Remarques sur le projet de constitution de Friedrich A. Hayek
Surtout connu comme économiste, Friedrich A. Hayek a beaucoup écrit sur les institutions d’une société libérale, allant jusqu’à proposer un plan de constitution idéale. Ce plan repose sur une division stricte des pouvoirs, qui isole une assemblée législative chargée de faire la loi, travaillant sous le contrôle d’une cour constitutionnelle, séparée de l’assemblée gouvernementale chargée de donner des directives au gouvernement. Hayek entend ainsi garantir que les citoyens, tenus par des lois générales et abstraites, ne seront jamais enrôlés au service des objectifs de la majorité gouvernementale en place. Cet article se propose de mettre ce projet de constitution à l’épreuve et d’examiner s’il est soutenable en pratique, s’il garantit la liberté individuelle comme il le prétend, et s’il n’aboutit pas à sacrifier la démocratie au libéralisme.
Bien qu’elle soit surtout connue des économistes, l’œuvre de Friedrich A. Hayek intéresse aussi le droit, et comporte d’importants développements sur l’État de droit et le constitutionnalisme libéral.
Commencée dans les années 1950, sa réflexion sur ces sujets a connu une étape marquante en 1960 avec La Constitution de la liberté, livre où Hayek récapitule les bases de son libéralisme, en particulier sa définition de la liberté comme non-coercition, et le recours au système de la rule of law comme garantie de cette liberté.
Tout au long des années 1960 à 1980, Hayek s’interrogera sur le meilleur agencement institutionnel possible dans une société libre. Son objectif est d’élaborer une constitution qui permette au Parlement de commander au pouvoir exécutif, e qui interdise à ce dernier de commander aux citoyens. Sa solution consiste à « confier à des corps représentatifs distincts la tâche de donner des instructions à l’administration d’une part, et celle de formuler les règles générales, d’autre part ». Pour lui, le strict découplage fonctionnel entre deux chambres représentatives distinctes est la seule manière de contenir la coercition de l’État dans son rôle légitime – assurer le respect des règles générales de conduite imposées aux citoyens –, tout en empêchant l’emploi de cette coercition au service des intérêts particuliers de la majorité. Les constitutions des grandes démocraties parlementaires contemporaines, a contrario, n’y parviennent pas : la majorité au pouvoir y a selon Hayek toute latitude pour employer la coercition en vue de forcer la minorité à servir ses intérêts, ce qui revient à privatiser l’État. De plus, quand la majorité est composée d’une coalition de minorités, la tyrannie de la majorité se transforme en tyrannie des minorités, chacune faisant pression sur les autres pour obtenir, en échange de son soutien, le vote de privilèges ; la démocratie se résume alors à un marchandage entre intérêts particuliers minoritaires.
Proche de la critique des factions de Rousseau et Madison et inspiré, peut-être, par les idées de Carl Schmitt sur la République de Weimar, ce tableau des dysfonctionnements des démocraties parlementaires persuade Hayek de la nécessité d’isoler la fonction législative et de trouver les moyens de lutter contre l’emprise des factions, afin que la loi reste un cadre neutre pour l’activité des citoyens et ne reflète pas les intérêts des groupes au pouvoir.
Concrètement, il imagine un système bicaméral composé d’une assemblée législative et d’une assemblée gouvernementale, séparées strictement et contrôlées par une cour constitutionnelle.
L’assemblée législative est composée de membres élus, dans leur 45e année, par les citoyens du même âge. Son mandat est de quinze ans, elle se renouvelle par quinzième tous les ans. Son rôle est strictement cantonné à la législation, c’est-à-dire à l’édiction de règles générales, applicables aux conduites individuelles. Elle ne s’occupe pas de gouverner ; elle n’a pas de « politiques publiques » à mener, et elle n’a aucun contact avec le gouvernement.
Elle travaille sous le contrôle de la cour constitutionnelle, chargée de surveiller non le contenu de la loi ni le respect de la procédure législative, mais la conformité des lois aux attributs formels exigés par la constitution : généralité, abstraction, égalité. Seules les lois respectant ces attributs sont applicables aux citoyens, et justifient que l’État emploie la force pour les appliquer.
Le gouvernement, quant à lui, est chargé de faire respecter par le citoyen les lois édictées par l’assemblée législative (fonction coercitive), et de fournir des services publics pour satisfaire les besoins collectifs (fonction de service). Strictement isolé de l’assemblée législative, il travaille sous la direction d’une assemblée gouvernementale élue, semblable aux chambres parlementaires actuelles (mandat bref, renouvellement intégral, regroupement des députés en groupes politiques, etc.) qui lui indique les buts à poursuivre et les ressources à utiliser. Cette assemblée n’a de contact qu’avec lui et ses agents, jamais avec les citoyens.
Le système comporte ainsi deux panneaux hermétiquement séparés : d’un côté, l’assemblée législative régule l’activité des citoyens au moyen de règles générales ; de l’autre, l’assemblée gouvernementale dirige l’activité du gouvernement au moyen d’instructions particulières. La cour, entre les deux, veille à la séparation, et s’assure que les organes ne débordent pas de leurs compétences.
Selon Hayek, seul un tel système constitutionnel peut empêcher l’embrigadement du citoyen par l’État, et réaliser une authentique séparation des pouvoirs. La séparation des pouvoirs telle qu’elle est pratiquée dans les constitutions contemporaines, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis par exemple, ne sépare selon lui rien du tout, puisque le gouvernement peut y compter sur la majorité parlementaire pour voter toute loi utile à ses projets – c’est une « caricature » de séparation. Son projet de constitution se présente ainsi comme une relecture améliorée de la séparation des pouvoirs, réalisée en « reconstruisant les assemblées représentatives ».
Ce projet a suscité d’abondants commentaires au sein du monde anglo-saxon, même s’il a été moins étudié que d’autres aspects de la pensée de Hayek comme sa théorie des ordres spontanés et de l’évolution culturelle. En France, les réflexions à son sujet sont restées plus rares, et teintées de scepticisme. Le système proposé par Hayek peut-il atteindre ses objectifs ?
Hayek désire que la loi imposée aux citoyens ne reflète pas les intérêts particuliers du groupe majoritaire, mais seulement l’intérêt général. Comment s’y prend-il ? C’est le premier but poursuivi, l’élimination des factions dans la fabrication de la loi (I). Ensuite, les lois votées par l’assemblée législative sont censées ne pas priver les citoyens de leur liberté, dans la mesure où elles ne comportent que des prohibitions générales et pas d’instructions particulières. Cette distinction est-elle soutenable en pratique ? Surtout, un réseau de lois générales ne peut-il pas menacer la liberté individuelle (II) ? Enfin, le système de Hayek implique une réduction drastique du champ des questions susceptibles d’être traitées démocratiquement, et une exclusion quasi complète de la plupart des citoyens dans le processus de sélection des législateurs. Cela pose la question de la conciliation de son libéralisme avec la démocratie (III).
I. Éliminer l’influence des factions sur la loi
Reprenant l’idéal des théoriciens du gouvernement représentatif, Hayek veut empêcher que le Parlement soit une enceinte de confrontation et de marchandage entre intérêts particuliers. Les lois auxquelles les citoyens conforment leur conduite ne doivent pas traduire des intérêts de classe ou de parti, mais refléter le sentiment commun sur les conduites autorisées, l’« opinion » générale sur « ce qui est juste ». Il en découle que les législateurs doivent, autant que possible, rester « exempts des intérêts de classe », pour reprendre une formule de John Stuart Mill. Dans ses Considérations sur le gouvernement représentatif, ce dernier se réclamait à ce sujet des « nomothètes » athéniens ; Hayek, par allusion à Mill et par admiration pour Athènes, reprend à son tour cette dénomination. Il imagine ainsi une chambre modèle, peuplée de « nomothètes », individus aussi aptes que possible à discerner l’intérêt général – les plus sages – et aussi imperméables que possible aux intérêts particuliers – les plus indépendants. Comment s’y prend-il pour qu’ils disposent de telles qualités ?
Pour la sagesse, Hayek imagine, classiquement, de jouer sur l’âge d’éligibilité : les nomothètes, qui devront avoir « déjà fait leurs preuves dans les activités ordinaires de la vie », ne seront éligibles qu’à un âge « assez mûr », âge qu’il fixe à 40 ans, puis à 45 ans. Quant à l’indépendance, Hayek l’assure par diverses techniques : les nomothètes ne seront pas rééligibles pour n’avoir à flatter aucun électorat ; les personnes qui ont travaillé pour des partis politiques ou qui ont été élues à l’assemblée gouvernementale ne pourront pas devenir nomothètes, afin de ne pas apporter dans l’assemblée un état d’esprit partisan ; les nomothètes en fin de mandat seront automatiquement reclassés dans un emploi public, pour les débarrasser de toute crainte quant à leur avenir ; ils seront irrévocables ; enfin, ils recevront une rémunération confortable, pour les détourner des tentations. Une assemblée ainsi constituée, estime Hayek, « s’approcherait plus de l’accomplissement de l’idéal de nombreux théoriciens politiques d’un sénat d’hommes sages et honorables qu’aucun système éprouvé à ce jour ».
En termes sociologiques, on voit bien le genre d’individus auquel il songe : son nomothète-type sera une sorte de grand notable, un individu appartenant aux « membres les plus hautement estimés » de sa génération, indépendant d’esprit et, si possible, à l’aise financièrement. On ne peut pas s’empêcher de penser à une version modernisée du grand propriétaire terrien du xixe siècle, farouchement indépendant, et respecté par ses contemporains. Déjà dans La Constitution de la liberté, Hayek faisait l’éloge de ce genre de « propriétaire privé, disposant de moyens considérables », en expliquant que la liberté d’esprit et le non-conformisme de cette catégorie sociale sont essentiels pour le climat intellectuel d’une société libre, là où les classes salariées ont tendance à être conformistes et dociles. Certes, rien n’empêche, dans le système de Hayek, qu’un individu pauvre et socialement défavorisé accède à un mandat de nomothète ; mais le système semble conçu pour que les postes de nomothètes soient occupés surtout par des notables, qui ont réussi socialement. Hayek souhaite d’ailleurs ouvertement que cette position « devienne considérée dans chaque classe d’âge comme une sorte de prix d’excellence à décerner à ses membres les plus hautement estimés ».
Hayek réfléchit aussi à la façon d’intéresser les futurs nomothètes à la chose publique, et de les préparer à leur fonction législative. Il imagine de regrouper les citoyens de 18 à 45 ans dans des clubs locaux, par classes d’âge. Lieux de sociabilité et de discussion, ces clubs permettraient aux futurs nomothètes de se faire connaître de leurs semblables, et d’apprendre à débattre des affaires publiques. L’adhésion à ces clubs ne serait pas obligatoire mais Hayek suggère, dans un développement pittoresque, que la mixité rendrait les clubs attractifs, surtout si les hommes étaient assurés d’y trouver des femmes plus jeunes de « deux ans environ », et les femmes des jeunes hommes plus âgés d’autant. De tels clubs suffiraient-ils cependant à favoriser l’émergence des profils souhaités, indépendantes, sages, passionnés par la vie de cité ? Permettraient-ils aux électeurs de discerner à coup sûr les meilleurs profils ? On peut en douter. Quant à l’imperméabilité aux intérêts de classe ou de parti, rien n’assure que ces clubs l’inculqueraient à leurs membres, d’autant que ces derniers, en parallèle, voteraient régulièrement à l’assemblée gouvernementale, où primeraient justement les intérêts particuliers.
La mission de l’assemblée législative, composée d’individus âgés de 45 à 60 ans, serait de rédiger la loi, de discerner et mettre en forme l’opinion commune sur les conduites acceptables. Ce système présuppose qu’il existe un consensus général sur les conduites justes, et repose sur l’idée que les individus de 45 à 60 ans sont particulièrement aptes à identifier ce consensus. Pour Hayek, la chose va de soi : aussi bien la possibilité que les membres d’une grande société s’accordent sur une hiérarchie d’intérêts particuliers tient pour lui de la « farce », aussi bien il trouve évident qu’ils puissent s’accorder sur la notion ce qui est juste, partager la même opinion sur ce sujet. Cette distinction entre « intérêts » et « opinions » est au cœur de la pensée de Hayek ; mais ne peut-on pas lui objecter que beaucoup de sociétés sont traversées par des conflits d’opinion sur la justice, surtout les sociétés contemporaines, complexes et changeantes ? Hayek est le premier à reconnaître que les valeurs, dans nos sociétés, changent si rapidement que « nous ne savons pas ce qui paraîtra bien ou beau aux générations suivantes ». En outre, le multiculturalisme peut favoriser les conflits de valeurs au sein d’une société, phénomène dont Hayek ne parle pas, alors qu’il existait à l’époque où il écrit. Dès lors, le système de Hayek aboutit en fait à imposer l’opinion des individus âgés de 45 à 60 ans à la collectivité entière. Or, il sera quasiment impossible pour les autres membres de la société de contrebalancer cette domination d’une classe d’âge, Hayek ayant conçu son système en vue d’empêcher toute modification brutale de la législation : l’assemblée législative se renouvelle par quinzième tous les ans, chaque fournée de nouveaux membres est élue à l’âge de 45 ans par les citoyens du même âge. En d’autres termes, un citoyen âgé de 25 ans devra patienter 20 ans avant d’espérer peser personnellement sur l’orientation de l’assemblée législative ; en attendant, il ne peut qu’obéir à des lois qui reflètent une opinion qu’il juge peut-être dépassée. Hayek néglige cette difficulté, persuadé que les opinions sur ce qui est juste évoluent lentement et graduellement, par opposition aux « aspirations mouvantes » de la population s’agissant des problèmes concrets. Il semble d’ailleurs se contredire : il affirme en effet que les systèmes de droit législatif sont aujourd’hui préférables aux systèmes de common law parce que « la jurisprudence ne peut suivre une évolution rapide des faits et de l’opinion » : cela ne revient-il pas à admettre que l’opinion peut évoluer rapidement ? En somme, alors que le système de Hayek peut paraître efficace pour dégager une assemblée de nomothètes indépendants et sages, on peut craindre qu’il méconnaisse la question de l’évolutivité des opinions, insusceptible dans son système d’obtenir une traduction rapide dans la législation.
II. Protéger la liberté individuelle
Le projet de constitution de Hayek est conçu pour fournir la meilleure protection à la liberté individuelle. La liberté s’entend chez lui comme non-coercition : l’individu est libre quand il peut poursuivre ses propres objectifs, dans le cadre fixé par les lois ; il cesse d’être libre dès qu’il est enrôlé de force au service d’objectifs posés par autrui, notamment par l’État. L’État est légitime à intervenir dans la vie des citoyens, mais seulement sous forme de restrictions de leurs possibilités, restrictions incluses dans des lois prohibitives (les « empêcher de ») ; a contrario, il ne doit pas leur donner d’instructions (les « obliger à »). Si ces conditions sont respectées, Hayek estime que l’existence de l’État ne sera nullement incompatible avec la liberté des individus, ces derniers continuant de poursuivre leurs objectifs personnels sans être forcés de servir ceux de l’État. Le projet de Hayek consiste donc à empêcher le législateur de se mettre au service du gouvernement pour forcer le citoyen à servir les objectifs de celui-ci ; c’est pourquoi il isole radicalement la fonction législative de la fonction gouvernementale. Il en résulte l’équilibre suivant : le citoyen ne peut être contraint d’obéir qu’aux lois ; ces lois sont faites par une assemblée législative imperméable aux désirs du gouvernement (et à travers lui de la majorité parlementaire en place) ; le citoyen est donc assuré de n’être pas obligé de servir les désirs du gouvernement en recevant des instructions de sa part : il reste libre – libre de poursuivre ses objectifs personnels, en faisant tout ce que les lois n’empêchent pas.
Tout le système repose sur la distinction entre lois (laws) et instructions ou commandements (commands), qui semble simple à première vue : la loi m’interdit d’employer certains moyens, mais elle me laisse entièrement libre du choix de mes fins ;, le commandement m’impose une fin spécifique que je ne choisis pas. Pourtant, dès 1960, Hayek reconnaît que la loi et l’instruction ne sont pas des termes antagonistes, et qu’il existe un continuum : « Les lois tournent graduellement aux commandements à mesure que leur contenu devient plus spécifique ». La dimension d’abstraction propre à la loi devient alors moins claire qu’il n’y paraît. C’est à la cour constitutionnelle qu’il appartiendra de trancher les difficultés, en censurant les lois de l’assemblée législative qui dériveront vers le commandement. Pour ce faire, elle appliquera la définition de la loi fournie par la « clause fondamentale » de la constitution. Hayek n’en donne pas de rédaction précise, mais un résumé : cette clause devrait
postuler que les règles soient conçues comme devant s’appliquer à un nombre indéfini de cas à venir ; que ces règles visent à aider à la formation et la conservation d’un ordre abstrait dont les contenus concrets sont imprévisibles ; qu’elles ne tendent pas à l’obtention de résultats particuliers concrets ; et enfin, que soient exclues toutes dispositions tendant à affecter, ou connues comme affectant, principalement des individus ou des groupes spéciaux identifiables.
Généralité, abstraction, impersonnalité, non-discrimination : une loi qui ne satisferait pas à ces réquisits ne serait pas validée par la cour, et ne pourrait donc pas s’appliquer aux citoyens. Par exemple, un texte disposant qu’il est interdit à tous les automobilistes de rouler à plus de 100 km/h est une loi, et serait validé ; un texte ordonnant à certains automobilistes de se rendre à tel endroit à tel moment est un commandement, et serait invalidé. La distinction semble facile, mais Hayek concède qu’elle peut engendrer des « problèmes épineux », et que la cour devra développer une jurisprudence pour l’« élaborer et la préciser », en mettant au point des « tests objectifs » de législativité. Il reste hélas évasif, et prévient simplement que ces tests seront « difficiles à appliquer dans des cas particuliers ». Au vu de telles ambiguïtés, on peut se demander si, indépendamment de sa logique, la distinction entre lois et commandements est soutenable en pratique, et s’il n’est dès lors pas gênant de fonder tout le système constitutionnel sur elle.
La distinction entre les moyens et les fins, souvent utilisée par Hayek pour démontrer que les lois générales garantissent la liberté individuelle, pose une difficulté analogue. En votant la loi, explique Hayek, le législateur doit s’abstenir d’imposer une fin au citoyen, et se cantonner à limiter les moyens qu’il peut employer pour atteindre les fins qu’il choisit lui-même. Mais ce que le législateur considère comme un moyen, un citoyen ne peut-il pas le regarder comme une fin ? À Hayek qui parle de lois neutres du point de vue des fins, Ronald Hamowy répond qu’il est difficile de concevoir une loi, même générale, qui ne soit pas motivée par la poursuite d’une fin jugée désirable par le législateur ; la frontière entre loi (non finalisée) et commandement (finalisé) est alors brouillée, ce qui complique la mise en œuvre du système hayékien.
Pour compliquer le tout, la distinction entre lois et commandements peut être perturbée aussi par l’interprétation de la loi (par le juge, ou par le gouvernement), ainsi que le souligne Chandran Kukathas. Par le biais de cette interprétation, la loi est susceptible de se rapprocher insidieusement d’un commandement. Hayek néglige cette question, tout comme il néglige, dans La Constitution de la liberté, d’évoquer la possibilité que l’interprétation fasse échec à la séparation des pouvoirs, en mettant la volonté personnelle du juge à la place de la règle impersonnelle du législateur.
Supposons, malgré tout, que ces diverses difficultés soient surmontables. Est-il alors certain que la liberté du citoyen sera mieux protégée que dans les systèmes actuels, français, anglais ou américain ? Chez Hayek, le citoyen doit respecter les lois votées par l’assemblée législative ; or, cette dernière n’est soumise qu’à une contrainte purement formelle, celle de rédiger des lois générales, abstraites, impersonnelles et non discriminatoires. Rien n’est requis quant au contenu de la loi. Il n’est pas prévu, en particulier, que la loi doive respecter des libertés érigées au rang constitutionnel ; aucune déclaration de droits n’est d’ailleurs incluse dans la constitution modèle, Hayek assurant que la généralité de la loi rend cette précaution inutile. Pourtant, on peut imaginer des règles qui, tout en présentant les qualités formelles demandées, infligeraient aux citoyens des restrictions de liberté insupportables. Une loi diminuant drastiquement la liberté d’aller et venir, par exemple, ne peut-elle pas se présenter sous la forme d’une règle générale, abstraite, égale pour tous ? Concevoir des exemples plus ou moins loufoques de lois liberticides compatibles avec les réquisits hayékiens est rapidement devenu un jeu chez les auteurs libertariens, sceptiques depuis l’origine quant à la conception hayékienne de la liberté. Hayek, anticipant ces reproches, reconnaît dès 1960 que « des règles générales abstraites et applicables à tous de manière égale peuvent constituer de sévères restrictions à la liberté » ; il n’en maintient pas moins que son système de rule of law, règne de lois impersonnelles et égales, reste le meilleur rempart possible des libertés, notamment parce que l’apparition de règles liberticides est rendue improbable du fait de la séparation des pouvoirs : celle-ci fait qu’une loi liberticide s’appliquerait forcément à ses auteurs, dépourvus de tout moyen de s’y soustraire – on reconnaît là un argument classique, issu de Locke. Improbable ne signifie cependant pas impossible : on peut très bien imaginer un législateur tellement désireux d’attenter aux libertés d’autrui qu’il accepte de sacrifier les siennes. Surtout, l’application d’une loi oppressive à ses auteurs peut être tournée par le jeu des catégories abstraites : le législateur ayant la possibilité de voter des lois destinées à des catégories spécifiques (tant que ces lois restent générales et non nominatives), il peut rédiger des lois oppressives avec un champ d’application limité à certaines catégories dont, comme par hasard, les nomothètes ne feront pas partie. Hayek rétorque que les catégorisations ne seront conformes au principe de non-discrimination qui si elles sont universellement admissibles : si seuls les membres inclus dans une catégorie l’approuvent, c’est un privilège, si seuls les membres exclus l’approuvent, c’est une discrimination. On veut bien admettre que cette réserve élimine globalement la difficulté, mais il faudra alors que la cour constitutionnelle opère systématiquement la vérification.
Hayek avance un dernier argument en faveur de l’efficacité de son système pour garantir la liberté : les lois de l’assemblée ne pourront limiter que « les actions des individus qui affectent d’autres personnes », par opposition à « ce qu’une personne fait par elle-même entre ses quatre murs », qui n’intéresse pas le législateur. Cette limite (qui aurait mérité d’être incluse dans le résumé de la « clause fondamentale ») est héritée de John Stuart Mill, qui l’avait utilisée dans De la liberté comme critère de légitimité des actions prohibitives de l’État. Elle concorde bien avec le droit de common law, qui sert toujours de référence à Hayek : un droit fabriqué lors de litiges interindividuels ne peut viser par définition que des questions interindividuelles, à l’exclusion des questions purement privées. Toutefois, il n’est pas certain que ce critère soit efficace en pratique. Hayek a reconnu dès 1960 que « dans la mesure où il est peu d’actions qui n’affectent personne d’autre que l’acteur, la distinction [de Mill] ne s’est pas montrée en soi très utile ». Il est dès lors étrange qu’il la réemploie quinze ans plus tard, et peu plausible qu’elle suffise à empêcher le législateur de voter des lois liberticides.
S’agissant de la liberté individuelle, le système de Hayek laisse donc une impression partagée. Hayek part du principe qu’un individu non asservi aux objectifs d’autrui, y compris de l’État, est libre, quelles que soient les importantes restrictions qui peuvent bloquer son action. L’exigence de liberté, à ses yeux, n’empêche pas de « restreindre les personnes privées » (restrain), seulement de « les commander » (command). On imagine pourtant mal qu’un individu libre se satisferait d’un réseau de restrictions trop dense. À la limite, le réseau de lois prohibitives pourrait être si complet qu’il réduirait les comportements légaux à un seul : l’individu pris dans ce réseau serait-il encore libre ? Hayek repousse le problème en rappelant que « la plupart du temps, [les lois] ne limitent pas ses possibilités à une seule ». Hayek, au fond, paraît se résigner à la possibilité que le législateur attente aux libertés individuelles, ces atteintes étant pour lui tolérables du moment qu’elles prennent la forme de restrictions et non de commandements. Il néglige, du coup, de prévoir un mécanisme pour contester les lois de l’assemblée ; il n’est pas prévu, notamment, que les citoyens puissent accéder à la cour constitutionnelle, ou critiquer le contenu des lois devant les juridictions ordinaires, lacune surprenante de la part d’un auteur qui se dit admiratif du système américain de contrôle de constitutionnalité de la loi. La constitution, de toute façon, ne contiendrait chez lui pas de droits substantiels. Hayek, résolument confiant dans l’idée du règne de la loi, fusionne ainsi en quelque sorte dans l’assemblée législative la fonction de faire la loi, et celle de protéger les libertés, au lieu que de confier la seconde à un organe juridictionnel séparé. Cela ne revient-il pas à troquer la confusion qu’il dénonce, entre gouvernement et législation, contre une autre, entre législation et contrôle de la loi ?
III. Concilier libéralisme et démocratie
Plus encore que la question des libertés, c’est la place de la démocratie dans le système de Hayek qui a interpellé les commentateurs. La froideur de Hayek à l’égard de la démocratie, bien perceptible déjà dans le chapitre de La Constitution de la liberté consacré à la règle majoritaire – « si solide que soit le plaidoyer pour la démocratie, elle n’est pas une valeur ultime et absolue » –, l’a parfois fait apparenter à d’autres auteurs comme Talmon, Berlin et Popper, que Jan-Werner Müller réunit sous l’étiquette de « libéraux de la guerre froide » : des auteurs hantés par le spectre du totalitarisme, méfiants face à tout pouvoir, et prêts à consentir certaines limitations de la démocratie, si tel est le prix à payer pour garantir les libertés.
Le scepticisme hayékien à l’égard de la démocratie se reflète bien dans son projet de constitution, notamment dans la conception qu’il se fait de l’assemblée législative. Rappelons que cette dernière est élue pour quinze ans, et que le droit de voter et d’y être élu est réservé, chaque année, à la génération âgée de 45 ans. Chaque citoyen ne vote donc qu’une seule fois dans sa vie. Cette restriction, censée éliminer l’emprise des factions sur la loi et assurer la sagesse des nomothètes, est-elle vraiment justifiable ? Dans Droit, législation et liberté, Hayek motive la durée longue du mandat, quinze ans, par le souci que les nomothètes n’aient pas à penser à leur réélection ; mais si tel est le but, la non-rééligibilité suffirait. Dans un autre texte, Hayek ajoute que légiférer est « un travail qui demande une expertise qu’un représentant destiné à servir longtemps peut acquérir », laissant entendre que le mandat long se justifie surtout par l’acquisition d’un savoir parlementaire. Mais les clubs d’âge n’étaient-ils pas justement conçus pour cela ?
Quant au droit de vote, Hayek le réserve aux citoyens de 45 ans en raison de ce « fait d’expérience » que les contemporains d’un individu sont « ses juges les plus équitables ». On ne voit cependant pas en quoi un individu de 30 ans, ou de 55 ans, serait inapte à juger équitablement un individu de 45 ans.
Comme il y a peu d’électeurs et peu d’éligibles, ajoute Hayek, « les candidats seraient plus susceptibles d’être personnellement connus des électeurs, et choisis en fonction de l’estime personnelle que leur témoignent les électeurs », d’autant qu’électeurs et candidats auront pu se fréquenter au sein des clubs. Mais cet argument n’est pas convaincant. Pour prendre l’exemple de la France, les individus âgés de 45 ans représentent aujourd’hui près d’un million de personnes : la proportion d’électeurs connaissant personnellement les candidats ne grossirait pas significativement si le système de Hayek était appliqué. L’argument pourrait valoir, à la rigueur, pour des États peu peuplés.
En définitive, il n’apparaît pas que Hayek justifie solidement les restrictions qu’il impose à l’élection de l’assemblée législative. Il pourrait répondre, sans doute, qu’aucune raison de principe n’oblige après tout à ce que cette assemblée soit élue. Dans le système de common law, les règles de conduite imposées aux citoyens sont fabriquées par les juges non élus. Si la non-élection ne pose pas de problème dans le système de common law, pourquoi la limitation de l’élection dans le système de Hayek devrait-elle en poser ? Mais cet argument peut se retourner : à partir du moment où il introduit l’élection dans son système, il doit justifier les restrictions qu’il lui impose, ce à quoi il échoue.
Cela étant dit, le projet de Hayek, sur ce sujet de la démocratie, doit être examiné dans sa globalité. La dimension démocratique de son système repose en réalité sur la seconde chambre, l’assemblée gouvernementale, élue périodiquement par le corps électoral au complet. Sa tâche, on l’a vu, consiste à commander le gouvernement et à lui affecter ses ressources. C’est la majorité du moment à l’assemblée qui choisit les intérêts que le gouvernement devra satisfaire en priorité ; les groupes d’intérêts, incarnés par les partis, sont en concurrence au sein de l’assemblée pour obtenir les plus grands avantages. Or, Hayek est ouvert à toutes les interventions gouvernementales imaginables, sans limite de principe. Dans son esprit, l’État a vocation à fournir non seulement les prestations de base facilitant le commerce entre individus (battre la monnaie, tenir le cadastre, fixer les poids et mesures, etc.), mais à proposer tout service que le marché n’assure pas, voire au-delà : santé, assurance sociale, protection contre les calamités, éducation, infrastructures, soutien à la culture, à la recherche scientifique, etc.. « L’ampleur et la variété de l’action gouvernementale compatible, au moins en principe, avec un système de liberté, sont considérables ». On est loin de l’État veilleur de nuit à la Nozick, à qui pourtant Hayek est parfois associé.
La position de Hayek à cet égard découle de sa conception de la liberté : le critère de légitimité des interventions de l’État n’étant pas leur domaine mais leur méthode (coercitive ou non), ce qu’il faut limiter n’est pas le champ d’action de l’État, mais la coercition qu’il exerce. L’État peut donc offrir a priori tout service pour satisfaire aux intérêts de la majorité ; l’important est qu’il ne se réserve pas de monopole légal, afin de ne pas exercer de coercition sur les fournisseurs privés.
Cette latitude laissée au gouvernement conduit à tempérer l’image d’un Hayek hostile à la démocratie. Certes, la démocratie voit sa place extrêmement réduite à l’assemblée législative, qui vote les lois régulant l’activité individuelle ; mais elle joue à plein dans l’assemblée gouvernementale, où sont décidées les politiques publiques menées par l’État. Un certain équilibre entre démocratie et libéralisme s’instaure alors : les citoyens choisissent leur programme de gouvernement à la majorité (démocratie) ; mais la réalisation de ce programme ne peut impliquer de coercition sur les citoyens (libéralisme). L’activité des citoyens ne peut pas être commandée par un programme gouvernemental, mais seulement être encadrée par des règles neutres, élaborées par les nomothètes. Le gouvernement ne dispose, pour mener ses plans d’action, que des ressources accordées par l’assemblée gouvernementale ; ni les citoyens, ni leurs biens n’en font partie. La seule concession que les citoyens devront consentir au gouvernement sera de lui céder, par l’impôt, une partie de leurs biens, nécessaire au financement de ses actions. De ce point de vue, rien n’empêche l’assemblée gouvernementale de faire peser une pression fiscale très élevée sur les contribuables, afin de financer des actions nombreuses et coûteuses. En revanche, elle ne pourra pas sélectionner des groupes de citoyens pour faire peser plus lourdement sur eux cette pression, la règle de prélèvement de l’impôt relevant de la compétence de l’assemblée législative, qui est tenue par le principe constitutionnel de non-discrimination.
Ce système autorise en somme l’État à agir très largement, tout en limitant radicalement son pouvoir sur les citoyens. L’État contraint les individus afin qu’ils observent des règles neutres, mais il ne peut pas les contraindre pour qu’ils participent à ses projets.
N’est-ce pas négliger l’importance et l’utilité de l’action collective, demandera-t-on ? Mais l’action collective conserve sa place dans ce système, sous la forme des politiques publiques mises en place par gouvernement. Le but de Hayek n’est pas d’éliminer la politique en comprimant l’État – quoi que laissent à penser ses formules claironnantes sur le « détrônement de la politique » –, mais de restreindre les méthodes de l’État en lui interdisant d’utiliser le citoyen comme un moyen au service d’objectifs publics, si nobles soient-ils. « Dans l’État de droit, conclut-il, le citoyen privé et sa propriété ne sont pas matières à administration gouvernementale ; ce ne sont pas de simples moyens que le gouvernement peut utiliser à ses propres fins ».
Conclusion
Le projet de constitution de Hayek se heurte à des difficultés nombreuses, mais il offre matière à réflexion.
Beaucoup d’auteurs ont pointé une contradiction entre sa tentative d’élaborer un système d’institutions politiques et sa célèbre critique du rationalisme constructiviste, qui devrait lui faire repousser l’idée d’imaginer une constitution. Il nous semble cependant que Hayek s’est expliqué sur ce point, en présentant son plan comme une « utopie », à vocation principalement critique.
Un autre aspect nous semble beaucoup plus problématique, qui n’est jamais souligné par les critiques de Hayek : il s’agit de l’articulation entre la théorie hayékienne du droit comme ordre spontané issu de la jurisprudence, exposée dans le premier tome de Droit, législation et liberté, et le modèle de constitution exposé dans le tome III. Comment le droit jurisprudentiel s’articule-t-il avec le travail de l’assemblée législative, et pourquoi le droit ne pourrait-il pas demeurer entièrement jurisprudentiel, comme il l’était selon Hayek dans l’ancienne Angleterre, au bénéfice de la liberté des Anglais ? Hayek répond que le droit jurisprudentiel, qui évolue suivant une logique immaîtrisable, peut « bourgeonner dans des directions très indésirables » et ne changer qu’avec lenteur, d’où la nécessité d’un législateur « rationnel » chargé de corriger le droit et de l’adapter à « une évolution rapide des faits et de l’opinion ». Cette explication est pour le moins sommaire, et les modalités de la cohabitation entre droit jurisprudentiel et droit législatif ne sont pas claires. Si le droit a vocation à rester principalement jurisprudentiel, comme Hayek le suggère (les corrections et adaptations par la loi, dit-il, seront si rares qu’elles n’occuperont les nomothètes qu’à « de longs intervalles »), la nécessité même d’une assemblée législative devient incertaine. On aboutirait alors à un système à une seule chambre, qui ne s’occuperait pas du tout de législation (réguler les conduites individuelles), mais uniquement de contrôle du gouvernement (décider des programmes menés par celui-ci).
Par ailleurs, on se demande aussi si l’assemblée législative telle que la conçoit Hayek disposera de l’expertise suffisante pour légiférer dans les domaines très techniques qu’il lui assigne, incluant « la sécurité et la salubrité » ou les « normes de la production et de la construction ».
Hayek, qui écrit en philosophe, ne prend pas la peine de descendre dans les détails de son projet, ce qui est parfois frustrant. Surtout, il n’illustre jamais son propos. Par exemple, il ne fournit aucun exemple d’une loi liberticide aujourd’hui en vigueur, qui deviendrait impossible dans son système. Le tableau qu’il dresse de la situation dans les démocraties contemporaines est si dramatique, voire outrancier – il parle d’une « situation de barbarie » –, que les exemples devraient abonder. Il semble en vérité qu’il confonde, d’une part, la possibilité, dans les modalités classiques de la séparation des pouvoirs, que le gouvernement utilise la loi comme un outil coercitif pour mener ses politiques et forcer les citoyens à y adapter leur comportement et, d’autre part, la réalisation de cette possibilité. On a l’impression que, pour lui, la possession par les chambres parlementaires de deux missions, légiférer (réguler l’activité des individus) et contrôler le gouvernement (déterminer, en collaboration avec lui, le programme de l’action publique), aboutit automatiquement à la confusion des deux, et à l’usage de la loi pour commander aux individus afin qu’ils servent le gouvernement. Mais il ne fournit pas d’exemples de cette situation. Il se contente, dans Droit, législation et liberté, de souligner que son système aurait l’immense avantage de « rendre impossible toutes les mesures sociales de redistribution », laissant entendre que ces mesures sont un cas typique de confusion des missions. On comprend alors que son modèle de constitution est conçu avant tout comme une machine de guerre contre le dirigisme et les politiques de justice sociale, dans le contexte des progrès de l’État-providence et de la lutte des libéraux contre le socialisme et la redistribution.
Le constitutionnalisme de Hayek peut ainsi être lu comme une traduction en institutions de sa distinction entre les ordres (cosmos) et les organisations (taxis). De deux choses l’une : ou bien l’on souhaite que la société soit, suivant son vocabulaire, un ordre, terrain ouvert où les individus poursuivent leurs fins propres dans les limites de la loi ; ou bien l’on veut qu’elle soit une organisation, structure unifiée en vue d’un but collectif, à l’image d’une entreprise ou d’une armée. Si l’État donne aux citoyens des instructions, prévient Hayek, la société libre se transformera en organisation ; à terme, elle deviendra « totalitaire ». C’est ce qu’il refuse : que le citoyen soit forcé de renoncer à ses objectifs personnels pour épouser ceux de l’État, même si ces objectifs sont majoritairement soutenus par la population, et même s’ils sont nobles sur le fond. « Pour préserver une société libre, il est essentiel d’admettre que le fait de considérer un objectif comme souhaitable ne suffit pas à légitimer l’emploi de la coercition ». Dans cette perspective, l’exigence libérale l’emporte sur l’exigence démocratique, la démocratie devant se cantonner à la sphère étroite des services publics, à l’exclusion des conduites individuelles. Il va de soi que cette position aboutit à nier qu’une société est aussi une la communauté de destin, unie par des objectifs concrets, avec des projets collectifs qui engagent les citoyens ; mais cette critique s’adresse au libéralisme tout entier, pas seulement à Hayek.
En dépit de ses insuffisances, la théorie constitutionnelle de Hayek a le mérite d’éclairer d’une lumière crue l’articulation délicate entre libéralisme et démocratie, et de conclure avec franchise que, dans une perspective authentiquement libérale, la deuxième ne peut que céder le pas au premier. Elle offre au juriste une réflexion d’ingénierie constitutionnelle intéressante, qui remet en question le principe de la séparation des pouvoirs en vue de montrer ce que serait une constitution réellement conforme à l’idéal libéral. Dans l’optique libérale, assure Hayek, la séparation des pouvoirs n’a qu’une signification possible : elle implique un découplage radical du pouvoir législatif et de la fonction gouvernementale, afin que la loi ne soit jamais l’outil coercitif des politiques publiques mais le cadre neutre des choix individuels, dont découlera l’ordre spontané des activités humaines.
Bernard Quiriny
Professeur de droit public, Université de Bourgogne (CREDESPO).
Pour citer cet article :
Bernard Quiriny « Remarques sur le projet de constitution de Friedrich A. Hayek », Jus Politicum, n°23 [https://juspoliticum.com/articles/Remarques-sur-le-projet-de-constitution-de-Friedrich-A-Hayek]