La jurisprudence Arrighi ou le refus obstiné du Conseil d’État de contrôler la constitutionnalité de la loi par voie d’exception
La jurisprudence Arrighi du Conseil d'Etat est ici étudiée comme révélatrice de la façon dont le Conseil d'Etat « fait » du droit constitutionnel, c’est-à-dire d’une façon singulière dans la mesure où son raisonnement est uniquement guidé par des considérations de droit administratif. L’article vise à montrer que l’arrêt Arrighi est aujourd’hui négligé, que sa solution donnée en 1936 était loin d’être incontestable et que le maintien de la jurisprudence Arrighi de 1944 à 2008 est encore plus contestable tant les justifications avancées par le Conseil d'Etat apparaissent comme étant plutôt faibles.
The Arrighi jurisprudence or the Conseil d'Etat's obstinate refusal to review the constitutionality of the law by way of exception
The Arrighi jurisprudence of the Conseil d'Etat is studied here as revealing the way in which the Conseil d'Etat “does” constitutional law, i.e. in a singular way as far as its reasoning is guided solely by considerations of administrative law. The aim of this article is to show that the Arrighi solution has been neglected, that its 1936 solution was far from indisputable, and that the maintenance of the Arrighi jurisprudence from 1944 to 2008 is even more questionable, given that the justifications put forward by the Conseil d'Etat appear to be rather weak.
« Une observation d’ordre général s’impose : ni l’autorité judiciaire, ni le Conseil d’État ne sont compétents pour connaître de la constitutionnalité des lois. Il s’ensuit que les droits individuels sont sacrifiés et que rien ne protège les Français contre les abus d’un pouvoir législatif plus puissant que dans n’importe quel autre pays ».
Raphaël Alibert, Le contrôle juridictionnel de l’administration au moyen du recours pour excès de pouvoir.
Cette citation ici mise en exergue, qui provient du livre de Raphaël Alibert, Le contrôle juridictionnel de l’administration au moyen du recours pour excès de pouvoir, publié en 1926 alors que l’auteur venait de quitter le Conseil d’État, faisait écho au vaste débat, qui agitait à l’époque la doctrine juridique (publiciste et privatiste) relativement à la légitimité d’introduire un tel contrôle de constitutionnalité des lois au profit des juges ordinaires, débat largement relancé par le fameux livre d’Édouard Lambert sur le gouvernement des juges (1921).
Dix ans plus tard, en 1936, dans ses arrêts Arrighi et Veuve Coudert, le Conseil d’État, c’est-à-dire la Section du contentieux, refusa de contrôler la constitutionnalité d’une disposition de loi (art 36) du 28 février 1934, dite loi de pleins pouvoirs qui confia au gouvernement le soin de prendre une série de décrets à intervenir entre avril et juin 1934, sur lesquels le ministère se fondit pour prendre des décisions mettant d’office à la retraite des fonctionnaires. Le cadre politique de cette jurisprudence, souvent occulté, n’est autre que la politique de mesures d’économie inaugurée par Gaston Doumergue, en 1934 et poursuivie et renforcée par Pierre Laval en 1935. En vertu de cette loi de 1934, deux décrets, celui du 4 avril 1934 et celui du 10 mai 1934, avaient modifié la législation relative à la mise à la retraite des fonctionnaires ayant plus de trente ans de services. C’est en application de ces deux décrets que sont prises les décisions individuelles affectant les deux fonctionnaires requérants, le premier militaire et le second, une institutrice. Ceux-ci ont certes contesté la légalité des mesures individuelles les concernant en excipant de l’illégalité des décrets de 1934, mais surtout ils ont fondé leur moyen principal sur l’argument selon lequel le décret fondant la décision ministérielle individuelle avait été pris sur le fondement de la loi du 24 février 1934 qu’ils jugeaient inconstitutionnelle. Bref, le grand problème juridique que posait cette affaire était celui ou non de la recevabilité d’une exception d’inconstitutionnalité d’une loi soulevée à l’occasion d’un litige portant sur un acte administratif individuel.
Cependant, l’existence de cette question centrale ne doit pas masquer l’autre problème constitutionnel de fond qui était celui de la pratique des décrets-lois. En effet, le double cas Arrighi et Coudert de 1936 est la face contentieuse de la politique du gouvernement Doumergue commençant à opérer de sérieuses coupes budgétaires afin de lutter contre les effets de la crise économique de 1929. Les requérants estimaient qu’une telle pratique consistant pour le législateur à habiliter le Gouvernement à prendre des décisions qui sont normalement de son ressort, violait les règles constitutionnelles de 1875 attribuant un tel pouvoir au Parlement. Ce dernier ne pourrait pas se dessaisir d’un tel pouvoir. La conséquence pratique d’une telle décision Arrighi fut l’impossibilité de contrôler la conformité à la constitution de la pratique des décrets-lois. Il est d’ailleurs très étonnant que ni M. Latournerie, dans ses conclusions, ni surtout Charles Eisenmann, dans sa note de jurisprudence, ne se soient interrogés sur cette question constitutionnelle de fond.
Les familiers de la jurisprudence administrative savent que cet arrêt Arrighi a été confirmé depuis lors de façon constante, de sorte qu’il est désormais légitime de parler d’une « jurisprudence Arrighi » ; même si cette dernière joue un rôle de plus en plus limité en droit positif. En effet, l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité de la loi (QPC) en droit positif qui date de 2010 (après donc la révision constitutionnelle de 2008 qui en avait introduit le principe) a inauguré en France un contrôle de constitutionnalité par voie d’exception pour lequel le Conseil constitutionnel est compétent pour trancher le litige de constitutionnalité. Mais, comme on le sait aussi, en raison du rôle de filtre qui a été reconnu aux deux juridictions suprêmes de l’ordre judiciaire et administratif, la Cour de cassation et le Conseil d’État peuvent exercer, le cas échéant, un contrôle de constitutionnalité des lois que l’on pourrait appeler « négatif », lorsqu’ils décident de ne pas renvoyer au Conseil constitutionnel des questions de constitutionnalité si les critères de la transmission fixés par la loi organique de 2010 ne sont pas remplis. La jurisprudence Arrighi reste en vigueur, même si elle est de moins en moins utilisée.
Puisque ces faits sont bien connus, on pourrait se demander si l’on peut encore dire et écrire des choses nouvelles sur jurisprudence Arrighi. La question mérite d’autant plus d’être posée que deux articles ont été consacrés spécifiquement à ce thème. Le premier est issu du colloque organisé par Guillaume Drago sur « l’application de la Constitution par les Cours suprêmes », au cours duquel le professeur Ariane Vidal-Naquet a traité de la question suivante : « Abandonner la jurisprudence du Conseil d’État Arrighi ? ». L’auteur y apporte d’ailleurs une réponse négative. En réalité, l’argumentation de notre éminente collègue rejoint celle de deux membres, tout autant éminents, du Conseil d’État, Guy Braibant et Bruno Genevois, que nous étudierons plus loin (infra, III. A.). Notre propos pourrait donc s’arrêter là en estimant que cette opinion commune résume le droit positif et dit l’essentiel sur notre sujet. Par ailleurs, plus récemment, le président Labetoulle a rédigé un article intitulé « Retour (nostalgique ?) sur l’arrêt Arrighi » dans lequel il se livre à une « uchronie » en se demandant ce qui se serait passée si la solution adoptée en 1936 avait été différente, c’est-à-dire si le Conseil d'Etat s’était reconnu compétent pour examiner une exception d’inconstitutionnalité des lois. Il souligne particulièrement bien les hésitations que le Conseil d’État et notamment le commissaire du gouvernement ont eues avant de trancher par la négative la question de la recevabilité d’une exception d’inconstitutionnalité des lois.
La seule légitimité à notre nouvelle entreprise tient à la perspective de lecture adoptée qui est celle de ce colloque dont l’objet vise à comprendre comment le Conseil d’État fait du droit constitutionnel ou si l’on veut aussi ce que le Conseil d’État fait au droit constitutionnel. On essaiera, comme on l’a probablement deviné, de donner un autre « récit constitutionnel » à la saga de la jurisprudence Arrighi, en l’accompagnant d’une tonalité relativement critique. Celle-ci se laisse aisément deviner en repérant, dans l’intitulé de cet article, l’emploi de l’adjectif obstiné censé, selon nous, caractériser le refus du Conseil d’État d’effectuer un tel contrôle de constitutionnalité des lois. Obstiné, soutient-on ici, parce que le Conseil d’État a maintenu une jurisprudence pourtant devenue manifestement anachronique depuis au moins la constitution de 1958 qui avait détrôné la loi de sa souveraineté et le Parlement de sa position prééminente dans les pouvoirs publics. Il en résultait nécessairement que la principale justification (politique) de la solution de 1936 ne tenait plus du tout. Au contraire, la naissance de la constitution de 1958 et l’apparition du contrôle de constitutionnalité des lois avec l’instauration du Conseil constitutionnel avaient reconfiguré la situation du droit public français de telle sorte que l’on aurait pu imaginer, en tout cas de 1958 à 2008, un renversement de cette jurisprudence. N’était-il pas possible de réaliser la promesse de changement contenu dans la fameuse expression « en l’état du droit public français », sciemment utilisée dans l’arrêt Arrighi pour ouvrir la possibilité d’une évolution ultérieure (voir infra, I.)? Or, le Conseil d’État a, sans guère d’explications, refermé la porte que le commissaire du gouvernement Latournerie avait ouverte en 1936 pour mieux faire accepter sa solution.
Il a fallu au Conseil d’État trouver d’autres raisons pour continuer à maintenir sa jurisprudence Arrighi (voir infra, III.). Il aurait pu pourtant s’estimer compétent pour accepter l’exception d’inconstitutionnalité des lois, en faisant remarquer que le contrôle du Conseil constitutionnel – contrôle a priori rappelons-le — portait à l’origine principalement sur la détermination du domaine de la loi ou du règlement et ne concernait pas les droits et libertés. Certes, il était difficilement envisageable d’adopter une telle solution à l’époque où le Général de Gaulle était au pouvoir quand on sait la réaction de ce dernier à l’annonce de l’arrêt Canal ; on n’ose imaginer qu’elle aurait été sa fureur si les juges ordinaires avaient censuré des lois qu’il faisait endosser par sa majorité parlementaire. Mais on peut légitimement penser que, entre 1969 et 1971, il y eut trois années pendant lesquelles une fenêtre s’était ouverte pour que le Conseil d’État opérât un revirement de sa jurisprudence Arrighi.
En d’autres termes, le Conseil d’État avait devant lui un « boulevard » et il a fait semblant de ne pas le voir. Au contraire, comme on le sait, il a estimé que l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité des lois entre les mains du Conseil constitutionnel exclurait toute compétence parallèle du juge ordinaire. Son attitude peut être considérée comme contradictoire au fur et à mesure qu’il acceptait et pratiquait le contrôle de conventionnalité des lois, ce qui a eu pour effet d’affaiblir la portée du contrôle de constitutionnalité des lois effectué à l’époque par le Conseil constitutionnel. On sait que ce fut la raison principale de l’introduction, par voie de révision constitutionnelle, de la question prioritaire de constitutionnalité.
En réalité, comme l’a souvent relevé la doctrine, aussi bien constitutionnelle qu’administrativiste, cette jurisprudence Arrighi est en soi fort contestable. D’un côté, une partie de la doctrine constitutionnelle n’a pas manqué de souligner les fragilités du refus par les juges ordinaires de l’exception d’inconstitutionnalité. D‘un autre côté, la doctrine administrativiste, par la voie de plusieurs membres, est restée tout aussi sceptique à l’endroit de cette jurisprudence Arrighi. L’un d’entre eux, Benoît Plessix, fait notamment valoir qu’« on peut tout aussi bien [lui] opposer le pouvoir constitutionnel du juge ordinaire, son obligation de jurisdictio qui l’oblige à vider tout le contentieux dont il est saisi y compris les problèmes de vigueur des lois. » Un autre professeur, Jacques Petit, la critique à travers de ce qu’il dit de la théorie de la loi-écran dont « le résultat » auquel celle-ci « aboutit (faire prévaloir la loi sur la Constitution) est paradoxal au regard de la hiérarchie des normes ».
Aux yeux d’un constitutionnaliste, qui a certes d’autres lunettes pour étudier la jurisprudence administrative, la portée théorique de la jurisprudence Arrighi est inversement proportionnelle à sa portée pratique. En effet, il lui semble possible d’interpréter cet arrêt Arrighi comme une sorte d’arrêt Marbury v. Madison à l’envers. À l’envers , parce que là où la Cour suprême des États-Unis a accepté, dans le silence de la constitution, de se déclarer compétente pour examiner la constitutionnalité d’une loi litigieuse, le Conseil d’État a, en 1936, fait exactement le contraire en partant du même silence de la constitution. « Une sorte de » néanmoins, parce qu’il faut introduire une nuance de taille dans la comparaison : l’existence des deux ordres de juridiction en France fait qu’il n’y a pas dans notre pays de véritable Cour suprême à l’américaine et l’on sait qu’à l’instar du Conseil d’État, la Cour de cassation a refusé tout aussi obstinément d’admettre le contrôle de la constitutionnalité des lois. Il est alors évident que, pour un constitutionnaliste français, la question de savoir pourquoi la plus haute juridiction administrative a constamment refusé, depuis 1936, de contrôler la constitutionnalité d’une loi demeure intrigante. D’une manière générale, on reste surpris de constater la faible curiosité de la doctrine à l’égard d’une telle jurisprudence, certes fort ancienne, tenue souvent pour légitime, ce qu’elle est loin d’être, du moins à nos yeux. Elle nous donne surtout l’occasion d’étudier, in concreto, comment le Conseil d’État interprète la constitution et « fait » du droit constitutionnel.
Ainsi, il s’agira d’abord de relever que cette jurisprudence Arrighi est négligée et peu commentée (I). On procèdera, ensuite, à une analyse approfondie de l’arrêt lui-même et des conclusions du commissaire du gouvernement Latournerie qu’on comparera aux études doctrinales sur la garantie juridictionnelle de la Constitution (II). C’est seulement enfin qu’on étudiera les diverses justifications fournies, successivement, par le Conseil d’État et ses membres pour maintenir cette jurisprudence contre vents et marées (III). On espère ainsi dessiner, chemin faisant, la façon qu’a le Conseil d’État de manier certains concepts de droit constitutionnel.
I. L’arrêt Arrighi est à la fois négligé et éclipsé
L’arrêt Arrighi est un peu négligé par la doctrine publiciste, et autant d’ailleurs par la doctrine administrativiste que par la doctrine constitutionnelle. Ce fait s’explique probablement par le fait qu’il a été éclipsé par sa théorie de la loi-écran dont le Conseil d’État a fait un usage intensif, sinon excessif.
A. Un arrêt négligé par la doctrine
Comme l’arrêt Arrighi émane du Conseil d’État et relève de la jurisprudence administrative, on ne sera pas entièrement surpris de constater qu’il est rarement cité dans les manuels de droit constitutionnel. On verra certes que Julien Laferrière le cite expressément dans son Manuel de 1943 (voir infra, IV.), mais quelques années plus tard, au début de la ive République, Georges Vedel cite la solution qu’il consacre, mais sans le citer explicitement. De même, Marcel Prélot ne l’évoque pas dans son manuel pourtant très riche du point de vue historique. Sans avoir effectué une recherche exhaustive, on peut cependant, sans grand risque de se tromper, déclarer que l’arrêt Arrighi continue à être rarement cité et encore moins commenté dans les manuels de droit constitutionnel.
Il l’est davantage, évidemment, dans les ouvrages de droit administratif qui ont principalement pour objet d’étudier le contentieux administratif (voir supra, introduction). Il pourrait sembler alors contradictoire de parler, comme on le fait, ici d’un arrêt « négligé » par la doctrine administrativiste puisque celle-ci l’évoque dans les manuels, comme on l’a vu plus haut. En réalité, on veut signaler ici que l’arrêt Arrighi est absent des grands recueils de la jurisprudence administrative. De ce point de vue, il est très étonnant qu’il ne figure même pas dans la liste des Grands arrêts de la jurisprudence administrative (GAJA). Cela signifie donc qu’il n’orne pas la « vitrine » (si l’on peut dire) de la jurisprudence du Conseil d’État . Mieux encore : non seulement il ne figurait pas en tant que « grand arrêt » dans la première édition de , ainsi que l’atteste son absence dans l’index des arrêts du Conseil d’État. Sans reconnaître explicitement une telle absence, les auteurs des Grands arrêts ont tenu néanmoins à l’expliquer dans leur commentaire de l’arrêt Compagnie des chemins de fer de l’Est (6 décembre 1907) sur les règlements d’administration publique. Celui-ci se termine par l’évocation du contrôle juridictionnel de plus en plus étendu sur les actes administratifs qui, justement, contraste avec l’absence de contrôle juridictionnel des lois. Leur propos, figurant dans l’édition de 1956 (rappelons-le), mérite d’être cité in extenso : « Seules, aujourd’hui, les lois émanant du Parlement souverain, échappent à tout contrôle juridictionnel, dans l’état des institutions positives françaises : mais c’est là un problème de droit constitutionnel, et non plus de droit administratif. »
La formule mérite d’être doublement commentée. Si l’arrêt Arrighi n’est pas explicitement cité, il est implicitement visé par la formule « dans l’état des institutions positives françaises » qui est une paraphrase de la formule « en l’état du droit public français » figurant comme on le sait dans l’arrêt Arrighi. En d’autres termes, les initiés savaient à quoi les trois auteurs faisaient allusion. Mais c’est surtout la fin de la citation qui est digne d’attention dans la mesure où elle indique que le problème soulevé par l’arrêt Arrighi relevait du droit constitutionnel, et non du droit administratif. On comprend mieux alors pourquoi un tel arrêt n’a pas été jugé digne par ses auteurs de figurer dans cette anthologie prestigieuse des grands arrêts du Conseil d’État : il était « hors champ » si l’on veut.
Pourtant, une telle assertion, si elle était entièrement fondée, détruirait l’idée même ayant présidé à ce colloque voulant mêler les deux droits, dans la mesure où elle trace un partage très net entre le droit administratif, perçu principalement à travers la jurisprudence administrative, et le droit constitutionnel, perçu plutôt à partir de l’étude des institutions politiques. Comme le lecteur l’a déjà compris, nous prétendons le contraire en estimant que le Conseil d’État « fait » parfois du droit constitutionnel dans le cadre de sa jurisprudence dite pourtant administrative. En d’autres termes, cet arrêt Arrighi illustre parfaitement la raison d’être de ce colloque qui vise à étudier cet angle mort que représente « le droit constitutionnel du Conseil d’État », c’est-à-dire le droit constitutionnel tel qu’il est « interprété » par le Conseil d’État.
Notons toutefois que les Grands arrêts ont fini par faire droit à l’arrêt Arrighi, mais c’est seulement à partir de la quatrième édition qui date de 1965 qu’il fut mentionné dans l’Index et explicitement cité dans le même commentaire sous l’arrêt de 1907 Compagnie des chemins de fer de l’Est ; il y est d’ailleurs un peu perdu dans la longue liste des arrêts, traitant des actes « dits législatifs » échappant à tout contrôle juridictionnel. Les auteurs reprennent la formule sur « l’état des institutions positives françaises » mais, à la place de la formule antérieure sur le rapport exclusif entre droit constitutionnel et droit administratif, ils énoncent que « le Conseil d’État s’est ainsi refusé à apprécier la validité des lois votées par le Parlement (6 novembre 1936 Arrighi)». Ils estiment néanmoins que cette solution rigoureuse serait en quelque sorte tempérée par la reconnaissance par le Conseil d’État du « contrôle sur le caractère législatif de ces actes en recherchant bien s’ils émanent de l’autorité habilitée à exercer le pouvoir législatif (CE 1er juillet 1960 FNSS et Fradin [...]) ». Ainsi en quelques années, le problème du contrôle de constitutionnalité des lois est devenu un problème de droit administratif digne d’être signalé dans le précieux Recueil.
Ce serait une erreur de croire que seul le recueil des Grands arrêts négligerait l’arrêt Arrighi. En effet, il ne figure pas davantage, en tant qu’entrée indépendante, dans les grandes décisions de la jurisprudence administrative dirigé par Jean-François Lachaume, ni dans Les grands arrêts du contentieux administratif ni encore– et c’est d’ailleurs plus surprenant, pour ne pas dire incompréhensible – , dans le plus récent recueil des grandes décisions politiques du Conseil d’État. Nous avons eu la chance de recueillir le témoignage écrit de Jean-François Lachaume nous expliquant d’abord les raisons pouvant justifier le fait que, dans la première édition (1956), les auteurs des GAJA n’avaient pas retenu cet arrêt Arrighi. Ce dernier ouvrage fut élaboré sous la ive République finissante, c’est-à-dire à une époque où, d’une part, la hiérarchie des normes était plutôt en faveur de la loi et au détriment de la constitution et, d’autre part, le gouvernement des juges était considéré comme anti-démocratique. « Si bien, écrit le professeur Lachaume, que la solution Arrighi apparaissait tellement évidente et le refus du Conseil d’État de contrôler la constitutionnalité des lois absolument fondé et non contestable qu’il était inutile, sans ignorer la solution bien sûr, de lui consacrer une place substantielle dans l’ouvrage. » Autrement dit, le légicentrisme était si prégnant sous la ive République qu’une décision telle que l’arrêt Arrighi ne méritait pas de commentaire particulier.
Pour son propre recueil, dont la première édition remonte à 1980, le professeur Lachaume avance une raison plus juridique, tenant au fait qu’il a voulu privilégier la « décision positive » qui était la décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 par rapport à la « décision négative » de l’arrêt Arrighi. Cette décision « confirmait, en quelque sorte, la solution Arrighi en faisant du Conseil constitutionnel le juge de la constitutionnalité des lois […] qui aboutissait à refuser au Conseil d’État l’exercice d’un tel contrôle. »
Des considérations précédentes, il semble découler la nette impression que l’arrêt Arrighi ne serait pas un grand arrêt, ne méritant donc pas d’être adoubé par son insertion dans les recueils de jurisprudence administrative. Comme il est en même temps très peu étudié dans le cours classique de droit constitutionnel de première année – car les étudiants débutants n’ont pas encore goûté aux subtilités du droit administratif – il est largement ignoré par la plupart des étudiants en droit. Pourtant, il nous paraît évident qu’il devrait être considéré comme un grand arrêt dont on ne parle pas assez, ni en droit constitutionnel ni en droit administratif.
Par souci d’honnêteté scientifique, il convient, cependant, de préciser qu’il figure dans le recueil jurisprudentiel intitulé Droit constitutionnel. Les grandes décisions de la jurisprudence. Cet ouvrage a pour originalité de contenir des décisions émanant autant du Conseil constitutionnel que du Conseil d’État et d’enjamber donc le fossé qui sépare le contentieux constitutionnel du contentieux administratif. L’arrêt Arrighi s’y trouve inséré dans le chapitre sur « les normes constitutionnelles », et en particulier, dans la Section relative au « contrôle de constitutionnalité et, plus précisément encore, dans le paragraphe intitulé « le contrôle a priori » où il est analysé dans un développement sur « l’incompétence du juge administratif ». Il y est commenté par Ariane Vidal-Naquet, ce qui n’est pas pour surprendre, car on a vu, en introduction, qu’elle a rédigé un article sur ce thème dans le colloque sur l’application de la constitution par les cours suprêmes. Par ailleurs, il est à noter aussi que, dans leur récente anthologie des grandes conclusions des commissaires du gouvernement, les deux auteurs – David Mongoin et Hervé de Gaudemar – ont intégré, dans leur premier tome, celles de Roger Latournerie sur l’arrêt Arrighi. Un tel choix, fort judicieux, laisse donc penser que l’affaire traitée dans cet arrêt était loin d’être négligeable.
Pour conclure sur ce point précis de l’historique de l’arrêt Arrighi, nous reprenons bien volontiers à notre compte la judicieuse formule du professeur Lachaume selon laquelle un tel arrêt est une « décision négative ». C’est d’ailleurs justement cette négativité qui est fondamentale. Comme on l’a déjà vu en introduction, cet arrêt Arrighi constitue en quelque sorte un arrêt Marbury v. Madison inversé. Par cette formule un peu imagée, il s’agit surtout de faire comprendre son caractère essentiel qui n’avait pas du tout échappé à ses contemporains. Qu’on en juge en effet : en 1936, la décision a été jugée si importante que, d’un côté, les conclusions de Latournerie sont publiées dans les trois grandes revues périodiques, le recueil Dalloz, le recueil Sirey et la Revue du droit public, et, d’un autre côté, deux membres éminents de la doctrine de l’époque, le plus connu étant Achille Mestre et le second (Eisenmann) étant une valeur naissante de la doctrine, ont publié une note de jurisprudence circonstanciée, respectivement au Recueil Sirey et au Recueil Dalloz. C’est dire à quel point l’arrêt Arrighi a suscité l’attention de la doctrine. C’est seulement après, c’est-à-dire sous les ive et ve Républiques que l’étoile de cet arrêt Arrighi a pâli, recouvert par le voile de la théorie de la loi-écran.
B. Un arrêt éclipsé par la loi-écran
Il est singulier de constater que la jurisprudence Arrighi a disparu au profit de celle sur la loi-écran, ce qui suppose de regarder la raison historique d’un tel effacement."
1. La jurisprudence Arrighi écrasée par celle relative à la loi-écran
Il est curieux d’observer que le Conseil d’État ne met guère en avant sa jurisprudence Arrighi et encore moins l’arrêt du même nom. La preuve en est qu’il est difficile d’en retrouver la trace sur son site officiel. Pour ce faire, il convient de chercher au sein des mots-clés celui de « la loi-écran » et encore le nom même de l’arrêt n’apparaît pas tout de suite. La notice concernant la loi-écran mentionne d’abord le fameux arrêt Nicolo et évoque ensuite l’arrêt Commune d’Annecy (2008) dont le commentaire fait surgir subitement l’arrêt Arrighi:
Lorsque des dispositions législatives assurent la mise en œuvre des différents articles de la Charte de l’environnement, un requérant ne peut pas invoquer directement la Charte pour contester la légalité d’une décision administrative. Il doit se prévaloir de ces dispositions législatives. En effet, et c’est là la justification de la théorie de la loi-écran (CE, Section, 6 novembre 1936, Arrighi, n°411221), seul le Conseil constitutionnel est compétent pour opérer un contrôle de constitutionnalité des lois[…].
Une telle présentation de l’arrêt Arrighi ne laisse pas d’intriguer. D’abord, il eût été beaucoup plus simple d’affirmer que le Conseil d’État ne contrôlait pas incidemment la constitutionnalité des lois plutôt que d’affirmer que le Conseil constitutionnel effectuait un tel contrôle. Par ailleurs, la dernière phrase de cet extrait cité contient une première erreur en ce qu’elle impute à l’arrêt Arrighi la paternité de la théorie de la « loi-écran » alors que celle-ci ne figure ni dans l’arrêt lui-même, ni même dans les conclusions de Latournerie. La seconde erreur réside dans une juxtaposition maladroite faite entre l’arrêt Arrighi, datant de 1936, et le Conseil constitutionnel, né en 1958, car c’est évidemment commettre un anachronisme que de relire l’arrêt Arrighi (1936) à la lumière de la Constitution de la ve (1958). Enfin, il est clair que la théorie de la loi-écran revêt une portée bien plus grande que celle de l’arrêt Arrighi dans la mesure où elle concerne non seulement le cas des lois inconstitutionnelles, mais aussi celui des lois « inconventionnelles », c’est-à-dire les lois contraires aux engagements internationaux et européens. En d’autres termes, le fait de rabattre la jurisprudence Arrighi sur celle de la « loi-écran » ne rend justice ni à l’objet ni à la spécificité de cette dernière qu’il convient maintenant de présenter brièvement.
On peut le faire en la décrivant d’abord cette théorie de la loi-écran comme faisant partie de ces « théories jurisprudentielles en droit administratif ». Plus exactement, elle fait partie de ces « théories jurisprudentielles en droit reconnues explicitement dans le discours juridique ». Selon sa définition précise,
la théorie de l’écran législatif – autre nom de la loi-écran – renvoie à la jurisprudence selon laquelle le juge administratif refuse de contrôler la légalité d’un acte administratif au regard des motifs tirés de la violation de la Constitution ou encore jusqu’en 1989 d’une norme internationale intervenue antérieurement à la loi. L’arrêt Arrighi est alors présenté comme l’arrêt de principe de cette théorie. L’arrêt Nicolo a permis au Conseil d’État de remettre en question son application au cas de l’appréciation de la conformité des lois aux normes internationales et communautaires régulièrement incorporées dans l’ordre interne. En outre, l’instauration de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) lui a fait connaître un indéniable infléchissement pour ce qui est de l’appréciation de la constitutionnalité des lois, celle-ci pouvant faire dorénavant l’objet d’un renvoi par le Conseil d’État au Conseil constitutionnel.
Le plus important néanmoins dans la théorie de la loi-écran réside dans le problème de dogmatique juridique qui a été notamment parfaitement exposé par Jacques Petit dans son manuel précité de droit administratif. Dans le cas de la loi-écran, écrit-il, « une délicate question se pose quand l’acte administratif est tout à la fois en contrariété avec la Constitution mais en conformité avec la loi qui lui sert de fondement, cette loi étant par suite elle-même contraire à la Constitution. Quelle norme faire prévaloir ? La Constitution ou la loi ? » On connaît la réponse puisque le principal apport de cette théorie de la loi-écran est de faire prévaloir, paradoxalement, la loi sur la constitution. Raymond Odent, grand auteur du Conseil d’État s’il en est, est d’ailleurs le premier conscient de ce paradoxe. Dans son cours de contentieux administratif professé à Sciences Po (Paris), il est d’une grande netteté en opposant la possibilité d’une abrogation implicite d’une loi antérieure par la constitution postérieure au cas de la loi-écran et de la jurisprudence Arrighi qui révèle l’impossibilité du contrôle : « Lorsqu’au contraire une loi postérieure à une Constitution méconnaît les dispositions de cette dernière, le juge administratif, incompétent pour apprécier la constitutionnalité des lois, applique la loi même manifestement inconstitutionnelle. » La contradiction saute aux yeux entre la faculté qu’a le Conseil d’État de déclarer inconstitutionnelle une loi antérieure manifestement contraire à une constitution postérieure et l’impossible faculté qu’il aurait de déclarer inconstitutionnelle cette fois une loi postérieure tout aussi manifestement contraire à la constitution antérieure. Comme on le comprend bien, on est ici au cœur du problème posé par la jurisprudence Arrighi et par la théorie qui l’a recouverte, à savoir la théorie de la loi-écran.
Toutefois, le point qui nous retient ici est celui qui consiste à démontrer que l’arrêt Arrighi a été englobé, pour ne pas dire « englouti », dans le cadre d’une jurisprudence plus vaste désormais identifiée par le label de la loi-écran. Il en résulte surtout que le noyau dur de la solution de 1936, à savoir le refus du contrôle de constitutionnalité des lois, est passé le plus souvent sous silence en raison de l’invocation de l’écran législatif. En d’autres termes, influencée par le discours même du Conseil d’État, qui a infléchi son récit jurisprudentiel, la doctrine administrativiste a eu tendance, de plus en plus, à parler de la « loi-écran » plutôt que de la « jurisprudence Arrighi ». Les preuves seraient innombrables et il suffirait de citer les manuels de droit administratif pour étayer notre propos. On se bornera toutefois ici d’illustrer cette idée en évoquant un très récent article issu du colloque de l’AFDC sur les rapports entre droit constitutionnel et droit administratif et portant sur le rapport entre le légicentrisme et la jurisprudence du Conseil d’État. Son auteur examine dans la partie de son article consacré au « contentieux administratif, bastion naturel du légicentrisme », la « survivance de la loi-écran ». Or, dans cette double page où le refus de l’exception d’inconstitutionnalité devant le Conseil d’État est examiné, l’arrêt Arrighi n’est même pas cité. Cela prouve que la théorie de la loi-écran le dissimule. Il reste à comprendre comment et pourquoi la loi-écran a relégué la jurisprudence Arrighi à l’arrière-plan, ce qu’on peut faire en étudiant sa naissance.
2. La genèse de la loi-écran sous la ive République ou la découverte du « bienheureux écran »
Il est possible de dater précisément la naissance de la théorie de la loi-écran grâce à un article, remarquable d’ailleurs, de Jean Rivero sur le problème du droit de grève dans les services publics, paru en 1951. L’éminent professeur profite du fait qu’il commente l’arrêt Fédération nationale de l’éclairage et des forces motrices pour se livrer à une critique en règle de l’arrêt Dehaene. Chemin faisant, il apprend au lecteur de sa note que, dans ses conclusions sur l’arrêt précité de 1950, le commissaire du gouvernement Agid avait utilisé l’expression de « l’écran » pour régler la question. En l’espèce, il s’agissait d’un décret de réquisition d’un personnel gréviste dans le domaine de l’électricité, qui était contesté par les requérants au motif qu’il ne reposait sur aucune base légale. C’était le moyen principal sur lequel s’appesantit le commissaire du gouvernement Agid car il posait la question délicate de savoir si la loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation de la Nation en temps de guerre était partiellement ou totalement abrogée. Mais seul nous intéresse ici le second moyen qui posait la question de savoir si « la mesure de réquisition attaquée a(vait) été prise en violation du droit de grève, tel qu’il a été reconnu par le Préambule de la Constitution. » Les requérants invoquaient donc un moyen d’inconstitutionnalité de la loi ou pour reprendre les conclusions, ils estimaient que le décret de réquisition, dans la mesure où il portait atteinte au droit de grève, était « illégal comme contraire à la Constitution ».
Le problème juridique était donc identique à celui de l’arrêt Arrighi car un tel recours revenait à mettre en cause la constitutionnalité de la loi de 1938, ou plus exactement de la disposition prévoyant un tel droit de réquisition. Jean Rivero l’a d’ailleurs parfaitement exposé en notant que,
en réalité, la présentation fort habile de l’argument tiré de l’inconstitutionnalité du décret ne pouvait faire illusion : c’était l’inconstitutionnalité de la loi qui, de manière indirecte mais certaine, se trouvait mise en cause. Admettre en effet qu’un décret absolument régulier au regard de la loi qui le fonde, peut encourir l’annulation s’il est en même temps inconstitutionnel, c’est donner une sanction à la primauté de la constitution dans l’ordre juridique, et c’est pratiquement refuser à la loi inconstitutionnelle toute possibilité d’application.
C’est ainsi qu’a raisonné le commissaire du gouvernement Bernard Agid qui a repris la solution Arrighi. Néanmoins, il a innové en proposant comme explication du rejet de ce moyen l’idée de la loi-écran qu’il a ainsi formulée :
Il est bien certain qu’en l’espèce, entre le décret attaqué et le Préambule de la Constitution que l’on invoque devant vous s’interpose comme un écran la loi du 17 juillet 1940 [modifiant la loi 11 juillet 1938] telle qu’elle a été prorogée jusque dans la période actuelle […]. C’est directement en vertu de ce texte qu’a été pris le décret attaqué. C’est ce texte – et ce texte seul – qui constitue la base légale de l’acte qui vous est soumis. Dès lors, la seule question de constitutionnalité qui pourrait se poser concernerait non pas le décret, mais la loi elle-même. Or, il n’est pas besoin de rappeler une fois de plus que la recherche de la constitutionnalité des lois n’est pas de votre compétence. (Jurisprudence constante non modifiée depuis l’intervention de la constitution nouvelle…). »
Comme on le constate ici, la jurisprudence Arrighi est devenue une telle évidence pour les commissaires du gouvernement qu’ils n’éprouvent même plus le besoin de citer l’arrêt Arrighi, Bernard Agid se contentant ici de se référer à un arrêt d’Assemble de 1949 . Ainsi la jurisprudence du Conseil d’État est continue de la iiie République à la ive République de sorte que le changement de constitution en 1946 et l’instauration d’un embryon de contrôle de constitutionnalité des lois, avec le Comité constitutionnel, n’ont en rien affecté la solidité de cette jurisprudence. Par ailleurs, on notera, d’une part, que le commissaire du gouvernement a usé des italiques pour mettre en relief son membre de phrase sur l’écran, et, d’autre part, qu’il s’agit uniquement d’une pure image – « comme un écran » écrit-il – visant surtout à mieux éclairer une idée. Cette formule a fait mouche puisque Jean Rivero la reprend au vol dans son commentaire en observant lucidement : « Bienheureux écran qui permet au juge d’éluder un problème difficile. » La formule va faire florès, comme on le sait, puisqu’elle fut utilisée par Raymond Odent (et donc reconnue) dans son cours de contentieux administratif qui est la Bible des membres du Conseil d’État. En effet, au lieu de citer l’arrêt Arrighi, il se réfère à la loi-écran qu’il qualifie, d’ailleurs judicieusement, d’« écran infranchissable».
Il faut, à notre avis, souligner le fait que cette théorie de la loi-écran témoigne d’un usage imagé du droit – usage non réfléchi d’ailleurs – par le Conseil d’État. Cette métaphore optique ou visuelle de « l’écran » est destinée à signifier qu’une loi fait non pas seulement écran, mais surtout obstacle ou barrage à l’examen par le Conseil d’État de l’illégalité d’un décret qui serait illégal parce que fondé sur une loi elle-même inconstitutionnelle et alors même qu’il serait conforme à ladite loi. Cet usage d’un tel vocabulaire métaphorique nous semble doublement critiquable. D’abord parce que ce vocabulaire n’est pas en soi rigoureux. En effet, le terme d’écran est ambigu, car il recouvre deux notions opposées tant qu’on n’a pas spécifié la nature de ce dernier. En effet, cet écran peut être aussi bien « opaque » que « transparent », si l’on continue à filer la métaphore visuelle. En 1950, quand Bernard Agid l’invente, il s’agit d’un écran « barrage » – ou « infranchissable » (Odent), au sens où l’existence de la loi fait littéralement obstacle entre le décret et la constitution. Mais l’expression d’écran peut revêtir un sens diamétralement opposé quand il est caractérisé comme étant « transparent », ainsi que l’a précisé le commissaire du gouvernement Abraham dans ses conclusions sur l’arrêt Quintin de 1999 ; ce dernier voulait par-là exprimer l’idée selon laquelle la loi ne faisait plus obstacle entre le décret et la constitution lorsque le pouvoir réglementaire disposait d’une grande marge d’interprétation de la loi qu’il était censé appliquer. En fin de compte, on peut se demander s’il n’aurait pas été plus judicieux de rebaptiser la théorie de la loi-écran celle de la « loi-barrage ».
La seconde critique, plus importante encore à nos yeux, porte sur les conséquences de cet usage métaphorique des notions de droit. En effet, le seul fait de décrire l’absence de contrôle incident de constitutionnalité des lois en termes de « loi-écran » ou d’« écran législatif » conduit à dissimuler le problème de fond. On ne parle plus de constitution, ni même de contrôle de constitutionnalité des lois, ni enfin, et surtout, de suprématie de la constitution. On ne parle plus que de la loi, comme si la constitution n’existait plus, et surtout on fait comme si comme si une telle jurisprudence ne signifiait pas le refus de contrôler la constitutionnalité de la loi. Bref, cette façon de parler cache ce dont on devrait pourtant parler. On n’est pas loin d’une véritable idéologie ou d’une construction idéologique.
Il en résulte que la jurisprudence administrative, sur ce point de droit (le refus de contrôler incidemment la constitutionnalité d’une loi), se transforme en une casuistique jurisprudentielle, d’importance un peu mineure, portant sur la question de savoir si la théorie de la « loi-écran », s’applique, ou non, à telle ou à telle espèce en fonction du rapport existant entre le règlement et la loi. Le Conseil d’État examine alors, dans chaque cas, si le pouvoir réglementaire a ou non une marge d’appréciation par rapport à la loi et au législateur. Une telle casuistique gomme ce qui constitue l’aspérité de l’arrêt Arrighi, à savoir qu’il est une grave entorse à la suprématie de la constitution et à l’effectivité de cette dernière.
Il convient maintenant d’examiner les raisons avancées par le Conseil d’État en 1936 pour justifier une telle solution, assez radicale, quand on y songe.
II. Le retour à l’arrêt Arrighi et la confrontation entre les principes du droit constitutionnel et le contentieux administratif
En bonne logique, il faut bien en revenir à la « décision Arrighi » – c’est-à-dire aux arrêts Arrighi et Coudert – par lesquels tout a commencé. Il ne suffit pas de rappeler la solution ici retenue, mais de tenter de la comprendre, si possible, du point de vue du droit constitutionnel, alors que c’est apparemment du contentieux administratif.
A. L’arrêt Arrighi ou la remise en cause du principe de la suprématie de la constitution et de la hiérarchie des normes
Si l’arrêt Arrighi est intéressant pour un constitutionnaliste, c’est essentiellement parce qu’il permet d’illustrer, du point de vue de la théorie constitutionnelle, le lien intrinsèque existant entre le problème technique du contrôle de constitutionnalité des lois et la notion même de constitution. Jugée à cette aune, la jurisprudence du Conseil d’État semble en décalage manifeste par rapport aux leçons de la théorie constitutionnelle. C’est donc sous l’angle de celle-ci que l’on va scruter l’arrêt Arrighi. On pourrait à cet égard s’attendre à ce que l’on commence une telle analyse par l’étude de la note de jurisprudence de Charles Eisenmann qui a démonté un par un les divers arguments avancés par le commissaire du gouvernement Latournerie (voir infra, B.). Mais il nous paraît judicieux d’évoquer surtout le grand article de Kelsen sur le contrôle juridictionnel de la constitution paru à la Revue du Droit Public en 1928 pour la bonne et simple raison que Latournerie le mentionne dans ses conclusions. Il est d’ailleurs fort rare qu’un conseiller d’État cite dans ses conclusions un auteur aussi « théoricien » que Kelsen, ce qui révèle d’ailleurs l’ouverture d’esprit de Roger Latournerie.
Dans cet article, le juriste autrichien explique pourquoi la garantie de la constitution par un juge est la meilleure manière d’assurer sa suprématie et surtout sa juridicité. C’est bien connu. Mais il ne fait pas que cela dans la mesure où il démontre aussi que la notion moderne de la constitution a pour particularité d’avoir un statut juridique différent d’une loi ordinaire (ou d’une loi organique). Un statut différent, cela veut dire un statut supérieur au sens où sa valeur juridique est supérieure à celle de toutes les autres lois de sorte qu’en cas de conflit, la norme inférieure doit céder devant la constitution, norme qui a une valeur suprême. Non content de faire cette démonstration, il ajoute que cette question de la valeur suprême de la constitution est étroitement dépendante de la nature même d’une constitution et aussi du problème technique de la sanction d’une telle suprématie qui passe par le contrôle de constitutionnalité des lois. On doit le citer un peu longuement :
La question de la garantie et du mode de garantie de la Constitution, c’est-à-dire de la régularité des degrés de l’ordre juridique qui lui sont immédiatement subordonnés, présuppose, pour être résolue, une notion claire de la Constitution. Seule la théorie ici développée de la structure hiérarchique (Stufenbau) de l’ordre juridique est en mesure de la fournir. Il n’est même pas exagéré d’affirmer que seule elle permet de saisir le sens immanent de cette notion fondamentale de “Constitution“, auquel songeait déjà la théorie de l’État de l’antiquité, parce que cette notion implique l’idée d’une hiérarchie des formes juridiques.
À travers les multiples transformations qu’elle a subies, la notion de Constitution a conservé un noyau permanent : l’idée d’un principe suprême déterminant l’ordre étatique tout entier et l’essence de la communauté constituée par cet ordre. De quelque façon qu’on définisse la Constitution, c’est toujours le fondement de l’État, la base de l’ordre juridique que l’on prétend saisir. Ce qu’on entend avant tout et toujours par Constitution – et la notion coïncide à cet égard avec celle de forme de l’État –, c’est un principe où s’exprime juridiquement l’équilibre des forces politiques au moment considéré, c’est la norme qui règle l’élaboration des lois, des normes générales en exécution desquelles s’exerce l’activité des ordres étatiques, – tribunaux et autorités administratives.
Le corollaire de cette assertion est la nécessité d’une sanction juridictionnelle de la constitution pour qu’elle soit une véritable norme juridique. Ici encore, l’article de Kelsen peut nous servir de guide pour éclairer en quelque sorte négativement la décision Arrighi qui est rendue huit ans après la publication de son article précité à la Revue du droit public. Cette fois, il s’agit de l’argument juridique le plus important dans la mesure où si une inconstitutionnalité n’est pas sanctionnée par un juge, alors que la Constitution, selon le Maître de Vienne,
équivaut, à peu près du point de vue juridique, à un vœu sans force obligatoire. Toute loi, tout règlement, et même tout acte juridique général fait par les particuliers ont une force juridique supérieure à celle de cette Constitution à laquelle ils sont cependant subordonnées et dont ils déduisent toute leur validité. Car le droit positif veille à ce que tout acte qui est en contradiction avec une norme supérieure autre que la Constitution puisse être annulé.
Pour Kelsen la responsabilité ministérielle était l’autre forme, moins efficace, de sanction de la constitution si les gouvernants violaient la constitution. Quoi qu’il en soit, son article expose fort clairement la logique du contrôle de constitutionnalité des lois.
On remarquera que, dans son commentaire précité de l’arrêt Fédération nationale de l’éclairage (1950) Jean Rivero ne dit pas autre chose que Kelsen en montrant que l’effet concret de l’exception d’inconstitutionnalité des lois est de rendre inapplicable la loi déclarée inconstitutionnelle. Pour le dire cette fois, avec ses mots mêmes, « admettre en effet qu’un décret absolument régulier au regard de la loi qui le fonde, peut encourir l’annulation s’il est en même temps inconstitutionnel, c’est donner une sanction à la primauté de la constitution dans l’ordre juridique, et c’est pratiquement refuser à la loi inconstitutionnelle toute possibilité d’application. »
Il convient maintenant de revenir à la façon dont le commissaire du gouvernement Latournerie a utilisé l’article de Kelsen. Il observe que, selon le juriste autrichien, « les institutions de contrôle étant l’essence de la démocratie, si le contrôle de la constitutionnalité des lois a sa place quelque part, c’est sous de tels régimes. ». C’est exact certes car Kelsen souligne que l’importance de la justice constitutionnelle « est de tout premier ordre pour la République démocratique, dont les institutions de contrôle sont une condition d’existence » tout en ajoutant, après avoir relevé la nécessité absolue dans une démocratie de protéger la minorité ou les minorités contre la majorité, que « si l’on voit l’essence de la démocratie, non dans la toute-puissance de la majorité, mais dans le compromis entre les groupes représentés au Parlement par la majorité et la minorité, et par suite dans la paix sociale, la justice constitutionnelle apparaît comme un moyen particulièrement propre à réaliser cette idée. » Si la justice constitutionnelle est rendue nécessaire par le facteur démocratie, elle l’est encore plus en raison du facteur fédéral. Ce sont ces deux considérations qui font penser à Kelsen que la justice constitutionnelle peut servir « en dernière analyse, de garantie de paix politique dans l’État ».
En revanche, Kelsen ne pense pas qu’il y a un lien nécessairement automatique entre contrôle de constitutionnalité des lois et démocratie. Tout au contraire, il soutient, en juriste autrichien, informé qu’il est de l’histoire de son pays, que l’irruption d’une constitution dans un ordre juridique modifie forcément la forme de gouvernement qu’elle contribue à structurer différemment. Il établit ce raisonnement à propos, non pas de la démocratie, mais de la monarchie constitutionnelle (régime qui a été longtemps l’apanage de l’Allemagne et de l’Autriche). Ici, l’émergence de la constitution dans le cadre de la monarchie aurait dû changer la nature du régime et permettre l’introduction d’un contrôle de constitutionnalité des lois. Kelsen écrit alors :
L’importance accrue qu’acquiert désormais la notion de Constitution – d’après laquelle les lois ne doivent être faites que d’une certaine façon, – avec la collaboration de la représentation nationale – ; le fait que cette règle ne peut être modifiée aussi simplement que d’autres règles de droit générales – les lois –, c’est-à-dire qu’il y a à côté de la forme légale ordinaire, une forme spéciale plus difficile, – la forme constitutionnelle : majorité renforcée, votes multiples, assemblée constituante spéciale –, tout cela exprime le déplacement de pouvoir décisif.
On comprend fort bien que Latournerie ait négligé l’argument fédéral qui n’entrait pas en considération dans le cas français dont il devait traiter. Mais il simplifie considérablement l’argument démocratique tel que Kelsen le présente. Or, aux yeux de ce dernier, celui-ci est, en fin de compte, un argument constitutionnaliste : le contrôle de constitutionnalité des lois est un instrument juridique qui permet l’équilibre politique, la modération des pouvoirs, ce qui est un argument typiquement libéral. D’une certaine manière, Latournerie tourne le dos à Kelsen en révélant une antinomie entre la démocratie et le contrôle de constitutionnalité des lois, antinomie qu’il va résoudre en faveur du rejet de l’exception d’inconstitutionnalité des lois.
B. Le raisonnement « administrativiste » du commissaire du gouvernement Latournerie ou l’omniprésence d’un discours de la loi et de la légalité
Avant de les commenter, il faut d’emblée souligner que les conclusions de Latournerie sont remarquables, « de grand style » a-t-on écrit. Elles méritent l’exégèse, ce que l’on essaiera de faire en analysant son raisonnement et la manière dont il pose le problème, pour ensuite examiner la façon dont il justifie l’opinion qu’il propose à la formation de jugement, à savoir le refus du contrôle de constitutionnalité de la loi.
1. Une façon particulière de poser le problème de droit
Observons d’abord la façon dont Roger Latournerie a posé le problème de droit. Il part de l’idée, propre au contentieux, que le juge de l’action est nécessairement le juge de l’exception. Puis, il poursuit ainsi :
Lorsqu’un régime juridique établit dès lors une hiérarchie entre les lois, c’est-à-dire lorsqu’il existe ce qu’on a appelé une “super-légalité” ou encore une “loi des lois” , le juge, dans cette seconde conception, ne fait rien que de conforme à sa mission, – pourvu que sa décision n’ait d’effet que sur le procès auquel elle s’applique, – en faisant céder, le cas échéant, à la loi supérieure celle du degré inférieur.
Il ne fait en effet, en pareil cas, que statuer sur un conflit de lois qui ne diffère guère par nature d’autres conflits qui se présentent devant lui entre lois égales : conflits dans le temps (théorie de l’abrogation et de la rétroactivité), conflits dans l’espace (théorie de la personnalité ou de la territorialité des lois).
Ce propos, qui a l’avantage de la clarté, revêt une double particularité. La première réside dans le fait que Latournerie évite presque systématiquement les termes de Constitution et de constitutionnel. Au lieu de parler de la constitution, il évoque une périphrase « la loi des lois » et, au lieu de parler de suprématie constitutionnelle, il préfère évoquer la « super-légalité ». Tout se passe comme si le vocabulaire utilisé devait transiter par le langage de la loi et de ses dérivés, et jamais de la constitution et de ses dérivés. C’est un trait que l’on trouve constamment dans ces conclusions. On pourrait même parler d’une occultation du langage constitutionnel alors même qu’il s’agit bien de théorie constitutionnelle.
La seconde particularité tient au fait que le contrôle de la loi ordinaire par rapport à la constitution est uniquement envisagé comme un « conflit de lois ». Plus exactement, le conflit de valeur juridique entre la loi constitutionnelle et la loi ordinaire est appréhendé comme étant de même nature que les conflits de lois traditionnels, à savoir le conflit temporel des lois ou leur conflit spatial. Un tel conflit entre la loi et la constitution devient donc un conflit de lois parmi d’autres, si l’on peut dire, de sorte que l’on peut avancer l’idée que la manière de raisonner ici du commissaire du gouvernement aboutit à relativiser la supériorité de la constitution par rapport à la loi, et donc à relativiser la suprématie de la constitution.
Un semblable constat peut être dressé à propos du principe de la hiérarchie des normes qui est présenté par Latournerie, dans son vocabulaire si particulier, très littéraire en un sens, de la façon suivante :
Si le juge ne refusait pas, en pareil cas, à la loi inférieure la sanction de son autorité, ne renverserait-il d’ailleurs pas l’ordre de la hiérarchie légale en permettant à la loi inférieure d’offusquer la loi supérieure et en réglant la force exécutoire des lois, non d’après leur nature, mais seulement d’après leur date ?
C’est par des raisonnements de ce genre, sans réplique en logique pure, que le contrôle de la constitutionnalité s’est, établi en Amérique dès longtemps par le célèbre arrêt Marbury V. Madison, et plus récemment en Roumanie, ainsi que dans divers autres États.
Ce passage est fondamental car il témoigne de ce que Latournerie a vu et compris le problème constitutionnel majeur posé par les cas Arrighi et Coudert. Mais s’il l’a vu, en effet, il ne l’a pas appréhendé dans toute son étendue. Certes, il a perçu que le problème posé par l’arrêt Arrighi était bien l’équivalent de celui qui s’est posé aux États-Unis lorsque la Cour suprême (dans Marbury v. Madison) s’est reconnue compétente pour exercer le contrôle de constitutionnalité d’une loi (fédérale en l’espèce). Mais il n’en fait aucun usage, ou si l’on veut, il n’en tire aucune conséquence.
Par ailleurs, il est frappant de constater que les conclusions de Latournerie sont marquées par l’absence de référence à la notion même de constitution. Ce dernier ne la mentionne jamais explicitement, et lorsqu’elle peut apparaître, il l’appelle autrement : la « loi supérieure » – expression qu’il emploie trois fois, dont deux pour lui opposer la « loi inférieure ». C’est la grande différence avec Kelsen et le juge Marshall dans son opinion dans Marbury v. Madison qui ne cessent, tous deux, de se référer à l’expression de constitution.
Ainsi apparaît-il que confronté à la façon dont le Conseil d’État interpréte la constitution et « fait » du droit constitutionnel, l’analyste de sa jurisprudence doit autant rechercher les concepts qui sont absents de son raisonnement que ceux qui y sont présents. On pourrait démontrer d’ailleurs que les successeurs de Roger Latournerie au Conseil d’État n’ont pas davantage songé à réfléchir à la notion de constitution quand ils abordent des questions de droit constitutionnel. Ainsi Raymond Odent ne prend jamais la peine de définir la constitution qu’il présente implicitement comme le texte supérieur dans ce qu’il appelle « la hiérarchie des textes du droit écrit ». C’est évidemment sous l’angle du contentieux administratif qu’il l’étudie dans son cours où il note en particulier que « les lois constitutionnelles sont des lois. Leur existence pose à la juridiction administrative quelques problèmes spécifiques, d’ailleurs intimement liés les uns aux autres. Des solutions inégalement satisfaisantes leur sont données. » De son côté, Bruno Genevois désigne ici et là la constitution. Il la considère, en se référant à son acception usuelle, comme « la charte fondamentale de l’État », mais quand il entend la définir plus précisément, il invente une périphrase selon laquelle elle serait « le paramètre de la légalité des actes administratifs ». Il faut comprendre par-là que « le texte constitutionnel peut aussi bien fonder la compétence des autorités administratives que lui assigner des limites. » De telles formulations révèlent non seulement l’assimilation de la constitution au texte constitutionnel, ce qui est loin d’être évident comme on le sait, mais aussi le fait très intéressant que la constitution est rapportée au seul contentieux des actes administratifs et que, sous la plume des conseillers d’État, le lexique de la légalité continue, même en 2007, à se substituer à celui du lexique de la constitutionnalité.
Ainsi, il apparaît frappant que la doctrine « organique » tend à éviter le lexique constitutionnel pour n’user que du lexique de droit administratif. Cela s’ajoute au fait que, comme on l’a vu plus haut, le recours à la théorie de la loi-écran facilite encore plus ce que l’on pourrait appeler l’évitement du vocabulaire constitutionnel par le Conseil d’État.
2.L’invocation combinée et contradictoire de la séparation des pouvoirs et de la souveraineté
Pour échapper à l’argumentation de « logique pure » qui pourrait conduire à déclarer recevable le contrôle incident de constitutionnalité suggéré par les requérants des affaires Arrighi et Coudert, Roger Latournerie abandonne la théorie et la logique pour adopter un raisonnement largement fondé en réalité sur l’histoire. Il prévient son auditoire de ce changement de cap en leur disant : « Mais ce n’est pas dans de telles considérations de logique pure qu’en France tout au moins la solution doit être cherchée. » Ainsi pour la seconde fois, l’expression de « logique pure » apparaît comme si la question du contrôle juridictionnel des lois était censée se réduire à celle d’une logique juridique ou de théorie, découplée de la pure pratique. Au lieu de se livrer à des spéculations jugées théoriques, Latournerie entend, quant à lui, invoquer des concepts qui relèvent de l’histoire constitutionnelle française : la séparation des pouvoirs et la souveraineté (de la loi). Il précise d’ailleurs qu’il se livre à une « considération de doctrine constitutionnelle » dont voici l’essentiel :
Le principe de la séparation des pouvoirs présente chez nous, en effet, un aspect spécial, que lui ont imprimé les circonstances historiques particulières. Nous devons les rappeler sommairement.
a) Affirmé dans l’art. 16, – qu’invoque expressément le sieur Arrighi, – de la Déclaration des droits de 1789, quel sens attache-t-on alors à ce principe ?
La conception en est entièrement dominée par la souveraineté de la loi.
Nous n’avons pas à examiner ici en détail le rôle que jouèrent sur ce point la doctrine d’alors et notamment les idées du philosophe de Genève […].
Comment la notion d’une loi aussi infaillible et conduite au juste, ainsi qu’on l’a dit, par un “vrai déterminisme du bien”, s’accommoderait-elle d’un contrôle, même de magistrats élus ? Un tel contrôle serait un “scandale”.
Et telle est bien la réaction des assemblées révolutionnaires devant l’idée d’un tel contrôle.
L’interprétation qui est ici faite de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen a pour particularité d’être entièrement « dominée » c’est-à-dire surdéterminée, par le principe de « la souveraineté de la loi ». Or une telle réduction du principe de la séparation des pouvoirs à ce dernier principe est très arbitraire. Quand on lit cet article 16 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée et la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution », la notion même de loi est absente. Du point de vue constitutionnaliste, il est évident que les termes de séparation des pouvoirs et de souveraineté sont antinomiques de sorte que l’on peut même soutenir que la notion de séparation des pouvoirs a été inventée pour empêcher la concentration des pouvoirs au profit d’une seule personne ou d’un seul organe.
En réalité, Latournerie ne développe guère cet aspect théorique de sa démonstration, car celle-ci emprunte plutôt un tour globalement historique. Or, l’histoire, dit-il, nous enseigne que les Français ont gardé des « préjugés » très hostiles au pouvoir des juges. Il montre que la jurisprudence de la Cour de cassation – qu’il cite et qu’il connaît bien – et celle du Conseil d’État depuis le xixe siècle sont demeurées réservées à l’égard d’un tel contrôle de constitutionnalité des lois. En témoignerait d’ailleurs la jurisprudence du Conseil d’État sur les actes de gouvernement et celle du Tribunal des conflits, ainsi que le prouve l’arrêt Septfonds de 1927 interdisant au juge judiciaire d’apprécier la validité d’un règlement. Après avoir énoncé les différents arguments qui fonderaient la recevabilité du moyen d’inconstitutionnalité (notamment l’argument tiré de l’arrêt Heyriès par Maurice Hauriou), Latournerie finit par avancer l’argument central qui est celui du maintien de la souveraineté de la loi :
Si, d’autre part, malgré les progrès qu’il a fait dans l’étendue de son contrôle, le juge, et en particulier le juge de l’excès de pouvoir, a désarmé les préjugés qui avaient fait tenir en suspicion la magistrature de l’époque intermédiaire, ce serait, semble-t-il, une entreprise non moins vaine que dangereuse que de l’engager à risquer, par de telles tentatives de contrôle, tout l’acquis de la jurisprudence. Quelque atteinte qu’aient pu recevoir certaines idées peut-être trop absolues sur la souveraineté de la loi, il n’en reste pas moins en effet que, dans la théorie et aussi dans la pratique de notre droit public, le Parlement reste l’expression de la volonté générale et ne relève à ce titre que de lui-même et de cette même volonté.
C’est bien l’argument central avancé en droit par le commissaire du gouvernement : il serait déraisonnable de s’opposer non pas tant à la loi qu’au Parlement (législateur), c’est-à-dire l’autorité politique dominante, sinon souveraine, sous la iiie République. Ses propos, bien connus certes, méritent cependant d’être reproduits in extenso :
Il faut se résigner en effet, tout du moins provisoirement, même aux dépens de l’harmonie des plus belles constructions juridiques, même aux dépens parfois de l’apparente équité, à ce que certaines parties du droit restent à l’état de droit imparfait, à l’état de droit sans sanction.
Même cantonné dans un domaine moins large qu’il ne pourrait le paraître souhaitable, il s’en faut d’ailleurs que le rôle du juge soit condamné, sur ces derniers points, à une entière inefficacité. Les règles de droit dégagées par une forte jurisprudence ont tôt ou tard, en effet, même en dehors de leur domaine, une influence salutaire et comme une sorte d’irradiation. C’est le seul rôle, selon nous, qu’en l’état du droit puisse avoir votre jurisprudence, en dehors du domaine, qui vous est propre, des actes administratifs.
Ainsi, Latournerie a suggéré, avec succès, aux membres de la Section du contentieux de ne pas s’aventurer dans un contrôle juridictionnel qui se déplacerait en dehors du domaine des actes administratifs. Il leur recommande d’éviter l’examen de la licéité (c’est-à-dire de la constitutionnalité) des actes législatifs. On ne peut manquer de voir l’écho à Kelsen quand il concède que certaines parties de la constitution « restent à l’état de droit imparfait, à l’état de droit sans sanction. » On notera, seulement en passant (même si c’est important), que l’opinion de Roger Latournerie reprend fidèlement celle déjà défendue par Pierre Laroque dans un article publié en 1926 selon laquelle « […] s’il n’existe pas aujourd’hui en France de contrôle de constitutionnalité des lois, cela tient à nos traditions juridiques et politiques dominées par le fétichisme de la loi écrite et par une conception de la séparation des pouvoirs toute entière dirigée contre le juge. »
À ces considérations générales justifiant le rejet du contrôle, on peut aussi se hasarder à ajouter des conjectures sur les circonstances politiques de la double décision Arrighi et Coudert rendue à la fin de l’année 1936. C’était le moment où, d’une part, Léon Blum était au pouvoir, où donc il était plus qu’improbable que le juge puisse se dresser contre un Parlement réformateur et progressiste, et d’autre part, on avait en France des échos de la lutte farouche aux États-Unis opposant le président Roosevelt à la Cour suprême conservatrice qui contestait, au moyen du droit, la politique interventionniste du New Deal.
C. Les objections de Charles Eisenmann aux conclusions du commissaire du gouvernement
On sait que les conclusions de Latournerie ont donné lieu à une sorte de réplique de la part de Charles Eisenmann dans la note qu’il a consacrée à cet arrêt. Le jeune professeur de droit, récemment agrégé (1930) était bien placé pour commenter l’arrêt Arrighi en raison de sa thèse sur la juridiction constitutionnelle autrichienne au cours de laquelle il fut aidé par Kelsen lors de son séjour à Vienne. S’il y avait bien un juriste universitaire qui avait approfondi la question du contrôle de constitutionnalité des lois, c’était bien lui de sorte qu’il était particulièrement bien placé pour rédiger un commentaire « savant » de cette décision Arrighi.
Dans sa note, il se livre à une rigoureuse critique des trois arguments juridiques avancés par le commissaire du gouvernement, à savoir : la notion de souveraineté de la loi, la subordination du juge au législateur et la limitation de la compétence du Conseil d’État aux seuls actes administratifs. On ne reviendra pas en détail dans l’argumentation d’Eisenmann qui est bien connue. Toutefois, on retiendra notamment sa première assertion fondamentale selon laquelle « le législateur n’est pas souverain de par la constitution, mais au contraire lié par elle ». Un tel argument permet de justifier le contrôle de constitutionnalité des lois en avançant que le juge contrôlera seulement en dernière analyse la « régularité procédurale », toute inconstitutionnalité matérielle se transformant en inconstitutionnalité formelle. Le plus intéressant dans ce propos est selon nous l’opinion du professeur de droit selon laquelle, on ne peut plus parler, sans erreur ou sans approximation de la « souveraineté de la loi » ou de la « souveraineté du Parlement ». En réalité, ce qu’Eisenmann reproche gentiment à Latournerie, c’est d’user d’un vocabulaire inadéquat du point de vue juridique.
Sa seconde objection porte sur la prétendue subordination du juge au législateur de laquelle on devrait inférer que le Conseil d’État ne pourrait pas contrôler incidemment la constitutionnalité d’une loi ordinaire. Sur ce point, Eisenmann accorde crédit au commissaire du gouvernement de ne pas avoir trop fondé son argumentation sur les textes révolutionnaires qui concernent exclusivement les juridictions ordinaires. Il va porter en revanche son argumentation sur la signification exacte de l’expression selon laquelle le juge serait soumis au législateur. Elle signifie, en première analyse, que n’importe quel juge est soumis à la loi ou à la règle législative. Or, Eisenmann remet ici en question le sens même de la loi ou de la règle législative en opposant au sens commun, – un sens grossier d’une certaine manière —, le sens de la science du droit. Il commence par rappeler le principe initial du raisonnement :
Juridiquement, il n’y a pas de doute : il n’y a, en principe, de règle législative que celle qui satisfait entièrement à toutes les prescriptions concernant la législation qui ont caractère obligatoire pour l’organe investi du pouvoir de légiférer [prescriptions de fond ou de forme]. Toute prétendue “loi” qui, à un point de vue quelconque, heurte l’une de ces prescriptions, n’est en réalité qu’une pseudo-norme. Et quoi qu’en ait le “sens commun”, le juge, en refusant d’en tenir compte, ne refuse pas d’appliquer une règle législative, mais une règle qui, indûment, se prétend législative ; ou encore – et toujours en dépit du sensualisme grossier auquel incline le “sens commun” – il ne manque nullement à sa subordination envers l’organe législatif ; car, in concreto, l’homme ou le corps qui ont en principe le pouvoir d’édicter des “lois“ n’ont cette qualité d’organe législatif que s’ils agissent conformément aux règles de la fonction législative. Le Parlement statuant irrégulièrement n’est pas organe, mais pseudo-organe législatif ; objectivement, il n’exerce pas alors la fonction législative, il ne fait pas acte de législation. Peu importe la nature des règles enfreintes ; règle sur la procédure législative ou règles sur le contenu des lois. Il n’y a nulle différence théorique à établir entre ces deux catégories de règles. »
Il est certain que Charles Eisenmann a voulu « dégonfler » le concept de loi pour permettre son contrôle. Il poursuivait ainsi l’œuvre déflationniste de Kelsen, comme l’a bien expliqué Denys de Béchillon en mettant parfaitement en relation les études des deux professeurs de droit et en résumant l’apport d’Eisenmann par l’idée selon laquelle il aurait pointé « l’absence de spécificité en nature de l’acte législatif». Tel est, si l’on réfléchit bien le principal effet du contrôle de constitutionnalité des lois : il désacralise la loi en cessant de la présenter comme suprême ou souveraine. Ou, pour le dire autrement, il fait prendre conscience de ce que la loi est tout simplement détrônée par la Constitution. Or, la France, en raison de son ADN légicentriste, était un pays très mal placé pour adhérer à une telle idée. Ainsi, une grande partie du raisonnement de Charles Eisenmann est fondée sur un décorticage de la notion de « loi », ce que le commissaire du gouvernement Latournerie n’avait pas du tout fait.
Il faut donc surtout retenir de la dogmatique juridique de la loi proposée par Eisenmann la conséquence qui en découle : le contrôle de constitutionnalité des lois ne serait pas une « immixtion » des juges dans l’exercice du pouvoir législatif. En effet, la loi à contrôler n’est pas encore une loi véritable (une « pseudo-norme », écrit-il) puisqu’elle n’a pas encore franchi le cap de la vérification de sa régularité procédurale. Dès lors, les tribunaux français pourraient tout à fait écarter l’application des lois jugées par eux inconstitutionnelles.
En réalité, derrière cet échange d’arguments juridiques, un argument politique surdétermine l’ensemble, car la souveraineté de la loi n’est autre que la souveraineté du Législateur, c’est-à-dire du Parlement. C’est devant lui que consent à céder Eisenmann quand il se résigne, à la toute fin de sa note, à approuver la solution défendue par Latournerie. Mais il le fait uniquement d’un point de vue « politique » si l’on peut dire :
Qui niera – écrit-il – que, fondées ou non en droit, heureuses ou regrettables, les idées qui prévalent en France, ne sont pas favorables à l’introduction au contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des dispositions législatives, tout au moins, que ce contrôle se heurte, sinon à des règles juridiques, du moins à des opinions fermement et traditionnellement établies. ? À heurter de front ces idées reçues, on risquerait le pire sous prétexte d’obtenir le mieux, et un mieux en tout état de cause assez modeste sans avoir même l’excuse d’une chance de victoire […] En l’état actuel du droit public, le contrôle de la constitutionnalité n’offrirait qu’un intérêt médiocre : en l’état actuel de l’opinion publique, il n’a aucune chance de réussir à se faire consacrer.
C’est pour cette raison qu’il approuve « au fond du point de vue politique ou de l’opportunité », la décision Arrighi, mais il ne le fait certainement pas du point de vue juridique. Une autre décision eût été juridiquement possible selon lui. Si en bon lecteur de Montesquieu, Charles Eisenmann estime que les mœurs politiques doivent l’emporter sur le droit, la justification de Roger Latournerie est plus prosaïque et même un peu « autocentrée » (au sens de « centré sur le Conseil d’État »). En effet, il pense en bon légiste que ce n’est pas dans l’intérêt du Conseil d’État d’exercer un tel contrôle (voir infra, III. B.) ou si l’on veut d’adopter une telle solution qui serait une grande innovation en droit public français et, plus précisément, une innovation périlleuse à laquelle la Cour de cassation a d’ailleurs renoncé.
Avant de conclure sur ce point, il convient d’insister sur le fait qu’il ne faut pas commettre d’anachronisme en évaluant la décision Arrighi de 1936 : elle reflétait l’opinion juridique de l’époque. Il suffit pour s’en convaincre de lire la dizaine de pages que Julien Laferrière consacre en 1943 au contrôle de constitutionnalité des lois dans son manuel de droit constitutionnel dans lesquelles on retrouve, en plus développés, les arguments de Latournerie sur l’histoire politique française et la méfiance à l’égard des juges. L’auteur cite même la célèbre formule « le respect de la constitution n’a d’autre sanction que la bonne volonté législative » qu’il impute à tort à d Joseph Barthélémy alors qu'elle est en réalité de Henry Berthélémy.
Passons maintenant à une autre question, plus complexe en un sens, qui est celle de savoir pourquoi le Conseil d’État a maintenu sa jurisprudence Arrighi alors que, sous la ive République et surtout sous la ve République, « l’état du droit public français » avait justement changé (voir supra, introduction).
III. La justification du maintien de la « jurisprudence Arrighi » par le Conseil d’État (1946-2024)
L’arrêt Arrighi a très vite donné lieu à la « jurisprudence » Arrighi. Il n’a pas fallu attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale car dans son arrêt Vincent du 22 mars 1944, le Conseil d’État était amené à statuer sur l’éventuel contrôle de constitutionnalité des lois par voie d’action et par voie d’exception. Concernant celle-ci, le requérant contestait un arrêté interministériel pris sur le fondement d’une loi de Pétain de 1943 qu’il jugeait contraire « aux lois constitutionnelles ». Si la haute juridiction a écarté ce second moyen en reprenant presque mot à mot sa formulation de l’arrêt Arrighi, le commissaire du gouvernement Detton s’était borné, pour fonder sa proposition de rejet, à déclarer que ce moyen n’était pas « recevable en vertu de votre jurisprudence de l’arrêt du 6 nov. 1936, Arrighi […] » L’arrêt Arrighi devenait à lui seul une « jurisprudence », et une jurisprudence intangible ou inattaquable. Plus aucun commissaire du gouvernement, ou plus tard à partir de 2009, plus aucun rapporteur public, ne s’est aventuré à la remettre en cause. Or, dès 1944, dans sa note sous l’arrêt Vincent, le professeur Robert-Édouard Charlier observait que l’état du droit avait bien changé et qu’on ne pouvait pas aussi « mécaniquement » appliquer la jurisprudence Arrighi.
Pourtant, même après la fin de la iiie République et celle du « parlementarisme absolu », le Conseil d’État et les membres de celui-ci ont prôné le maintien de la jurisprudence Arrighi. On a vu plus haut qu’ils l’avaient même un peu modernisée en la justifiant par la théorie de la loi-écran. Cette solution était pourtant loin d’être évidente, comme on l’a signalé dès l’introduction. Par conséquent, il convient de rechercher les raisons qui ont conduit le Conseil d’État à continuer à défendre cette solution. On le fera en examinant comment les membres du Conseil d’État, ont d’une part, individuellement, tenté de justifier le maintien de cette jurisprudence, et d’autre part, collectivement, en tant que « corps », opéré cette justification.
A. La défense du maintien de la jurisprudence Arrighi par les membres du Conseil d’État pris individuellement
Il s’agit ici d’étudier les écrits de ce qu’on appelle parfois la « doctrine organique » à laquelle on a déjà fait allusion plus haut (voir supra, I. B.) en notant que Raymond Odent avait repris à son compte la théorie de la loi-écran pour justifier la jurisprudence Arrighi.
L’opinion des membres du Conseil d’État sur la jurisprudence Arrighi a pour caractéristique d’être « unanime » et elle consiste toujours à la justifier. Elle suit un axe figuré par la liste des conseillers d’État suivants « Laroque-Latournerie-Odent-Braibant-Genevois ».
En réalité, l’élément charnière dans cet axe est constitué par Raymond Odent qui fait le pont entre les deux générations. D’un côté, il puise ses sources pour ce point de droit dans les écrits de Pierre Laroque et les conclusions de Roger Latournerie et d’un autre côté, c’est à sa source que s’alimentent principalement les écrits de Guy Braibant et de Bruno Genevois. En effet, il a joué un rôle fondamental non seulement dans l’arrêt Arrighi, mais dans le maintien de la jurisprudence Arrighi. Il fut en effet le rapporteur de l’arrêt Dame Coudert de 1936 et on pense qu’il fut à l’origine de la formule « en l’état du droit public ». Ensuite, comme on l’a vu plus haut, ce fut lui qui, dans son célèbre cours de contentieux administratif enseigné à Sciences Po décrivit la jurisprudence Arrighi dans le cadre de la théorie de la loi-écran (voir supra, I. B.) Il a surtout dessiné, dans son grand cours de contentieux administratif professé à Sciences Po, les grandes lignes de la « doctrine organique » relativement à la jurisprudence Arrighi. En effet, il y oppose le caractère discutable et discuté de l’arrêt Arrighi en 1936 et son caractère devenu indiscutable en raison de l’interprétation qu’il fait des conséquences à tirer de l’établissement des constitutions de 1946 et 1958. Il est notamment à l’origine de la thèse selon laquelle en raison du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État devenait incapable d’un tel contrôle au nom de la tradition française de l’impossible « contrôle parallèle du juge. »
Par ailleurs, il explique, dans son cours, comme l’a rappelé Daniel Labetoulle, que la jurisprudence Syndicat des fabricants de semoules de 1968 était incompréhensible sans la jurisprudence Arrighi qui en est le soubassement. Autrement dit, le Conseil d’État n’a fait que transposer au rapport entre la loi et le traité, la solution qu’il avait établie dans l’arrêt Arrighi, à propos du rapport entre la loi et la constitution. Dans les deux cas, la norme supposée supérieure, le traité (en vertu de l’article 55 Const.) ou bien la constitution (en vertu du principe de sa suprématie) doivent pourtant s’incliner devant la norme inférieure. Il montre que cette situation n’est pas satisfaisante, mais qu’il n’est pas dans le pouvoir du Conseil d’État d’y remédier. Il écrit en effet :
[…] Si le Conseil d’État au motif que l’article 55 de la constitution de 1958 confère aux traités une autorité supérieure à celle des lois, et l’application d’une loi contraire à un traité antérieur, il vérifierait la validité interne de la loi et, le cas échéant, censurerait la décision du pouvoir législatif, méconnaissant ainsi lui-même les limites de sa compétence. Il ne pourrait d’ailleurs pas s’en tenir là car admettant qu’il doit rechercher si une loi est conforme à un traité qui a une autorité supérieure dans la hiérarchie juridique, il devrait, à plus forte raison, rechercher si chaque loi qu’on lui demande d’appliquer est bien conforme à la Constitution. Le juge administratif, en s’arrogeant ainsi le contrôle de constitutionnalité des lois que la Constitution lui a sciemment refusée, et qu’elle a assez chichement concédé au Conseil constitutionnel bouleverserait tout l’équilibre des pouvoirs publics. (..) En l’état actuel du droit public français, le problème que posent d’éventuelles discordances entre une loi et un traité qui lui est antérieur ne comporte pas de solution satisfaisante. La difficulté doctrinale et pratique qui en résulte est grave. Elle ne pourrait être levée que par une modification de la Constitution […] .
Daniel Labetoulle, qui cite ce passage du cours de contentieux administratif, souligne que Raymond Odent avait commencé son propos en estimant « infiniment regrettable » la situation actuelle du droit et en ayant envisagé comme seul remède l’appel au pouvoir constituant. Une telle opinion fait encore autorité parmi les membres du Conseil d’État, comme on le constatera plus loin. Elle n’est pourtant pas sans faiblesse. La première, évidente, tient au fait qu’il est très osé d’asséner que la Constitution de 1958 a « sciemment » interdit au Conseil d’État d’exercer un contrôle de constitutionnalité des lois, car elle reste, comme on le sait, silencieuse sur le point précis de l’exception d’inconstitutionnalité des lois, du moins avant 2008. Dans ce cas précis, les juristes se trouvent confrontés à un « silence de la constitution », tout comme l’était, aux États-Unis, le juge Marshall en 1803 (voir supra, introduction). La seconde tient au fait que le diagnostic de la nécessité de l’appel au Constituant a été clairement démenti par l’arrêt Nicolo qui constitue un revirement de jurisprudence par rapport à Semoules de France de sorte que le revirement de jurisprudence concernant Arrighi aurait été, symétriquement, tout à fait possible.
Quoi qu’il en soit, le talent et l’autorité de Raymond Odent vont marquer la littérature « organique » sur la question, comme le prouve l’étude des deux autres auteurs du Conseil d’État, Guy Braibant et Bruno Genevois. Dans sa contribution portant sur « le contrôle de constitutionnalité des lois par le Conseil d’État », le premier rappelle la « formule » de la jurisprudence constante du Conseil d’État selon laquelle « les actes législatifs échappent à son contrôle, que ce soit par voie d’action ou même d’exception, qu’il s’agisse de lois proprement dites ou de textes en tenant lieu comme les ordonnances prises par le gouvernement en l’absence de Parlement (par exemple, 3 novembre 1936, Arrighi […] ». Toutefois, l’originalité de sa contribution consiste à interpréter cette jurisprudence comme une exception par rapport au principe qui serait celui du contrôle de constitutionnalité. En effet, d’un côté, « le Conseil d’État assure un contrôle systématique de la constitutionnalité des lois dans le cadre de son action consultative. » D’un autre côté, « il a amorcé récemment une évolution vers un contrôle contentieux de la constitutionnalité des lois par le biais de ce qu’on dénomme le “contrôle de conventionnalité”. » Même si cette dernière phrase peut sembler un peu mystérieuse, il faut retenir d’une telle double assertion que la jurisprudence Arrighi apparaîtrait comme un « îlot » de non-contrôle dans l’océan du contrôle des lois – de constitutionnalité et de conventionnalité – exercé par le juge administratif. En réalité, le principal argument avancé par Guy Braibant en faveur du maintien de la jurisprudence Arrighi est celui de la nécessaire cohérence de l’ensemble juridictionnel qu’il faut prendre en compte, et notamment la coordination avec le Conseil constitutionnel. Le grand argument pratique, sinon pragmatique, est celui de la nécessaire sécurité juridique à assurer. Si l’exception d’inconstitutionnalité des lois était exercée par le juge administratif, ce serait un facteur trop déstabilisant pour l’ensemble du droit positif. Cela ne pourrait fonctionner que si « les jurisprudences du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État et de la CEDH pour ne pas parler de la Cour de justice des communautés européennes – (étaient) analogues et cohérentes entre elles ». Le Conseil d’État ne doit pas aller plus loin car, explique l’éminent Conseiller, cela reviendrait à « multiplier les questions préalables et préjudicielles sous peine de mettre en cause deux principes fondamentaux – la rapidité de la justice et la sécurité du droit ». Ainsi le statu quo est donc justifié par des considérations pragmatiques.
La réaffirmation de la légitimité de la jurisprudence Arrighi est encore plus nette dans les écrits de Bruno Genevois qui a abordé, à deux reprises au moins, cette question. Dans le premier de ses articles, il rappelle que « l’absence de contrôle de la constitutionnalité de la loi est et demeure une règle d’or du contentieux administratif. » Mais il sait très bien que cette décision très « politique » du Conseil d’État « ne se voulait pas irrémédiable comme l’atteste la référence faite dans l’arrêt à “l’état actuel du droit public” ».. Il commentait ainsi la jurisprudence Arrighi et ses suites, développant aussi bien les motifs de ce refus, soulignant qu’ils avaient évolué dans le temps, que les implications de cette jurisprudence dont la plus connue était, comme on l’a vu, la théorie de la loi-écran et dont les autres, un peu moins connues étaient les diverses compensations à ce déficit qu’avaient inventées le Conseil d’État.
Cinq ans plus tard, dans une communication au colloque sur l’application de la constitution dans les Cours suprêmes, Bruno Genevois tenait à montrer d’abord que le Conseil d’État, statuant au contentieux, appliquait bien la constitution avant d’examiner ensuite « le refus de contrôler la constitutionnalité des lois », ce qui lui permettait de consacrer des pages très denses à la jurisprudence Arrighi en examinant le double motif du refus : sous la iiie République, c’est en raison d’une « politique jurisprudentielle » et, sous les ive et ve République, le motif est tiré de « l’interprétation de la volonté du constituant ».
Enfin, et surtout, dans les deux articles il livrait aussi la clé d’explication de la réserve du Conseil d’État qui n’a jamais voulu franchir ce pas. Ce sont, dit-il, des « considérations d’opportunité » qui continuent à militer dans ce sens. La première tient à la façon dont le juge administratif se représente son office. De ce point de vue, « le Conseil d’État ne doit pas entrer en conflit avec le législateur, afin de se consacrer au mieux à sa mission de contrôle de l’administration. » En ce sens, la jurisprudence Arrighi est mise en parallèle avec la jurisprudence sur les actes de gouvernement. Quant à la seconde considération d’opportunité, elle tient au fait que « le contrôle de constitutionnalité des lois risquerait d’entraîner le juge administratif sur le terrain d’appréciations d’ordre politique. » Ce dernier argument est le moins convaincant, car il est évident que le contrôle de légalité des actes administratifs conduit parfois le Conseil d’État sur le terrain politique, comme chacun sait. Par ailleurs, dans ces motifs d’opportunité, il y a désormais la volonté « de ne pas entrer en conflit avec le juge constitutionnel ».
Un ultime argument, utilisé par Bruno Genevois consiste à soutenir que ce n’est pas au Conseil d’État lui-même de prendre l’initiative de remettre en cause l’arrêt Arrighi, mais au seul pouvoir constituant, c’est-à-dire plus exactement le pouvoir de révision constitutionnelle. C’était l’argument d’Odent qu’il va raffiner. Rappelons ici que le conseiller d’État écrit avant la révision de 2008 qui a introduit la QPC dans l’ordre juridique français. Selon lui, en effet, « le refus du Conseil d’État statuant aux contentieux de se faire juge de la constitutionnalité des lois » serait :
La résultante d’une histoire constitutionnelle dont il est difficile au juge administratif de s’abstraire, de sa propre autorité. Sous la iiie République, la conception française de la séparation des pouvoirs conduit à écarter un contrôle qui se recommandait pourtant de solides arguments en logique pure. Sous la ive République, et plus encore sous la ve République, il est difficile de ne pas voir dans les modalités de contrôle prévues par le pouvoir constituant des mécanismes exclusifs d’autres procédures. Qui plus est, à deux reprises, en 1990 et en 1993, le pouvoir constituant s’est refusé à innover.
Ainsi, le Conseil d’État ferait preuve de déférence envers le pouvoir politique, ici le pouvoir constituant, en refusant de se saisir du pouvoir qui est pourtant le sien de changer sa jurisprudence et de le faire au nom d’une histoire dont il serait le prisonnier. On retrouve ici l’argument de Latournerie, mais le problème est que ce dernier avait prévu une ouverture sur l’avenir qui est ici désormais définitivement fermée par des arguments qui ne sont pas nécessairement convaincants.
Il ressort de ces considérations historiques un fait assez frappant qui est la plasticité de l’argumentation des conseillers d’État qui épouse toujours leur temps et les circonstances du moment pour trouver, à chaque période, de nouveaux arguments pour justifier le refus initial de contrôle opéré en 1936. Ils ont, en effet, successivement invoqué la tradition, c’est-à-dire l’histoire constitutionnelle française, et sa variante qui est l’absolutisme parlementaire, puis l’existence d’un contrôle parallèle du Conseil constitutionnel et la volonté du Constituant, et enfin, des solutions jurisprudentielles qui ont pour effet de limiter la portée de la jurisprudence Arrighi de façon à démontrer que celle-ci a désormais une portée pratique restreinte. Dès lors, sa survivance aurait un moindre effet et un moindre coût si l’on peut dire.
Cette description des différents motifs justifiant une telle déférence serait incomplète si l’on ne rajoutait pas celui invoqué en 2011 par le président Sauvé (c’est-à-dire le vice-président du Conseil d’État). Selon lui, si le Conseil d’État n’avait pas « sauté le pas » en se reconnaissant le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois, c’est en raison de « la conscience qu’a le juge de sa propre légitimité. Il s’agissait autrement dit, pour le Conseil d’État, d’un acte de responsabilité. Et cette même conscience de ses responsabilités n’a jamais cessé d’être au cœur de l’approche, par celui-ci, de l’examen de la constitutionnalité des lois. » Ainsi l’ancien vice-président expliquait-il ce refus de l’examen de la constitutionnalité des lois « par la volonté constante de respecter l’équilibre des institutions et des pouvoirs ». Une telle formule, comme on l’a vu, se retrouvait déjà sous la plume de Raymond Odent. Restent néanmoins de graves questions en suspens : quel est ce type d’équilibre ? Quelles sont les institutions concernées et à équilibrer ? Dans une démocratie moderne, dite exécutive, qui succède à la démocratie parlementaire, la loi à contrôler est faite en réalité par l’Exécutif et le juge se retrouve confronté à la nécessité de contrôler non pas le Parlement, mais plutôt l’Exécutif, ce qui veut dire en France, le président de la République. La référence purement abstraite à « l’équilibre des institutions et des pouvoirs » n’a donc pas de véritable sens pour un constitutionnaliste.
B. La défense du maintien de la jurisprudence Arrighi par le « corps » du Conseil d’État
Il s’agit ici d’analyser comment le Conseil d’État en tant que « corps » (ou institution) a justifié le maintien de la jurisprudence Arrighi et comment en réalité, il a produit de nouvelles justifications plus adaptées à l’air du temps. À cet égard, il faut d’abord et avant tout examiner la décision du Conseil d’État, Desprez et Baillard du 5 janvier 2005 qui a actualisé la jurisprudence Arrighi. En effet, pour une fois, la haute juridiction administrative a tenu à motiver sa décision sur ce point de son « non-contrôle » de constitutionnalité des lois alors même que le commissaire du gouvernement de l’époque n’avait pas cru bon de s’appesantir sur l’exception d’inconstitutionnalité.
1. L’invocation un peu hardie du pouvoir constituant par le Conseil d’État
Dans cette affaire, les requérants contestaient un décret relatif au Code de la route et les sanctions afférentes à sa violation. L’un des nombreux moyens visait à contester la constitutionnalité de la loi de 1999 qui avait habilité le gouvernement (agissant par décret en Conseil d’État) à fixer la liste des contraventions pouvant donner lieu à une amende forfaitaire au motif qu’elle méconnaissait l’article 34 de la constitution. Le commissaire du gouvernement Chauvaux ne consacrait qu’une ligne à cet argument, se bornant à rappeler l’état du droit positif selon lequel « la conformité d’une telle délégation à l’article 34 de la Constitution ne peut pas être utilement discutée devant vous. » Il est alors très étonnant de constater qu’en dépit du laconisme de ces conclusions, le Conseil d’État a, pour la première fois sous la ve République, entendu justifier explicitement le maintien de la jurisprudence Arrighi dans des termes très généraux. Il l’a fait dans un considérant où il a opposé les deux types, a priori et a posteriori, de contrôle de constitutionnalité :
Considérant que l’article 61 de la Constitution du 4 octobre 1958 a confié au Conseil constitutionnel le soin d’apprécier la conformité d’une loi à la Constitution ; que ce contrôle est susceptible de s’exercer après le vote de la loi et avant sa promulgation ; qu’il ressort des débats tant du Comité consultatif constitutionnel que du Conseil d’État lors de l’élaboration de la Constitution que les modalités ainsi adoptées excluent un contrôle de constitutionnalité de la loi au stade de son application.
Ainsi, le Conseil d’État fait appel aux travaux d’élaboration de la constitution de 1958 et donc à ce que l’on peut appeler « l’intention du constituant » pour estimer que la question de savoir s’il pouvait exercer un contrôle de constitutionnalité des lois par voie d’exception ne se pose plus depuis la mise en vigueur de la constitution de 1958. L’état du droit public français a changé depuis 1936, mais le Conseil d’État s’y réfère dans le sens non plus de l’ouverture, mais de la fermeture d’un tel contrôle. En réalité, le Conseil d’État reprend ici au contentieux l’idée selon laquelle l’existence d’un Conseil constitutionnel aurait mis fin à cette possibilité, idée qui avait été évoquée par Roger Latournerie lors dans les débats de l’été 1958 au Conseil d’État sur le projet de loi relatif à la Constitution de la ve République. Mais, dans sa décision de 2005, le Conseil d’État dit aussi autre chose car il considère ici qu’il ne s’estime pas compétent pour exercer un tel contrôle parce qu’il estime implicitement qu’une telle décision relèverait uniquement du pouvoir constituant.
Toutefois, on doit lire cette décision Desprez et Baillard conjointement avec une décision qui intervient deux mois plus tard, à savoir l’Ordonnance du juge des référés du 15 mars 2005, dont on a du mal à comprendre pourquoi elle est restée inédite. Dans cette affaire, la requérante demandait au juge d’ordonner la suspension de l’article 136 de la loi n° 2004-1485 du 30 décembre 2004 de finances rectificatives pour 2004 jusqu’à ce que la Cour de Justice des Communautés européennes, saisie à titre préjudiciel, se soit prononcée sur la conformité de ces dispositions législatives au droit européen. Ses avocats avaient soulevé à la fois un moyen d’inconstitutionnalité et un moyen d’inconventionnalité. Le juge des référés répond en reprenant mot pour mot le considérant de principe de l’arrêt Desprez et Baillard, mais il ajoute :
Cet état du droit n’est en tout état de cause pas contraire aux stipulations de l’article 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales relatives au droit au recours, qui n’exigent ni n’impliquent que les États parties instaurent un mécanisme de contrôle de constitutionnalité des lois ouvert aux particuliers, lequel, au demeurant, relève en droit interne français, du pouvoir constituant.
Autrement dit, dans cet obiter dictum, le juge des référés estime que le Conseil d’État pourrait effectuer un tel contrôle de constitutionnalité le jour où le pouvoir constituant lui en donnera l’habilitation. Comme c’est exactement la thèse défendue par Bruno Genevois dans son article sur « le Conseil d’État censeur de la loi », où il écrivait que le contrôle incident de constitutionnalité des lois par le Conseil d’État serait possible « si le pouvoir constituant en décidait ainsi », on ne sera pas surpris d’apprendre qu’il fut l’auteur de cette Ordonnance, l’homme de la doctrine organique et le juge ne faisant qu’un, ce qui est commode pour passer de la théorie à la pratique….
Du point de vue constitutionnaliste, le point intéressant à relever, est que cette invocation du pouvoir constituant revient, en dernière analyse à se référer à l’intention du constituant. Mais quel est ce Constituant ? Ce sont aux yeux du Conseil d’État, dans l’arrêt Desprez et Baillard, deux autorités distinctes : d’une part, le Comité consultatif constitutionnel et, d’autre part, le Conseil d’État, lui-même dans sa formation plénière d’Assemblée générale sollicitée par le pouvoir exécutif pour donner son avis lors de l’élaboration de la Constitution de 1958. Mais on pourra objecter à une telle argumentation le propos critique du doyen Vedel, dans sa note sous l’arrêt Société Eky, dans laquelle il s’étonnait que le commissaire du gouvernement eût dans cette affaire invoqué une telle intention : « dans une constitution adoptée par voie de référendum, les seuls vrais constituants sont les citoyens eux-mêmes, et non les rédacteurs du texte. » En effet, l’écriture d’une constitution et son adoption sont deux choses très différentes en droit, et en droit constitutionnel.
Toutefois, il faut bien admettre que, du point de vue du Conseil d’État, il n’est pas tout à fait absurde de sa part de prétendre avoir participé, en tant que corps, à l’opération constituante en 1958. En effet, il est désormais établi des légistes qu’il a joué un rôle majeur dans l’élaboration de la constitution de 1958, comme l’a noté Séverine Leroyer dans sa thèse sur l’apport du Conseil d’État au droit constitutionnel de la ve République (2011). C’est vrai pour les têtes pensantes du projet, Michel Debré pour les idées politiques et Raymond Janot et Jérôme Solal-Céligny pour la « mise en musique » juridique. Mais c’est aussi vrai pour le Conseil d’État en corps qui a délibéré deux jours durant sur le projet, après avoir entendu Michel Debré défendre celui-ci. Quoi qu’il en soit, il est évident qu’il faut comprendre cette influence du Conseil d’État au sens des faits, et non pas du droit. De ce dernier point de vue, le Conseil d’État n’a certainement pas été « co-constituant » ni même « coauteur de la constitution ». Il est donc singulier de la part de la Section du contentieux de déclarer en 2005 que l’absence du contrôle de constitutionnalité des lois de la part du Conseil d’État ressortirait des travaux préparatoires de la Constitution de 1958 qui ne sont d’ailleurs en rien équivalents aux travaux préparatoires de la loi, faute d’une publicité adéquate. Il est même encore plus singulier d’apprendre que la Section du Contentieux considère que les opinions du Conseil d’État énoncées dans ses délibérations en Assemblée générale (pas même dans son « avis ») doivent être considérées comme représentant l’intention du constituant. Il y a là une revendication par la Haute Assemblée de vouloir exercer un pouvoir constituant qui ne peut qu’intriguer les constitutionnalistes.
2. L’argument décisif du Conseil d’État concerne la façon dont il se représente son office
Les débats relatifs au projet de loi constitutionnelle ayant eu lieu les 26 et 27 août 1958 devant le Conseil d’État et évoqués par la Section du contentieux dans Desprez et Baillard, contiennent des interventions qui éclairent la véritable raison du maintien de la jurisprudence Arrighi.
La question de l’exception d’inconstitutionnalité surgit inopinément au moment où les rapporteurs du projet de loi constitutionnelle ont proposé, en ce qui concerne le mécanisme de délégalisation prévu à l’article 37 al.2, que le contrôle de constitutionnalité soit confié, non pas au Conseil constitutionnel, mais au Conseil d’État. Ils estiment qu’une telle solution serait rationnelle parce que ce dernier « établit normalement le contrôle de l’action du pouvoir réglementaire ». Au nom de ce contrôle, il pourrait donc incidemment contrôler la constitutionnalité de la loi fondant un acte réglementaire. Cette suggestion va faire l’objet d’un tir de barrage orchestré par nul autre que Roger Latournerie. Pour fonder son opposition, ce dernier invoque l’affaire Arrighi et ses propres conclusions en observant alors :
La question était fort agitée en doctrine et des avis très hautement autorisés militaient en faveur de ce contrôle. On disait que l’illégalité ne marque pas une irrévérence en faveur de l’autorité législative puisqu’elle procède d’une autorité supérieure. Ces arguments ne m’avaient pas personnellement déterminé. Ils n’ont pas plus déterminé le Conseil d’État qui s’est refusé en cette époque lointaine […] à admettre le contrôle de constitutionnalité des lois. Il prend les lois en tant que telles et les tient pour telles. Il les considère comme possédant une véritable immunité contentieuse.
Son point de vue contraste singulièrement avec la position d’ouverture qu’il avait adoptée en 1936 laissant entendre que la solution Arrighi ne devait pas être considérée comme figée et n’était pas irréversible. Vingt-deux ans plus tard, sa position est devenue favorable au statu quo, comme le démontre sa déclaration faite le même jour : « Le contrôle de constitutionnalité des lois par de simples juridictions ou des autorités administratives, en France, cela n’est pas conforme aux pratiques du droit public. Il n’y a aucun intérêt à innover au moment où, pour la première fois, on instaure une autorité qui a les pleins pouvoirs pour cela. » Il place la discussion presque sur un plan subjectif en s’opposant à cette proposition dont la portée est réduite (on parle du futur article 37 al.2, et non pas de l’article 61) : « Quoi qu’il en soit, je considère que mettre le Conseil d’État délibérément dans la position de se substituer au Conseil constitutionnel pour apprécier la régularité d’une loi est une position avancée qui me paraît personnellement excessive et que j’aurais beaucoup de peine à admettre. »
Il est intéressant de noter que, malgré l’autorité du Président Latournerie, sa position ne fit pas l’unanimité en 1958 au sein de l’Assemblée générale. On le découvre lorsque celle-ci discute des articles 60 et 60 bis (qui seront fondus dans le futur art. 62) relatifs à la portée des décisions du Conseil constitutionnel. C’est à ce propos qu’intervient une sorte de dissident, Aubert Lefas, qui note le caractère « incomplet » du mécanisme prévu, à savoir le contrôle a priori de l’article 62. Ce conseiller d’État audacieux estime en effet que la brièveté des délais impartis au Conseil pour examiner le contenu de la loi ne lui permettra pas d’effectuer « un contrôle sérieux de constitutionnalité des lois. » Pour contrer un tel argument, fort judicieux comme on le devine, c’est le Président Cassin qui intervient dans le but évident de restreindre au maximum l’innovation résultant de la création du Conseil constitutionnel. Ce dernier rappelle la tradition française si hostile au pouvoir des juges : « Jusqu’ici les grands conflits entre les juridictions, d’une part, les gouvernements et les autres Pouvoirs publics, d’autre part, n’ont pas tourné en faveur des juridictions, et le tempérament de notre pays n’y porte pas beaucoup. » Le conseiller d’État minoritaire (Lefas) persévère dans sa dissidence et déclare qu’il envisageait seulement une sorte de question préjudicielle de constitutionnalité. Il ne peut pas finir son intervention car il est interrompu par des « protestations de l’Assemblée » dont les membres ne semblent pas apprécier la dissidence de l’impudent conseiller minoritaire. Le Président Cassin clôt la discussion par ces mots à méditer : « Je ne saurais trop vous recommander la prudence. N’oubliez pas les précédents des parlements et de la Royauté : le tempérament français n’a pas changé. »
On pourrait donc croire, à suivre de tels échanges, que l’on revient aux arguments avancés en 1936 par le commissaire du gouvernement dans ses conclusions. Pourtant, lors des débats des 26 et 27 août 1958, Latournerie donne la raison ultime (à nos yeux) du refus du contrôle de constitutionnalité des lois par le Conseil d’État. Cette raison est politique dans un sens bien particulier. En effet, lors de la discussion déjà mentionnée sur la délégalisation qui serait confiée à la Haute Assemblée, il avait expliqué, de façon moins policée, son opposition à un tel contrôle incident :
[…] Je considère qu’il n’est pas dans la tradition de cette maison de s’immiscer dans les rapports entre les autorités politiques. Le Conseil d’État ne l’a jamais fait, et il serait regrettable qu’il le fît aujourd’hui. Il a une mission déjà fort lourde qu’il assume intégralement. Je crois qu’il n’est ni opportun, ni expédient de lui donner un supplément de compétence. »
En revanche, à son avis, si le Conseil d’État doit se déclarer incompétent, le Conseil constitutionnel peut l’être pour la raison, opposée, qu’il serait, quant à lui, une « autorité politique (sic) ».
Ainsi, si le Conseil d’État doit rester à l’écart du contrôle de constitutionnalité des lois, c’est parce qu’il est une juridiction qui, en tant que telle, doit rester neutre dans les affaires politiques. Il incarne à sa façon l’État et sa neutralité doit aussi gouverner sa façon de travailler au contentieux. Il est très instructif de noter que Bruno Genevois dans son important article de 2000, cite non pas cette déclaration de Latournerie – qui est un peu « explosive » –, mais un extrait déjà cité dans lequel celui-ci justifiait, de façon plutôt allusive, son opposition personnelle à l’idée selon laquelle le Conseil d’État statuant au contentieux devrait être juge de la constitutionnalité des lois.
Les développements précèdent éclairent, de façon décisive, la justification dernière du refus du Conseil d’État de contrôler la constitutionnalité des lois : l’introduire ne serait pas rendre service à cette noble institution. On ne peut ici que rapprocher ces propos de Latournerie datant de 1958 de ceux du Président Sauvé dans un discours qu’il a prononcé en 2011 en conclusion d’un colloque où il évoqua les conclusions du commissaire du gouvernement et la note d’Eisenmann sur les arrêts Arrighi et Coudert, approuvant « au fond, du point de vue politique ou de l’opportunité, la décision [du Conseil d’État] » Il soulignait ainsi le motif fondamental qui avait déterminé le Conseil d’État à ne pas, selon les termes d’Eisennman, « sauter le pas » en se reconnaissant le pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois. « Ce motif, c’est la conscience qu’a le juge de sa propre légitimité. Il s’agissait, autrement dit, pour le Conseil d’État d’un acte de responsabilité. Et cette même conscience de ses responsabilités n’a jamais cessé d’être au cœur de l’approche, par celui-ci, de l’examen de la constitutionnalité des lois. » . Ainsi, l’ancien vice-président du Conseil d’État expliquait que ce refus de l’examen de la constitutionnalité des lois « (était) gouverné par la volonté constante de respecter l’équilibre des institutions et des pouvoirs ». Le Conseil d’État défendrait ainsi le bon agencement de l’État en s’autolimitant. D’une certaine manière, le juge administratif aurait fait ici preuve de self-restraint (de déférence judiciaire) sa position ici rejoint celle qu’il adopte à propos des actes de gouvernement. On sait que la jurisprudence de la Cour suprême fait de même aux États-Unis en refusant de trancher des political questions. La comparaison a pourtant ces limites car la même Cour a, elle, accepté, dans le silence de la constitution, de se saisir du contrôle de constitutionnalité des lois, ce que n’a pas fait justement le Conseil d’État.
L’examen de la position du « corps » du Conseil d’État ou si l’on veut de l’institution confirme l’idée selon laquelle celui-ci aurait voulu donner à l’opinion publique l’image qu’il était là pour « veiller au pouvoir d’État », tandis que le Conseil constitutionnel devrait veiller au pouvoir démocratique » . Ainsi, le Conseil d’État se représenterait sa tâche comme opposée et complémentaire à celle du Conseil constitutionnel, mais avec en filigrane de cette représentation, il y a en réalité un subtil dégradé des tâches à effectuer qui se fait au bénéfice du Conseil d’État car il serait, lui seul, chargé de l’État dont il serait le vigilant gardien. Ainsi peut-on dire que la jurisprudence Arrighi est un bon miroir de la façon dont le Conseil d’État se représente non seulement la constitution, mais l’État dont il se considère comme l’un des représentants les plus nobles, pour ne pas dire le plus noble.
On conclura sur ce point en se demandant si, finalement, le Conseil d’État a bien fait d’être si prudent et d’avoir tout au long de la ve République refusé de renverser sa jurisprudence Arrighi. Aujourd’hui, le changement paraît désormais difficile à envisager, car la question prioritaire de constitutionnalité a rebattu les cartes en conférant au Conseil constitutionnel le pouvoir du dernier mot pour juger de la constitutionnalité des lois par voie d’exception. Mais la question que l’on peut se poser sous la forme de l’uchronie, est celle de savoir ce qui se serait passé si le Conseil d’État s’était déclaré compétent avant 2008 pour juger de la constitutionnalité des lois de la même façon qu’il s’est déclaré compétent, dans le silence des textes, pour effectuer un contrôle de conventionnalité des lois, dont le champ d’application était encore plus vaste dans la mesure où les traités mentionnés par l’article 55 de la constitution englobaient aussi bien ceux du droit international public que ceux du droit européen (droit de l’Union et droit de la CEDH). Il aurait coupé l’herbe sous le pied au Conseil constitutionnel. On peut sérieusement se demander si cela n’aurait pas été plus favorable aux justiciables, car cela aurait évité ce partage assez contestable des rôles résultant de la façon dont le Conseil constitutionnel exerce son office dans le cas de l’exception de l’inconstitutionnalité des lois. En effet, on le sait, il procède presque toujours à un contrôle in abstracto de la loi dans sa jurisprudence en matière de question prioritaire de constitutionnalité, renvoyant au Conseil d’État le soin d’opérer le contrôle in concreto. Si ce dernier avait exercé son contrôle par voie d’exception, cela aurait évité ce désagrément d’une jurisprudence clivée de façon absurde. On peut ajouter ce qui est devenu le leitmotiv de la plupart des constitutionnalistes : on a étendu la compétence du Conseil constitutionnel en le transformant en juge de la constitutionnalité des « droits et libertés », mais on a oublié de transformer sa composition, qui reste très politique, alors que son contentieux (QPC) s’est immanquablement juridicisé, posant des questions de droit très pointues recouvrant l’ensemble du droit. Il n’est pas certain que cela soit un progrès du droit que d’avoir confié au Conseil constitutionnel, ainsi composé, une tâche aussi complexe, en même temps qu’on ne l’allégeait pas d’autres contentieux très lourds (ainsi le contentieux électoral). Bref, on peut légitimement se demander si la prudence et/ou le conservatisme du Conseil d’État à propos de la jurisprudence Arrighi n’a pas rendu un mauvais service à la cause du droit en France.
⁂
Ces diverses considérations historiques et doctrinales pourraient nous avoir fait oublier notre interrogation initiale qui portait sur le point de savoir ce que la jurisprudence Arrighi pouvait enseigner sur la manière qu’avait le Conseil d’État de faire du droit constitutionnel. On se risquera donc pour finir par énoncer les quelques leçons semblant se dégager de notre enquête.
1/ Rappelons d’abord qu’il s’agissait de se demander comment le Conseil d’État procédait quand il était confronté au redoutable problème de l’éventuelle admission de l’exception d’inconstitutionnalité des lois soulevée devant un juge ordinaire. Une telle question posée par la jurisprudence Arrighi n’est pas seulement une question de contentieux administratif, c’est-à-dire de recevabilité, de moyen inopérant ou encore de compétence du juge administratif. Elle est éminemment constitutionnelle dans la mesure où elle porte, en dernière analyse, sur la façon de préserver la suprématie de la constitution ou si l’on veut la supériorité de celle-ci sur la loi. Comme on pense l’avoir montré, la solution de la jurisprudence Arrighi repose sur la représentation que se fait le Conseil d’État non seulement du contrôle de constitutionnalité, mais aussi, et surtout de notions capitales du droit constitutionnel telles que la constitution, la hiérarchie des normes, la souveraineté de la loi, la séparation des pouvoirs et même, on l’a vu, le pouvoir constituant. D’une certaine manière, il fait du droit constitutionnel comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir forcément, mais il le fait quand même bien à sa façon. Or, le moins que l’on puisse dire est qu’à ces égards, les conceptions que s’en fait la Haute Assemblée sont assez éloignées de celles que s’en font les constitutionnalistes.
2/ Ce premier constat nous conduit directement à la deuxième leçon portant sur la façon dont le Conseil d’État est conduit à interpréter la constitution. Ici, le plus préoccupant, du moins à nos yeux, tient à ce qu’il ne prend pas vraiment au sérieux les concepts constitutionnels. Comme on l’a vu, il utilise un vocabulaire à la fois flou et peu rigoureux, voire métaphorique qui contribue à esquiver les problèmes constitutionnels qu’il doit traiter. En outre, il continue à ramener tout à la loi, comme si la suprématie de la constitution n’était pas devenue centrale et comme si l’on pouvait continuer à admettre que la loi pouvait prévaloir, dans ce cas limite, sur la constitution. D’une certaine manière, il est assez fascinant pour un constitutionnaliste de voir comment cette institution réussit à interpréter la constitution en se fondant sur un raisonnement purement « administrativiste ». De ce point de vue, notre enquête confirme la validité de l’idée formulée, dans sa thèse, par Francine Batailler selon laquelle le Conseil d’État non seulement instrumentalisait la constitution, mais aussi « trait(ait) une question de droit constitutionnel comme s’il s’agissait d’une question de droit administratif » observant que « le droit administratif absorbe le droit constitutionnel. »
3/ Ajoutons aussi que cette jurisprudence Arrighi témoigne d’une sorte de résistance de la part du Conseil d’État au constitutionnalisme, ce qui n’est pas pour surprendre de la part d’une assemblée de légistes. En l’adoptant, puis surtout en la maintenant depuis lors sans discontinuer, le Conseil d’État admettait que le mécanisme du contrôle de constitutionnalité était « incomplet » et se satisfaisait d’une solution insatisfaisante à maints égards. Comme on l’a souvent relevé, le Conseil d’État a donc fait prévaloir presque sans état d’âme la rationalité pragmatique (politique) sur la « logique » (pure disait Latournerie).
4/ Enfin, la dernière leçon est probablement la moins connue et aussi la plus dérangeante en un sens. En effet, quand on tente de rechercher la raison finalement déterminante pour laquelle le Conseil d’État a maintenu sa jurisprudence Arrighi en refusant obstinément de se saisir de ce contrôle de constitutionnalité de la loi, il apparaît que le fait d’exercer un tel contrôle de sa part serait une mauvaise chose ou un mauvais calcul pour lui-même en tant qu’institution. Or, on pourrait penser, à l’inverse que, pour une affaire aussi importante, telle que le contrôle de constitutionnalité des lois, les citoyens auraient eux, tout à fait intérêt à bénéficier d’un tel contrôle et que, donc, l’intérêt corporatif du Conseil d’État ne devrait pas être décisif.
Comme on le voit, la jurisprudence Arrighi jette une lumière un peu crue sur notre État de droit à la française, sur ses singularités qui font que la logique et la cohérence juridiques cèdent le pas devant d’autres considérations pragmatiques que l’on pourrait aussi bien appeler politiques au sens large du terme.
Olivier Beaud
Professeur de droit public à l’Université Paris Panthéon-Assas.
Directeur-adjoint de l’Institut Michel Villey.
Pour citer cet article :
Olivier Beaud « La jurisprudence Arrighi ou le refus obstiné du Conseil d’État de contrôler la constitutionnalité de la loi par voie d’exception », Jus Politicum, n°32 [https://juspoliticum.com/articles/la-jurisprudence-arrighi-ou-le-refus-obstine-du-conseil-d'etat-de-controler-la-constitutionnalite-de-la-loi-par-voie-d'exception-1932]