Recension de W. Phelan, Great Judgments of the European Court of Justice: Rethinking the Landmark Decisions of the Foundational Period, CUP, 2019, 276 p. 

Review of W. Phelan, Great Judgments of the European Court of Justice: Rethinking the Landmark Decisions of the Foundational Period, CUP, 2019, 276 p. 

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illiam Phelan, professeur assistant au Trinity College de Dublin, appartient à un groupe d’auteurs qui réinterprète l’histoire du droit de l’Union européenne depuis la fin des années 2000. Julie Bailleux, Bill Davies, Antoine Vauchez, Morten Rasmussen ou plus récemment Vera Fritz essaient de comprendre la manière dont les principaux arbitrages juridiques qui fondent le droit de l’Union européenne ont été opérés. Fréquemment liés à l’Institut universitaire européen de Florence, ils se situent dans la lignée des travaux du président de cet Institut, Joseph Weiler et de son analyse contextuelle du droit de l’Union.

L’une des finalités de ce type d’analyse est de procéder à une critique des récits qui entourent la construction de l’Union européenne. Par exemple, pour de nombreux commentateurs, dont Joseph Weiler, l’originalité des premiers arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes, et notamment des arrêts Van Gend en Loos et Costa, réside dans le rôle central conféré aux individus dans l’ordre juridique communautaire. Selon cette perspective, en reconnaissant l’effet direct et la primauté du droit communautaire, ces arrêts ont permis aux particuliers de saisir une juridiction nationale afin de demander qu’une règle nationale contraire au droit communautaire soit écartée (p. 9). Lorsque la législation d’un État s’oppose aux décisions adoptées dans l’ordre juridique communautaire, les individus, véritables « agent[s] auxiliaire[s] des Communautés » (p. 43), peuvent faire échec à cette prétention et permettre le plein déploiement des objectifs des Communautés. Ce serait là les prémisses d’une citoyenneté européenne, une citoyenneté fondée sur le marché intérieur et les droits conférés aux individus (p. 43).

Si cette interprétation des arrêts fondateurs de la Cour de justice rend compte de leur effet sur le long terme, la thèse centrale de l’ouvrage de William Phelan est qu’une telle interprétation est étrangère aux motivations de la Cour de justice lors de leur adoption. À partir d’une analyse minutieuse de neuf « grands arrêts de la Cour de justice » rendus entre 1961 et 1979, il montre que ces décisions ont eu pour finalité de prohiber les mesures unilatérales adoptées par les États membres (I). Les arrêts fondateurs ont alors provoqué une mutation des rapports entre les États membres en interdisant les conflits interétatiques au sein des Communautés européennes (II).

I. La prohibition des mesures unilatérales des États membres

Pour W. Phelan, le caractère novateur des premiers arrêts de la Cour de justice ne peut être compris que par comparaison avec d’autres traités commerciaux. La quasi-totalité des traités commerciaux autorise les États participants à adopter des mesures protectionnistes unilatérales pour compenser des effets particulièrement graves de l’application des traités sur les économies nationales ou pour sanctionner les États ne respectant pas leurs obligations internationales. C’est par exemple le cas au sein de l’Accord instituant l’Organisation mondiale du Commerce (p. 2). Au contraire, les Traités établissant les différentes Communautés européennes reposent sur une logique distincte en prohibant de telles mesures unilatérales (p. 3).

Le premier arrêt rendu par la Cour de justice dans le cadre du traité de Rome l’a explicité : d’éventuelles mesures de sauvegarde visant à compenser les effets de la mise en œuvre de ce traité sur l’économie d’un État, y compris des effets particulièrement graves, ne peuvent être adoptées qu’en mettant en œuvre les procédures prévues par le traité et, en l’espèce, celle prévue à l’article 226. Or, ces procédures ne permettent pas l’adoption unilatérale de mesures protectionnistes par les États membres : elles permettent seulement aux États membres de demander aux institutions communautaires de les autoriser à adopter de telles mesures (p. 21). Le droit communautaire se détache ainsi nettement du régime habituel des traités commerciaux, ce que confirme l’arrêt Costa. Si cette décision ne mentionne jamais explicitement le principe de primauté, elle repose en revanche entièrement sur l’idée qu’un État – en l’occurrence, l’Italie – ne peut décider unilatéralement de ne pas respecter le droit communautaire (p. 77). La même conclusion vaut pour les arrêts Internationale Handelsgesellschaft ou Simmenthal : dans ces décisions, la Cour de justice a exclu la possibilité pour un État d’invoquer une règle constitutionnelle afin d’écarter l’application du droit communautaire.

Selon W. Phelan, une telle évolution est radicale notamment en ce qu’elle exclut toute sanction de la part d’un État vis-à-vis d’un autre État membre ne respectant pas ses obligations. Aucune contre-mesure ne peut être envisagée. Dès lors, les Communautés européennes se privent du moyen habituellement employé au sein de l’ordre juridique international pour prévenir la violation du droit international. En effet, lorsqu’un État refuse de se plier aux règles d’un traité international, le plus souvent, il existe un mécanisme d’arbitrage prévu par le traité. Toutefois, ces mécanismes sont uniquement déclaratoires et ne peuvent aboutir à une contrainte des États refusant de s’y plier. Les contre-mesures servent alors à faire peser, sur cet État récalcitrant, un coût économique tel qu’il est dans son intérêt de se plier à ses obligations (p. 50).

En excluant le recours à ces méthodes au sein de l’ordre juridique communautaire, le risque est alors que l’effectivité du droit communautaire ne repose que sur la bonne volonté des États (p. 25). Pour éviter une telle faiblesse, la Cour de justice s’est appuyée sur le principe de l’effet direct du droit communautaire. Grâce, notamment, à la procédure de renvoi préjudiciel, l’effet direct permet de faire des juridictions nationales des agents d’exécution du droit communautaire, notamment à l’encontre d’un État récalcitrant. Ainsi, l’effet direct « opère comme une alternative à l’usage de contre-mesures interétatiques en tant que mesure d’exécution au sein de l’ordre juridique européen » (p. 50).

II. Une mutation des rapports entre les États membres

Pour W. Phelan, l’objet de ces arrêts n’est ainsi pas la protection des droits des individus et la promotion d’un embryon de citoyenneté européenne. Ce n’est pas la valorisation des intérêts personnels de l’individu contre l’intérêt de l’État. C’est l’interdiction des conflits interétatiques au sein des Communautés européennes et la mise en place d’un mécanisme permettant le respect des obligations communautaires (p. 43). Pour établir sa thèse, l’auteur s’appuie sur une étude très minutieuse des arrêts mais également sur la doctrine contemporaine de ces arrêts. En particulier, il décrypte longuement les écrits de Robert Lecourt, le juge français auprès de la Cour de justice de 1962 à 1976, président de la Cour de justice et figure intellectuelle centrale de la Cour à ses débuts.

La thèse de doctorat de Lecourt, soutenue en 1931, portait sur la réintégrande, une action possessoire permettant au propriétaire de retrouver son bien après en avoir été illégalement privé. Dans les toutes dernières pages de sa thèse, en guise d’ouverture, Lecourt extrait de l’analyse de cette technique de droit privé une compréhension générale de la fonction du droit. Selon lui, la réintégrande développée par les juridictions judiciaires françaises a pour finalité première d’empêcher les individus de se faire justice eux-mêmes dans les conflits entourant le droit de propriété, finalité qui serait également l’objet de tout le droit moderne. Maintenant que cette interdiction de la justice privée est acquise en droit interne, l’étape suivante est son extension aux relations entre les États. Pour Lecourt, le développement de mécanismes d’arbitrages internationaux serait le signe d’une évolution dans cette direction.

Selon W. Phelan, cette philosophie pacifiste est au cœur de la perception par Lecourt du projet européen et de la manière dont il a encouragé le développement du droit communautaire au sein de la Cour de justice (p. 7). Bien que Lecourt ait fait supprimer ses archives personnelles et qu’il ait peu écrit, W. Phelan parvient à montrer cette filiation dans le cadre de chaque arrêt en s’appuyant sur des détails de rédaction ainsi que sur des écrits de proches de Lecourt.

Si l’hypothèse de W. Phelan est correcte, elle implique alors que la singularité du projet européen, y compris dans ses développements les plus récents, ne réside pas dans la place des individus mais dans la manière dont ce projet a réagencé les rapports entre les États membres en prohibant efficacement les mesures unilatérales (p. 229). Les Communautés européennes n’ont pas disloqué les États en privilégiant les individus. Au contraire, il s’agit fondamentalement d’une construction interétatique dont l’agencement a été élaboré pour répondre aux problèmes classiques du droit international économique (p. 232-237). La reconnaissance de droits aux individus n’est qu’une conséquence indirecte de cet agencement (p. 233).

L’analyse de W. Phelan donne alors à voir une doctrine communautariste dont les thèses sont tournées vers la figure de l’État et les relations interétatiques. Cette centralité de l’État est également présente dans les œuvres de la période postérieure à celle étudiée par W. Phelan. Ainsi, en 1975, Pierre Pescatore, juge luxembourgeois auprès de la Cour de justice de 1967 à 1985 et qui fut la nouvelle figure intellectuelle centrale de la Cour après le départ de Lecourt, a formulé des thèses similaires, relatives à la primauté et à l’effet direct du droit communautaire dans un cours à l’Université de Liège. À ses yeux, les États sont les seuls destinataires du droit communautaire mais l’effet direct en modifie les bénéficiaires qui ne sont pas nécessairement les États, mais peuvent aussi être les particuliers. L’effet direct ne désigne donc pas une mise en œuvre du droit communautaire en l’absence des États, mais un encadrement particulier de la mise en œuvre du droit de l’Union par les États. Autrement dit, pour Pescatore comme pour Lecourt, le droit communautaire est d’abord un droit des États dont il s’agit de réguler le comportement.

Toutefois, à la différence de Lecourt, Pescatore estime que la finalité de ce réagencement n’est pas uniquement d’empêcher des conflits interétatiques mais également de permettre aux justiciables de faire prévaloir, contre l’État, leurs intérêts protégés par le droit communautaire. Ainsi, dès la génération de juges qui a suivi celle de Robert Lecourt, la perspective strictement interétatique mise en valeur par W. Phelan est atténuée, la place de l’individu en droit communautaire commence à devenir centrale. Cela invite alors à poursuivre l’analyse minutieuse des grands arrêts de la Cour de justice entamée par W. Phelan dans cet ouvrage afin d’étudier cette transformation idéologique du droit communautaire.

Pierre Auriel

Pierre Auriel est docteur en droit public de l’Université Panthéon-Assas et chercheur post-doctoral dans le cadre du programme ANR « Egalibex ». Il travaille sur les rapports entre les ordres juridiques nationaux et européens et sur la protection des libertés publiques dans l’espace public. Il est l’auteur de L’équivalence des protections dans l’Union européenne (Bruylant, 2020).

 

Pour citer cet article :

Pierre Auriel « Réécrire le droit de l’Union européenne : W. Phelan, Great Judgments of the European Court of Justice: Rethinking the Landmark Decisions of the Foundational Period (2019) », Jus Politicum, n°27 [https://juspoliticum.com/articles/Reecrire-le-droit-de-l-Union-europeenne-W-Phelan-Great-Judgments-of-the-European-Court-of-Justice-Rethinking-the-Landmark-Decisions-of-the-Foundational-Period-2019]