des colonies, compter sur un financement public. Si la première critique restait superficielle, la seconde mettait le doigt sur un véritable problème. Afin d’éviter la disparition des institutions confessionnelles subventionnées, la plupart des constitutions permettent le prélèvement de la dîme, mais laissent à chaque individu (ou à chaque comté) le soin de spécifier à quel groupe religieux il remettra son argent (ex. : article III de la Constitution du Massachusetts).
En somme, les rédacteurs des constitutions étatiques voulurent éliminer la possibilité d’une religion d’Etat, qui motivait leurs griefs contre l’Acte du Québec (1774). Mais comme pour les autres modifications apportées, une fois que la boîte de Pandore des changements en cette matière fut ouverte, les auteurs des constitutions choisirent parfois d’aller au bout de la logique du droit égal de tous les hommes de prier Dieu selon leur conscience et, dans quelques cas, choisirent d’accorder ce droit aussi aux catholiques. Il faut dire qu’au niveau symbolique, l’indépendance et la guerre constituent une formidable rupture avec l’imaginaire anglo-saxon. L’Amérique se dote très vite d’une nouvelle vision d’elle-même comme terre d’exil, de liberté et d’égalité des chances. La haine des machinations papistes, l’amour d’un monarque protestant, le caractère exceptionnel du peuple anglais, bref, tout ce qui fait le propre du patriotisme anglais au XVIIIe siècle sera rapidement évacué. Le catholique comme ennemi de la nation ne cadre déjà plus dans ce qui commence à ressembler à une nouvelle compréhension de soi des Américains.
VII. Le triomphe de la loi
On le voit, la préoccupation pour l’égalité dans la liberté et la volonté d’assurer cette égalité par divers mécanismes constitutionnels est manifeste dansles constitutions étatiques. Appréhender ce phénomène de la manière dont nous venons de le faire (c’est-à -dire en notant comment cette idée transcende les constitutions étatiques et certaines transformations subséquentes) est nécessaire. Mais cette idée est également présente dans le fait, pour le peuple, d’énoncer lui-même sa « loi fondamentale » et de ne plus se soumettre à un rapport d’allégeance à un monarque. Puisque l’institution républicaine « allait de soi » après l’indépendance (persone n’est favorable à la création d’une monarchie américaine) on pourrait être tenté de négliger le fait (sans doute le plus fondamental) que constitue l’adoption de constitutions étatiques écrites.
Car il faut savoir que la pensée politique whig, et plus largement la pensée politique anglo-saxonne, définissait la liberté comme la condition de celui qui n’est pas dans une situation de dépendance par rapport à la volonté d’un autre homme. Cette conception de la liberté faisait équivaloir liberté et loi dès lors que la loi n’était en aucune façon la simple expression de la volonté arbitraire du souverain. Les Anglais étaient libres parce que leur monarque était tenu de se conformer à la Constitution du pays, contrairement aux autres nations qui devaient se soumettre (jugeait-on parfois de façon caricaturale) à la volonté arbitraire et personnelle d’un tyran. Dans le contexte d’une monarchie, la soumission des hommes à une loi qu’ils se donnent eux-mêmes plutôt qu’à la volonté du roi était synonyme de liberté parce que la loi était indépendante de la volonté particulière et fluctuante du monarque. En somme, au moment d’écrire leurs constitutions, les Américains savaient qu’affirmer la liberté des hommes et se donner sa propre loi étaient une seule et même chose. Mais pour que la loi soit pourvoyeuse d’une égale liberté et d’une égale justice, encore fallait-il qu’elle ne soit pas arbitraire et corresponde à son principe « naturel », celui qui consiste à garantir à tous la liberté, la vie et la propriété.
L’enjeu est évidemment de circonscrire ce que le peuple (par l’intermédiaire de ses représentants) peut vouloir. Si la liberté consiste à se donner sa propre loi et à s’y conformer, le peuple en Amérique après l’adoption des constitutions étatiques est libre puisque non seulement il se donne des constitutions, mais de surcroît il affirme que toute autorité ou toute loi est conférée uniquement par son consentement. Mais se soumettre à la volonté du peuple si cette volonté se révélait être arbitraire ne serait-il pas tout aussi incompatible avec la liberté que de se soumettre à la volonté arbitraire d’un monarque ? Les dix années menant à l’indépendance, de la crise du Stamp Act (1765) à la Déclaration n’avaient-elle pas démontré suffisamment que les représentants de la nation (dans le cas qui nous intéresse, les parlementaires anglais) pouvaient facilement usurper la souveraineté à leur profit en transgressant la Constitution. Il fallait donc trouver le moyen d’assurer la conformité de la législation avec la constitution.
Or la culture politique anglaise exige une adéquation entre la « constitution » du peuple et sa « Constitution » entendue comme sa loi fondamentale, au point que l’on parlait fréquemment de l’une comme de l’autre de manière indifférenciée. Pour cette raison, la Constitution dans ce deuxième sens était perçue comme organique et modifiable dans la durée, selon les nouvelles circonstances. Les constitutions étatiques américaines, si elles gardent le caractère de loi fondamentale que la constitution avait déjà dans le monde anglo-saxon, se distinguent pourtant de la Constitution de la Grande-Bretagne en ceci qu’elles sont dorénavant énoncées dans un document unique (et non plus dans un ensemble de documents et de précédents jurisprudentiels). Elles s’en distinguent aussi parce qu’elles introduisent une dualité de volonté du peuple, c’est-à -dire une cassure dans l’idée d’une Constitution organique qui reflèterait la constitution du peuple. Toutes les constitutions étatiques américaines, sans exception, affirment tenir leur autorité du peuple. Si les constitutions sont légitimes, c’est donc qu’elles ont été voulues par le peuple, ou du moins, par ses représentants élus. Comme les lois adoptées ultérieurement doivent être en conformité avec cette volonté première, on peut dire que la volonté du peuple est en quelque sorte limitée par elle-même. En d’autres termes, pour s’assurer que la loi demeure le principal vecteur de la liberté des sujets, même le peuple ne pourra jamais vouloir de manière arbitraire. À sa volonté circonstantielle, on lui opposera si nécessaire sa volonté première. D’une certaine manière, l’écriture des constitutions, puis la pratique de la révision constitutionnelle, s’inscrivent comme des prolongements naturels de certaines idées admises dans le monde anglo-saxon, dont celle du Roi patriote, qui ne pouvait jamais vouloir autrement qu’en conformité avec la Constitution. Mais cette volonté de limiter constitutionnellement non seulement la capacité d’agir de l’exécutif, mais aussi du législateur, reflète encore davantage l’expérience du conflit impérial entre le Parlement et les colonies. La conformité des lois à la constitution doit éviter que le peuple dépende de lois arbitraires édictées par des élus mal intentionnés. Qui plus est, elle doit placer le peuple à l’abri de ses propres caprices. Le peuple, semble-t-il doit être protégé contre lui-même.
À l’été 1776, deux questions se posent à ce sujet au moment de l’écriture des constitutions. Par quels moyens pourra-t-on assurer la conformité de la loi à la constitution ? Secondement, les constitutions pourront-elles être modifiées ? Les premières colonies à adopter une constitution, comme la Caroline du Sud (qui, au moment où elle le fait espère toujours une réconciliation avec la mère patrie), et la Virginie vont esquiver totalement ces questions. Aucun mécanisme de contrôle de constitutionnalité ne sera inclus dans le texte même de la constitution, aucune déclaration n’imposera clairement le principe de la conformité des lois à la constitution.
Encore une fois, c’est en Pennsylvanie que ces questions seront abordées avec la plus grande acuité par l’adoption d’un mécanisme constitutionnel jusque-là inédit, le Conseil des censeurs. Ce conseil devait s’assurer que les lois et les actes du gouvernement soient conformes aux intentions de la Constitution. Élu directement par le peuple (par villes et districts), et devant se réunir à tous les sept ans, ce conseil était également le seul habilité à modifier la Constitution. Il avait les moyens légaux pour mener des enquêtes sur le bon usage des fonds publics par les élus du peuple.
L’adoption de ce mécanisme de contrôle de constitutionnalité suscita la consternation de nombreux détracteurs qui dénoncèrent dans la presse cette « dangereuse » innovation pendant l’été et l’automne 1776. L’inclusion de ce dispositif est un des éléments les plus décriés par les détracteurs de la Constitution de la Pennsylvanie, tant chez les « radicaux » que les « conservateurs », souvent pour des motifs radicalement opposés. Les habitants de la ville de Pennsylvanie, réunis pour rédiger des instructions à leurs représentants, exigent par exemple
« que vous entrepreniez de former un gouvernement de telle manière qu’il préserve le peuple dans une situation conforme à ses besoins, et n’empiéte d’aucune manière, par des articles arbitraires inclus dans la Constitution, sur les libertés de notre descendance, mais permette au peuple de changer la Constitution et ses lois, par le moyen du suffrage, de la manière qu’il jugera essentielle à sa liberté et à son bonheur. Vous vous opposerez donc aux innovations dangereuses et alarmantes pour un gouvernement libre, que constituent le conseil des censeurs et une convention septennale ».
Pour les auteurs de ces instructions, le Conseil des censeurs empiéterait sur les libertés des générations futures en les obligeant à se conformer à la volonté des générations précédentes et à subir une Constitution devenue potentiellement inadéquate. Bref, la Constitution écrite serait à long terme en dissonance par rapport à la constitution organique du peuple de Pennsylvanie. Pour un autre auteur, les rédacteurs de la Constitution de la Pennsylvanie n’ont pas compris le principe du gouvernement. S’ils l’avaient compris, « l’État de la Pennsylvanie ne se serait pas ainsi disgracié en adoptant une structure de gouvernement pleine de contradictions et d’absurdité ». Pour Casca, auteur anonyme de cette critique, l’erreur consiste à ne pas avoir vu qu’un gouvernement consiste en trois choses, soit : une déclaration des droits, une constitution et des lois. Si les droits énoncés dans la Déclaration des droits sont intangibles, la Constitution, quant à elle, peut être modifiée par une forte majorité de représentants du peuple, tandis que les lois ne requièrent qu’une majorité simple pour être adoptées ou abrogées. Les lois ne peuvent porter que sur la liberté et la propriété et ne peuvent jamais être contraires à la Déclaration des droits ou à la Constitution. En confondant les trois composantes, en promulguant dans la Constitution des éléments relevant de la législation ordinaire, les rédacteurs de la Constitution ont rendu nécessaire un mécanisme de surveillance qui serait inutile si tout le monde comprenait le principe du gouvernement. À première vue, cette critique peut sembler un peu courte. En effet, que faire lorsqu’une loi contrevient à la Déclaration des droits ou à la Constitution ? Casca ne répond pas directement à cette question, mais on peut penser qu’il était lui aussi convaincu du rapport étroit entre la Constitution du peuple et sa Constitution politique. Si la république fonctionne selon son principe et que le peuple se montre digne de ses libertés, le Conseil des censeurs serait de facto inutile. En ce sens, ce Conseil ne pourra jamais être autre chose qu’un mécanisme dangereux et arbitraire, surtout s’il tombe dans les mains d’une faction.
Il existe aussi une critique plus « conservatrice » de ce conseil. On la retrouve par exemple dans une satire intitulée « A Dialogue between Orator Puff and Peter Easy on the Proposed Plan or Frame of Government » publiée en octobre 1776 dans le Pennsylvania Ledger et le Pennsylvania Evening Post. L’auteur anonyme fait dire des âneries à ses deux personnages, Mister Puff et Easy (que l’on peut traduire par : Messieurs Vacuité et Facilité). Dans cette satire, la Constitution de la Pennsylvanie est critiquée dans son ensemble, depuis l’existence d’une seule chambre législative jusqu’au suffrage universel, en passant par la généralisation du droit de vote, y compris aux non-chrétiens. Les commentaires sur le Conseil des censeurs sont particulièrement savoureux. Ce conseil, nous dit notre auteur, a été créé pour soumettre les générations futures aux diktats d’une minorité de parvenus. Ce qui est intéressant, c’est que l’auteur dévoile ce qui, selon lui, constitue l’intention des auteurs de la Constitution. Il s’agit d’une « preuve de leur amour de la simplicité et de leur volonté de réformer l’humanité ». Ce que dénonce par un humour caustique cet auteur, c’est la volonté des rédacteurs de la Constitution de modifier le visage de la Pennsylvanie par le moyen d’une Constitution égalitariste et athée et d’empêcher tout changement subséquent par l’introduction d’un mécanisme jusque-là inédit (c’est-à -dire précisément ce qui était reproché par les Américains au Parlement anglais). La Constitution devient ici le moyen de faire advenir une humanité où règne une égalité radicale, plutôt que le miroir des droits qu’un peuple a acquis (ou s’est donné) dans la durée. La loi est dorénavant naturelle et immuable, le politique ne peut que s’en faire le reflet sous peine d’être censuré (dans ce cas précis) par le Conseil des censeurs, gardien de la conformité entre la loi naturelle et la loi positive. En somme, notre auteur reproche au Conseil des Censeurs d’annoncer la mise à mort du politique comme lieu d’énonciation de la loi, une critique que l’on adressera également à la pratique bientôt triomphante en Amérique du contrôle de constitutionnalité.
Conclusion
Dans le monde anglo-saxon avant la Révolution américaine, chaque sujet anglais se voit reconnaître le droit à la vie, à la liberté et à la propriété en fonction d’un héritage politique et jurisprudentiel qui semble remonter à la nuit des temps et qui fait la fierté des Anglais, d’Amérique comme de Grande-Bretagne. Tous les hommes sont dits libres et égaux devant la loi en vertu de leur condition de sujet, seul mode d’accès aux privilèges liés à « l’anglicité ». Le politique, avec sa constitution (écrite), ses institutions représentatives et ses mécanismes de rétroaction (pétitions, manifestations, etc.) qui permettent d’édicter et de mettre en vigueur une loi applicable à tous les sujets, est l’œuvre d’une nation agissant sur elle-même dans le temps, même lorsque seule une minorité participe effectivement à l’élaboration de la loi. Peu importe, en effet, car c’est le peuple anglais qui, par l’intermédiaire de ses représentants se donne sa propre loi. Quand le monde anglo-saxon ajoute l’adjectif qualificatif anglais pour décrire sa liberté, il emploie celui-ci avec rigueur. L’égalité des hommes devant une loi juste est le fruit de la vigilance du peuple, du meilleur des corps politiques, et de l’allégeance au meilleur des monarques.
La pensée politique jusnaturaliste du XVIIe siècle se greffe souvent indistinctement sur cette vision jurisprudentielle des droits et libertés des sujets dans la conception anglaise des libertés. Dans les deux cas, le politique est le lieu d’énonciation de la loi, d’une loi qui, si elle est élaborée par les représentants du peuple pour le bien commun, est synonyme de liberté parce qu’elle ne place pas les hommes dans une situation de dépendance envers une volonté arbitraire. La loi, en ce sens, est liberté.
Dans une conception de la Constitution anglaise comme héritage de droits acquis, l’égalité des hommes devant la loi résulte de leur commeune allégeance à un monarque limité constitutionnellement, alors que dans le jusnaturalisme, l’égalité naturelle des hommes est le socle sur lequel vient s’échafauder l’ensemble des droits. Bref, que l’on interprète la Constitution anglaise comme le faisait Burke, ou comme le faisait Locke, l’égalité entre les Anglais est toujours la condition, et non la fin, du politique. La loi ne vise pas à assurer l’égalité entre les hommes, mais plutôt leur vie, leur propriété et leur liberté. Le conflit impérial ne changera pas la donne. Avant, pendant comme après la Révolution américaine, la liberté demeurera le plus grand bien de ceux qui s’affranchirent de la tutelle anglaise. Mais le conflit impérial, comme d’autres évènements auparavant qui ont donné naissance à la pensée country whig, montrent que le monarque n’est pas le seul danger potentiel pour les libertés des sujets. Le politique peut devenir le moyen par lequel une partie des hommes du royaume en asservissent d’autres. Et cette volonté d’asservir les autres hommes d’un même corps politique se manifeste surtout là où les hommes ont conscience d’avoir des intérêts totalement distincts. En promulguant le Declaratory Act en 1766, le Parlement avait prétendu fixer un principe a priori inadmissible pour le monde politique anglo-saxon, en imposant que des hommes se soumettent, sans leur consentement, à la volonté d’un tiers. Pour les principaux leaders patriotes américains, la crise impériale de 1766 et à 1776 ne fait que prolonger la tentative du Parlement initiée par le Declaratory Act. Dans ce contexte précis, l’argument de la représentation virtuelle invoqué par les parlementaires à l’appui de leurs thèses est jugé inadmissible. L’absence de représentation réelle n’a de sens que si les décisions prises par l’institution représentative s’appliquent uniformément à tous les hommes du royaume. À cette condition seulement on avait pu admettre que des hommes soient exclus de la représentation. Mais dans le cas des colonies américaines et de la mère patrie anglaise, la situation était autre, puisque ce qui était proposé par le Cabinet était voué à s’appliquer à des entités géographiques distinctes, aux intérêts souvent irréconciliables. Le conflit impérial fait la preuve que l’inégalité entre les hommes du royaume, notamment dans la représentation politique, est dangereuse pour la liberté. Dans le contexte de cette expérience, éliminer les distinctions de classe ou de rangs, les privilèges liés au culte, les titres de toute sorte, devient une priorité pour des hommes qui entendent fonder de nouveaux corps politiques sur des bases plus solides. L’extension du suffrage à un nombre encore plus grand d’hommes dans l’État semble tout aussi propre à empêcher que la liberté des uns menace celle des autres.
Mais les Américains iront plus loin. Bien que la mutation ne soit pas univoque et que certaines constitutions aient perpétué des réflexes anciens, la rédaction des constitutions étatiques montre que le politique doit garantir l’égalité des hommes dans la liberté au-delà de l’égalité des hommes devant la loi, car cette inégalité a un potentiel délétère pour la liberté elle-même. Sans doute sans en comprendre pleinement tous les tenants et aboutissants, les rédacteurs des constitutions étatiques ouvraient ainsi une boîte de Pandore qui ne se refermera plus jamais. D’abord simple point de départ d’une réflexion sur la liberté, l’égalité entre les hommes deviendra l’une des fins nécessaires du gouvernement, l’un des moyens nécessaires de la liberté.
François Charbonneau est Docteur en études politiques de l’E.H.E.S.S.
Pour citer cet article :
François Charbonneau « ‘’Une autre idée a pris place en Amérique’’. L’impact du conflit impérial (1765-1775) sur l’adoption des constitutions étatiques américaines (1776-1780) », Jus Politicum, n°1 [https://juspoliticum.com/articles/''une-autre-idee-a-pris-place-en-amerique''.-l'impact-du-conflit-imperial-(1765-1775)-sur-l'adoption-des-constitutions-etatiques-americaines-(1776-1780)-33]