L'oracle des libertés ne parle qu'une seule fois
La question prioritaire de constitutionnalité ne peut être soulevée à l’encontre de dispositions législatives que le Conseil constitutionnel a déjà déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une de ses décisions. Le Conseil précise qu’il doit avoir spécialement examiné la conformité de ces dispositions à la Constitution. C’est à l’article 62 de la Constitution, soit à l’autorité de chose jugée de ses décisions que le Conseil rattache cette règle, qui ne connaît que l’exception, très restrictivement entendue, d’un changement des circonstances de droit ou de fait. Cette exigence entraîne une forte relativisation du jeu de la contradiction dans la QPC, qu’elle objectivise fortement, tout en exaltant le Conseil constitutionnel, doté d’une infaillibilité et d’un don de prescience qui traduisent la révérence française pour les institutions publiques.
The Oracle of Liberties speaks only once.The implementation of the mechanism of Priority Preliminary rulings on the issue of constitutionality (QPC) is conditioned upon the challenged statutory provision not having already been found to be constitutional by the French Constitutional Council at a previous stage. The Constitutional Council bases this condition on the principle of res judicata (set out in article 62 of the Constitution), which has one narrowly interpreted exception, i.e. that of the “fundamental change of circumstances”. This condition does limit the risks of contradiction within the body of constitutional case law, while simultaneously maintaining the standing and seeming infallibility of the Council, which remains essential with regards to the french reverence towards public institutions.
Das Orakel der Grundfreiheiten spricht nur einmalDie Richtervorlage kann nicht Gesetzesbestimmungen betreffen, die der Verfassungsrat in seinen früheren Entscheidungen schon verfassungsmäßig erklärt hat. Der Verfassungsrat präzisiert, dass er die Verfassungsmässigkeit dieser Bestimmungen besonders betrachtet haben muss. Diese Regel entspricht dem 62. Artikel der Verfassung, also der Rechtskraft seiner Entscheidungen. Die einzige Ausnahme besteht in einer Veränderung des positiven Rechts oder des Tatbestands und sie wird oft in einem restriktiven Sinn verstanden. Dieser Anspruch führt zu einer Relativierung des Widerspruchspiels in der Richtervorlage, die er objektiver macht, und gibt den Anschein, als ob der Verfassungsrat unfehlbar und vorherwissend wäre, was die französische Verneigung vor den öffentlichen Institutionen ausdrückt.
Cette contribution vise à mettre l’accent sur un trait qui caractérise l’intervention du Conseil constitutionnel français : sauf exception faisant l’objet d’une interprétation très restrictive, le Conseil ne se prononce qu’une fois sur la conformité à la Constitution des dispositions législatives qui lui sont déférées.
La chose va de soi dans l’hypothèse où le Conseil conclut à une violation de la Constitution : lorsqu’il est saisi par la voie de l’article 61, la constatation qu’il fait empêche la promulgation des dispositions déclarées inconstitutionnelles, lorsqu’il l’est selon la procédure prévue à l’article 61-1, il y a abrogation, en principe ex nunc, de la disposition méconnaissant un droit ou une liberté que la Constitution garantit. Tout au plus peut-on remarquer, sur ce point, la vigilance du Conseil lorsque sont adoptées des dispositions substantiellement équivalentes à celles qu’il avait censurées : la décision du 8 juillet 1989, loi portant amnistie, marque fermement sa volonté de s’opposer à des coups de force législatifs, en relevant que les dispositions en cause doivent s’analyser en une méconnaissance de « l’autorité qui s’attache, en vertu de l’article 62 de la Constitution, à la décision du Conseil constitutionnel du 20 août 1988 ».
Plus problématique est l’affirmation d’un examen unique en cas de déclaration de conformité à la Constitution. Ici se manifeste l’hyper-objectivisme du contrôle de constitutionnalité des lois en France, hérité de l’article 61 et transporté avec rigueur sur le terrain de la QPC, tant par la loi organique du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution que par l’interprétation qu’en a faite le Conseil, dans sa décision du 3 décembre 2009 relative à ladite loi organique, puis dans les décisions qu’il a pu être amené à rendre jusqu’ici sur les questions prioritaires de constitutionnalité qui lui ont été soumises. L’origine de cette rigueur doit à l’évidence être recherchée dans le rapport qu’établit la saisine a priori entre le Conseil constitutionnel et la loi dont il est saisi : un rapport abstrait, purement objectif qu’instaure une lettre de saisine qui n’a même pas, on le sait, à être motivée, qu’il s’agisse d’une loi organique ou même d’une loi ordinaire, peu important, dans ce dernier cas, l’auteur de la saisine. Le Conseil est alors saisi in rem, de manière globale, solution qui s’imposait pour les lois organiques et qui a été étendue aux lois ordinaires : quels que soient les arguments éventuellement invoqués par les auteurs de la saisine, le Conseil est libre non seulement de soulever d’office des moyens qui n’auraient pas été invoqués, mais encore de faire porter son examen sur des dispositions de la loi que les auteurs de la saisine n’auraient pas contestées. Cette logique réduit à peu près le rôle des auteurs de la saisine au déclenchement du contrôle de constitutionnalité – un contrôle qui leur échappe très largement ensuite pour devenir l’affaire du seul Conseil constitutionnel. Ce processus évoque le mot cynique d’un conseiller d’État, en des temps désormais révolus pour la juridiction administrative : le justiciable est le jeton qu’il est nécessaire d’introduire pour mettre en marche la machine juridictionnelle… Du moins le contrôle exercé selon les modalités prévues à l’article 61 ne met-il pas en présence d’un véritable procès – fût-il réduit à un procès fait à l’acte législatif – comme en témoigne l’artificialité de l’entreprise qui a consisté à inventer une position de défendeur par rapport aux arguments mis en avant pas les auteurs de la saisine : le secrétariat général du gouvernement ne tient le rôle que d’une manière périlleuse dans toutes les hypothèses où le texte critiqué ne procède pas directement d’une initiative de l’exécutif, et singulièrement dans celle où il a été adopté contre le vœu de ce dernier.
L’interdiction, aux termes de la loi organique du 10 décembre 2009, de soulever une question prioritaire de constitutionnalité à l’encontre de dispositions déjà déclarées conformes à la Constitution est d’une tout autre nature. Ici, en effet, interviennent de véritables parties, dès lors que la question ne peut être posée qu’à l’occasion d’un « vrai procès », dont elle ne constitue qu’une phase. La portée de la règle en question ne saurait être minimisée. Il est certes tenant de n’y voir que la traduction d’une volonté de désencombrer le Conseil constitutionnel en interdisant les questions à répétition. Une telle analyse ne saurait, selon nous, prospérer, sauf à dissimuler des enjeux plus importants, propres au contrôle de constitutionnalité des lois tel qu’il est conçu en France. Ils tiennent à l’infaillibilité prêtée à l’intervention du Conseil constitutionnel et à la minimisation du rôle des parties au procès. On essaiera de montrer que cette situation est d’autant plus critiquable qu’elle autorise des manœuvres politiques et qu’elle va à l’encontre des finalités mises en avant lors de l’institution de la QPC.
I. L’interdiction de principe de remettre en cause la constitutionnalité de dispositions législatives déjà spécialement examinées par le Conseil constitutionnel
C’est l’article 23-2 rajouté à l’ordonnance du 7 novembre 1959 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel qui fait figurer au nombre des conditions mises à la transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité le fait qu’ « Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ». Cette condition prévaut aussi bien devant la juridiction du fond devant décider de transmettre la question posée au Conseil d’État ou à la Cour de cassation (article 23-2 de l’ordonnance organique) que devant ces juridictions suprêmes au moment où il leur revient de statuer sur le renvoi de la question au Conseil constitutionnel, que ce soit sur transmission par une juridiction du fond (article 23-4) ou qu’il s’agisse d’une question directement soulevée devant elles (article 23-5). Les articles 23-4 et 23-5 renvoient en effet à la condition prévue au 2° de l’article 23-2, qui est celle qui nous intéresse ici.
A. L’autorité des déclarations de conformité à la Constitution faites antérieurement
La décision du Conseil constitutionnel du 3 décembre 2009, loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, conclut à la conformité des conditions posées à la Constitution. Elle commence par indiquer qu’il appartient au législateur organique d’assurer la mise en œuvre de l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la bonne administration de la justice « sans méconnaître le droit de poser une question prioritaire de constitutionnalité » - autrement dit, de régler le conflit potentiel entre ces deux éléments. S’agissant de la condition prévue par le 2° de l’article 23-2, la décision la rattache au dernier alinéa de l’article 62 de la Constitution, aux termes duquel « Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. » C’est donc de l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel que cette condition procède (elle y est « conforme »), selon le Conseil lui-même. L’autorité dont il s’agit en l’espèce est considérée comme étant l’autorité de la chose jugée, selon l’interprétation unanimement donnée de la décision du 16 janvier 1962, rendue dans le cadre de l’article 37, alinéa 2, de la Constitution, mais d’application incontestablement générale, parce que portant sur l’article 62, qui définit l’autorité attachée à toutes les décisions du Conseil constitutionnel, quel que soit le titre auquel elles sont rendues. Le Conseil constitutionnel lui-même a entériné cette lecture en parlant, cette fois-ci explicitement, d’ « autorité de chose jugée » de ses décisions (23 octobre 1987, n° 87-1026 et 20 juillet 1988, loi portant amnistie).
Mais la solution rendue à propos de la QPC ne correspond que difficilement à la manière dont est habituellement entendue l’autorité de la chose jugée. On ne s’attardera pas sur le fait que la décision du Conseil constitutionnel du 20 juillet 1988, loi portant amnistie, indique « que l’autorité de la chose jugée attachée à la décision du Conseil constitutionnel du 22 octobre 1982 est limitée à la déclaration d’inconstitutionnalité visant certaines dispositions de la loi qui lui était alors soumise ». Comme nous l’avions indiqué à l’époque, une interprétation a contrario serait en l’espèce très imprudente, tout simplement parce que les auteurs de la saisine entendaient utiliser une décision antérieure du Conseil qui était une décision d’inconstitutionnalité, ce qui conduit celui-ci à préciser, à la suite du passage précité, que l’autorité en question « ne peut être utilement invoquée à l’encontre d’une autre loi conçue, d’ailleurs, en termes différents ». Lorsque la déclaration de conformité à la Constitution est faite sous réserve, l’efficacité du procédé implique d’ailleurs l’autorité de la chose jugée sans laquelle les réserves émises ne lieraient pas les autorités chargées d’appliquer et d’interpréter la loi.
Il convient, en revanche, de rappeler que normalement, l’autorité de la chose jugée est relative, l’autorité absolue constituant une exception. On aurait pu attendre du Conseil constitutionnel qu’il indiquât au moins, dans sa décision du 3 décembre 2009, ce qu’il en était à ses yeux. Selon le principe, il est admis qu’il ne peut y avoir autorité de la chose jugée que s’il y a identité de parties, d’objet et de cause, comme le rappelle l’article 1351 du code civil : « Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité. » Cette disposition ne fait que formuler avec concision les conditions mises à l’autorité de la chose jugée, au-delà du seul droit civil.
Qu’en est-il devant le Conseil constitutionnel ? L’identité d’objet peut être facilement admise : il est demandé au Conseil de se prononcer sur la conformité de la loi à la Constitution (article 61) ou sur l’atteinte que porte la disposition législative en cause aux droits et libertés que la Constitution garantit (article 61-1), de sorte qu’il existe bien une identité d’objet entre deux demandes dirigées contre une même disposition législative, pourvu que la seconde soit formulée dans le cadre d’une QPC, car dans ce cas, la première décision aura eu un champ identique (article 61-1) ou plus large (article 61). L’identité de cause devrait poser la question de savoir quelles sont les causes juridiques que comporte éventuellement la question de la constitutionnalité d’une loi. On aurait pu espérer qu’invoquant, dans sa décision du 3 décembre 2009, l’autorité résultant de l’article 62 de la Constitution, sans parler d’autorité absolue, le Conseil aborde cette question. Il n’en est rien – on retrouve l’éternelle question de la pauvreté des motivations des décisions par cette instance – de sorte que l’on en est réduit à penser qu’aux yeux du Conseil, si tant est qu’il ait raisonné dans le cadre d’une autorité relative, l’atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ne forme qu’une cause juridique unique, de sorte qu’il y aurait toujours identité de cause.
Mais qu’en est-il alors de l’identité des parties ? La seule manière de conclure qu’elle est vérifiée consisterait à soutenir que devant le Conseil constitutionnel, ne sont jamais en présence que deux « parties », au sens strict du terme, lorsqu’est en cause la constitutionnalité d’une loi : celle, quelle qu’elle soit, qui la conteste et le secrétariat général du gouvernement, qui la soutient. Une telle analyse est très contestable, on y reviendra, parce qu’elle consiste à traiter tous les « requérants » comme identiques : président de la République, premier ministre, président de l’Assemblée nationale ou du Sénat, députés ou sénateurs, auteur de telle ou telle question prioritaire de constitutionnalité se confondraient dans un seul et unique rôle procédural dans lequel ils seraient interchangeables, celui d’adversaire de la loi quant à sa constitutionnalité. Une telle analyse est-elle inévitable en notre matière ? Constance Grewe écrit en ce sens : « Cependant, l’identité des parties si essentielle pour définir l’autorité relative de la chose jugée ne peut pas exister dans le contrôle des normes. », avant d’en tirer la conclusion que les décisions de la Cour constitutionnelle fédérale allemande « sont pourvues, comme celles du Conseil constitutionnel français, de l’autorité absolue de la chose jugée ».
La relativité de la chose jugée que nous avons étudiée jusqu’à présent serait dépourvue de pertinence dans un domaine où règne, compte tenu de la nature de la question posée, l’autorité absolue de la chose jugée. René Chapus formule les choses ainsi : « Dire que le jugement a l’autorité absolue de la chose jugée, c’est dire que le bien-fondé de ce qui a été jugé doit être, invariablement, tenu pour acquis. La chose jugée ne saurait être réexaminée ou ignorée par quelque autorité que ce soit ; ni par la même ou par une autre juridiction, ni par l’administration. Toute personne peut s’en prévaloir ; elle est opposable à toute personne. Elle a effet erga omnes. » Pour vérifier la pertinence de la thèse ici examinée de l’autorité absolue de chose jugée des décisions du Conseil constitutionnel, on fera appel aux enseignements du droit administratif français portant sur ce contrôle des normes par excellence que constitue le recours pour excès de pouvoir, traditionnellement présenté comme l’illustration même de ce qu’est un recours objectif.
L’autorité absolue de chose jugée des jugements et arrêts prononçant une annulation pour excès de pouvoir n’est pas douteuse – ce point n’est, dit René Chapus, « mis en doute par personne ». L’autorité absolue est inhérente au dispositif de la décision prononçant l’annulation de l’acte administratif dont l’illicéité a été constatée et à la portée qu’il comporte nécessairement : selon les formules traditionnellement employées en la matière, en vertu de la décision juridictionnelle, l’acte disparaît de l’ordonnancement juridique, est censé n’avoir jamais existé, ce qui implique qu’il cesse de valoir juridiquement en application d’une décision dont il n’est pas concevable qu’elle laisse subsister l’acte à l’égard de quiconque. On a vu qu’il n’en va, en effet, pas différemment des décisions du Conseil constitutionnel déclarant des dispositions législatives contraires à la Constitution, qu’il y ait interdiction de les promulguer (article 61) ou effet abrogatoire de la constatation de leur méconnaissance d’un des droits et libertés que la Constitution garantit (article 61-1).
Qu’en est-il des « jugements rejetant au fond un recours pour excès de pouvoir »? Il est constant qu’ils ne bénéficient pas de l’autorité absolue de chose jugée. René Chapus explique ainsi cette dissymétrie : « Lorsque le juge annule, il est certain, même s’il a annulé sur un seul moyen, que la décision était illégale. Au contraire, quand il rejette, et alors même que de nombreux moyens étaient invoqués et qu’ils ont tous été jugés mal fondés, on ne peut pas être sûr que la décision est légale. Il est possible, en effet, que le requérant ait omis d’invoquer le moyen qui aurait entraîné l’annulation, et que le juge n’a pu relever d’office parce qu’il n’était pas d’ordre public. On se trouve même parfois en présence d’espèces où le recours a été rejeté au fond, alors qu’il est certain que la décision était illégale. » Ces lignes nous indiquent, a contrario, ce qui est susceptible de conduire, dans le cas du Conseil constitutionnel, à la conclusion que l’autorité de la chose jugée par le Conseil est absolue, même pour les décisions jugeant la loi conforme à la Constitution : cela tiendrait au fait que tous les moyens permettant la remise en cause de la constitutionnalité de la loi sont d’ordre public. Cette situation contraste avec celle qui prévaut devant le juge de la légalité des actes administratifs. Pour citer, une fois encore, les formules parfaitement ciselées de René Chapus : « On ne pourrait considérer les jugements rejetant au fond un recours en annulation pour excès de pouvoir […] comme ayant autorité absolue que si les moyens de légalité étaient tous d’ordre public. Parce qu’ils ne le sont pas tous, le rejet au fond du recours n’équivaut pas à la délivrance d’une attestation de légalité. »
Le Conseil constitutionnel, au contraire, est à même de saisir l’inconstitutionnalité où qu’elle se trouve, puisque les moyens invoqués par l’auteur de la saisine ne le lient pas. Ainsi est-il possible de considérer que le « rejet au fond » d’une saisine ou d’une question critiquant une disposition comme inconstitutionnelle (en général, dans le premier cas, au regard des seuls droits et libertés garantis dans le second) vaut attestation de sa constitutionnalité par le Conseil, de sorte que poser une nouvelle question sur cette même disposition reviendrait à remettre en cause l’autorité de chose jugée par le Conseil et, partant, à méconnaître l’article 62 de la Constitution. On verra les objections qu’appelle, à notre sens, une telle conception. Notons dès à présent que considérer tous les moyens d’inconstitutionnalité (pour transposer la formule précitée de René Chapus) comme étant d’ordre public revient à exalter les pouvoirs du juge au moment où il est saisi, au détriment de tout contrôle futur.
Du moins la loi organique subordonne-t-elle l’hypothèse où la QPC se heurte à une prise de position antérieure du Conseil constitutionnel à la condition que la disposition législative en cause ait « déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision » (nous soulignons). Cette utile et bienvenue précision vise à permettre qu’une question prioritaire de constitutionnalité soit posée, tant que l’on ne se trouve pas en présence d’une prise de position explicite du Conseil constitutionnel. Longtemps, en effet, celui-ci a eu recours à des formules affirmant la constitutionnalité de toutes les dispositions de la loi qui lui avait été déférée, dès lors qu’elles n’étaient pas déclarées contraires à la Constitution, indiquant, par exemple, dans le dispositif : « Les autres dispositions de la loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel sont déclarées conformes à la Constitution ». L’insuccès des moyens soulevés par les auteurs de la saisine, conjugué à l’absence d’utilisation par le Conseil de sa faculté de soulever d’office une question se rapportant à une disposition quelconque de la loi sous examen, pouvait justifier une telle pratique. Le législateur organique a cependant estimé, à fort juste titre, qu’il eût été excessif d’opposer, dans de telles hypothèses, à l’auteur d’une QPC un « brevet de constitutionnalité » tout de même accordé forfaitairement, c’est-à -dire au mieux de manière superficielle.
Statuant sur des questions dont il a été saisi, le Conseil constitutionnel a indiqué que la QPC devait être écartée si elle portait sur une disposition dont la conformité à la Constitution a été « spécialement examinée » par une de ses décisions antérieures – formule moins favorable aux justiciables que celle qu’avait retenue le Conseil d’État, qui exigeait, pour écarter la question, que le Conseil constitutionnel l’ait « expressément » examinée. La solution du Conseil d’État, soucieux de vérifier que la disposition avait bien retenu l’attention de son voisin du Palais-Royal, était plus satisfaisante que celle consistant à simplement repérer si le numéro de l’article en cause figure bien dans les motifs de la décision pertinente. Mais le Conseil constitutionnel tient la main à ce que, sauf changement des circonstances, ses déclarations antérieures de conformité à la Constitution ne puissent être remises en cause, adoptant à chaque fois les positions les plus défavorables à l’auteur de la QPC. Ainsi a-t-il été décidé que l’examen des dispositions modifiant un texte antérieur valait nécessairement examen de la constitutionnalité de ce dernier et qu’à l’inverse, l’absence d’examen de modifications apportées à des dispositions législatives ayant fait l’objet d’un examen ne rouvrait pas la possibilité d’une QPC, dès lors que les dispositions non examinées avaient renforcé les droits des personnes concernées ou étaient neutres par rapport aux droits et libertés que la Constitution garantit. Le Conseil constitutionnel attache visiblement du prix à ce que ses décisions antérieures soient tenues pour incontestables. Il n’en va autrement, aux termes de l’ordonnance organique, qu’en cas de « changement des circonstances ».
B. L’exception du changement des circonstances
L’ouverture de la possibilité de poser une question prioritaire de constitutionnalité, nonobstant le fait qu’une décision antérieure du Conseil constitutionnel a précédemment conclu à la conformité à la Constitution de la disposition législative critiquée, paraît a priori être de nature à atténuer la rigidité des solutions décrites précédemment. Convaincus par l’intérêt des arguments nouveaux sur lesquels se fonde la QPC, juge du fond, juridiction suprême ou Conseil constitutionnel pourraient accepter la réouverture d’un débat dont il s’avère qu’il est susceptible de prendre un tour insoupçonné à l’époque où ce dernier s’est prononcé. Une fois encore, la décision du 3 décembre 2009, loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, se place dans une perspective sensiblement différente. Le Conseil constitutionnel s’emploie à préciser les cas dans lesquels « un tel réexamen est justifié » - la formule indique bien qu’il convient de déployer une argumentation circonstanciée pour fonder ce qui apparaît au Conseil comme une anomalie, c’est à savoir la remise en cause d’une de ses décisions antérieures. Il s’agit, dit le Conseil, des « changements intervenus, depuis la précédente décision, dans les normes de constitutionnalité applicables ou dans les circonstances, de droit ou de fait, qui affectent la portée de la disposition législative critiquée ».
La première hypothèse va de soi : si la norme de référence change, il est logique que le jugement émis sur son fondement perde, n’étant plus d’actualité, sa force préremptoire. Encore faut-il savoir si l’hypothèse vise seulement la révision de la Constitution ou également des changements qui pourraient survenir dans la manière dont le Conseil constitutionnel interprète la Constitution (cf. infra, II B.)
La seconde hypothèse, quant à elle, est conçue très restrictivement, et sans doute en ayant présente à l’esprit la question dont il était évident que le Conseil ne manquerait pas d’être saisi à très brève échéance : celle de la garde à vue – de fait, sans surprise, l’application du critère ici défini à la garde à vue de droit commun conduira le Conseil à accepter de rouvrir le débat, au terme d’une argumentation particulièrement développée.
Seuls les changements, de droit ou de fait, affectant la portée de la disposition législative critiquée sont opérants aux yeux du Conseil : ni l’évolution des conceptions ni celle des jurisprudences – européennes, par exemple – encore moins les arguments nouveaux que peuvent susciter l’une ou l’autre, n’ont, pour le Conseil, de pertinence en soi. Il faut que la portée des textes incriminés ait été modifiée, ce qui renvoie à l’idée d’une possible mesure objective de ce qui ferait que le texte, inchangé au moins en substance depuis que le Conseil l’a examiné, se trouverait en réalité emporter des effets que celui-ci ne pouvait prévoir au moment où il s’est prononcé. Pour utiliser la connotation militaire du terme « portée », qui renvoie à l’artillerie (ce seraient les libertés qui seraient visées !), on pouvait légitimement croire être en présence d’une arme légère, alors tenue sinon pour inoffensive, du moins pour acceptable, et il s’avère que l’évolution de la situation l’a transformée en un canon redoutable.
Telle est, en somme, la démonstration à laquelle s’emploie, d’une manière pour une fois circonstanciée, le Conseil dans sa décision sur la garde à vue du 30 juillet 2010, de toute évidence promise à figurer au recueil des Grandes décisions pour illustrer la QPC. Il est indiqué que depuis 1993 (date de l’examen par le Conseil constitutionnel de la législation régissant la garde à vue), « certaines modifications des règles de la procédure pénale ainsi que des changements dans les conditions de sa mise en œuvre ont conduit à un recours de plus en plus fréquent à la garde à vue et modifié l’équilibre des pouvoirs et des droits fixés par le code de procédure pénale ». Alors que son style habituel le porterait à s’en tenir là , le Conseil, une fois n’est pas coutume – mais le fait qu’il détaille en l’occurrence confirme combien il est anormal, à ses yeux, d’accepter de réexaminer une question qu’il a tranchée – va préciser les éléments qui le conduisent à cette conclusion. Sont invoquées des données statistiques (diminution constante de la proportion des procédures pénales comportant une instruction préparatoire, généralisation de la pratique du traitement dit « en temps réel » des procédures pénales, nombre des mesures de garde à vue effectivement prononcées – plus de 790 000 en 2009), les conséquences qu’elles ont sur la procédure pénale (poids croissant des aveux recueillis au cours de la garde à vue, renforcement de « l’importance de la phase d’enquête policière dans la constitution des éléments sur le fondement desquels une personne mise en cause est jugée »), des réformes législatives intervenues dans l’intervalle (réduction des exigences conditionnant l’attribution de la qualité d’officier de police judiciaire aux policiers et gendarmes, entraînant un doublement du nombre de fonctionnaires susceptibles de décider de placements en garde à vue) et leurs effets (banalisation du recours à la garde à vue, y compris pour des infractions mineures). Ces éléments « justifient, dit le Conseil, un réexamen de la constitutionnalité des dispositions contestées », solution qui contraste fortement avec le refus du réexamen portant sur les dispositions dérogatoires en matière de garde à vue, sur lequel le Conseil ne s’explique guère : il se borne à constater qu’un examen spécial de ces dispositions a été effectué par lui en 2004 et s’en tient là . Nous sommes véritablement en présence d’un principe et d’une exception, cette dernière ne semblant pas avoir vocation à se rencontrer fréquemment. Quels sont les enjeux de ces questions, qui ne sont techniques qu’en apparence ?
II. Les implications de ces solutions
Elles concernent les parties au procès qui pourraient vouloir soulever une question prioritaire de constitutionnalité et le Conseil constitutionnel lui-même.
A. La marginalisation des justiciables désireux de soulever une question prioritaire de constitutionnalité
Il est acquis que la QPC est une question, et pas une exception. Le justiciable, partie au procès au cours duquel est applicable une disposition législative dont il doute qu’elle respecte les droits et libertés que la Constitution garantit est, depuis l’entrée en vigueur de l’article 61-1 de la Constitution, titulaire d’un droit dont l’étendue est réduite : celui, selon les termes précis de la décision du 3 décembre 2009, « de soutenir, à l’appui de sa demande, qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ». Le droit de soutenir : une fois celui-ci exercé, le justiciable est dessaisi de sa question, d’abord au profit des instances juridictionnelles qui apprécieront si elle est digne d’être transmise ou renvoyée au Conseil constitutionnel, ensuite à ce dernier. Lorsqu’il y a renvoi, celui-ci entendra les parties, si toutefois celles-ci décident de désigner un avocat – elles seront alors « mises à même de présenter contradictoirement leurs observations » au cours d’une audience, en principe publique (article 23-10 de l’ordonnance organique). Il est d’ailleurs permis de penser que les parties ainsi invitées à s’exprimer devant le Conseil constitutionnel, selon une procédure d’ailleurs extrêmement figée, voire mécanique – il suffit, pour s’en convaincre, de regarder les enregistrements mis à la disposition du public sur le site du Conseil – ne doivent cette faculté qu’au fait qu’en matière civile et en matière pénale, la phase du procès se déroulant devant une juridiction constitutionnelle voit s’appliquer les exigences de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, aux termes de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, et que, parmi celles-ci, figure celle que la cause soit entendue « publiquement ».
Le droit conféré au justiciable s’avère être d’une substance assez mince : la seule existence d’une décision antérieure se rapportant à la disposition législative en cause rend impossible le succès d’une question prioritaire de constitutionnalité – en laissant désormais de côté l’exception du changement des circonstances, dont on a vu combien restrictivement elle était entendue. Quoi que dise, trouve, invente le justiciable, l’obstacle de la décision antérieure sera infranchissable, puisque l’argument nouveau sera réputé avoir été déjà aperçu, examiné et rejeté par le Conseil constitutionnel. L’examen fait par celui-ci de la disposition législative dont il s’agit comprenait toujours déjà , d’avance, une réponse – négative – apportée à cet argument.
Une telle conception entraîne évidemment une très forte relativisation de la contradiction qu’emporte la QPC : elle ne saurait jouer que la toute première fois qu’une disposition est mise en cause, à condition que ce soit à l’occasion d’une QPC, et plus ensuite, c’est-à -dire en aucun cas au profit d’une personne qui n’aura pas eu le privilège d’être partie à l’instance qui aura donné l’occasion de poser la première QPC sur le texte. Cet élément va profondément perturber la logique qui sous-tend l’autorité de chose jugée. Car le principe du contradictoire est mis à mal par une autorité absolue de chose jugée qui n’est pas le résultat obligé de la décision normative résidant dans le dispositif de la décision prise par le juge, dans la mesure où le débat contradictoire est, pour ainsi dire, confisqué par les parties (s’il y en a, dans le cas du Conseil constitutionnel) au premier litige. Raisonnant sur ce qu’implique l’exigence d’une identité des parties, dans le cadre normal de l’autorité de la chose jugée, Mme Maugüé insistait sur l’essentiel dans les termes suivants : « Ce qui importe pour que le respect du contradictoire soit assuré, c’est que toutes les parties présentes lors de la seconde instance aient également été présentes la première fois : les conséquences d’un premier jugement ne pourraient être valablement opposées à une partie qui n’a pas été présente à l’instance, car une telle partie n’aurait pas été en mesure de faire valoir la légitimité de ses prétentions à l’occasion du premier procès. » Le fait, relevé par Constance Grewe que l’on soit ici en présence d’un contrôle des normes ne change rien à cette constatation : l’objectivisation, ou plutôt l’hyper-objectivisation, du contentieux constitutionnel en France prive toute éventuelle future partie de la possibilité de « faire valoir la légitimité de ses prétentions ». L’autorité de chose jugée par le Conseil constitutionnel serait plus éloquemment nommée autorité de chose tranchée.
S’ajoute à ces observations la circonstance que cette interdiction de revenir sur ce qui a été décidé peut susciter des détournements de contentieux : être le premier à mettre en cause la constitutionnalité d’une disposition, soulever une question, peut non seulement valoir à l’intéressé la gloire (toute relative, hélas) des revues juridiques, voire des Grandes décisions, mais encore comporter l’intérêt de préempter le débat, autrement dit de priver tout autre justiciable de la possibilité d’y participer. De ce fait, on peut redouter que des justiciables intéressés – des associations, par exemple – s’empressent de faire en sorte que le Conseil constitutionnel soit saisi, dans le seul but de confisquer au profit de leur cause le débat contentieux. Les décisions juridictionnelles auxquelles donnent lieu les QPC rendent certes une telle entreprise hasardeuse, mais certains pourraient être tentés d’y recourir. Dans un tel cas de figure, la première demande qui parvient au Conseil constitutionnel peut être due non pas à un authentique désir de faire vérifier la constitutionnalité d’une disposition adoptée par le Parlement, mais à celui de mettre le texte, sauf improbable changement des circonstances, à l’abri de toute critique de sa constitutionnalité.
Mais il y a mieux. La coexistence des voies procédurales des articles 61 et 61-1 de la Constitution peut produire des effets pervers. Il nous semble que ce cas de figure s’est produit lors de l’adoption de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. Le président de l’Assemblée nationale et celui du Sénat saisirent, on le sait, le Conseil constitutionnel de ce texte en application de l’article 61, démarche inédite dans son caractère conjoint et inusuelle, s’agissant de cette procédure – le seul précédent étant celui du président de l’Assemblée nationale qui avait, en 1994, pris l’initiative de déférer au Conseil les lois sur la bioéthique. Du moins ce dernier l’avait-il fait de son côté, parallèlement à une saisine émanant de 68 députés, et dans le but de permettre au Conseil de préciser les normes constitutionnelles applicables à une matière nouvelle. En 2010, la démarche à la fois conjointe et isolée des présidents des deux assemblées aboutit – peu importe que cela ait été là ou non le but recherché – à mettre la loi à l’abri des critiques futures quant à sa constitutionnalité, c’est-à -dire à empêcher toute question prioritaire de constitutionnalité la concernant de prospérer. Le fait que les deux présidents n’aient invoqué à l’encontre de ce texte « aucun grief particulier » ne saurait surprendre, puisque leur propos, précisément, n’était pas de critiquer un texte qu’au contraire ils approuvaient. La conjugaison d’une saisine sans argument (« blanche », comme on l’appelle couramment) et d’une décision du Conseil peu précise dans ses analyses a pour effet de clore – de forclore, plus précisément – le chapitre du contrôle de la constitutionnalité de cette loi, qui recelait pourtant de multiples questions. Au seul bénéfice d’une réserve d’interprétation concernant les lieux de culte ouverts au public (considérant 5 de la décision), qui relevait de l’évidence, les deux présidents auront privé les justiciables du droit de développer des argumentations, si subtiles ou nouvelles qu’elles eussent pu être, relatives à l’atteinte que ces dispositions porteraient aux droits et libertés que la Constitution garantit.
Même dans l’hypothèse ordinaire d’une saisine du Conseil constitutionnel par les parlementaires de l’opposition entre l’adoption définitive de la loi et sa promulgation, l’existence de la QPC oblige désormais les éventuels auteurs d’une saisine à faire un bilan des avantages et des inconvénients de celle-ci, en prenant dûment en compte les intérêts des justiciables. S’il est certain qu’il vaut mieux « tuer dans l’œuf » une inconstitutionnalité, encore faut-il être suffisamment certain d’emporter en ce sens la conviction du Conseil constitutionnel. À défaut d’une certitude suffisante (mais comment l’acquérir, sans prendre ses rêves pour des réalités ?), ne serait-il pas plus sage de permettre que l’application de la loi suscite des questions qu’il appartiendra alors aux parties de formuler et de débattre devant les juridictions compétentes ? La répartition des rôles entre les politiciens et les citoyens-justiciables serait à repenser. Elle pourrait conduire, comme cela a été le cas en Espagne, à renoncer à la saisine a priori.
Le seul élément réconfortant, face à ces risques d’étouffement prématuré des débats, réside dans la possibilité, heureusement non affectée par la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité, de les placer sur le plan du contrôle de la conventionnalité des lois – pourvu, bien sûr, qu’il soit possible aux justiciables d’invoquer directement des stipulations conventionnelles protégeant des droits substantiellement identiques à ceux garantis par la Constitution. En ce qui concerne la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, les problèmes seront ainsi soulevés immédiatement, puisque le Conseil constitutionnel s’est déjà prononcé au regard de la Constitution, par rapport à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. On en revient alors à l’état du droit antérieur à la révision constitutionnelle de 2008 : le contrôle de conventionnalité se substitue à un contrôle de constitutionnalité fermé aux justiciables… Le renforcement de l’autorité de la Constitution par rapport au droit conventionnel, à l’origine de l’article 61-1, s’en trouve paralysé d’une manière en apparence paradoxale. Les raisons profondes d’une telle situation doivent être recherchées, en réalité, dans la très faible subjectivisation que connaît le contrôle de constitutionnalité des lois « à la française », après comme avant l’entrée en vigueur de l’article 61-1, et aussi dans l’exaltation du Conseil constitutionnel comme institution.
B. L’infaillibilité et le don de prescience prêtés au Conseil constitutionnel
La révérence pour les institutions qui caractérise la France se traduit ici par l’exaltation du Conseil constitutionnel, auquel sont conférés, au moins imaginairement, ces attributs divins que sont infaillibilité et don de prescience.
L’infaillibilité est supposée par l’interdiction de soumettre une question portant sur une disposition déjà examinée par le Conseil. Cela revient à postuler que, dès lors qu’il a eu l’occasion de statuer spécialement sur la constitutionnalité de cette disposition, le Conseil a nécessairement envisagé l’ensemble des questions soulevées par le texte, sous tous leurs angles possibles, et que sa conclusion n’est pas susceptible d’être remise en cause. Les justiciables sont censés ne pas pouvoir subir de préjudice du fait de cette situation, puisque précisément, tout a été tranché, qu’il n’y a, pour paraphraser le passage déjà cité des conclusions de Mme Maugüé sur l’effet relatif des décisions de rejet du juge de l’excès de pouvoir, aucune prétention qu’il serait légitime pour un justiciable de prétendre faire valoir, puisqu’il n’en est aucune qui puisse être réputée avoir été inaperçue par le Conseil constitutionnel. Le premier contrôle opéré par le Conseil est définitif, il épuise la matière, s’agissant de la disposition en cause.
Cette proposition n’est pas vraie seulement au moment où le Conseil constitutionnel statue : elle vaut pour l’avenir, sauf, on l’a vu, changement des circonstances, compris pour l’essentiel comme un bouleversement de la portée du texte. Le Conseil est ainsi doté de prescience, que Littré définit comme la « connaissance particulière que Dieu a des choses qui ne sont pas encore arrivées, et qui ne laissent pas de lui être déjà présentes ». Au moment où il statue, si éloigné qu’il puisse être de celui où pourrait se révéler tel ou tel danger pour les libertés que comporterait l’application du texte, le Conseil est réputé avoir déjà envisagé et pris en compte cet avenir. Tant que la portée du texte n’est pas affectée, rien ne doit permettre de penser que le Conseil constitutionnel puisse désirer vouloir changer son interprétation de la Constitution ou sa vision des conséquences que le texte soumis à son examen seraient susceptibles d’emporter. C’est dire qu’il n’y pas place en droit constitutionnel français pour la théorie de l’interprétation évolutive de la Constitution, pour son interprétation à la lumière des conditions de vie actuelles. Le Conseil a, par définition, aussi statué pour l’avenir, au vu de l’avenir : ce dernier est insusceptible de venir remettre en cause une position prise véritablement une fois pour toutes et en pleine lucidité. L’explicitation, dans la décision du 3 décembre 2010, loi organique relative à l’application de l’article 61-1, du changement des circonstances ne vise, rappelons-le, que des changements, « de droit ou de fait, qui affectent la portée de la décision législative critiquée ». Le changement dans les circonstances de droit se réfère à l’environnement normatif dans lequel se situe la disposition en cause. Quant au changement « dans les normes de constitutionnalité applicables », il peut théoriquement s’entendre largement, c’est-à -dire déborder le seul cas des révisions constitutionnelles, pour englober l’interprétation des textes constitutionnels par le Conseil : la norme juridique, selon Kelsen, est la signification attribuée par le droit à un acte déterminé, formule que la théorie réaliste de l’interprétation applique à l’opération intellectuelle consistant à dégager le sens des textes pour faire de l’interprète le véritable auteur de la norme. La référence aux « normes de constitutionnalité applicables » serait alors, pour le Conseil constitutionnel, un moyen discret de réserver la possibilité, pour les juridictions administratives ou judiciaires, d’accepter une question prioritaire de constitutionnalité, dans l’hypothèse où une évolution de sa propre interprétation de la Constitution serait de nature à remettre en cause une solution rendue sous l’empire d’une jurisprudence désormais obsolète. Une telle lecture de la décision du 3 décembre 2009 nous paraît cependant quelque peu forcée, tout simplement parce qu’il serait pour le moins inhabituel qu’une autorité chargée d’interpréter un texte énonce, même d’une manière très indirecte, qu’elle possède, de ce fait, un pouvoir de créer des normes, surtout constitutionnelles. L’hypothèse d’une nouvelle QPC, suite à une évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, paraît très théorique.
Cela renvoie, une fois de plus, à la perpétuation des avantages qu’offre, pour les justiciables, le contrôle de conventionnalité des lois exercé par les juridictions ordinaires par rapport au contrôle de leur constitutionnalité par le Conseil constitutionnel, s’agissant en tout cas des droits et libertés reconnus à la fois par la Convention européenne des droits de l’homme et par la Constitution. Le premier peut, en effet, s’appuyer sur une interprétation des termes de la Convention par la Cour européenne des droits de l’homme qui s’affirme comme une interprétation dynamique, posant non seulement que la Convention est « un instrument vivant à interpréter (…) à la lumière des conditions de vie actuelles » (arrêt Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978), mais aussi que tout élément pertinent du droit international des droits de l’homme dans son ensemble peut être utilisé aux fins de donner une interprétation aussi dynamique que possible des droits qui y sont consacrés (arrêt Demir et Baykara c. Turquie du 12 novembre 2008). La volonté des juridictions françaises de prévenir des condamnations à Strasbourg s’avère alors plus riche de promesses pour les individus qu’un contrôle de constitutionnalité arc-bouté sur l’autorité des décisions rendues.
L’examen d’une des conditions mises par le législateur organique à la transmission ou au renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité soulevée par un justiciable, celle tenant à l’absence d’une décision antérieure du Conseil constitutionnel se prononçant spécialement sur la disposition contestée, a permis de mettre en lumière quelques traits spécifiques du système français : caractère restrictif de la procédure de l’article 61-1 de la Constitution, objectivité du contrôle mis en place, dans la continuité du contrôle a priori, révérence pour les institutions et poids attaché à leurs décisions. Toutes ces constatations nous mènent bien loin de la révolution juridique promise par les promoteurs de la révision constitutionnelle dont est issue la nouvelle procédure. L’autorité de la Constitution et les droits des justiciables, qu’il s’agissait officiellement de promouvoir, pèsent en réalité bien moins que l’autorité des institutions.
Patrick Wachsmann est Professeur de droit public à l’Université de Strasbourg, directeur adjoint de l’Institut de recherches Carré de Malberg. Il est l’auteur, notamment, d’un manuel de Libertés publiques (Cours Dalloz, 6e éd. en 2009).
Pour citer cet article :
Patrick Wachsmann « L'oracle des libertés ne parle qu'une seule fois », Jus Politicum, n°7 [https://juspoliticum.com/articles/l'oracle-des-libertes-ne-parle-qu'une-seule-fois-447]