Introduction à la réédition partielle de R. Aron et F. Cleirens, Les Français devant la constitution (1945)
L’opportunité de la réédition d’un texte se juge à plusieurs éléments, au premier rang desquels figure naturellement sa valeur propre d’œuvre intellectuelle, et sa contribution à l’étude des objets qu’il se donne Mais cette condition nécessaire n’est pas par elle-même suffisante : encore faut-il qu’il s’agisse d’écrits dont l’abord se trouve limité ou entravé pour des raisons matérielles externes au document lui-même, comme par exemple sa faible disponibilité – soit que l’œuvre soit oubliée, soit qu’elle demeure difficilement accessible au sein des bibliothèques. Une nouvelle publication peut également se justifier par le besoin de rappeler, en vue d’une meilleure intelligibilité, les enjeux contemporains à la rédaction d’un texte, enjeux dont la perception s’est atténuée avec le temps.
Ce sont ces raisons combinées qui ont poussé la revue Jus Politicum à proposer ici une nouvelle édition d’un long article de Raymond Aron paru sous le titre : « À propos de la constitution de la IVe République ». Ce document, initialement paru en 1945 dans un ouvrage intitulé Les Français devant la constitution, partageait alors le sommaire avec une étude d’histoire constitutionnelle réalisée par un certain Francis Cleirens : « Le passé constitutionnel de la France ». Jamais republié depuis, le texte de Raymond Aron était devenu quasiment introuvable. Répondant à cette difficulté (I), cette nouvelle parution s’efforce en même temps de clarifier quelques questions relatives à la paternité du texte (II) et de remémorer des éléments essentiels liés au contexte de sa rédaction (III).
I. Accessibilité du texte
Un texte rare
Il fallait sans doute, jusqu’à ce jour, être un brin spécialiste de l’œuvre de Raymond Aron pour connaître l’existence d’un texte rare, peu disponible, et signalé uniquement dans quelques bibliographies savantes de l’auteur. « À propos de la constitution de la IVe République » n’est pourtant pas à proprement parler un document inédit : une première (et unique) édition eut lieu en 1945, mais celle-ci demeura relativement confidentielle. Elle ne fut jamais reprise par la suite, et le texte tomba dans une sorte d’oubli. Aron lui-même – nous le montrons plus loin – ne fut pas étranger à cette amnésie, et les éphémères éditions « Défense de la France », qui avaient pris en charge la publication initiale, ne subsistèrent pas suffisamment longtemps pour construire un catalogue susceptible d’être mis à profit par la suite.
Un texte peu disponible
Pourtant, pour qui s’intéresse à la naissance de la IVe République, cet écrit composé au moment de l’élection de la première Assemblée constituante, rédigé par l’un des meilleurs observateurs politiques du xxe siècle, présente un intérêt indiscutable. Malheureusement, au peu de publicité qu’a connue le texte s’ajoute une autre difficulté : sa maigre disponibilité. À ce jour, seules quatre bibliothèques universitaires en possèdent un exemplaire référencé : la Bibliothèque Nationale de France (bnf), la bibliothèque de l’Assemblée Nationale, la bibliothèque de l’Institut d’Études Politiques de Paris, la bibliothèque de Nanterre « La Contemporaine » (anciennement « bdic »). À cette faible distribution de l’ouvrage (distribution d’ailleurs limitée à la région parisienne) s’ajoutent des difficultés de consultation supplémentaires qu’il faut signaler. L’exemplaire présent à l’Assemblée Nationale est très peu « praticable », puisque comme on le sait l’institution réserve par principe ses collections aux parlementaires, et les autres publics intéressés n’y ont accès qu’à titre dérogatoire et exceptionnel. À la bnf, la version papier n’est plus communicable, et le lecteur doit se contenter d’une version numérisée « intra-muros », dont il semble d’ailleurs qu’elle comporte quelques lacunes, mineures, mais néanmoins regrettables. Des deux bibliothèques restantes, celle de Sciences Po est peu utilisable, puisqu’elle conditionne assez sévèrement ses accès. Demeure donc une seule bibliothèque possédant des exemplaires aisément disponibles, celle de Nanterre.
Un texte mal référencé
Cette faible accessibilité matérielle du texte se double par ailleurs d’un référencement inexact. Le livre est en effet mal répertorié, car une faute d’impression donne pour coauteur le nom de « Clairens » en lieu et place de la graphie « Cleirens », avec la lettre « e ». La mauvaise orthographe figure ainsi dans les notices, parfois d’ailleurs accompagnée d’une date de publication elle-même erronée : 1946 au lieu de 1945 – ces notices retenant non la date de publication, mais celle du dépôt légal. Ces erreurs, malheureusement reprises dans les catalogues, viennent sans doute de ce que l’ouvrage – en réalité une brochure – a vraisemblablement été composé au pas de charge pour servir aux débats de la première constituante : l’introduction date en effet de novembre 1945 et l’impression a été achevée le 10 décembre 1945, soit quelques semaines après.
II. Paternité du texte
Plus sérieux est encore le problème posé par la paternité des deux textes. L’ancienne édition porte en effet mention de deux auteurs (Raymond Aron et Francis Cleirens), sans que soit toutefois clairement précisée la répartition du travail effectué. Plus exactement, si la première partie est attribuée explicitement à Francis Cleirens, la seconde n’est en revanche pas signée et un doute subsiste : a-t-elle été intégralement rédigée par Raymond Aron ou est-elle le fruit d’une collaboration entre les deux hommes ?
Par ailleurs et sur un autre plan, s’il est clair que la figure de Raymond Aron est familière au lecteur, celle de Francis Cleirens demeure plus obscure. Là aussi, quelques recherches ont semblé nécessaires afin de mieux situer le personnage, et le type de relation qu’il a pu entretenir avec Raymond Aron.
Francis Cleirens et « Défense de la France »
De Francis Cleirens, on sait peu de choses, et l’essentiel des informations qui peuvent être recueillies se rattachent toutes à son rôle de résistant durant la Seconde Guerre mondiale, notamment au travers de sa participation au groupe et journal « Défense de la France ». « Défense de la France » est un mouvement de résistance et un journal clandestin qui connut un fort tirage sous l’Occupation. Il est créé à la fin de l’année 1940 par Philippe Viannay, Robert Salmon et Hélène Mordkovitch. À la Libération, le groupe s’unifiera au sein du « Mouvement de Libération Nationale » (mln) avec les « Mouvements unis de la Résistance » (Combat, Franc-Tireur et Libération-Sud) et d’autres organisations de la Zone Nord comme « Résistance » et « Lorraine ». En octobre 1944, Philippe Viannay sera nommé à l’Assemblée consultative provisoire de Paris, il n’y restera que quelques mois ; le journal, de son côté, se transformera pour prendre progressivement le nom de France-Soir.
Francis Cleirens est le fils d’un avocat bruxellois qui se réfugie avec sa famille en France après l’invasion de la Belgique par l’Allemagne en 1940. Les Cleirens s’installent rapidement à Montluçon, et le jeune Francis part de son côté à Nîmes à l’automne 1940 pour préparer son baccalauréat. Au début de l’année scolaire 1941-1942, il déménage à Lyon et s’inscrit en licence d’histoire. C’est dans cette ville qu’il fait la connaissance d’Hélène Roederer, qui l’introduira dans la Résistance et l’invitera à se joindre à « Défense de la France ». Il prend alors le pseudonyme de « Constant ». Durant ces années, il tisse des liens avec Combat, dont il diffuse également la revue. Nommé chef de la Zone Sud par Philippe Viannay à partir de 1943, il enchaîne dès lors les déplacements dans toute la région pour organiser les troupes. Après un bref séjour à Paris durant les premiers mois de 1944 où il est en charge de travaux d’impression, il est ensuite désigné pour accompagner et seconder le journaliste de Combat Pierre Herbart (alias « Le Vigan ») dans sa tâche de direction de toute la Résistance en Bretagne. Il est à Rennes dans les premiers jours d’août 1944, et participe, à la faveur du débarquement Allié, à la prise de la ville. Dans les semaines qui suivent la Libération, Herbart tente de négocier des postes pour ses camarades de la Résistance. Francis Cleirens se voit ainsi offrir une sous-préfecture, qu’il décline cependant : il souhaite terminer sa licence d’histoire. Il s’occupera par la suite d’édition, notamment au « Club Français du Livre ».
Raymond Aron et Francis Cleirens
Ces informations sur l’identité de Francis Cleirens ne permettent toutefois pas de faire la lumière sur la paternité précise de la seconde partie de l’ouvrage Les Français devant la constitution, c’est-à-dire sur le texte « À propos de la constitution de la IVe République ». La réponse à cette question nous est cependant donnée dans un passage des Mémoires de Raymond Aron. L’auteur y évoque expressément l’existence du texte, et précise en être le rédacteur exclusif. Il note :
Au printemps de 1946, le débat portait sur la Constitution que rédigeait l’Assemblée constituante, les relations entre le PC et les autres partis […]. Sur la Constitution, j’écrivis pour la maison de P. Vianney [sic], « Défense de la France », une étude qui parut sous le titre : les Français face à la Constitution [sic]. Un jeune juriste que je connaissais peu passa en revue brièvement les diverses constitutions de la France depuis 1789 ; une deuxième partie, plus brève, rédigée par moi, envisageait la Constitution prochaine. J’avais gardé un si mauvais souvenir de ce texte qu’il ne figure dans aucune des bibliographies que l’un ou l’autre de mes assistants établit au cours des vingt dernières années. Je l’ai relu il y a quelques jours, avec une surprise plutôt agréable.
Aron rédige donc le texte à une période où il collabore par ailleurs, depuis octobre 1944, à la prestigieuse revue Combat. Ses premiers articles sur les partis de 1946 ont attiré l’attention, au point d’ailleurs de se voir offrir pour cette raison une place d’éditorialiste. C’est vraisemblablement dans ce contexte que Raymond Aron est sollicité par Philippe Viannay et « Défense de la France » pour rédiger la brochure ici reproduite. En effet, des liens forts existent alors entre les deux groupes, qui, après avoir fusionné au sein du « mln », vont voir la majorité de leurs membres rejoindre les rangs de « l’Union démocratique et socialiste de la Résistance » (udsr), organisation politique qui se dit « socialiste » sans être marxiste.
III. Contexte du texte
C’est en ayant ces éléments à l’esprit qu’il devient possible de clarifier le contexte de rédaction du texte aronien. « À propos de la constitution de la IVe République » comporte une introduction et est divisé en trois chapitres. Aron y combine une approche théorique et « normative » de la démocratie moderne, avec des réflexions de nature techniques et institutionnelles ; réflexions qui intègrent la question, alors brûlante, du degré à accorder à la dimension d’organisation « socialiste » de la société.
Contexte institutionnel
Rédigé en 1945 et publié en 1946, le texte se veut une participation intellectuelle au débat alors en cours sur la Constitution à donner à la France pour une IVe République. Si une partie du document a sans doute été écrite durant la période dite de « gouvernement de fait » du Gouvernement provisoire de la République française (3 juin 1944 – 2 novembre 1945), il reste que l’essentiel des analyses d’actualité a manifestement été rédigé entre le référendum du 21 octobre 1945 (auquel il est fait à quelques endroits explicitement mention) et le 20 novembre 1945 dont est datée l’introduction. Aron écrit donc au tout début de la période de gouvernement légal du gprf et de l’élection de la première Assemblée constituante.
Par ailleurs, une remarque spécifique doit être faite, qui a trait au projet politique et constitutionnel porté par « Défense de la France », groupe qui édite le document. Il est clair que le mouvement a tenté de peser sur les débats constitutionnels alors en cours, et la brochure s’inscrivait sans doute dans un travail de réflexion déjà entamé dans le cadre des « Cahiers » de la revue. Ces « Cahiers », notamment le conséquent Cahier no IV daté de janvier 1944 et intitulé « projet de constitution », ont semble-t-il été transmis au Général de Gaulle :
Le 10 septembre [1944], les dirigeants de Défense de la France (Philippe et Hélène Viannay, Robert Salmon, Jean-Daniel Jurgensen, Aristide Blank) sont reçus par le général de Gaulle. Ils peuvent constater qu’il est au courant de leur activité et de leur position politique : sur son bureau, les Cahiers ne sont-ils pas ouverts à la page : « Pouvoir exécutif » ?
S’il serait excessif de faire de Raymond Aron le « porte-voix » des positions de ce groupe, il est néanmoins raisonnable de penser que sa participation à la brochure témoignait d’une certaine convergence de vues avec elle. Ses déclarations ultérieures éclairent d’ailleurs ce point :
[Le texte] élaborait un certain nombre d’idées dans l’air, à la mode, que d’ailleurs ne reprirent pas les constituants : renforcement du président de la République par le mode de son élection et par ses pouvoirs (droit de dissolution sans agrément du Sénat), autorité donnée au gouvernement de clore les débats parlementaires, de contrôler davantage les travaux de l’Assemblée ; j’exprimai une préférence hésitante pour le scrutin nominal à deux tours, sans croire à la chance de succès de cette proposition. J’avais emprunté quelques suggestions à Jacquier-Bruère, c’est-à-dire à Emmanuel Monick et à Michel Debré.
Ces propositions institutionnelles constituent en effet le cœur de l’étude de Raymond Aron ici reproduite par Jus Politicum. Le deuxième chapitre de celle-ci, intitulé « De la IIIe à la IVe République », commence par un morceau consacré aux « leçons de la IIIe République ». L’auteur y reprend l’argument classique attribuant à la IIIe République deux grands types de défauts : l’instabilité ministérielle et la paralysie de l’action étatique. Il voit dans la pratique parlementaire et l’abandon du droit de dissolution par le Président de la République la cause de ses maux. En contrepoint, il soutient l’idée de faire du Président de la République un « authentique Chef de l’État », capable d’endosser la fonction d’unité symbolique de la nation exercée au Royaume-Uni par la monarchie. Il souhaite au fond que soit maintenu le principe selon lequel Premier Ministre est « l’homme de la majorité parlementaire » et « qu’il y ait, à la tête de l’État, l’homme de la nation et pas l’homme d’un parti ».
C’est dans cette perspective également que le Sénat, écrit-il, doit devenir une chambre « non de frein, mais de conseil, de critique, de modération ». Aron propose une composition d’élus locaux et de représentants des corps intermédiaires qui n’est pas sans évoquer le projet de réforme gaullien de 1969. Il refuse cependant un corporatisme économique strict (une Assemblée politique composée par les seuls représentants économiques), inventé selon lui par les régimes fascistes : « en régime démocratique, les représentants du peuple gouvernent, les associations professionnelles sont consultées ». L’auteur manifeste également sa préférence pour un régime parlementaire au dualisme renouvelé, soit la désignation du chef de gouvernement par le chef de l’État plutôt que par son élection par l’Assemblée. Des moyens de rationalisation parlementaire sont également envisagés : la responsabilité ministérielle ne doit pouvoir être engagée par l’Assemblée que de manière explicite ; les motions de censure ne doivent pas entraîner systématiquement des dissolutions ; le nombre de ministères au cours d’une seule législature doit être constitutionnellement limité, sans interdire toutefois les « remaniements ».
À ces propositions très voisines du futur « discours de Bayeux » de 1946, le texte d’Aron ajoute encore des emprunts aux idées de Michel Debré lorsqu’il s’agit d’évoquer le partage de la fonction législative entre Parlement et Gouvernement. En certaines matières fondamentales, il souhaite que le Parlement vote des « lois de principe » tout en laissant « une marge étendue aux décrets d’application ». Si l’initiative des lois doit être partagée entre députés et ministres, ceux-ci doivent cependant en conserver le monopole en matière de dépenses. De même, les « libertés publiques et de réformes de structure » doivent être incluses dans le domaine exclusif de la loi.
En matière de modes de scrutin, Aron privilégie le scrutin uninominal à deux tours. Il s’agit à la fois de contrer la position visant à « faire l’essai de la proportionnelle intégrale », qui ne permet pas la création aisée d’une majorité, et le scrutin majoritaire à un tour, qui « oblige à des coalitions fragiles et opportunistes [entre partis, menant à] des équivoques aggravées » au Parlement.
Contexte politique
Ces considérations institutionnelles doivent par ailleurs être analysées au regard du contexte politique et des rapports de force issus des élections du 21 octobre 1945. Le Parti communiste français (pcf) est à 27 %, le Mouvement républicain populaire (mrp) à 25 %, tout comme la Section française de l’Internationale ouvrière (sfio). Les radicaux et l’udsr (divisée) ne représentent que 12 % des voix, et la droite non gaulliste 9 %. Bref : deux partis socialistes, auxquels il faut encore ajouter la position de « compagnonnage » d’une partie de l’udsr, se partagent plus de 50 % des voix. C’est ce contexte qu’il faut garder à l’esprit pour comprendre pourquoi Aron prend au sérieux un certain nombre de débats alors en cours, qui nous paraîtraient aujourd’hui souvent « exotiques », et qui portent sur le rôle que doit jouer l’État en matière économique et sociale comme sur les implications institutionnelles d’un tel rôle. C’est en effet un des grands mérites du texte que d’éclairer la naissance de ce qu’il est convenu d’appeler la « démocratie économique et sociale », et de restituer la nature et le contexte des débats ayant présidés à sa naissance : tensions entre principes libéraux et individualistes de 1789 et principes du socialisme alors représenté par deux des principales forces politiques du pays (sfio, pc), droits de « deuxième génération », discussions sur « l’absolutisme » du droit de propriété, etc.
Cet éclairage, Raymond Aron regrette toutefois de ne pas l’avoir mené à son terme. Dans ses Mémoires, il écrit :
Je commis une erreur cardinale : ne pas déclarer, dès le point de départ, le contexte politique du débat constitutionnel, à savoir la bataille triangulaire qui se développa dès le retour en France et les séquelles des années de guerre et d’Occupation. En apparence de la Libération à l’élection de la première Assemblée constituante, le général de Gaulle gouverna le pays avec le soutien des trois grands partis, communiste, socialiste et mrp, le dernier récoltant la majorité des suffrages des électeurs modérés ou radicaux-socialistes. Il n’y avait jamais eu de parti organisé au centre et à droite sous la IIIe République. Des hommes de droite avaient siégé dans le Conseil national de la Résistance, mais, quand le peuple fut consulté, le mrp possédait les meilleurs atouts ; il se réclama du Général, ses dirigeants détenaient des titres de Résistance incontestables ; il sembla seul capable de freiner la poussée socialo-communiste. Cette première constellation dissimulait deux conflits fondamentaux : le parti communiste contre tous les autres et tous les partis – ou presque – contre le Général.
Cette toile de fond rappelée, il devient possible de mieux situer les analyses que livre Aron dans son troisième chapitre intitulé « La constitution et la rénovation sociale ». Aron y prend le temps de répondre à des projets de nouvelles « déclarations de droits » qui lui semblent vains, de même que lui semble vaine l’idée d’établir un système de contrôle de constitutionnalité des lois. Celui-ci n’aurait, à le suivre, que peu de pertinence dans un contexte où « deux sur trois des grands partis font profession d’idées révolutionnaires », et où il ne serait dès lors pas sérieux d’« attacher une importance décisive aux formules légales et aux garanties abstraites de stabilité ».
La même logique commande ses analyses sur le statut des partis, et sur la constitutionnalisation ou non souhaitable de certaines pratiques. Ce « formalisme » est à ses yeux inefficace s’il se fait contre les mœurs. Or, écrit-il, le pcf étant un parti par nature antidémocratique, il ne se pliera à ces règles que de façade, et gardera selon toute vraisemblance un budget secret et des allégeances étrangères. On retrouve là une certaine position « réaliste » de l’auteur, pour qui la présence, à l’Assemblée, de mouvements explicitement révolutionnaires interdit de raisonner en termes abstraits ou strictement techniques lorsqu’il s’agit d’envisager le respect effectif de la démocratie par les partis politiques.
Cette atmosphère justifie également que l’auteur prenne au sérieux un certain nombre de discussions portant alors sur des « réformes de structure », qui recouvrent pour l’essentiel des mesures économiques de type « socialistes » comme les nationalisations, l’économie dirigée et l’éventuelle constitutionnalisation de leur mise en œuvre. Aron se dit opposé à une telle constitutionnalisation : « il nous paraîtrait dangereux que la Constitution voulût aller au-delà des généralités ». Il souhaite en revanche « réserver, dans les lois fondamentales, les droits du Parlement », c’est-à-dire les droits du Parlement sur les affaires économiques. Il penche notamment en faveur de l’approbation du « plan économique » par l’Assemblée, et d’un droit de contrôle de celle-ci sur la gestion du secteur nationalisé. Mais il remarque tout de même que tout ne peut être réglé par la constitution : « la vitalité des institutions n’est pas déterminée par les textes constitutionnels ; finalement ce sont les hommes qui décident ». Aron conclut d’ailleurs que dans « une démocratie de partis […] les institutions importent moins que les hommes, les lois que les partis, les principes que les états d’esprit ».
Contexte intellectuel
Quelques mots enfin sur la construction formelle de l’ouvrage, qui éclaire sans doute le cadre intellectuel que s’est fixé Raymond Aron. Il est en effet remarquable de retrouver, au premier chapitre d’« À propos de la constitution de la IVe République », intitulé « Démocratie au xxe siècle », quelques-uns des grands concepts aroniens de la démocratie. On y identifie sans difficulté des constantes de la théorie « normative » de la démocratie selon Aron : l’avènement des masses et le nécessaire pluralisme partisan ; le problème (théorique) posé par l’existence de partis révolutionnaires.
Il rappelle ainsi la dimension « sociologique » de la démocratie, c’est-à-dire l’argument de la démocratisation des masses, du principe d’égalité général et de ses conséquences. Si cette démocratisation est globalement positive (« on permet aux hommes de se mêler de ce qui les regarde »), elle engendre cependant des problèmes nouveaux, qui surgissent de ce que les masses n’ayant « ni volonté ni conscience claires », elles courent le risque de devenir comme une « matière première de l’Histoire ». Ce diagnostic posé permet à Raymond Aron de faire valoir la nécessité, en démocratie, du pluralisme partisan À rebours du « monisme » d’un parti unique qui tend toujours vers le totalitarisme, celui-ci favorise la « sauvegarde des libertés ».
Cependant, la démocratie, qui est le « régime psychologiquement et socialement naturel, garant des libertés, expression de la légitimité », recèle selon Aron une « faiblesse fondamentale : elle est le présent plutôt que l’avenir ». Le philosophe politique voit en effet dans la promesse formulée par les partis socialistes et, plus spécifiquement, dans la prétention de ces derniers à détenir les clés de l’avenir l’une des menaces les plus fortes pesant sur la démocratie et son humilité politique. Le passage, bien que bref, préfigure déjà le thème des « mythes » de la gauche tel qu’il sera développé dix ans plus tard dans l’Opium des intellectuels. C’est pourquoi selon l’auteur, l’enjeu de la « démocratie des masses » se rapporte au fond à deux questions pratiques fondamentales : celle de la capacité des différents partis à former des coalitions gouvernementales bien sûr, mais surtout celle de la capacité à gouverner des partis révolutionnaires arrivés au pouvoir.
Remarques finales sur cette réédition
Le texte reproduit ici par Jus Politicum satisfera donc aussi bien le lecteur en quête de documents rares sur la naissance de la IVe République que le chercheur intéressé par la pensée constitutionnelle de Raymond Aron. Au-delà de la stricte analyse des vertus comparées des différents mécanismes institutionnels, le grand mérite de cette étude est d’associer à une réflexion d’ensemble sur la nature de la démocratie moderne, des considérations de philosophie politique intimement liées au contexte historique d’alors. Elle fournit ce faisant un éclairage complémentaire sur les enjeux institutionnels ayant présidé à la naissance de la IVe République.
Ce document, ayant échappé à toute republication depuis sa première parution en 1945, méritait donc d’être mis à nouveau à la disposition des lecteurs. L’édition établie par Martin Hullebroeck restitue ainsi le texte dans son intégralité. Elle maintient également, à des fins de comparaison documentaire, la pagination de l’édition originale qu’elle indique entre crochets.
Jérôme Couillerot
Docteur en droit public, Jérôme Couillerot est l’auteur d’une thèse articulant les généalogies politique et philosophique de la théorie démocratique de Claude Lefort, travail récompensé par le prix Albert Viala 2019 de l’Institut de France. Membre associé de l’Institut Michel Villey (Université Paris II Panthéon-Assas), ses travaux portent sur le droit constitutionnel, l’histoire des idées et la philosophie politique.
Pour citer cet article :
Jérôme Couillerot « Introduction à la réédition partielle de R. Aron et F. Cleirens, Les Français devant la constitution (1945) », Jus Politicum, n°23 [https://juspoliticum.com/articles/Introduction-a-la-reedition-partielle-de-R-Aron-et-F-Cleirens-Les-Francais-devant-la-constitution-1945]