Le présent article examine si les stratégies de compromis, appliquées à  l’origine à  l’aspect interne, peuvent être utilisées concernant les problèmes liés à  l’aspect externe posés par l’intégration européenne, ou bien s’il existe d’autres possibilités conceptuelles. La conclusion de l’auteur pour le discours européen est que l’on ne devrait pas essayer de répondre la question de la souveraineté (i.e. la question du conflit entre l’intégration européenne et la souveraineté nationale), parce que toutes les réponses sont inacceptables au moins pour un des joueurs. La tâche paradoxale des juristes est de construire une incertitude concernant la solution juridique d’un conflit (en créant des édifices conceptuels complexes qui rendent pratiquement impossible l’utilisation directe de l’argument de la souveraineté) et de donner des méthodes pratiques destinées à  empêcher les conflits, pour que personne ne risque d’être engagé dans un conflit et, qu’au contraire, tout le monde coopère.

Die Neutralisierung der Souveränitätsfrage. Kompromissstrategien in der verfassungsrechtlichen Argumentation über den Souveränitätsbegriff für die Europäische UnionDer Aufsatz untersucht, ob die Kompromissstrategien in der verfassungsrechtlichen Argumentation über den Souveränitätsbegriff, die ursprünglich für die interne Seite der Souveränität entwickelt wurden, auch für die Probleme der Europäischen Union nutzbar zu machen sind - oder, ob es andere begriffliche Möglichkeiten dafür gibt. Nach der Meinung des Verfassers sollte man auf europäischer Ebene nicht versuchen, die Souveränitätsfrage (d.h. die Frage des Konflikts zwischen der europäischen Einigung und der nationalen Souveränität) zu beantworten, weil alle möglichen Antworten für wenigstens einen der Akteure unannehmbar sind. Die seltsame Aufgabe der Juristen in dieser Situation ist also, eine Ungewissheit über die juristische Lösung dieses Konflikts zu entwickeln (indem man komplexe begriffliche Konstruktionen aufstellt, die eine direkte Anwendung des Souveränitätsarguments praktisch unmöglich machen) und zugleich praktische Methoden vorzuschlagen, mit denen Konflikte vermieden werden können. So wird die Gefahr eines Konflikts minimalisiert, und man wird eher versuchen zu kooperieren.

Cet article vise d’abord à  présenter comment l’aspect interne du concept, radical à  l’origine, de la souveraineté fut apprivoisé par les différents droits constitutionnels à  travers des stratégies conceptuelles de compromis. Les nouveaux défis de l’aspect externe (c’est-à -dire la souveraineté juridique internationale) demandent toutefois de nouveaux compromis. Le présent article examine si les stratégies de compromis, appliquées à  l’origine à  l’aspect interne, peuvent être utilisées concernant les problèmes liés à  l’aspect externe posés par l’intégration européenne, ou bien s’il existe d’autres possibilités conceptuelles.

Pour comprendre la fonction sociale de la souveraineté, on doit jeter un œil au contexte originel dans lequel il fut créé. Le concept provient de l’Europe de l’Ouest des XVIe et XVIIe siècles. Les anarchies sanglantes causées par les guerres de religion, le besoin en règles prévisibles et en sécurité juridique du capitalisme émergeant, ainsi que les conflits causés par les tendances absolutistes des monarchies ont suscité une nouvelle doctrine qui procurait une solution claire aux relations intra-étatiques de pouvoir. À cause de la sécularisation, cela ne pouvait plus être une doctrine théologique; la légitimation divine antérieure de la monarchie n’avait, de ce fait, plus cours. Alors, une nouvelle question se posa: ‘Pourquoi doit-on respecter la loi créée par le monarque?’ Et la nouvelle réponse apportée fut: ‘parce qu’il est le souverain.’ Ce faisant, on a échangé Dieu et le droit naturel divin contre la doctrine sécularisée de la souveraineté. Or, en raison de la nécessité d’une solution claire, la souveraineté (monarchique) – selon la description donnée par Jean Bodin, le père du concept, dans ses Six livres de la République (1576), puis, explicitement, par Thomas Hobbes dans son Léviathan (1651) et, implicitement, par Samuel von Pufendorf dans son De jure naturae et gentium (1672) – était conçue comme ‘tout ou rien’, c’est-à -dire illimitée ou non-existante. D’après cette doctrine, dans une entité territoriale, il n’existe qu’un seul centre de décision suprême et illimité qui ne peut remis en question, ni de l’intérieur (aspect interne) ni de l’extérieur (aspect externe).

Durant les siècles suivants, la discussion sur le concept de souveraineté porta sur la question de savoir comment on apprivoise ce concept «déchaîné». Nécessaire au maintien de la paix et de l’ordre à  l’époque des guerres de religion, il était devenu une des plus grandes menaces à  l’égard de la paix et de la liberté dans ce nouveau contexte politique. Car s’il existait une telle compétence absolutiste, on se devait de la posséder; sinon l’ennemi allait l’utiliser contre soi. Bodin, Hobbes et Pufendorf ont inventé le ‘big gun’; et au cours des siècles suivants, une série de philosophes, de politiciens et de juristes ont travaillé sur le problème de le cacher, pour qu’il ne blessât personne.

1. L’apprivoisement de l’aspect interne de la souveraineté: stratégies de compromis dans les droits constitutionnels nationaux

La question de la possession de cette souveraineté illimitée a conduit, ou a menacé de conduire, à  des conflits sanglants et à  des guerres civiles dans les différents pays d’Europe. En Angleterre, la plus grande scène de ce conflit durable fut la Guerre Civile entre 1642 et 1648. La solution fut trouvée dans la formule de compromis du ‘King-in-Parliament’ (ou bien ‘Queen-in-Parliament’) par la Glorieuse Révolution (1688-89). Comme Blackstone l’a formulé,

« Dans tous les États il y a un pouvoir suprême absolu, à  qui appartient le droit de légiférer; et qui, par la constitution singulière de ces royaumes, est attribué au Roi, aux Lords, et aux Communes ».

La souveraineté (selon l’idée anglaise: le pouvoir législatif suprême) était donné aux anciens ennemis (le roi et le Parlement), sous leur garde commune. On peut l’appeler la stratégie du partage. Le ‘King-in-Parliament’ peut amender et annuler toute loi sans restriction, puisqu’il n’existe pas de constitution au sens continental du terme. Alors la souveraineté est toujours comprise comme indivisible, illimitée, mais plus comme appartenant à  un seul individu.

En France, la théorie de la souveraineté monarchique de Bodin a été confrontée à  un nouveau défi, celui de la souveraineté populaire, représentée par Rousseau. Le débat, à  savoir si c’est le monarque ou son peuple qui est souverain, a conduit, entre autres facteurs, à  la Révolution Française (1789). La structure de la théorie de la souveraineté de Rousseau était, en effet, très semblable à  celle de Bodin par certains aspects, sauf que selon Rousseau la souveraineté est l’exercice de la volonté générale et pas de la volonté du monarque. Elle est toujours indivisible; il y a simplement un nouveau titulaire: le peuple.

Le conflit fut résolu – contrairement à  l’Angleterre – non pas en conférant la souveraineté au monarque et au peuple, mais par la création d’un sujet abstrait, spirituel pouvant sauvegarder cette arme dangereuse: la nation. L’idée de la souveraineté nationale est née en 1789 pendant la Révolution Française. L’invention de ce concept très abstrait était une tentative d’arriver à  un compromis entre la souveraineté populaire et la souveraineté du monarque, pour (1) éviter le suffrage universel (qui résulte de la souveraineté populaire) et (2) éviter l’absolutisme monarchique, (3) tout en empêchant la division du territoire de l’État, soulignant ainsi son indivisibilité. Le père du concept, Sieyès, a participé aux travaux préparatoires de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789) et de la Constitution de la monarchie constitutionnelle (1791), et son idée fut acceptée dans les deux cas. Puisque la nation n’est pas une simple agrégation de citoyens, mais plutôt une entité spirituelle, ce concept implique nécessairement des solutions représentatives à  l’opposé de la souveraineté populaire directement démocratique. On va appeler cette solution la stratégie mystificatrice.

Néanmoins, on est arrivé au stade final de la doctrine constitutionnelle française contemporaine avec un autre compromis: un compromis entre la formule de compromis de la souveraineté nationale d’une part, et la souveraineté populaire d’autre part. La souveraineté populaire pure fut compromise par un abus extensif de referenda sous le règne de Napoléon Ier et de Napoléon III, la souveraineté nationale pure ayant été perçue comme insuffisante du point de vue de sa légitimation. Ce « compromis du compromis » se trouve à  l’article 3 de la Constitution de la Cinquième République comme suit: « La souveraineté nationale appartient au peuple... ». Cela unifie la souveraineté nationale représentative et la souveraineté populaire républicaine, directement démocratique. Cette voie a permis d’une part l’acceptation de l’indivisibilité du territoire, l’inaliénation de la souveraineté, et la représentation par le Parlement ou le chef d’État (la souveraineté nationale), et d’autre part le suffrage universel, referenda, et la forme républicaine (la souveraineté populaire).

Une question demeure cependant: existe-il des limites à  cette souveraineté ? L’apprivoisement de la souveraineté par l’acceptation de sa nature limitée fut réalisée par une décision du Conseil constitutionnel de 1985 sur la Nouvelle Calédonie: « la loi votée… n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». Une des idées centrales du constitutionnalisme européen continental est que la bête souveraine est enchaînée par la constitution. On peut exercer la souveraineté uniquement d’une façon spécifique (constitutionnelle). On peut l’appeler la stratégie des chaînes. La souveraineté illimitée devient limitée: on l’a redéfini.

L’Allemagne du XIXe siècle a suivi un chemin différent. La souveraineté n’était pas conférée à  une entité spirituelle comme la « nation » française, mais plutôt à  une institution abstraite possédant une personnalité juridique: l’État (Staatssouveränität). Depuis Hegel, ce concept était utilisé pour neutraliser le conflit entre la souveraineté monarchique et la souveraineté populaire. Le monarque et le peuple ne sont que des organes de l’État. On va l’appeler la stratégie d’institutionnalisation. Le concept de souveraineté était neutralisé: personne n’était capable de rendre opérationnel cet ultima ratio dans les conflits internes, c’est-à -dire de l’utiliser dans des cas concrets. Le big gun resta caché pendant quelques décennies ... jusqu’à  ce que la Constitution de Weimar le remette au peuple. Carl Schmitt, le célèbre théoricien de la Constitution, a réagit en déclarant que « le souverain est celui qui proclame l’état d’urgence», c’est-à -dire le Reichspräsident (d’après l’article 48 de la Constitution de la République de Weimar). La souveraineté était de nouveau considérée comme appartenant à  une seule personne; ce qui était le cas, jusqu’à  ce que les Alliés mettent fin à  la guerre en 1945. La nouvelle Constitution allemande de 1949 promulgua (de nouveau) la clause de la Constitution de Weimar sur la souveraineté populaire (article 20 (II) de la Loi fondamentale « Tous les pouvoirs émanent du peuple. ») – avec une limite stricte. Le référendum n’était pas (et n’est pas) autorisé. Ainsi, la signification de la souveraineté populaire est devenue une simple formule abstraite (vide) sur la légitimité du (des) Parlement(s). La souveraineté est rendue au peuple, mais il lui est défendu de l’utiliser directement. Cachée dans le sous-sol d’une banque bien gardée (par le Bundesverfassungsgericht), le titulaire ne peut mettre en danger ni les autres ni lui-même en l’utilisant. Seuls les agents élus, c’est-à -dire le Parlement, ont le droit de l’utiliser et, ce, exclusivement sous la surveillance du Bundesverfassungsgericht. On peut l’appeler la stratégie de l’agent (contrôlé).

Cependant, certains craignaient que le propriétaire puisse un jour réclamer cette propriété bien gardée à  la banque et que personne ne puisse l'en empêcher. La meilleure solution fut de l’exproprier pour pouvoir préserver éternellement les valeurs de la constitution. Mais qui devait avoir le trésor? La réponse vint du but de l’expropriation: si l’on veut défendre la constitution, on doit conférer la souveraineté à  la constitution elle-même. Alors, c’est la formule la plus abstraite, la plus vide et la plus contre-intuitive qui fut créée ainsi: la souveraineté de la constitution. La constitution n’était plus la chaîne qui contraint le souverain; elle était devenue le souverain lui-même. Le souverain était remplacé par ses chaînes. On peut l’appeler la stratégie de substitution.

Au lieu d’utiliser le style allemand pleins de formules compliquées, la doctrine constitutionnelle autrichienne s’est simplement affranchie du concept. Ce fut possible du fait que la constitution ne mentionne pas cette expression (par opposition, par exemple, à  la France). Cette approche peut être attribuée à  Hans Kelsen, le célèbre juriste autrichien, qui, étant un des rédacteurs de la Constitution Fédérale (B-VG) de 1920, a encore une influence énorme. Kelsen, dans sa Reine Rechtslehre (Théorie Pure du Droit, 1934), a essayé de développer une théorie du droit épurée des arguments sociologiques, politiques, et moraux (c’est-à -dire une théorie pure) et de combattre la doctrine traditionnelle de la souveraineté. Dans ses précédents écrits, il a fermement critiqué le concept traditionnel de souveraineté, qui – selon lui – est basé sur un mélange confus d’arguments juridiques et sociologiques, c’est-à -dire une déduction normative des faits (avec l’argument typique que le droit de commander vient du pouvoir effectif). Kelsen a affirmé que si l’on séparait les deux types d’argumentation, on se retrouverait confronter à  deux catégories possibles de souveraineté. D’une part, la souveraineté pourrait être définie comme factuelle (sociologique) – bien que la réalité selon laquelle l’indépendance complète n’existe pas factuellement devrait alors être affrontée. Mais, d’autre part, si la souveraineté était définie en termes légaux, cette définition légale se subdiviserait elle-même en deux autres définitions: soit en tant que catalogue – arbitraire et injustifiable – des compétences de l’État, soit en tant que simple caractéristique de l’ordre juridique. Kelsen a favorisé cette dernière. Il a considéré la souveraineté comme une caractéristique de l’ordre juridique, la « non-dérivabilité ». Cela veut dire que la souveraineté est, selon lui, une caractéristique du système normatif. Ainsi, si l’on accepte aussi le monisme et la primauté du droit international, qui sont d’autres principes de la théorie de Kelsen, l’État (c’est-à -dire l’ordre juridique) n’est pas souverain puisque dérivé du droit international. Seulement le droit international est souverain. A la suite de ces considérations compliquées, l’expression ‘souveraineté’ est exclue des considérations constitutionnelles. Les problèmes qui s’y rattachent sont résolus sans ce concept, par exemple, au lieu de « souveraineté populaire », on peut dire « démocratie »; au lieu d’« indépendance », on peut parler de « la situation juridique internationale de l’Autriche »; et au lieu de « défendre la souveraineté », on peut dire « garder les principes fondamentaux de la Constitution Fédérale ». L’Autriche n’a pas imité les formules compliquées de compromis, elle a plutôt complètement exclu le concept de l’argumentation. Le big gun n’était pas caché, il était annulé. On peut l’appeler la stratégie désarmante.

En Hongrie, la souveraineté a mis longtemps à  apparaître comme un problème de droit constitutionnel. La science de la Constitution était immunisée contre la souveraineté par le vaccin de « la doctrine de la Couronne Sacrée », qui fut développée pour la première fois au début du XVIe siècle. C’était un amalgame des théories médiévales organiques de l’État et des théories de la couronne. D’après cette doctrine, les États et le Roi font partie de la Couronne, mais seule la Couronne Sacrée (c’est-à -dire l’objet qui est aujourd’hui exposé au Parlement hongrois à  Budapest), avec laquelle le Roi est couronné est titulaire du pouvoir, et non le Roi lui-même. Le territoire du royaume appartient à  la Couronne Sacrée; le Roi a seulement pour mandat d’exercer le pouvoir de la Couronne. Sous cette forme, c’était déjà  un compromis entre les États et le Monarque. Cette théorie mystique a aussi rendu la démocratisation possible, au sens que non seulement les États, mais tous les citoyens font « parties de la Couronne Sacrée ». Cette stratégie du compromis est au fond semblable à  la stratégie mystifiante française de la souveraineté nationale: on peut prévenir les conflits conceptuellement en faisant fusionner les rivaux (le monarque et les États) au sein d’une entité mystique.

Mais après la fin de la deuxième guerre mondiale, la Monarchie fut remplacée par la république du peuple, et avec elle, la souveraineté du « peuple ouvrier » est arrivée en Hongrie. Pendant l’ère du socialisme, il n’était pas nécessaire d’avoir une doctrine constitutionnelle qui puisse établir un compromis sur la souveraineté, car les dictatures n’aiment pas admettre les compromis (même si elles en font de temps en temps), et la Constitution n’était qu’une façade. Le passage à  l’État de droit a permis à  la doctrine de la souveraineté populaire d’acquérir un contenu: le référendum est ainsi devenu possible. Cependant, cette compétence apparu comme dangereuse pour le système constitutionnel, quand, en 1999, un référendum sur un amendement de la constitution fut initié par un groupe extraparlementaire. Quand les juges de la Cour constitutionnelle, en dépit du manque de base constitutionnelle explicite, ont déclaré, à  l'unanimité, inconstitutionnel tout référendum sur un amendement constitutionnel au motif qu'un référendum est seulement une forme subsidiaire d'exercice du pouvoir selon le principe parlementaire, ils ont probablement pensé que le peuple peut voter de façon irresponsable, au gré des passions et des émotions du moment, sans en peser les conséquences. Comme Géza Kilényi le souligne, le référendum devient, par cette décision, « un bijou d’argent sur le manteau de la nation ». La Hongrie a mis le big gun dans une boîte en verre, qu’on peut exhiber fièrement, mais qui ne doit pas être utilisé. En fait, la solution hongroise est très proche de la solution allemande de l’agent.

Si l’on voulait systématiser les stratégies neutralisantes, on devrait faire la distinction entre quatre types de stratégies. La solution la plus simple est de partager la souveraineté entre différents corps (le roi et le parlement en Angleterre). La plus usitée est la création d’un nouveau titulaire irréel de la souveraineté (dont les prétendants peuvent faire parties), comme l’État (Allemagne n°1), la nation (France), la Couronne (Hongrie n°1), ou bien la constitution (Allemagne n°3). Le troisième type de stratégies est de laisser la souveraineté elle-même intacte tout en interdisant son utilisation (Allemagne n°2 et Hongrie n°2). La solution la plus radicale consiste en l’annulation du concept (Autriche). Finalement, la méthode typiquement juridique qui consiste à  redéfinir le concept fut utilisée par la stratégie de la chaîne, sous la forme d’une constitution (ici illustrée par l’exemple de la France).

2. L’apprivoisement de l’aspect externe: défis à  la souveraineté juridique internationale

L’idée de la souveraineté absolue évoquée en introduction (c’est-à -dire qu’il n’y a qu’un centre final de décision dans une entité territoriale), est devenue généralement acceptée dans les relations internationales avec la Paix de Westphalie (1648). Son idée directrice était la non-intervention, qui, étant aussi applicable au Pape, signifiait la sécularisation des relations internationales. A ce moment-là , cette idée semblait être la meilleure façon de préserver la paix et la stabilité dans les relations internationales, pour la même raison que celle exprimée par Bodin, Hobbes et Pufendorf.

On peut caractériser ce paradigme westphalien comme suit : le monde est constitué et divisé en États souverains qui n’admettent pas d’autorité supérieure ; la législation, la résolution des disputes et la coercition sont en majeure partie entre les mains des États individuels. Tous les États sont considérés comme égaux devant la loi, les règles juridiques ne prennent pas en considération les asymétries de pouvoir. Le droit international vise à  la stabilisation des règles minimales de coexistence; la création de relations durables entre les Etats en est donc un des buts, mais seulement dans la mesure où elle n'entrave pas les politiques nationales. La responsabilité des actes transfrontaliers injustifiés est une « affaire privée » qui regarde seulement ceux qui en sont affectés; les conflits entre États sont en définitive réglés par la force; le principe du pouvoir effectif domine. De fait, il n’existe pas d’entraves juridiques au recours à  la force, les standards juridiques internationaux offrant une protection minimale. La minimisation des obstacles à  la liberté des États est une priorité « collective ».

L'existence d'une définition de la souveraineté juridique internationale permettant de déterminer si une entité territoriale est souveraine a toujours été contestée. On peut toutefois essayer de lister les droits (compétences) du souverain comme suit : 1. le droit d’avoir des relations internationales et de conclure des traités; 2. le droit d’avoir sa propre devise; 3. le droit d’avoir sa propre armée et sa police; 4. la non-intervention des autres États dans les affaires intérieures; 5. la compétence des compétences à  l’intérieur de l’État (et sa forme originelle spéciale, le pouvoir constituant).

La question de savoir quels droits sont des droits du souverain et lesquels ne le sont pas n’a jamais connu de réponse. De ce fait, la liste peut ne pas être exhaustive. Malheureusement, du point de vue de la définition de la notion, la souveraineté comme telle n’est définie dans aucun traité international (peut-être parce qu’un accord sur cette question serait impossible); le concept de l’égalité des souverains est simplement présupposé à  l’article 2(1) de la Charte des Nations Unies: « L’Organisation est fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses Membres. » Malheureusement encore, le concept de « l’égalité du souverain » n’est pas aussi évident que le rédacteur de la Charte des Nations Unies veut le montrer. « L’Égalité » signifie probablement l’égalité par rapport à  deux droits fondamentaux: d’une part, le principe de l’exclusion de tous les autres États, c’est-à -dire la sauvegarde de l’autonomie et de l’indépendance de l’État (l’imperméabilité du territoire, par in parem non habet iurisdictionem [immunité]); d’autre part, le principe d’égalité des Etats entre eux au sein de la communauté internationale, c’est-à -dire de l’ONU (avec le compromis important d’égalité au Conseil de Sécurité). Mais qu’est-ce que signifie « la souveraineté »? Si l’on jette un coup d’œil aux travaux préparatoires, il devient clair que « la souveraineté » était destinée simplement à  exclure la supériorité juridique d’un État sur un autre, c’est-à -dire que la souveraineté signifie seulement l’égalité par rapport à  la jouissance des deux droits susmentionnés « du souverain ».

Mais l’acceptation totale du premier droit du souverain, c’est-à -dire l’exclusivité, n’est pas satisfaisante vu les défis nouveaux, notamment la mondialisation. Ses aspects environnementaux, économiques et criminels mettent en évidence le fait que nous sommes confrontés à  une nouvelle sorte d’interdépendance des États, avec des dangers transfrontaliers. Alors, on commence lentement à  admettre que, pour la même raison selon laquelle Bodin et Hobbes ont inventé leur concept, c’est-à -dire pour la sécurité et la stabilité, le concept de la souveraineté traditionnelle devrait être supprimé, plus de coopération étant nécessaire entre les États, voir même de subordination. Nous nous trouvons – utilisant en cela une expression de Stephan Hobe – à  l’époque des États ouverts (offene Staatlichkeit).

Un deuxième phénomène nouveau, qui défie le paradigme westphalien, est, qu’après l’échec de l'Union soviétique, le Monde Occidental peut désormais imposer ses préceptes moraux (les droits de l’homme, la démocratie) à  l’autre partie du monde. Cela aboutit à  l’abrogation des éléments essentiels de la souveraineté comme l’immunité (le cas de Pinochet) et la non-intervention dans les affaires intérieures de l’Etat (Yougoslavie). Il est à  craindre que cette nouvelle approche puisse conduire à  des guerres similaires à  celles des guerres de religion des XVIe et XVIIe siècles.

Le troisième - et dernier- nouveau défi à  la souveraineté juridique internationale traditionnelle, qui forme la part centrale de cet article, est l’intégration européenne. Au regard des Etats-membres de l'UE, il n'est plus plausible de parler du concept traditionnel de souveraineté, du fait que le droit communautaire, de façon évidente, intervient fortement dans les relations interétatiques des Etats-membres, mais également du fait qu’il se considère lui-même comme une autorité originelle (non déléguée). Ce fut clairement stipulé par la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) dans l’affaire Costa v ENEL (nous soulignons) :

« Le droit né du Traité issu d’une source autonome ne pouvant, en raison de sa nature spécifique originale se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même.»

Le droit communautaire est directement applicable et il a la priorité sur les ordres juridiques nationaux, y compris les constitutions (la primauté). Cette approche présuppose la souveraineté de l’UE, même si la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) reste modérée dans l’affaire Van Gend en Loos, en affirmant que « la communauté constitue un nouvel ordre juridique » au bénéfice duquel les États membres « ont limité leur droits souverains ». En fait, par l’acceptation de la primauté et de l’effet direct, un nouveau souverain est né. Il est aussi important de voir, que les États membres n’ont pas consenti originellement par la ratification des traités à  cette évolution, mais seulement ils n’ont pas opposé (sauf rhétoriquement) la « révolution juridique » de la CJCE.

De ce fait, il existe un défi juridique sérieux et explicite en ce qui concerne la souveraineté des États membres de l’UE. Cela vaut la peine de jeter un coup d’œil aux réponses des États membres afin de savoir comment ils ont géré ce nouveau défi.

3. Les réponses des États membres et leur ignorance par rapport au défi constitutionnel de l’appartenance à  l’UE

La solution britannique principale pour gérer les problèmes juridiques de l’appartenance à  l’UE est stipulée à  l’article 2(4) de l’European Communities Act de 1972: « toute législation adoptée ou future… doit respecter dans son contenu et dans ses effets les provisions sub-mentionnées dans ce chapitre», qui est la base de la primauté du droit communautaire. Comme le droit communautaire autorise également les tribunaux et l’exécutif à  statuer en matière communautaire, le seul perdant de cette nouvelle situation est le Parlement. La question est donc de savoir comment gérer cette nouvelle situation au regard de la doctrine traditionnelle britannique de souveraineté parlementaire (ou plus précisément: la souveraineté de ‘King and Parliament’). Il y a deux approches traditionnelles principales à  cette question. L’une (l’orthodoxe) argue que la primauté du droit communautaire est basée sur la volonté du législateur, le Parlement conservant le droit d’abroger ou d’amender une loi dans un sens contraire au Traité. L’autre (l’approche du common law) argue que l’autorité des tribunaux ne provient pas du Parlement, elle est originelle. Par conséquent, le fait que les tribunaux appliquent le droit communautaire au lieu du droit britannique en cas de conflit n’est pas si révolutionnaire que cela semble l’être à  première vue, car le « King in Parliament » ne fut jamais omnicompétent. Sedley l’a qualifié de

« souveraineté bipolaire de la Couronne sur le Parlement et les Tribunaux, tous les ministres de la Couronne étant responsables devant les deux – politiquement devant le Parlement, juridiquement devant les tribunaux ».

Ou bien, comme le dit Paul Craig,

« il n'y a aucune raison a priori justifiant que le Parlement, du simple fait de son existence, soit considéré comme légalement omnicompétent ».

Cette approche du common law est plutôt l’héritage de l’époque antérieure à  celle des États modernes, mais elle a quelques caractéristiques en commun avec le point de vue orthodoxe: cette approche est basée sur l’idée de souveraineté britannique, les deux approches investissant simplement des corps (partiellement) différents de la souveraineté.

De même, le point de vue dominant dans la doctrine constitutionnelle française considère que la souveraineté française existe toujours en dépit de l’appartenance de la France à  l’UE. Le Conseil constitutionnel français, dans ses trois décisions sur Maastricht, n’a pas traité directement de la question de la mise en danger de la souveraineté de l'Etat français du fait de son appartenance à  l'UE, mais a présupposé, dans son argumentation, que cette souveraineté existait toujours. Dans la décision Maastricht II, le Conseil constitutionnel a déclaré que

« le pouvoir constituant est souverain; qu’il lui est loisible d’abroger, de modifier ou de compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu’il estime appropriée; qu’ainsi rien ne s’oppose à  ce qu’il introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas qu'elles visent, dérogent à  une règle ou à  un principe de valeur constitutionnelle; que cette dérogation peut être aussi bien expresse qu'implicite ».

Le pouvoir constituant français a ainsi pu autoriser l’adhésion à  l’UE par le biais d’une clause explicite. Dans la décision Maastricht III 92-313 DC de 23 septembre en 1992, le Conseil était saisi par des membres du Parlement de la question de savoir si la loi, approuvée par référendum, qui a admis la ratification du Traité de Maastricht, était compatible avec la Constitution. Le Conseil a estimé qu’il n’avait pas compétence en matière de révision d’une loi approuvée par référendum, car ces lois « constituent l’expression directe de la souveraineté nationale », du fait qu’elles « sont adoptées par le Peuple français à  la suite d’un référendum ». En conclusion, la réponse française est que la souveraineté nationale (française) appartient toujours au peuple (français). Le peuple français peut utiliser cette souveraineté à  n’importe quelle fin, même en vue de l’accession à  l’UE. Tout au plus peut-on parler d’une autolimitation temporaire de la souveraineté nationale avec toujours la possibilité de l’annuler. Avec les mots de Michel Troper, « le vieille doctrine de la souveraineté est intacte ».

En Allemagne, l’article 23 (I) de la Loi fondamentale admet de conférer des « pouvoirs de souverain » à  l’Union européenne, à  la condition préalable de sauvegarde des principes du droit constitutionnel allemand (le principe démocratique, social, fédéral et l’État de droit) ainsi que du respect du principe de subsidiarité. La Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne, a souligné, dans une série de décisions (Solange I, Solange II, Maastricht, Bananenmarkt) que: 1. les États membres sont « encore les maîtres des Traités » (Herren der Verträge); 2. que la Cour peut exercer un contrôle de constitutionnalité sur les mesures adoptées par l’UE (notamment leurs compatibilités avec les droits fondamentaux de la Loi fondamentale); 3. mais qu’elle n’exercera pas ce droit, aussi longtemps que la protection générale des droits fondamentaux dans l’UE reste à  un haut niveau.

Ces arguments reposent également sur l’existence continue de la souveraineté nationale (ou selon la terminologie allemande: sur l’État) au sein de l’UE.

En Autriche, comme on l’a déjà  vu ci-dessus, le concept de souveraineté n’est pas utilisé. L’argumentation a cependant une structure similaire. Selon l’opinio juris, même si le droit communautaire a la priorité sur le droit autrichien, y compris sur le « simple » droit constitutionnel, la substance de la Constitution, c’est-à -dire les « principes élémentaires » de la Constitution fédérale (qui peut être modifiée, selon l’article 44(3) B-VG, seulement par référendum), ne souffre aucune atteinte (sauf suite à  un référendum).

En Hongrie, la clause d’intégration de la Constitution parle seulement d’ « exercer » conjointement et non de « conférer » des compétences. Cette formule étrange essaie d’assurer la défense de la souveraineté nationale. Toutefois, elle n’est que d’importance rhétorique, puisqu’en pratique, il n’y a aucune différence entre ce qui se passe ainsi et ce qui se passerait si les compétences étaient conférées. Comme pour les autres États membres d’Europe Orientale, il est souvent souligné que la souveraineté n’est pas affectée elle-même par l’accession à  l’UE, mais seulement les compétences qui y sont rattachées. Comme l’indique Anneli Albi, cette pensée souverainiste apparaît aussi dans les textes des Constitutions, qui sont souvent caractérisés par une approche ethnoculturelle traditionnelle, par de nombreuses dispositions sur la souveraineté, l’indépendance et leur garanties, par un État-nation défini sur le plan ethnique ainsi que par l’autodétermination nationale. Les Constitutions font souvent la distinction entre l’indépendance et la souveraineté : la délégation partiale de la souveraineté est parfois acceptée (l’aspect interne, les compétences), mais jamais l’abrogation de l’indépendance (l’État ou la souveraineté externe). En général, ces Constitutions et leurs études ne parlent pas la langue de la post-souveraineté mais plutôt la langue pré-soviétique de la vieille souveraineté ethnoculturelle. Cela s’explique par le fait que l’autonomie ou même l’État viennent d’être (r)établis, cette question étant de ce fait beaucoup plus délicate dans ces États. En conclusion, ces pays adhèrent encore plus fortement et de façon encore plus évidente à  la rhétorique de la souveraineté nationale que les pays d’Europe de l’Ouest.

4. Trouver une formule nouvelle de compromis entre souveraineté nationale et intégration européenne

La situation, dont on vient de donner un aperçu, est que, non seulement, les opinions dominantes dans les doctrines constitutionnelles des États membres ne répondent pas au défi actuel posé par l’UE à  la souveraineté nationale, mais, que, de plus, elles croient, par quelques manières d’aveuglement, que (presque) rien n’a changé. Pourquoi est-ce ainsi ? Parce que la question de la souveraineté n’est ni neutre, ni scientifique. C’est un concept fortement politisé, un domaine vraiment sensible politiquement. Personne ne veut voir sa souveraineté abandonnée au bénéfice d’une autre entité (sans se considérer d’abord comme membre de cette dernière), car elle est étroitement liée à  l’identité. « Nous sommes souverains », et l’État où nous vivons est tout simplement souverain. Les critiques traditionnelles sont nombreuses, aussi bien pour des raisons descriptives que pour des raisons normatives (morales), ainsi que certaines nouvelles critiques basées sur la nouvelle structure interne de l’État: la « polyarchie » multi-centrée. Mais ces critiques restent toutes peu efficaces et peu convaincantes pour tout ceux qui furent touché par l’esprit identitaire de la souveraineté. Ces personnes n’abandonneront jamais « leur trésor », ni pour des raisons épistémologiques, ni pour des raisons morales.

Mais l’accession à  l’UE nécessite des compromis, comme c’est déjà  arrivé plusieurs fois dans l’histoire de la souveraineté. Du fait du caractère juridique d’une telle tâche, on est invité à  élaborer des solutions conceptuelles qui permettent de garantir que la souveraineté nationale ne menace pas l’intégration européenne (c’est-à -dire qu’on ne peut plus la mettre en oeuvre), sans pour autant frustrer les États membres en les dépossédant de leur souveraineté. Une stratégie d’argumentation qui satisfasse les deux exigences est donc nécessaire.

Le temps est venu de se demander si les compromis qui sont appliqués par les droits constitutionnels nationaux, présentés ci-dessus, peuvent être utilisés ici par analogie. L’approche britannique consiste à  donner la souveraineté aux rivaux qui la revendiquent. Dans le cas présent, il s’agit d’une doctrine semblable à  la doctrine américaine de la souveraineté partagée (ou divisée). A la fin du XVIIIe siècle, quand les États-Unis d’Amérique furent créés, cette nouvelle entité est conçue comme sui generis, comme l’est l’Union européenne aujourd’hui. La souveraineté partagée peut signifier pour nous que la souveraineté est divisée entre Bruxelles et les États membres. Mais cette doctrine a une histoire noire. Comme David Livingstone l’indique,

« Le débat sur l’Union européenne d’aujourd’hui ressemble au débat de 1787-1789 entre les Fédéralistes et les Anti-fédéralistes, ces derniers craignant que la Constitution finisse dans un nationalisme renforcé et les premiers les assurant qu'un tel scénario ne pourra jamais se produire. On espère que ce débat ne va jamais dégénérer en un conflit du type de celui survenu entre les sudistes, qui niaient que la Constitution put donner lieu à  un régime consolidé, et des unionistes nordistes, qui déclaraient que ce régime existait et qu’il avait toujours existé. Cela est néanmoins possible. On entend déjà  la gauche revendiquer pour que l'Union européenne soit un instrument de réalisation des droits de l'homme et pour que les pouvoirs abandonnés au profit de l'Union ne puissent être repris. C’était exactement la doctrine de Lincoln. A moins que le droit de sécession ne soit examiné pleinement et dans ses moindres détails, on peut imaginer l'Europe rejouant l'histoire mélancolique des Etats-Unis ».

La simple doctrine de la souveraineté divisée, sans une réponse explicite à  la question de la sécession, n’est pas une formule stable de compromis. On peut affirmer que cela est déjà  possible selon les règles générales du droit international public – de ce fait, ce problème ne paraît pas insoluble. Cependant, le problème majeur étant que la rhétorique constitutionnelle des États membres ne veut pas admettre que son “trésor” soit partagé avec n’importe qui, nous ferions alors mieux de chercher une autre solution.

Après la stratégie du partage, penchons-nous sur les stratégies qui créent un nouveau titulaire. L’approche française serait d’inventer un concept imaginaire comme celui de « nation européenne » ou « d’esprit européen » qui porte la souveraineté conjointement avec le peuple. Le problème est de décider si le peuple est le peuple européen ou bien les peuples des États membres. La première hypothèse, qui consiste à  baser la souveraineté partiellement sur un « peuple européen », ne pouvant être concilié avec les souverainetés populaires nationales, est donc inacceptable du point de vue des États membres. La seconde hypothèse aboutirait à  une solution semblable à  celle de la souveraineté divisée. La « nation ou l’esprit européen » signifierait Bruxelles en pratique; les peuples des États membres signifieraient l’échelon national. Comme on l’a déjà  noté ci-dessus, ce n’est pas un chemin viable.

La première solution allemande serait une sorte d’institution abstraite, compliquée, portant la souveraineté. De nouveau, l’on peut utiliser l’histoire constitutionnelle des États-Unis pour clarifier l’analogie. Une des solutions conceptuelles pour ce problème de souveraineté est que les trois-quarts des gouvernements des États fédérés américains forment un corps unifié (investis du pouvoir d’amender la constitution), qui est le titulaire de la souveraineté. Dans le cas de l’UE, cela veut dire que la souveraineté est exercée par l’ensemble des gouvernements de tous les États membres, qui forment un corps unifié (investis du pouvoir d’amender les traités). Les États membres ont encore leur souveraineté, comme les membres de ce corps unifié, mais ils l’exercent ensemble avec les autres États membres. Selon cette conception, et contrairement à  l’idée de la souveraineté divisée (la solution quasi-britannique, voir ci-dessus), l’UE n’obtiendrait pas en soi la souveraineté. Cette doctrine (parfois appelée « pooled sovereignty ») est une des solutions possibles du point de vue des États membres, mais elle n’est pas la seule. On peut cependant douter qu’elle soit conforme à  la perception qu'à  le droit communautaire de lui-même en tant qu'ordre juridique suprême et autonome sur le territoire de l'Union. Ce compromis est, à  vrai dire, plutôt un compromis entre les souverainetés des États membres qu’entre la souveraineté des États membres et l’intégration européenne. Il ne serait alors pas acceptable du point de vue intégrationniste.

Selon la troisième option allemande, on pourrait conférer la souveraineté aux Traités Constitutifs. Cette solution est non seulement contraire à  l’intuition, mais elle exige aussi que les États membres abandonnent leur souveraineté. De ce fait, on doit également rejeter cette analogie.

La solution historique hongroise est de construire une communauté (mais sans l’idée mystique de l’objectiver par une Couronne), dont les “participants” seraient tous ceux qui revendiquent le pouvoir originel. Cela signifie une communauté mélangée de « peuple européen », (britannique) « King and Parliament », (français) « nation et peuple », (hongrois et allemand) « peuples des États membres » etc., qui serait la titulaire de la souveraineté. Contrairement à  l’idée de la souveraineté partagée, les participants ne possèderaient aucune part de la souveraineté, car ce serait seulement la communauté dans son entier qui en serait investie (et elle en serait investie en entier). Même si cette idée de réseau post-moderne peut sembler séduisante d’un point de vue démocratique grâce à  la combinaison intéressante de la souveraineté populaire de peuples différents, l’abandon de leur souveraineté par les États membres serait alors exigée. De ce fait, il faut également rejeter cette analogie. Cependant, si nous suggérons que dans cet organe global en vrac, chaque partie (à  la fois l'UE et les Etats-membres) conserve sa propre souveraineté (une situation décrite par Samantha Besson comme "souveraineté coopérative"), alors les Etats-membres devraient reconnaître qu'ils sont seulement l'une des souverainetés en compétition, même au sein de leurs propres territoires. Cela suppose un abandon de l’exclusivité de leur souveraineté, ce qui semble invraisemblable.

La stratégie de neutralisation suivante est celle qui consiste à  « laisser la souveraineté elle-même intacte, mais à  en interdire l’utilisation» (Allemagne n° 2 et Hongrie n° 2). Cela pourrait signifier que l’argument de souveraineté devient un tabou, sauf pour les intentions purement rhétoriques. Les États membres sont toujours souverains, l’UE peut être souverain (ou pas), mais on n’utilise pas la souveraineté comme argument pour régler des conflits concrets. Les deux camps ont leur big gun, mais personne n’ose l’utiliser, puisque les conséquences sont imprévisibles. En utilisant la métaphore de Joseph Weiler, on peut l’appeler la stratégie de la guerre froide (cold war strategy). Le problème est qu’il serait nécessaire d’avoir une régulation détaillée des compétences qui soit acceptée par les deux camps pour résoudre tous les conflits possibles. Malheureusement, une telle régulation n’existe pas : la CJCE et les Cours constitutionnelles nationales travaillent manifestement avec des régulations de compétence partiellement différentes. Alors, dans une atmosphère tendue, la guerre menace à  chaque instant; les deux camps n’utilisent pas leur guns, mais seulement parce qu’ils ont peur. On souhaiterait plutôt une solution moins risquée.

On peut encore essayer l’analogie autrichienne de l’annulation. Cela veut dire qu’on devrait se libérer du concept de souveraineté. C’est le chemin que suit Neil MacCormick dans son Questioning Sovereignty (1999). Il trouve que nous arrivons à  l’ère de post-souveraineté, la souveraineté en tant que telle étant dépassée. Selon MacCormick, la souveraineté est « comme la virginité, quelque chose qui peut être perdue par quelqu’un sans être obtenue par autrui... » – et on ne doit pas en être attristé (comme d’avoir perdu sa virginité...). Il recommande plutôt qu’on omette la souveraineté. Ainsi, les conflits entre le droit communautaire et le droit national devraient être tranchés par le droit international, sans avoir recours à  ce concept. Le problème évident avec cette approche est qu’elle exige que les constitutionnalistes de chaque Etat abandonnent toute idée de souveraineté nationale. Or cela n’est pas près d’arriver, la question étant au-delà  de la discussion rationnelle. Elle est trop politisée et fortement liée à  l’identité.

Enfin, on doit vérifier la possibilité d’une redéfinition. L’une des solutions possibles est de définir la souveraineté des États membres dans l’UE comme un droit de sécession. Cela signifie que (l'existence de ce droit de sécession étant présupposé) les Etats-membres sont toujours souverains, mais que, tant qu'ils joueront au jeu appelé "Union européenne", ils devront en suivre les règles. L’option de sécession existe, mais sans possibilité de résistance légitime, la primauté du droit communautaire sur les Constitutions nationales devant ainsi être acceptée. Malheureusement, les cours constitutionnelles nationales ne veulent pas accepter ce compromis. On a alors besoin d’une solution plus sophistiquée qui n’exige pas explicitement l’acceptation de la primauté du droit communautaire sur les Constitutions nationales.

C’est exactement pour cette raison que le chemin choisi par Neil Walker dans son Late Sovereignty in the European Union (2003) est très intéressant. Il affirme qu’on ne peut pas se libérer de ce concept, puisqu’il est dans le texte des Constitutions, et puisque tout le monde (juristes, politiciens) l’utilise. Selon Walker, notre tâche (en tant que théoriciens du droit) est de lui donner un sens acceptable. Sa définition de la souveraineté consiste en une « revendication du pouvoir suprême exclusif ». Selon Walker, cette revendication doit être (jusqu'à  un certain point) efficace, comportant toujours, de ce fait, une composante objective. Nous pouvons aller encore plus loin et radicaliser la pensée de Walker en "subjectivant" pleinement cette revendication.

Le raisonnement est le suivant: si la souveraineté est seulement une revendication subjective, alors nous pouvons la relativiser et la neutraliser sans pour autant l’abandonner, car, en introduisant un élément de revendication dans la définition, on a changé le concept prescriptif (devoir-être) (par exemple, le pouvoir législatif suprême) par un concept descriptif (être) (un organe ou un individu revendique seulement un droit). Quand un organe est souverain, cela ne signifie pas qu’il a « le pouvoir suprême exclusif », mais seulement qu’il pense l’avoir. La question de savoir qui a en fait (objectivement) ce pouvoir, ne devrait pas être traitée, parce qu’elle est trop sensible et non nécessaire à  notre but (c'est-à -dire pour trouver une formule de compromis qui ne dénie pas l’idée de souveraineté nationale mais qui garantie en même temps que la souveraineté nationale ne compromet pas l’intégration européenne). On a ainsi réduit l’acuité d’un possible conflit, mais il serait préférable de prévenir les conflits pouvant survenir entre ces « revendications ».

Alors comment évider les conflits possibles? La théorie du droit contrapuntique de Miguel Poiares Maduro donne la réponse. Le contrepoint est la méthode utilisée en musique pour harmoniser des mélodies différentes: si un musicien suit certaines des règles fondamentales de la musique, alors les mélodies jouées simultanément, même si elles ne sont pas identiques, aboutiront à  un ensemble musical harmonieux. Selon Maduro, il n’est pas impossible d’obtenir une harmonie entre deux récits (narration) constitutionnels contradictoires par une méthode semblable. Les deux récits (la souveraineté nationale et l’intégration européenne) s’excluent mutuellement, mais si l’on respecte quelques règles élémentaires, on peut éviter les conflits. Ces règles sont: 1. admettre l’existence des autres ordres juridiques et au moins la possibilité de points de vue différents par rapport aux mêmes normes (pluralisme); 2. un discours vertical et horizontal au sein des Tribunaux afin d’obtenir la consistance du système (c’est-à -dire au moins la prise en considération dans les décisions d’une Cour de la position de son homologue dans l’autre système juridique); 3. l’universalisabilité (c’est-à -dire utiliser seulement des arguments qui peuvent être utilisés aussi par l’autre coté).

Voilà  les règles que le souverain devrait porter comme des chaînes, similaires aux Constitutions qui limitent les façons d’exercer la souveraineté dans les relations internes de l’État. Mais cette solution-ci sert seulement à  empêcher les conflits, elle ne répond pas à  la question de savoir comment régler les conflits déjà  survenus.

Alors, comment résoudre juridiquement le conflit entre l’intégration européenne et la souveraineté nationale? Quelle doit être notre réponse à  la question concernant la souveraineté dans l'Union Européenne? Selon moi, le simple fait de devoir répondre à  cette question repose sur un malentendu. La tâche réelle des juristes (comme on l’a vu par analogie dans les droits constitutionnels des différents pays) est de neutraliser ces questions. Aux XVIe et XVIIe siècles, les réponses précises à  ces questions étaient nécessaires, mais ce n'est plus le cas à  l'heure actuelle. Ou bien, dit de manière plus cynique : notre tâche est d'éviter ou de prévenir une telle question, mais si quelqu'un persiste à  la poser, alors nous devons lui fournir une « solution » inutilisable en pratique en cas de conflit. Ces recommandations pratiques peuvent sembler décevantes sous un angle scientifique, mais toutes les autres (vraies) « solutions » seraient inacceptables pour au moins un des joueurs (comme on l’a vu ci-dessus). De telles solutions consisteraient alors seulement à  renforcer la probabilité des conflits en dehors du cadre commun d’argumentation en voie d’édification. Si on ne veut pas renforcer la probabilité de tels conflits, mais les empêcher, alors le devoir paradoxal des juristes est de construire une incertitude concernant la solution juridique d’un conflit (en créant des édifices conceptuels complexes qui rendent pratiquement impossible l’utilisation directe de l’argument de la souveraineté) et de donner des méthodes pratiques destinées à  empêcher les conflits, pour que personne ne risque d’être engagé dans un conflit et, qu’au contraire, tout le monde coopère. Une stratégie de compromis comme celle-ci est évidemment inutile si le conflit a déjà  surgi. Mais dans ce cas-là , tout dépendra, de toutes manières, des politiques, et non des juristes. Inter arma silent musae. Si cela se produit, cela signifie que nous avons déjà  échoué à  neutraliser la question de la souveraineté.

András Jakab est Lecturer in Law (maître de conférences) à  l’Université de Liverpool. Il est l’auteur de A jogszabálytan fŠ‘bb kérdéseirŠ‘l (Sur les questions principales de la théorie des actes juridiques normatives ; en hongrois), Budapest, Unió, 2003 et le co-éditeur de The Transformation of the Hungarian Legal Order, La Haye e.a., Kluwer Law International, 2007.

Pour citer cet article :

András Jakab « La neutralisation de la question de la souveraineté. Stratégies de compromis dans l’argumentation constitutionnelle sur le concept de souveraineté pour l’intégration européenne », Jus Politicum, n°1 [https://juspoliticum.com/articles/la-neutralisation-de-la-question-de-la-souverainete.-strategies-de-compromis-dans-l'argumentation-constitutionnelle-sur-le-concept-de-souverainete-pour-l'integration-europeenne-28]