Être citoyen, obéir aux lois
Volontiers appréhendée à travers le prisme des droits politiques – droits de vote et d'éligibilité –, la citoyenneté implique également des devoirs, au premier rang desquels est couramment placée l'obéissance à la loi. Ce lien entre obligation d'obéir aux lois et citoyenneté mérite d'être clarifié et éprouvé. Il est ici défendu que deux concepts trop souvent amalgamés, la citoyenneté au sens philosophique et la citoyenneté au sens juridique, doivent être distingués ; que l’obligation d’obéissance à la loi est une composante nécessaire de la citoyenneté au sens philosophique, mais pas de la citoyenneté au sens juridique.
Although it is usually seen through the lens of political rights – right to vote, right to be elected – citizenship also implies duties, especially a duty to obey the law. This correlation between obligation to comply with the law and citizenship deserves to be further clarified and tested. We argue that two concepts of citizenship, which are often blended together, citizenship in a philosophical sense and citizenship in a legal sense, should be differentiated ; that the obligation to obey the law is a necessary feature of citizenship in a philosophical sense, not of the citizenship in a legal sense.
V
olontiers appréhendée sous la lumière des droits politiques – droits de vote et d’éligibilité –, la citoyenneté implique également des devoirs, au premier rang desquels on place couramment l’obéissance à la loi. Ce lien qui unit l’obligation d’obéir aux lois et la citoyenneté, apparemment intuitif, souvent mis en avant par des philosophes comme par des juristes, mérite d’être éprouvé et clarifié. Sans doute la question peut-elle sembler, de prime abord, quelque peu éculée. Nombre d’ouvrages canoniques de théorie politique, en effet, ont cherché à éclairer les fondements et les limites de l’obligation d’obéir aux prescriptions juridiques – du Criton jusqu’à la Théorie de la justice, en passant par le Léviathan, le Second traité du gouvernement civil, le Contrat social ou l’Esprit des lois. Ils ont été enrichis par des textes majeurs que des juristes – du côté de la théorie du droit, en particulier – ont consacrés aux fondements de l’autorité des normes juridiques et aux propriétés de l’obligation de s’y conformer. En dépit de la richesse de ces derniers, l’interrogation mérite d’être reprise à nouveaux frais dans le cadre d’une réflexion sur les formes méconnues de la citoyenneté.
Une première manière de l’appréhender consiste à partir de l’obéissance aux lois pour se demander ce qui, en elle, concerne le citoyen plutôt que ceux qui ne le seraient pas – l’Homme opposé au Citoyen, l’étranger, celui que l’on a déchu des prérogatives attachées à la citoyenneté. Elle invite à se demander, en somme, dans quelle mesure l’obéissance à la loi est une obligation du seul citoyen. Or, si, comme on l’imagine, l’obligation d’obéissance à la loi pèse également sur ceux qui, selon les configurations normatives du moment ou selon le concept de citoyenneté retenu, sont exclus de son champ, l’obligation d’obéissance à la loi perd, sous ce rapport, sa portée heuristique.
Une seconde façon de poser la question revient à partir de la citoyenneté pour identifier la part que tient l’obligation d’obéissance aux lois parmi ses diverses composantes – que l’on pense, dans l’ordre des droits, aux droits politiques et aux droits civils, ou, dans celui des devoirs, au paiement de l’impôt, à la participation aux jurys d’assises ou à la conscription. Il s’agit alors de se demander s’il ne s’agirait pas là de l’un de ses éléments constitutifs, quoiqu’il soit trop souvent négligé. L’obéissance à la loi pourra être ainsi conçue – d’un point de vue interne au droit – s’il est établi que des règles de droit font résulter de sa méconnaissance l’abandon ou la déchéance de ce statut. On ne saurait, cependant, s’arrêter à ce critère, tant il est des prescriptions attachées à la citoyenneté dont l’ignorance est sans effet sur le bénéfice de cette dernière. Aucun système, même le plus sévère, ne sanctionne la méconnaissance de chacune de ses lois par une privation du statut de citoyen.
Ici comme souvent, on perçoit d’emblée à quel point la polysémie des termes employés risque de brouiller l’appréhension des concepts auxquels ils renvoient. Une délimitation liminaire s’impose donc. La loi ne soulève pas de difficulté : il convient ici d’y voir, lato sensu, toute obligation juridique d’origine verticale et unilatérale – les obligations contractuelles soulevant des difficultés d’un autre ordre –, que certains sont enclins à étendre au-delà du droit positif, du côté d’une « loi naturelle » qui jouerait, pour ce dernier, le rôle d’un fondement ou d’un complément. L’obéissance peut être appréhendée dans sa dimension individuelle – la désobéissance ponctuelle ne mettant pas en danger le système normatif dans son ensemble – ou dans sa dimension collective – qui soulève la question, radicalement différente, des normes juridiques ineffectives. On y verra la réponse à une sollicitation normative, peu important les termes employés par les juristes pour la désigner – observation d’une norme, mise en conformité avec cette dernière, exécution d’une obligation. Purement factuel quoiqu’il intéresse le juriste, le phénomène n’implique pas l’engagement intellectuel à quoi renvoient les idées d’adhésion aux lois, de respect à l’égard de ces dernières, voire d’amour pour elles. La distinction a été faite de façon nette par Robespierre : « J’obéis à toutes les lois ; mais je n’aime que les bonnes. La société a droit d’exiger ma fidélité, mais non le sacrifice de ma raison : telle est la loi éternelle de toutes les créatures raisonnables ». Par contraste avec les concepts de soumission ou de servitude volontaire, à la connotation plus négative, l’obéissance se présente comme neutre.
L’obligation d’obéir aux lois peut être appréhendée selon un double point de vue, interne au droit ou extérieur à ce dernier. Le premier revient à identifier ce qui, dans un système normatif donné, est susceptible de fonder une obligation juridique d’obéir à certaines lois en particulier, ou au système dans son ensemble – dans la limite de cas où l’on reconnaît habituellement à ce dernier la faculté de donner naissance à des exceptions normatives non prévues par avance. Le second point de vue a été privilégié, notamment, par nombre de philosophes anglo-saxons qui se sont demandé, dans le champ disciplinaire désigné comme celui de « l’obligation politique », s’il existait une obligation morale d’obéir aux lois en général. Trois principaux fondements ont été proposés pour défendre l’existence d’une telle obligation. Selon le premier, naturaliste, elle procéderait des propriétés mêmes de l’être humain, conçu comme appartenant à une collectivité politique. Selon le deuxième, contractualiste, elle dériverait du contrat social supposé relier les citoyens – il serait équitable, en particulier, que chaque citoyen bénéficie du respect, par ses concitoyens, des mêmes contraintes qui s’imposent à lui dans l’intérêt général. Le troisième fondement, conséquentialiste, tiendrait aux vertus attendues de l’obéissance collective aux normes juridiques. Quelle que soit l’approche privilégiée, il est globalement accepté que cette obligation d’obéir à la loi n’existe que de prime abord (prima facie), aussi longtemps que des raisons morales légitimes ne lui font pas obstacle – songeons aux débats profus, jusqu’à récemment, sur la désobéissance civile.
Quant à la citoyenneté, elle soulève la plus grande difficulté. Le terme, en effet, renvoie à deux ensembles de phénomènes qui mériteraient chacun de disposer de leur concept. Or, nombre de confusions procèdent de ce que deux concepts sont désignés par un même terme. La chose a été identifiée de longue main. Lors de la discussion du projet de Constitution girondine, au printemps 1793, Lanjuinais constate que, d’un côté, « [l’]idée générale que réveille le mot de citoyen est celle de membre de la cité, de la société civile, de la nation », et que, de l’autre, dans « un sens rigoureux, il signifie seulement ceux qui sont admis à exercer les droits politiques [...] ; en un mot, les membres du souverain ». Or, les « publicistes, et même les législateurs, confondent souvent ces deux significations très différentes ; et de là l’obscurité, l’incohérence apparente de certaines propositions ». On ne saurait mieux l’exprimer : deux concepts de citoyenneté doivent être distingués.
Le premier – la citoyenneté au sens philosophique, conçue comme la condition de possibilité de toute construction politique –, renvoie à un phénomène volontiers présenté comme un fondement pour toute structure étatique : le pacte social. Ainsi s’est imposée la distinction, popularisée notamment par Pufendorf au xviie siècle, entre l’Homme, antérieur à l’hypothèse d’un tel pacte, et le Citoyen qui, comme la cité dont il est membre, en serait le fruit. L’un et l’autre renvoient à un même objet – l’être humain – sur lequel ils jettent une lumière distincte. Le premier est imaginé comme une entité naturelle, dans sa nudité politique primitive à laquelle notre tradition a attaché différentes hypothèses de pensée – notamment le paradis terrestre, l’état de nature et la loi naturelle. Le second – le Citoyen – s’en distingue par son caractère artificiel, politiquement construit.
Quant au second concept – la citoyenneté au sens juridique – il renvoie à un attribut attaché par des systèmes normatifs à une catégorie d’individus. On le conçoit volontiers comme l’appartenance – dans une perspective synchronique – ou l’adhésion – dans une perspective diachronique – à une collectivité politique. Ses propriétés sont partiellement dépendantes de la forme de cette collectivité politique : une dans un État unitaire, elle est multiple dans un Empire ou une Fédération, où s’articulent a minima citoyennetés métropolitaine et coloniale, fédérale et fédérée. Force centrifuge, aristocratique à cet égard, la citoyenneté au sens juridique hiérarchise et exclut, en limitant, au sein d’une même collectivité politique, ceux qui sont admis à l’exercice de certaines fonctions – à quoi l’on rattache traditionnellement la citoyenneté antique. Force centripète, démocratique à cet égard, elle égalise et inclut, en assurant, de façon égale et homogène, l’accès à ces fonctions – ce que l’on relie volontiers à la citoyenneté contemporaine, dans les démocraties libérales occidentales. Le champ d’application de ce second concept dépend du périmètre de ceux que les normes juridiques en vigueur à un instant donné rattachent à la catégorie juridique de citoyen. Ainsi, dans la tradition constitutionnelle française, trois cercles concentriques peuvent être distingués.
Le premier cercle, le plus restreint – la « citoyenneté-droits politiques » –, relie la citoyenneté aux seuls droits politiques. Il embrasse les titulaires de droits politiques effectifs – ceux qui peuvent les exercer, que l’on a qualifiés de « citoyens actifs » dans la Constitution de 1791 –, en les distinguant de ceux qui ne peuvent les exercer, à l’instar des « citoyens passifs » que l’on souhaitait alors écarter du suffrage sans leur refuser le titre de citoyen, puisqu’ils étaient représentés : les nationaux privés de l’exercice de tels droits, en raison de leur pauvreté, de leur sexe, de leur âge, d’une privation prononcée par un organe juridictionnel, ou d’un défaut d’inscription sur les listes électorales. Ce premier cercle est celui que les juristes ont le plus volontiers à l’esprit en pensant à la citoyenneté – si bien que l’on a apparenté à une « citoyenneté européenne » l’admission de ressortissants de pays membres de l’Union européenne à l’exercice de certains droits politiques. Révélatrice de cette conception est l’article 6 de la Déclaration de 1789, qui attache aux citoyens le droit de concourir à la formation de la loi. Par exclusion, le champ de la citoyenneté-droits politiques laisse de côté les étrangers, les Français interdits de droits civiques, civils et de famille, et les mineurs – à qui s’ajoutaient les pauvres exclus du cens jusqu’en 1848, les femmes jusqu’en 1944 et bon nombre d’habitants des colonies.
Un deuxième cercle, plus large – la « citoyenneté-nationalité » –, relie la citoyenneté à la nationalité. Il embrasse les seuls nationaux, qu’ils jouissent ou non de droits politiques – qu’ils soient, au sens de la Constitution de 1791, « citoyens actifs » ou « passifs ». Par exclusion, le champ de la citoyenneté-nationalité laisse de côté les étrangers, éventuellement titulaires de droits civils.
Le troisième cercle, plus large encore – la « citoyenneté-droits civils » –, relie la citoyenneté aux droits civils. Il embrasse les titulaires de droits civils, qu’ils soient nationaux ou étrangers, qu’ils jouissent ou non de droits politiques. Sieyès y voit les droits « pour le maintien et le développement duquel la société s’est formée », ou « droits passifs », qu’il oppose aux droits politiques « par lesquels la société se forme », ou « droits actifs ». La catégorie exclut les êtres humains à qui ces droits sont déniés, quoiqu’ils se trouvent sur le territoire de l’État et soient destinataires de ses normes juridiques – à l’instar des déportés dans l’Allemagne nazie ou d’autres hommes que l’on a pu appréhender à travers l’idée d’un « peuple nu » ou d’une « vie nue ».
À l’aune de cette diversité conceptuelle – citoyenneté au sens philosophique, citoyenneté au sens juridique, cercles concentriques au sein de cette dernière –, on ne saurait répondre de façon univoque à la question de savoir si l’obligation d’obéissance à la loi est une composante de la citoyenneté. La question, en effet, ne se pose pas dans les mêmes termes selon le concept de citoyenneté retenu.
Du point de vue de la citoyenneté au sens philosophique, l’obligation d’obéissance à la loi ne saurait peser que sur le Citoyen – au point où l’on y voit souvent, pour lui, un élément fondateur. Elle ne saurait concerner l’Homme à qui, avant le pacte social, manquent sinon l’obéissance, du moins un concept d’obligation juridique, ainsi que la loi, à savoir des prescriptions normatives qui, à ce stade, sont supposées inexistantes. L’Homme bénéficie d’une liberté pré-juridique, antérieure à la consécration de l’État et de tout système normatif, potentiellement brutale. En effet, pour être ainsi nu, l’Homme n’en est pas moins supposé être d’emblée socialisé, confronté à d’autres hommes dont l’exercice de leur liberté risque d’être, pour lui, périlleuse. Le Citoyen, quant à lui, construction politique artificielle, est supposé s’insérer dans une multitude non seulement socialisée, mais civilisée, politiquement organisée. Sa liberté procède à la fois du silence de certaines règles de droit contraignantes et de la sécurité que ces dernières contribuent à lui assurer, en limitant les atteintes que d’autres individus risqueraient sans elles de porter à sa personne ou à ses biens. Pour résumer, l’Homme devient Citoyen, dans ce sens philosophique, au terme du pacte social par lequel il limite sa liberté pré-juridique au nom de l’intérêt collectivement tiré d’une soumission de tous à des normes juridiques, qui ne réduisent la liberté de chacun que pour garantir la liberté de tous. Dans cette perspective, la citoyenneté est le fruit d’un double mouvement de socialisation – on devient Citoyen en faisant société – et de production normative – on le devient en se donnant des règles de droit. Le champ de la citoyenneté au sens philosophique est donc particulièrement lâche : elle embrasse tous les êtres humains vivant, à un instant donné, dans une communauté que l’on suppose consolidée par un contrat social – en pratique, le plus souvent, les habitants d’un territoire soumis à un gouvernement commun. Par exclusion, sont laissés de côté des êtres humains vivant hors de tout espace couvert par une souveraineté étatique.
Du point de vue de la citoyenneté au sens juridique, la question se pose en des termes fort différents. La proposition selon laquelle l’obligation d’obéissance à la loi ne pèse que sur les citoyens ne sera vraie que dans un système normatif le prescrivant explicitement – chose qui n’a évidemment rien de nécessaire et dont la probabilité est presque nulle.
Quoique ces deux concepts de citoyenneté – au sens philosophique et au sens juridique – gagnent ainsi à être distingués, une difficulté supplémentaire provient de ce que leurs champs se croisent partiellement, ce qui explique qu’ils soient si souvent mêlés. Trois observations liminaires méritent d’être faites sur ce point.
Tout d’abord, le champ du concept de citoyenneté au sens juridique est inclus dans celui du concept de citoyenneté au sens philosophique, comme l’ensemble du droit positif. Puisqu’elle intervient après le pacte social, la citoyenneté au sens juridique se présente comme l’une des modalités possibles de la citoyenneté au sens philosophique. À quoi s’ajoute une remarque d’ordre contextuel : les réflexions sur la citoyenneté au sens philosophique se sont presque toujours inscrites dans un arrière-plan marqué par ce que l’on percevait de la citoyenneté au sens juridique. Nul théoricien du pacte social n’ayant jamais rencontre d’Homme qui ne serait pas Citoyen – le pacte étant toujours supposé être, en quelque sorte, déjà là –, les représentations philosophiques du Citoyen ont toujours partiellement dépendu des attributs attachés à la citoyenneté au sens juridique, dans le contexte de la réflexion. Le constat ne fait pas obstacle à ce que soient distinguées ces deux perspectives. Il invite simplement à ne pas imaginer de frontière étanche entre ces dernières – les réflexions des philosophes s’étant nourries d’analyses du droit, et celles des juristes, de la lecture de philosophes.
Ensuite, nombreux sont ceux qui ont mêlé les deux perspectives ou qui se sont attachés à insérer, dans un cadre politique et juridique, ces représentations philosophiques couramment partagées. Ainsi les « droits inaliénables » dont les hommes, « créés égaux », sont supposés avoir été « dotés par le Créateur », conformément à la Déclaration d’indépendance des États-Unis, en 1776, ou les « droits naturels et imprescriptibles » attachés à l’homme par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 se présentent-ils comme une protection, dans l’ordre politique, postérieur au pacte social, de prérogatives que l’on imagine être celles de l’Homme dans son état pré-juridique. En amalgamant ainsi les choses, ces textes fondateurs du constitutionnalisme contemporain cristallisent une dualité qui fait écho aux deux corps du roi étudiés par Ernst Kantorowicz : chaque individu pourrait être assimilé à l’Homme – être doué de qualités pérennes, inaltérables et imprescriptibles – et au Citoyen – être faillible, susceptible de se tromper, de trébucher et de subir les conséquences de ses fautes. Cela n’empêche évidemment pas de distinguer, pour les besoins de cette réflexion, deux concepts qui ne l’ont pas toujours été.
Enfin, la question du lien unissant la citoyenneté et l’obligation d’obéissance aux lois gagne à être posée dans la perspective de chacune de ces deux citoyennetés. Dans les deux cas, on imagine volontiers ce que doit la citoyenneté à l’obéissance aux lois du plus grand nombre. L’affirmation est moins évidente à l’échelle individuelle. Selon un premier point de vue – celui de l’universel dans le particulier –, chacun est comptable, à son échelle, du maintien de la cité dans son ensemble. Selon le second – celui de la déviance simplement marginale –, aucun système politique robuste ne saurait être sérieusement mis en danger par des méconnaissances ponctuelles, aussi longtemps que les lois restent globalement respectées. À l’analyse, il apparaît pourtant que si la question gagne à être posée dans chacune de ces deux perspectives, la réponse qu’il convient de lui apporter est différente dans l’un et l’autre cas. Composante nécessaire de la citoyenneté au sens philosophique (I), l’obligation d’obéissance à la loi n’est qu’une composante contingente de la citoyenneté au sens juridique (II).
I. Une composante nécessaire de la citoyenneté au sens philosophique
Du côté du concept philosophique de citoyenneté, l’obligation d’obéir aux lois est prise dans un sens fort – qui fait de son respect une condition nécessaire, sine qua non, de la citoyenneté, une prescription dont dépend l’existence même de la cité. Il importe peu, dans cette perspective, qu’un système normatif contienne des normes juridiques prescrivant explicitement ou implicitement une telle obéissance. Le fait qu’une telle obligation pèse sur le Citoyen – soumis à une entité politique organisée, fruit du pacte social – est au cœur des représentations contemporaines qui, nourries par une double tradition antique et moderne, laissent ouverte la question de savoir si l’Homme – qui s’en distingue, sous ce rapport – ne serait pas déjà soumis à elle, sous sa forme primitive.
A. Un idéal antique
Une première origine de la représentation contemporaine selon laquelle l’obéissance à la loi serait une composante nécessaire de la citoyenneté au sens philosophique plonge dans ce qui nous est parvenu de la Grèce des ve et ive siècles. Le contexte dans lequel la question se pose est marqué par la place singulière alors reconnue à la citoyenneté, dans sa dimension juridique. Le statut de citoyen est propre à distinguer : certains habitants de la cité en bénéficient, notamment parce qu’ils ont la faculté d’exercer une magistrature, contrairement à d’autres. Le statut conduit également à hiérarchiser : le citoyen, susceptible d’exercer une magistrature, est placé dans une position supérieure à celle des esclaves, métèques, femmes ou enfants. On y rattache une liberté – celle « des Anciens » où Benjamin Constant voyait la « participation active et constante au pouvoir collectif » –, ainsi que des obligations – au premier chef desquels l’obéissance à la loi. Cette dernière a acquis un statut presque mythique dans les représentations contemporaines, nourrie par l’image de Socrate refusant paisiblement, à deux reprises – lors de son procès, alors que ses juges lui laissent le choix de l’exil, puis lorsque des amis lui proposent d’organiser sa fuite –, de se soustraire à la mort imposée par la cité. Pour illustrer le lien unissant vertu civique et respect de la loi, il est devenu courant de citer la prosopopée – procédé rhétorique consistant à faire parler une abstraction – par laquelle Socrate imagine, face à Criton, ce que les Lois de la cité pourraient lui répondre s’il envisageait de s’enfuir, quelques heures avant de boire la ciguë. Avant de rappeler les principales justifications apportées au rattachement à la citoyenneté, au sens philosophique, de l’obligation d’obéissance aux lois, il convient de brosser le contexte dans lequel elles ont été formulées, marqué par une pratique singulière, pour un regard contemporain, de la citoyenneté dans le sens juridique qui lui est alors reconnu.
1. Gouverner, être gouverné
On ne peut comprendre les justifications alors apportées au rattachement au citoyen de l’obligation d’obéissance aux lois sans avoir à l’esprit le contexte juridique et politique dans lequel elles ont été formulées – ce que sont alors les modalités concrètes d’exercice de la citoyenneté au sens juridique. Le gouvernant et le gouverné ont vocation à se remplacer au fil du temps, selon un rapport de réversibilité parfaitement résumé par Jean-Pierre Vernant :
le monde social prend la forme d’un cosmos circulaire et centré, où chaque citoyen, parce qu’il est semblable à tous les autres, aura à parcourir l’ensemble du circuit, occupant et cédant successivement, suivant l’ordre du temps, toutes les positions symétriques qui composent l’espace civique.
Comme l’a exposé Aristote dans des termes fameux, la citoyenneté est la qualité de ceux qui, au gré de leur vie, sauront gouverner et être gouvernés. Ces qualités sont conçues comme les deux faces d’une même médaille : « l’excellence d’un bon citoyen [est] d’être capable de bien commander et de bien obéir ». Sous cette lumière, Aristote privilégie, dans une perspective pratique, fondée sur une étude empirique de différents systèmes constitutionnels, ceux qui tendent à confier les responsabilités politiques à la « classe moyenne ». Fidèle à une recherche du juste milieu qu’il démontre dans différents pans de son œuvre, il juge en effet que les membres de cette classe prennent une place intermédiaire entre « les gens très aisés » – qui « ont un excès de bonne fortune, [...] ne veulent ni ne savent obéir (et cela leur vient, dans leur famille, dès l’enfance, car du fait de leur relâchement, même à l’école, ils ne prennent pas l’habitude d’obéir) », si bien qu’ils « ne savent obéir à aucun pouvoir mais seulement exercer un pouvoir despotique » – et les « gens très modestes » – qui « sont excessivement privés de ces biens », de sorte qu’ils « ne savent pas commander mais seulement obéir comme des esclaves ». L’idée sera reprise par Cicéron, dans un contexte différent :
Pour bien commander [...], il est nécessaire d’avoir obéi quelque temps, et qui sait obéir paraît digne de commander un jour. Il faut donc que celui qui obéit espère qu’il commandera plus tard et que celui qui commande n’oublie pas que bientôt il devra obéir.
Si le bon citoyen sait à la fois obéir aux lois et contribuer à les produire, d’une façon qui soit propre à dissuader leur méconnaissance, on comprend qu’Aristote fasse de la capacité d’une loi à se faire obéir sa propriété la plus éminente : « une bonne législation, ce n’est pas d’avoir de bonnes lois auxquelles on n’obéit pas », de telle façon qu’il faut « prendre d’abord la bonne législation comme le fait d’obéir aux lois établies, et ensuite comme le fait que les lois que l’on observe soient bien établies (car on peut aussi obéir à des lois mal faites) ». Ainsi conçue, la citoyenneté de l’époque, dans sa dimension politique, influence les représentations de ce que l’on ne théorise pas encore comme l’opposition de l’Homme et du Citoyen, quoique cela s’en rapproche.
2. Obéir pour la cité
Dans cette perspective « pré-contractualiste », les qualités attachées à la loi contribuent à expliquer l’importance collectivement donnée à l’obligation de lui obéir, d’une façon propre à nourrir les représentations modernes de la citoyenneté au sens philosophique.
Tout d’abord, l’obligation d’obéissance à la loi est conçue comme l’expression d’une volonté collective de s’extraire de l’anarchie caractérisant, par hypothèse, la vie primitive – qui, sans lois ni citoyens, ne connaissait, on le suppose, aucune structure politique organisée. L’idée est notamment imputée aux pythagoriciens par le philosophe néoplatonicien Jamblique, au début du ive siècle de notre ère : « [après] Dieu et leur démon, c’est de leurs parents et de la loi qu’ils faisaient le plus grand cas, s’efforçant de leur obéir non par conformisme, mais par conviction profonde », nourris qu’ils étaient par la crainte de « l’absence d’autorité [anarchia], puisque l’homme ne pourrait naturellement faire son salut si nulle administration n’y pourvoyait ».
Ensuite, le rattachement à la citoyenneté de l’obligation d’obéissance à la loi s’explique par les conditions de production de la loi : elle est le fruit de conventions entre citoyens – ou, pour l’exprimer plus abstraitement, entre chaque citoyen et sa cité. Dans cette perspective, le consentement de ce dernier n’est pas seulement postulé : il s’exprime et se consolide à chaque jour supplémentaire passé dans une cité qu’il pourrait quitter – à quoi fera indirectement écho le « plébiscite de tous les jours » théorisé par Ernest Renan. Ainsi Socrate aurait-il consenti, selon les Lois d’Athènes ainsi personnifiées, à s’engager avec cette dernière en y demeurant pendant soixante-dix ans, alors qu’il lui était loisible de la quitter si elles ne lui plaisaient pas. S’ensuivent deux conséquences. D’une part, la désobéissance aux lois est assimilée à une inexécution contractuelle, à la méconnaissance de l’obligation reliant chaque citoyen à sa cité – obéir aux lois ou s’attacher à les changer, si elles sont injustes. D’autre part, l’obéissance aux lois est érigée au rang d’élément d’identification de la cité : là où on l’on constate l’existence de lois et l’obéissance effective d’individus à cette dernière, il y a une cité – ubi jus, ibi civitas. En écho avec cette idée, Cicéron peut écrire plus tard, à Rome, que là où « il y a communauté de lois, il y a aussi un droit commun, et ceux entre qui existe cette communauté doivent être regardés comme étant de la même cité ; encore bien davantage s’ils obéissent aux mêmes commandements, aux mêmes pouvoirs ».
Enfin, le rattachement à la citoyenneté de l’obligation d’obéissance à la loi repose sur la dette morale, presque familiale, éprouvée par chaque citoyen à l’égard de la cité qui l’a vu naître et l’a fait grandir, en regard des bienfaits qu’elle lui a prodigués. Comme l’affirment les Lois face à Socrate : « une fois que tu as été mis au monde, que tu as été élevé et que tu as été éduqué, tu aurais le [front] de prétendre que vous n’êtes pas toi, aussi bien que tes parents, à la fois nos rejetons et nos esclaves ! ». Or, puisque l’État ne saurait subsister sans que ses lois ne soient respectées, la méconnaissance – même ponctuelle – d’une loi ou d’un jugement rendu sur son fondement revient à contribuer à sa perte. La réflexion fait écho à un propos de Démosthène, pour qui les lois – simples phrases dont la force procède des conséquences attachées à leur méconnaissance et du soutien qui leur est apporté – appelleraient l’assistance, « comme on s’assisterait soi-même si on était offensé ».
Ainsi perçue, l’obligation d’obéissance à la loi antique prend figure de premier modèle destiné à structurer les représentations contemporaines.
B. Des justifications modernes
Un second modèle s’ancre dans les travaux des contractualistes de l’époque moderne. Ces derniers partagent l’hypothèse selon laquelle il existerait deux principales phases théoriques, sinon historiques, dans l’établissement des systèmes politiques : celui de l’Homme à l’état de nature et celui du Citoyen, devenu tel à la faveur d’un pacte passé entre les différents membres de la collectivité. Sans doute la thèse n’a-t-elle pas vocation à rendre compte des raisons effectives de l’obéissance à loi du plus grand nombre, à chaque génération – où est grande, en particulier, la part du mimétisme. Son importance, du point de vue des représentations contemporaines, mérite cependant qu’on en examine les principaux aspects sous cette lumière. Selon que l’on postule l’individu naturellement obéissant ou désobéissant, la distinction entre l’Homme et le Citoyen est plus ou moins utile pour justifier l’obligation d’obéir aux lois.
1. De l’Homme au Citoyen
Pour plusieurs philosophes de l’époque moderne, l’obligation d’obéissance à la loi doit accompagner le passage de l’Homme au Citoyen.
Il s’agit, en premier lieu, de dompter l’indocile qui sommeille en chaque individu. Pour étayer l’idée d’une réticence naturelle à l’obéissance, il est devenu courant de se reporter au paradoxe de la servitude volontaire identifié par La Boétie. Les individus devraient être naturellement réticents à l’obéissance :
si d’aventure il naissait aujourd’hui quelques gens tout neufs, ni accoutumés à la sujétion, ni affriandés à la liberté [...] ; si on leur présentait ou d’être serfs, ou vivre francs, selon les lois desquelles ils ne s’accorderaient : il ne faut pas faire doute qu’ils n’aimassent trop mieux obéir à la raison seulement que servir un homme.
Pourtant, ils se prennent collectivement à adhérer de leur propre chef à d’étonnantes formes de servitude :
il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors qu’il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubli de la franchise, qu’il n’est pas possible qu’il se réveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu’on dirait, à le voir, qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude.
Dans le sillon explicite de La Boétie, l’anthropologue Pierre Clastres a tiré un constat analogue – la réticence première des individus à l’obéissance – à partir d’une étude empirique. Au terme de travaux de terrain auprès de tribus indiennes du Paraguay et du Brésil au cours des années 1960 et 1970, il défend l’idée que les sociétés primitives se structurent pour éviter l’émergence de l’État – où il voit une opposition entre la société et ce dernier –, de sorte que se trouverait mis à mal le récit finaliste, dont se serait satisfaite l’anthropologie jusqu’alors, selon lequel ces sociétés n’auraient simplement pas encore découvert un mode d’organisation vers lequel elles tendraient irrémédiablement – le chef, en particulier, dans ces tribus, n’exerçant pas une fonction d’autorité, sa parole n’ayant « pas force de loi ».
Les conséquences les plus détaillées de ce postulat d’une disposition première de l’Homme à la désobéissance ont été tirées, en 1651, dans le Léviathan – œuvre qui continue de structurer les réflexions contemporaines sur la question. En rupture avec Machiavel, qui théorise l’obéissance à partir du prince qui souhaite que ses prescriptions ne restent pas dénuées d’effet, Hobbes fonde sa réflexion sur ses sujets, dont la guerre civile anglaise, quelques années plus tôt, vient de montrer à quel point il pouvait être enclin à désobéir. Le premier problème politique est, à ses yeux, celui des conditions de l’instauration d’une obéissance aux lois, alors que les individus, dans leur condition primitive – les Hommes qui ne sont pas encore devenus Citoyens –, sont supposés libres, égaux et rétifs à l’obéissance. Il le fera dire de façon explicite aux deux personnages dialoguant dans une œuvre ultérieure consacrée à la guerre civile, Behemoth. Le premier juge que la « vertu d’un sujet est entièrement comprise dans l’obéissance aux lois du commonwealth », pour une double raison. D’une part, obéir aux lois, « c’est justice et équité, qui sont loi de nature, et en conséquence loi civile de toutes les nations du monde, et autrement c’est ce qui est contre la loi ». D’autre part, « obéir aux lois, c’est une précaution pour le sujet, car sans cette obéissance le commonwealth (qui est toute sécurité et protection du sujet) ne peut subsister ». Le second interlocuteur dit désespérer « de toute paix durable parmi nous tant que les universités ne voudront pas diriger leurs études vers l’enseignement d’une obéissance absolue aux lois du roi [...] ».
L’obligation d’obéissance à la loi repose, dans le Léviathan, sur quatre fondements. Le premier, religieux, est le péché, d’abord originel, puis régulièrement réitéré. Ici, Hobbes rattache le Citoyen à l’Homme – à celui qu’il suppose le premier d’entre eux : « parce que nous sommes tous coupables de désobéissance envers la loi de Dieu, non seulement originairement dans Adam, mais aussi actuellement par nos propres transgressions, l’obéissance est maintenant exigée de nous pour le temps qui nous reste ».
Le deuxième fondement, hypothétique, est attaché à l’état de nature, apparenté à une condition a priori de l’État. Hobbes suppose, encore une fois, l’Homme avant le Citoyen, alors qu’il n’existe pas encore de lois positives – tant « que les lois n’ont pas été faites, on ne peut les connaître, et aucune loi ne peut être faite tant qu’on ne s’est pas mis d’accord sur la personne qui la fera » –, ou après le Citoyen, si les lois civiles se trouvaient suspendues – « la loi étant interrompue, les crimes n’en sont plus ; car, puisqu’il ne reste plus d’autre loi que la loi de nature, il n’y a plus de quoi mettre en accusation ». L’inexistence de lois – « là où n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi ; là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste » – met en valeur les « lois de nature », d’ordre moral, qui ne sauraient avoir de conséquences juridiques. L’obéissance qui leur est due est d’une autre nature : elles « obligent seulement à un désir et à un effort [...] constant et non simulé », principalement dans son for intérieur – « elles nous forcent à désirer qu’elles se réalisent » –, si bien que du point de vue de la collectivité politique, « chacun [s’y] conforme quand il le veut et quand il le peut sans danger ».
Le troisième fondement, politique, marque le passage de l’Homme au Citoyen, lors de l’élaboration de l’État civil. Une fois établie la convention [covenant], la puissance du Léviathan procède « du pouvoir [authority] conféré par chaque individu [à] l’État ». L’opération n’est pas conditionnée à l’adhésion expresse aux lois. Les individus sont supposés avoir conféré au souverain un pouvoir une fois pour toute. Ils ne sont pas en mesure de faire varier leur obéissance à la loi en vertu de l’autorité qu’ils veulent bien lui reconnaître à un instant ou à un autre. L’obéissance à la loi est nécessité, quel que soit le comportement du souverain – ce qui place le Citoyen en situation d’inégalité, puisque Hobbes lui dénie la faculté de se prévaloir d’une « quelconque déchéance » de la convention pour « se libérer de sa sujétion ».
Le quatrième fondement, également politique, tient au statut de la loi une fois l’État constitué. Hobbes énonce ici un principe et trois exceptions. Le premier est celui de l’obéissance à la loi civile – dans la seule limite du respect des « lois de Dieu ». L’obéissance à la loi n’est pas la conséquence d’un système politique épanoui, elle en est la cause : la « prospérité d’un peuple gouverné » ne vient pas du système politique, mais « de l’obéissance et de la concorde des sujets », elle ne vient pas de ce que l’autorité politique « a le droit de le gouverner », mais de ce qu’« il lui obéit ». Il ajoute : « quel que soit le type d’État, retirez l’obéissance (et donc la concorde du peuple), et le peuple non seulement ne sera pas florissant mais rapidement se dissoudra ». Son rejet de ce qu’on appellerait aujourd’hui la désobéissance civile est explicite : « Quant à ceux qui ne font rien [de] moins que [de] désobéir pour réformer l’État, ils découvriront qu’en faisant cela ils le détruisent – à l’image des filles de Pélias qui ont découpé en morceaux leur vieux père, à l’invitation de Médée, comparse de Jason, avant de le faire bouillir avec des condiments, dans l’espoir de le rajeunir ». Quant aux trois exceptions, elles tiennent à une forme ponctuelle de désobéissance légitime – où Hobbes voit « la vraie liberté d’un sujet », dans les « choses que, bien qu’ordonnées par le souverain, le sujet peut cependant refuser de faire sans commettre une injustice ». La première, tirée de la liberté naturelle de défendre son corps et sa vie, est la proscription de se tuer, de se blesser ou de se mutiler soi-même. La deuxième est la prohibition de s’accuser soi-même d’un crime, même si on l’a commis. La troisième exception, au champ potentiellement plus large, est le cas où son refus d’obéir « ne met pas en péril la fin en vue de laquelle la souveraineté fut établie ».
Le second pilier des réflexions contemporaines sur l’obligation d’obéir à la loi est l’idée décisive selon laquelle on obéit à soi-même lorsqu’on obéit aux lois. La thèse a été formulée, de façon non moins fameuse, dans le Contrat social, paru en 1762. Rousseau y fonde cette obligation sur le postulat d’une fusion de la volonté individuelle dans la volonté générale. Comme Locke avant lui, Rousseau infère l’autorité politique en général, l’obligation d’obéissance aux lois en particulier, d’une convention – du consentement supposé de ceux qui en sont les destinataires, du moins de la majorité d’entre eux. Ainsi rejoint-il Pufendorf, selon qui « l’obligation d’obéir au législateur précède la détermination de ce qu’il faut faire ». De ces points de départ, il tire deux principales thèses relatives à l’obligation d’obéissance aux lois.
D’une part, cette dernière revient, par principe, à obéir à soi-même, si bien qu’elle se présente moins comme l’adhésion à une contrainte que comme l’exercice d’une liberté : « l’obéissance aux lois qu’on s’est prescrites est liberté » puisque, comme l’écrit ailleurs Rousseau, « [nul] ne peut se dire asservi quand il n’obéit qu’à sa volonté », et qu’en « obéissant à la loi, je n’obéis qu’à la volonté publique qui est autant la mienne que celle de qui que ce soit ». Cette liberté est perçue dans le creux de ce qui serait, sinon, une forme moins libre d’obligation, dans la mesure où « [un] peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois, et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes ». La thèse est destinée à marquer nombre de révolutionnaires. Condorcet défend que les Français ne connaîtront « ni la paix ni le bonheur, ni même la liberté, si la soumission à ces lois que le peuple se sera données, n’est pour chaque citoyen le premier de ses devoirs ; si ce respect scrupuleux pour la loi, qui caractérise les peuples libres, ne s’étend pas à celles même dont l’intérêt public ferait solliciter la réforme ». Certes, quelques mois plus tôt, il avait moqué les hommes qui « ont tellement pris l’habitude d’obéir à d’autres hommes, que la liberté est, pour la plupart d’entre eux, le droit de n’être soumis qu’à des maîtres choisis par eux-mêmes ». Robespierre estime, pour sa part, que « la liberté consiste à obéir aux lois qu’on s’est données et la servitude à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère ». Quant à Rœderer, il défend que dans le système représentatif, obéir « à la règle convenue, arrêtée par son procureur » revient à « obéir à soi-même », ce qui est « le privilège du citoyen sous le gouvernement représentatif ».
D’autre part, pour Rousseau, la consolidation du pacte social entier suppose que soit prescrite l’obéissance de chaque individu et que soient sanctionnés les récalcitrants : au risque de n’y voir qu’un « vain formulaire », ce contrat doit renfermer « tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps », si bien qu’on « le forcera à être libre ». Les mots du philosophe contre le « malfaiteur attaquant le droit social » sont durs : il devient « par ses forfaits rebelle et traître à la patrie », il « cesse d’en être membre en violant ses lois, et même il lui fait la guerre », de sorte que, la « conservation de l’État » étant « incompatible avec la sienne », il « faut qu’un des deux périsse et quand on fait mourir le coupable, c’est moins comme citoyen que comme ennemi », puisqu’il a « rompu le traité social », si bien « qu’il n’est plus membre de l’État ». À sa suite, Robespierre assimile « [toute] invitation faite au peuple pour l’exciter à désobéir à la loi » à « un crime contre la Constitution ».
En somme, une fois que sont ainsi apparentées les volontés individuelle et générale, l’obéissance à la loi s’impose au titre du pacte qui est supposé avoir transformé l’Homme en Citoyen.
2. L’Homme dans le Citoyen
Une objection majeure surgit alors : si l’obéissance à la loi est le fruit de ce pacte, qu’elle ne s’impose au Citoyen que par ce dernier, cette construction mentale purement artificielle, ne tient-elle pas de la contingence plutôt que de la nécessité ? Pour contourner cette difficulté, plusieurs auteurs – peu lus aujourd’hui – ont défendu qu’une telle obligation pouvait être rattachée à l’Homme lui-même, avant le Citoyen – soit en adoptant une perspective naturaliste, soit en insistant sur ce qui, dans le Citoyen, subsiste d’une obligation déjà présente en l’Homme. En quête d’une forme d’autorité antérieure à l’édiction des premières règles de droit, ils ont cherché à justifier l’obéissance du Citoyen sinon à la loi, du moins aux ordres – à l’autorité du monarque, en particulier –, en la rattachant à la structure familiale traditionnelle conçue comme le lieu d’expression d’une autorité naturelle, qui aurait pu être imposée à l’Homme. L’analogie, fustigée par Rousseau en ouverture du texte qu’il consacre, dans l’Encyclopédie, à l’économie politique, a pris plusieurs formes. Deux textes rédigés par des défenseurs de la monarchie absolue appellent une attention particulière.
Le premier – Patriarcha – est publié à titre posthume en 1680. L’Anglais Robert Filmer y défend une forme de « patriarchie » constitutionnelle. Il part de la Bible, assimilée à l’expression unique de la volonté de Dieu. Il en infère deux affirmations. D’une part, l’humanité entière descend d’un homme, Adam – qui, avant l’arrivée d’Ève, était comme maître et possesseur de la nature. Filmer en déduit que la volonté divine était que l’humanité entière lui soit subordonnée. D’autre part, chaque membre de l’humanité descend de son père, à qui il est subordonné. Ainsi faudrait-il, pour commencer, abandonner l’idée d’un Homme né dans la liberté : l’obéissance lui est naturelle et l’obligation d’obéir lui est inculquée dès la prime enfance. La société, à cet égard, ne procède pas d’un accord entre les individus : que l’un d’entre eux se trouve dans telle société, ou dans telle famille, est le fruit du hasard ou de l’arbitraire. À quoi s’ajoutent des phénomènes plus précis, sur lesquels il fonde sa théorie politique : depuis Adam jusqu’à Noé, le pouvoir aurait été transmis conformément à la règle de la primogéniture masculine. Une fois le déluge terminé, Noé aurait confié le gouvernement de différentes parties du monde à ses fils, que leurs descendants auraient pu, après eux, continuer à diriger à la manière d’un père. Filmer tire argument de l’antériorité du pouvoir sur les lois dans un sens moderne : « [il] y avait des rois bien avant qu’il n’y ait eu des lois ». L’analogie entre autorité paternelle et autorité politique est reprise par Bossuet – la « première idée de commandement et d’autorité humaine est venue aux hommes de l’autorité paternelle », si bien que la monarchie aurait « son fondement et son modèle dans l’empire paternel, c’est-à-dire dans la nature même », puisque les hommes « naissent tous sujets » et que « l’empire paternel, qui les accoutume à obéir, les accoutume en même temps à n’avoir qu’un chef ».
Le second texte – l’Essai philosophique sur le gouvernement civil – est publié en 1721. L’Écossais Andrew Ramsay y déploie un raisonnement en deux temps. En premier lieu, l’obéissance à son père est une forme première de soumission à des prescriptions unilatérales : « [chaque] père de famille, antécédemment à tout contrat, a donc un droit de gouverner ses enfants, et ils doivent par gratitude le respecter même après l’âge de raison comme l’auteur de leur naissance et la cause de leur éducation ». En second lieu, les pères se sont naturellement trouvés en position de gouverner :
l’autorité paternelle s’est convertie dès le commencement en autorité souveraine [car] comme il est absolument nécessaire qu’il y ait une puissance suprême parmi les hommes, il est naturel de croire que les pères de famille, accoutumés à gouverner leurs enfants dès leur bas âge, étaient les dépositaires de l’autorité suprême, plutôt que les jeunes personnes sans expérience et sans aucune autorité naturelle.
Outre ces conjectures plaquées sur ce qu’on imagine être l’Homme avant le Citoyen, on a pu supposer qu’il restait, dans l’obéissance à la loi prescrite au second, quelques traces de ce passé recomposé. L’idée selon laquelle il resterait une part d’Homme dans l’obligation ainsi faite au citoyen conduit à deux ensembles de réflexions.
Le premier tient aux conséquences attachées aux « lois de nature » telles que les conçoit Hobbes – point où il n’abandonne pas entièrement le lien entre état de nature et obligation d’obéir aux lois. La formule renvoie non à des normes législatives, supposées inexistantes à l’état de nature, mais à des « qualités qui disposent les humains à la paix et à l’obéissance ». Lorsque les lois civiles interviennent, l’obligation de leur obéir repose, selon lui, sur une telle « loi de nature » prescrivant « la justice, c’est-à-dire l’exécution d’une convention et l’attribution à chacun de ce qui est le sien ». Ainsi inférée de ces deux principes classiques – pacta sunt servanda d’un côté, suum cuique tribuere de l’autre –, l’obéissance à la loi civile est présentée comme « une partie de la loi de nature ». En somme, quoique l’Homme ne connaisse, à l’état de nature, aucune obligation d’obéir à la loi civile – alors inexistante –, il serait déjà soumis à l’obligation de respecter les engagements qu’il contracte – si bien que devrait être considérée comme naturelle, plus tard, l’obligation de se conformer à des lois qui, elles, ne le sont pas.
Le second ensemble de réflexions tient à l’incohérence de ceux qui imaginent que des droits puissent être reconnus à l’Homme, tout en limitant au Citoyen les obligations juridiques. Dans sa critique de la Déclaration de 1789, Jeremy Bentham défend ainsi que les droits et devoirs ne peuvent qu’être le fruit de lois : « un droit d’une part sans une obligation exigible de l’autre est une pure chimère », or, « il n’y a point de droit dans l’état de nature, parce qu’on ne peut rien exiger », si bien que parler de « droits naturels » relève de « la pétition de principe la plus grossière » : s’il « y avait eu des droits naturels », on se demande ce qui « aurait pu conduire à en faire », et où s’il « y avait eu des droits naturels, ils auraient agi sur les hommes comme l’instinct sur les abeilles, qui ne peuvent pas s’en écarter ». Pour railler la Déclaration des devoirs qui ouvre la Constitution de 1795, il estime que les « nouveaux faiseurs n’ont pas mieux compris que leurs devanciers que les droits et les obligations sont inséparable », si bien que s’il est « possible, sans doute, de créer des devoirs sans créer des droits », il est à l’inverse « impossible de créer des droits sans créer des obligations correspondantes », puisqu’en me donnant « un droit sur une chose », on impose « à tout autre individu l’obligation de ne point me gêner dans l’exercice de ce droit ». En somme, il faut soit – comme le pense Bentham – que l’Homme ne connaisse aucun droit s’il n’existe aucun devoir, soit que l’existence de droits et de devoirs soit supposée, sous ce rapport, pour l’Homme comme pour le Citoyen.
Au terme de cette trajectoire, la conclusion coule de source : l’obligation d’obéissance à la loi, quels que soient les arguments invoqués pour la justifier, est consubstantielle à ces théorisations de la citoyenneté au sens philosophique, à telle enseigne qu’elle doit, pour l’essentiel – nonobstant les débats récurrents sur les désobéissances ponctuellement acceptables –, être conçue comme l’une de ses composantes nécessaires. En symétrie, la question se pose de façon radicalement différente pour la citoyenneté au sens juridique.
II. Une composante contingente de la citoyenneté au sens juridique
Alors que du point de vue de la citoyenneté au sens philosophique, l’obligation d’obéir aux lois est comprise dans son acception forte, comme la condition même de la cité, elle doit être appréhendée, du côté de la citoyenneté au sens juridique, dans son acception faible – celui d’une prescription contingente, qui dépend de l’existence, dans un système normatif donné, d’une norme la fondant. Cette obligation devra certainement être assimilée à une composante de la citoyenneté dans un système normatif conditionnant explicitement le bénéfice de cette dernière au respect de l’obligation d’obéissance aux lois de la cité, ou prescrivant que soient modulées, en sanction de cette méconnaissance, les propriétés qui lui sont habituellement attachées. Dans les autres cas, une telle assimilation, possible, sera moins facile à établir. Du point de vue de la tradition juridique française, si le lien entre obligation d’obéissance à la loi et citoyenneté semble manifeste, il n’est en réalité qu’accessoire.
A. Un lien manifeste
De prime abord, l’obligation d’obéissance aux lois paraît liée, dans les représentations des juristes, à la citoyenneté au sens juridique. Le sentiment s’explique par l’influence exercée sur eux par les théories contractualistes– si bien que certains d’entre eux ont pu s’appliquer à transcrire ce qu’ils en percevaient dans des énoncés normatifs – ainsi que par les normes prescrivant, explicitement ou de façon plus implicite, une telle obéissance.
1. Un imaginaire contractualiste
On ne peut comprendre l’importance conférée, dans la culture juridique française, au lien entre obligation d’obéissance aux lois et citoyenneté, sans avoir à l’esprit l’influence des théories contractualistes sur nombre de figures de la Révolution française et de la République. Le lien d’emblée opéré par les constituants, à l’été 1789, entre citoyenneté et obligation d’obéir aux lois en porte témoignage. Avant de se cristalliser dans la Déclaration de 1789, le rattachement au citoyen de l’obligation d’obéissance à la loi – « devant la sainte majesté des lois, tout doit baisser et fléchir » –, perçue comme le prolongement d’une obligation simplement morale, à l’état de nature, de ne pas employer sa liberté à nuire aux autres, est opéré dans bon nombre des foisonnants projets proposés pour sa rédaction.
Que l’obligation d’obéir à la loi soit alors perçue sous le prisme de la pensée contractualiste ne soulève guère de doute. Elle procède de la signification attachée à la désobéissance : celle d’une violation du pacte social même, comme l’exprime Pison du Galland. Peu importe que les citoyens n’aient pas expressément adhéré au contrat social qui leur préexiste : « le seul fait de la participation volontaire aux avantages de l’association, oblige suffisamment tout associé à leur obéir et à s’y soumettre, quoiqu’elles rétrécissent leur liberté et leurs propriétés, parce qu’elles sont d’une nécessité démontrée pour chacun d’eux ». Peu importe, en outre, que la minorité se trouve ainsi soumise à la volonté de la majorité : certes, comme l’écrit Rabaut Saint-Étienne, les lois, « devant être obligatoires pour tous, doivent être librement convenues, accordées et consenties par tous », mais lorsque « le consentement de tous ne peut être obtenu, le plus petit nombre est lié par le consentement du plus grand ».
Marqués par la dichotomie de l’Homme et du Citoyen – qui structure leur imaginaire –, les constituants ne conçoivent l’obéissance à la loi que comme une obligation du second. À l’état de nature, l’Homme n’aurait que des droits – « nul homme n’est obligé de se soumettre, fût-ce même pour son propre bien, aux volontés d’autrui ». A l’inverse, selon Marat, le Citoyen, « dans l’état de société », serait soumis à une double prescription : respecter, d’une part, les droits des autres « s’il veut que les autres respectent ses droits » ; concourir, d’autre part, « à maintenir l’ordre » s’il veut que la société « lui accorde secours et protection ». De sorte que les obligations pesant sur le Citoyen seraient, à ses yeux, multiples : « obéissance aux lois », bien sûr, mais également « révérence au prince et aux magistrats, tribut à l’État, secours aux nécessiteux, aide aux opprimés, bienveillance à ses compatriotes et dévouement à la patrie ». À l’Homme, sujet de droit privé, en quête de son intérêt propre, s’opposerait ainsi le Citoyen, considéré dans son rapport à la Cité, prompt à viser l’intérêt général – seul concerné, en somme, par les normes juridiques.
L’obligation d’obéissance à la loi est alors conçue comme la garantie de deux principes fondateurs du nouveau système en 1789. Le premier est la liberté. L’idée est exprimée en des termes que ne renierait pas Rousseau. Pour Mirabeau, la « liberté du citoyen consiste à n’être soumis qu’à la loi, à n’être tenu d’obéir qu’à l’autorité établie par la loi, à pouvoir faire, sans crainte de punition, tout usage de ses facultés qui n’est pas défendu par la loi ». Dès lors, le citoyen ne peut être contraint qu’au titre de la loi : « aucune autorité politique n’est obligatoire pour le Citoyen qu’autant qu’elle commande au nom de la loi ». Le second principe est l’égalité. Ainsi « l’égalité civile » consiste-t-elle, comme l’écrit toujours Mirabeau, « en ce que tous les citoyens sont également obligés de se soumettre à la loi, et ont un droit égal à la protection de la loi ». En outre, de cette égale obligation d’obéir aux lois procède, en symétrie, l’obligation pour le législateur de se conformer à un principe d’égalité, en ne privilégiant pas certains de ses destinataires au détriment des autres : « la loi devant obliger tous les citoyens, maintenir tous les droits et pouvoirs aux intérêts de tous, doit être l’expression de la volonté générale ». Puisque la loi oblige également les citoyens, elle doit, selon Custine, « punir également les coupables, et par les mêmes peines ».
L’importance reconnue à cette obligation conduit plusieurs députés, soucieux que les citoyens ne se concentrent pas uniquement sur les droits, dans l’oubli de leurs devoirs, à défendre l’exposition des seconds, en miroir des premiers. La proposition en est faite, en particulier, du côté de la noblesse. Ainsi Sinéty de Puylon défend-il une « exposition des devoirs du citoyen » où l’on affirmerait que « l’homme citoyen a des devoirs sacrés à remplir envers ses semblables et la société », et que « la double relation des droits et des devoirs mutuels ne peut être maintenue que par les lois », de sorte que « le respect seul pour les lois [...] peut assurer les droits du citoyen, et lui rendre chers ses devoirs ». Le lien entre droits et devoirs serait consubstantiel : comme le résume Laffon de Ladebat, « dans l’ordre social, chaque droit impose un devoir, chaque devoir donne un droit ». Au risque de se répéter, le marquis d’Avaray propose ainsi de préciser, au titre des devoirs du citoyen, que la « première de ses vertus est la soumission aux lois » et que « toute résistance à ce qu’elles lui prescrivent est un crime », avant d’ajouter, à propos de ses droits, que « citoyen français est également soumis à la loi et aucun ne peut en être exempt sous quelque prétexte que ce soit ».
Depuis lors, les expériences révolutionnaires françaises ont ravivé l’intérêt collectivement porté à la garantie de l’obéissance aux lois. En clôture de son interrogation sur l’articulation entre l’Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville insiste ainsi sur certains traits singuliers et paradoxaux du peuple français,
indocile par tempérament, et s’accommodant mieux toutefois de l’empire arbitraire et même violent d’un prince que du gouvernement régulier et libre des principaux citoyens ; aujourd’hui l’ennemi déclaré de toute obéissance, demain mettant à servir une sorte de passion que les nations les mieux douées pour la servitude ne peuvent atteindre ; conduit par un fil tant que personne ne résiste, ingouvernable dès que l’exemple de la résistance est donné quelque part.
L’obligation se trouve, en particulier, au cœur de la culture républicaine. On l’appréhende volontiers dans une double perspective. La première est celle de son fondement : la dette contractée par chacun à l’égard de la collectivité politique. Pour défendre, en 1793, « la réquisition civique de tous les Français pour la défense de la patrie », Barère affirme que la « liberté est devenue créancière de tous les citoyens ». Sous la iiie République, Léon Bourgeois défend à son tour que l’homme « vivant dans la société, et ne pouvant vivre sans elle, est à toute heure un débiteur envers elle », ce qui serait « la base de ses devoirs, la charge de sa liberté » – de sorte que l’obéissance « au devoir social » ne serait que « la reconnaissance d’une dette ». La seconde perspective est celle de ses conséquences : les vertus attendues de l’obéissance. Sous la iiie République, Alain voit dans l’obéissance et la résistance « les deux vertus du citoyen » : par la première, « il assure l’ordre » ; par la seconde, « il assure la liberté ». L’idée n’a pas disparu aujourd’hui. Dans son rapport annuel de 2018 sur la « citoyenneté contemporaine », le Conseil d’État présente ainsi le « devoir de se soumettre à la loi » – aux côtés de la défense de la Nation, du paiement de l’impôt, de la participation aux jurys d’assises et du caractère obligatoire de l’instruction pour les enfants jusqu’à seize ans – comme étant « à la racine de tous les autres ». Durable, cette influence des contractualistes s’est fixée dans des normes juridiques, où l’on a vu tantôt les fondements, tantôt les manifestations du lien entre citoyenneté et obligation d’obéir aux lois.
2. Des fondements normatifs
La représentation selon laquelle l’obligation d’obéissance aux lois formerait une composante de la citoyenneté se nourrit de normes juridiques aux fondements plus ou moins explicites.
Nombre de dispositions constitutionnelles françaises ont prescrit, en termes explicites, l’obéissance aux lois en la rattachant plus ou moins directement à la citoyenneté – sans que ne soit toujours exprimée clairement la part tenue par cette obligation dans la citoyenneté, ni les contours exacts de cette dernière. En 1789, la Déclaration impose que « tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi [obéisse] à l’instant » – au risque de se rendre « coupable par la résistance ». La formule renvoie ici, de façon large, à la citoyenneté au sens philosophique – au risque d’être interprétée, si elle ne renvoyait qu’à la citoyenneté-nationalité, comme une clause générale d’irresponsabilité juridique au bénéfice des étrangers qui, vivant sur le territoire français, n’y respecteraient pas les lois locales. En 1791, la Constitution prohibe les poursuites à l’encontre d’un homme à raison de ses écrits, à moins qu’il n’ait « provoqué à dessein la désobéissance à la loi, l'avilissement des pouvoirs constitués, la résistance à leurs actes, ou quelques-unes des actions déclarées crimes ou délits par la loi ». En 1793, la formule de 1789 évolue légèrement, sans que l’essentiel soit modifié : l’obligation pèse désormais sur le « citoyen appelé ou saisi », non plus « en vertu », mais « par l’autorité de la loi » – le ton se fait plus comminatoire. Singulière, sous ce rapport, est la Constitution de 1795 qui, prolongeant le souhait exprimé par les députés nobles de 1789, adjoint à la Déclaration des droits, en préambule, une Déclaration des devoirs du citoyen. Les uns et les autres sont répartis de façon claire. Au législateur s’imposent les droits de l’Homme – « la Déclaration des droits contient les obligations des législateurs ». Aux citoyens s’imposent les devoirs de l’Homme – « le maintien de la société demande que ceux qui la composent », qui relèvent de la citoyenneté au sens philosophique, « connaissent et remplissent également leurs devoirs ». La méconnaissance de la loi y est proscrite en des termes ouvertement moralisateurs. Tout d’abord, « [nul] homme n’est bon s’il n’est franchement et religieusement observateur des lois ». Ensuite, « [celui] qui viole ouvertement les lois se déclare en état de guerre avec la société ». Enfin, « [celui] qui, sans enfreindre ouvertement les lois, les élude par ruse ou par adresse, blesse les intérêts de tous : il se rend indigne de leur bienveillance et de leur estime ». Ces formulations suscitent de nouveau les railleries de Jeremy Bentham : « [quand] on se rappelle que les auteurs de cette maxime étaient les mêmes hommes qui venaient de renverser une constitution, de violer la loi la plus solennelle, celle qui établissait l’inviolabilité du roi, que peut-on penser ou de leur logique, ou de leur morale ? À quelle époque plaçaient-ils le commencement de ce devoir ? ». On perçoit alors toujours l’influence de la dichotomie entre l’Homme et le Citoyen, dont les constituants successifs s’inspirent pour prescrire l’obéissance aux lois. En 1848, le préambule de la Constitution se distingue à un double titre : il présente les devoirs des citoyens comme la contrepartie des devoirs de la République, tout en remoralisant l’obligation juridique d’obéir à la loi. Trois dispositions en portent la trace. Tout d’abord, la République « reconnaît des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives ». Ensuite, « des devoirs réciproques obligent les citoyens envers la République, et la République envers les citoyens ». Enfin, « les citoyens doivent concourir [...] à l’ordre général en observant les lois morales et les lois écrites qui régissent la société, la famille et l’individu » – trois domaines qui couvrent l’essentiel des activités humaines.
S’y ajoutent, à un rang législatif, les prohibitions de la rébellion, où sont toujours mêlées méconnaissance de la loi et désobéissance à celui qui l’exécute. Ainsi le code pénal de 1791 assimile-t-il à l’un des « délits des particuliers contre le respect et l’obéissance dûs à la loi et à l’autorité des pouvoirs constitués pour la faire exécuter » le « crime d’offense à la loi » – le fait d’opposer « des violences et voies de fait » aux « agents préposés [...] à l’exécution d’une loi », ou au « dépositaire quelconque de la force publique, agissant légalement dans l’ordre de ses fonctions », qui « aura prononcé cette formule : Obéissance à la loi ». Dans les codes ultérieurs – en 1810 puis en 1994 –, on privilégie le terme de « rébellion », sans que l’essentiel ne s’en trouve changé : celui de 1810 la rattache à la « résistance », à la « désobéissance » et aux « autres manquements envers l’autorité publique », avant celui de 1994 ne la subsume sous les « atteintes à l’autorité de l’État ».
En somme, par-delà les époques, ces normes juridiques embrassent, de façon large, tous ceux qui se trouvent sur le territoire de l’État, quels que soient leurs droits civils, leur nationalité et leurs droits politiques. Seul fait exception, à cet égard, l’article 34 de la Constitution de 1958 qui habilite le législateur à fixer les règles concernant « les sujétions imposées par la défense nationale aux citoyens en leur personne et en leurs biens » – qui renvoient, intuitivement, à la citoyenneté-nationalité : comme le disposait la loi « Jourdan-Delbrel » de 1798, fondement de la conscription, « tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie ». Dans leur généralité même, ces dispositions n’évoquent, pour l’essentiel, la citoyenneté que pour insister sur le lien entre l’individu et sa collectivité politique. Elles juridicisent, à ce titre, la citoyenneté au sens philosophique, mais elles restent contingentes : tous les constituants n’ont pas jugé nécessaire de prescrire explicitement, au cours du temps, une telle obligation.
En second lieu, il existe de sérieuses raisons de penser que l’obligation d’obéissance aux lois est implicitement contenue, dans l’ordre de la nécessité et non de la contingence, dans tous les systèmes normatifs. Deux fondements peuvent, à cet égard, être envisagés.
D’une part, une prescription implicite de se conformer aux lois peut être trouvée dans l’autorité attachée aux lois – dans les qualités qui, en elles, sont susceptibles de justifier l’obéissance à leurs prescriptions. Elle est traditionnellement évaluée dans une double perspective. À l’extérieur du droit – du côté, notamment, de la sociologie et de la psychologie –, il est possible d’identifier les mobiles individuels ou collectifs qui poussent les agents à respecter ou à méconnaître une loi. Les variables, en la matière, peuvent être diverses : crainte de la sanction, adéquation de la norme avec un idéal de justice, convictions morales, opinions partagées, pression exercée par leurs proches. À l’intérieur du droit, on peut faire l’hypothèse que certaines propriétés du système normatif – couramment appréhendées sous l’angle de « l’autorité » du droit – font objectivement peser sur ses destinataires certaines contraintes, contribuant à influencer leur respect ou leur méconnaissance de la loi. Un sort particulier mérite d’être fait, à cet égard, à la sanction attachée à sa méconnaissance. Elle est traditionnellement perçue comme le moyen de susciter la crainte chez ses destinataires. La chose, qui peut sembler triviale, a été théorisée par Jeremy Bentham. Il défend que « tout individu se gouverne, même à son insu, d’après un calcul bien ou mal fait des peines et des plaisirs ». Dès lors, s’il « préjuge [...] que la peine sera la conséquence d’un acte qui lui plaît », l’idée « agit avec une certaine force pour l’en détourner » – en particulier si la « valeur totale de la peine » lui semble plus grande que celle « du plaisir », ce qui place en position supérieure la « force répulsive » –, de sorte que « l’acte n’aura pas lieu ». Que la sanction attachée à la méconnaissance d’une loi puisse avoir une portée dissuasive n’étonne guère : à supposer que les malfaiteurs potentiels soient des êtres rationnels qui prennent en compte le risque et les propriétés d’une punition avant d’agir, l’augmentation de la punition attachée à la désobéissance devrait entraîner une baisse du nombre de ses occurrences, et réciproquement. L’intuition, pourtant, doit être relativisée, à l’aune des travaux de différents sociologues. D’un point de vue extérieur au droit, ils ont contesté, au terme d’études empiriques, la pertinence d’un tel lien – en établissant, notamment, que l’infliction de la peine de mort dans certains États, aux États-Unis, était sans effet tangible sur leur criminalité.
D’autre part, une prescription implicite de se conformer aux lois découle de l’exigence de cohérence du système normatif dans lequel s’insère la loi. Quelques évidences méritent, à cet égard, d’être brièvement rappelées. Bien que l’efficacité d’une norme juridique – d’un point de vue abstrait – se manifeste autant lorsque la norme est respectée que lorsqu’elle est méconnue et que la sanction qu’elle prévoit est appliquée – de sorte que l’obéissance au droit est assimilée par Kelsen à l’une des fonctions du droit, aux côtés de sa création et de son application –, toute règle de droit traduit une préférence pour son respect, au détriment de sa méconnaissance. En effet, un système normatif, à l’échelle globale, ou une norme juridique, à l’échelle individuelle, qui ne contiendraient pas, au moins implicitement, la prescription selon laquelle leurs destinataires doivent s’y conformer ne serait qu’une construction intellectuelle détachée des réalités, abandonnant toute prétention à remplir sa fonction. Comme le résume Robespierre, « le législateur place dans la loi elle-même le principe de la soumission des citoyens ; il sait que, quand la volonté générale se fait entendre, il ne faut pas tant d’appareil pour la faire exécuter ». Des propriétés mêmes de la norme juridique, en somme, il faut inférer l’existence d’une norme implicite, qui la suit comme son ombre, imposant qu’on lui obéisse. Pourtant, même si des normes explicites et implicites prescrivent l’obéissance aux lois et même si l’on juge qu’il existe de sérieuses raisons de penser que cette dernière est consubstantielle aux systèmes normatifs, cela ne suffit pas à éclairer la part tenue par cette obligation dans la citoyenneté. Or, cette dernière est irrémédiablement contingente puisqu’elle dépend, comme on l’a vu, des contours qui lui sont donnés, à différentes époques, par des normes juridiques. Ainsi faut-il reconnaître que le lien ici examiné, pour être manifeste, reste, en définitive, accessoire.
B. Un lien accessoire
Dans une perspective juridique, le lien entre obligation d’obéir aux lois et citoyenneté se révèle sinon fortuit, du moins accessoire. Outre le fait qu’il dépend des contours reconnus à la citoyenneté dans un ordre juridique précis, le cercle des débiteurs de l’obligation juridique d’obéissance aux lois n’équivaut pas à celui des destinataires des normes juridiques relatives à la citoyenneté, ce qui suffit à l’affaiblir.
1. Instables contours
Contrairement à la citoyenneté au sens philosophique, la citoyenneté au sens juridique n’est l’attribut que d’une partie – plus ou moins grande, selon des critères qui ont varié au cours du temps – des personnes relevant du champ d’application des normes de l’État. Elle leur est partiellement imposée – chacun ne pouvant pas devenir citoyen d’un État à sa guise, selon ses seules envies. Ils ne peuvent que partiellement en disposer – lorsque des normes juridiques, à l’instar de l’Expatriation Act de 1868, aux États-Unis, rendent possible l’abandon d’une nationalité.
Pour le comprendre, il suffit de constater les fluctuations dans le champ des citoyens, au sens du droit positif, cependant que n’évoluait guère celui des individus sur lesquels pesait l’obligation d’obéir aux lois. La présentation liminaire de la citoyenneté en cercles concentriques – citoyenneté-droits politiques, citoyenneté-nationalité, citoyenneté droits civils – permet de rendre compte du statut conféré à la citoyenneté dans les textes constitutionnels sous la Révolution française : avant que le terme « citoyen » ne soit éclipsé, pour plusieurs décennies, des énoncés normatifs constitutionnels en France, la citoyenneté y a connu des flux et reflux qui méritent d’être rappelés.
La Déclaration de 1789 mêle, sous ce rapport, plusieurs citoyennetés. Les « réclamations des citoyens » évoquées dans le préambule sont susceptibles de renvoyer à la citoyenneté au sens philosophique – au cercle le plus large. L’article 6 mêle la citoyenneté-droits politiques (« Tous les citoyens on droit de concourir personnellement [à la formation de la loi] ») et la citoyenneté-nationalité (« [...] ou par leurs représentants [...] », à une époque où la représentation n’est pas corrélée à l’élection). L’article 11 bascule d’un droit de l’Homme à l’état de nature – la « libre communication des pensées et des opinions » – à ses conséquences pour le Citoyen, au sens de la citoyenneté au sens philosophique. L’article 13 – « une contribution commune [...] doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés » – renvoie, dans le contexte, à la citoyenneté-droits politiques, nonobstant la possibilité qu’un élargissement de l’assiette de l’impôt ne conduise à élargir le champ des citoyens concernés, quoique l’interprétation contemporaine de cette disposition introduise un décalage entre le sujet du droit, le citoyen, et le débiteur de l’obligation, le résident. Quant à l’article 7, qui fonde en droit l’obligation d’obéissance à la loi – « tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance » – il renvoie à la catégorie la plus large, la citoyenneté au sens philosophique.
En 1791, le champ des citoyens est large, mais on réserve aux « citoyens actifs » les droits politiques. Le corps de la Constitution cristallise ces différentes catégories de citoyens : a) ceux qui relèvent de la citoyenneté au sens philosophique et qui habitent sur le territoire français ; b) ceux qui relèvent de la citoyenneté-droits civils sans bénéficier de droits politiques, qui peuvent être étrangers ; c) les « citoyens passifs » qui jouissent au moins indirectement de droits politiques puisqu’ils sont représentés comme tous les nationaux français, mais qui ne peuvent pas les exercer, ce qui les rattache à la citoyenneté-nationalité ; d) les « citoyens actifs » qui relèvent de la citoyenneté-droits politiques puisqu’ils peuvent, seuls, exercer les droits politiques.
En février 1793, le projet de Constitution girondine définit le citoyen par la résidence – citoyenneté au sens philosophique – et par l’inscription sur le tableau civique d’une assemblée primaire – citoyenneté-droits politiques – pour lui attacher le bénéfice de droits politiques. En prévoyant le suffrage universel masculin, revenant à abolir la distinction entre citoyens actifs et passifs, le projet étend le champ de la citoyenneté-droits politiques jusqu’à le rapprocher de la citoyenneté-droits civils, au-delà de celui de la citoyenneté-nationalité – des étrangers pourraient voter – mais sans aller jusqu’à la citoyenneté au sens philosophique – les femmes en restant exclues.
En juin 1793, dans la Constitution montagnarde, le champ des citoyens est large, mais on distingue la qualité de citoyen et l’exercice des droits de citoyens, limité à un petit nombre : en son article 4, la Constitution élargit « l’exercice des droits de citoyens français » à bon nombre d’étrangers – le champ de la citoyenneté-droits politiques se rapprochant, là encore, de celui de la citoyenneté-droits civils –, tout en excluant les femmes et les enfants de son exercice.
En 1795, comme dans le projet de Constitution girondine, on réserve le titre de citoyens à ceux qui sont autorisés à voter : la Constitution comprime le champ de la citoyenneté-droits politiques, pour la faire correspondre au petit nombre de ceux à qui on les attribue, par exclusion des étrangers et des anciens « citoyens passifs », à qui on retire cette qualité.
Il est notable, à cet égard, que le code civil de 1804 confirme explicitement la possibilité pour ceux qui ne bénéficient pas de la citoyenneté de jouir de droits civils, en précisant que « [l’exercice] des droits civils est indépendant de la qualité de citoyen » – dans sa rédaction ultérieure, à partir de 1889, on remplacera « la qualité de citoyen » par « l’exercice des droits politiques » –, « laquelle ne s’acquiert et ne se conserve que conformément à la loi constitutionnelle » – on y ajoutera « les lois électorales » en 1889.
Un saut dans le temps permet, enfin, de constater que l’article 3 de la Constitution de 1958, en son dernier alinéa, apparente peu ou prou les champs respectifs de la citoyenneté-droits politiques (« sont électeurs »), de la citoyenneté-nationalité (« tous les nationaux français ») et de la citoyenneté-droits civils (« jouissant de leurs droits civils »). Les premiers articles du code électoral y ajoutent certaines exclusions, tirés d’une incapacité (art. L. 2) ou d’une interdiction du droit de vote et d’élection par un tribunal (art. L. 6). Dans le détail, cependant, le droit évolue, notamment pour les majeurs protégés : ainsi, depuis le printemps 2019, le juge « des contentieux de la protection » (ex-juge des tutelles) ne peut supprimer le droit de vote des personnes qu’il met sous tutelle, et le droit de vote est accordé à toutes les personnes sous tutelle ou sous curatelle. Quoique l’obligation d’obéissance aux lois pèse apparemment sur les individus de façon stable – qu’on peut assimiler aux citoyens au sens philosophique –, les flux et reflux de la citoyenneté rendent périlleuse l’affirmation générale selon laquelle l’obligation d’obéissance à la loi serait une composante nécessaire de la citoyenneté.
2. Introuvable sanction
Si l’on peut imaginer des situations dans lesquelles l’obligation d’obéissance aux lois se présente, à la manière d’une évidence, comme une composante de la citoyenneté, le lien entre obligation d’obéissance aux lois et citoyenneté n’a, en un sens juridique, rien de nécessaire. L’affirmation peut être inférée de la rareté des cas dans lesquels la méconnaissance de la première affecte la seconde.
Certes, ponctuellement, la citoyenneté peut être retirée. Diverses normes juridiques attachent une telle sanction à des méconnaissances de l’obligation d’obéissance aux lois – que la déchéance de sa citoyenneté accompagne ou non celle de sa nationalité. En porte témoignage, notamment, le code civil de 1804, qui organise « la privation des droits civils » – qui affecte le régime de la personne et des biens – « par la perte de la qualité de Français ». Il s’agit alors de sanctionner certains comportements de citoyens – à l’instar d’un attachement plus grand à une autre patrie qu’à la France, en particulier si celle-ci ne connaît pas le principe d’égalité. La déchéance de nationalité et de citoyenneté-droits civils est alors de plein droit : le citoyen est supposé s’être placé, de lui-même, en-dehors de la collectivité politique. Elle est précaire : le retour au statu quo ante reste possible. Quant à la privation des droits civils que le juge pénal peut alors adjoindre à une condamnation pénale, elle est définitive et plus contraignante encore : forme de « mort civile » du citoyen, pour reprendre une expression employée dans le droit de l’Ancien régime, elle emporte la perte de la propriété de tous ses biens, l’ouverture anticipée de sa succession et l’interdiction de témoigner en justice.
Ensuite, la citoyenneté, tout en étant maintenue, peut être altérée, en droit et en pratique, par des mesures dégradant certains des phénomènes qui en découlent traditionnellement. Des sanctions attachées à la méconnaissance de prescriptions pénales renvoient ainsi à la perte des droits civils et politiques. D’autres emportent avant tout perte d’un honneur, d’un statut ou d’une ambition – à l’instar de l’infamie, de l’inéligibilité prononcée contre l’élu condamné pour concussion ou des peines d’indignité nationale. Ainsi le code pénal de 1791 prescrit-il, dès son article 1er, la peine de « dégradation civique » – mesure de déshonneur, en place publique, conduisant à l’exclusion de la citoyenneté active. Un siècle et demi plus tard, l’ordonnance du 9 août 1944 dispose que « tout Français qui s’est rendu coupable d’une activité antinationale caractérisée s’est déclassé », de sorte que les droits de ce « citoyen indigne » doivent « être restreints dans la mesure où il a méconnu ses devoirs » – l’échelle dans la dégradation se voulant proportionnée à l’indignité des comportements. Dans de tels cas, le lien entre obligation d’obéissance aux lois et citoyenneté est tangible : la méconnaissance de la première emporte déchéance ou altération de la seconde.
Quoiqu’ils soient frappants, ces cas restent pourtant extrêmement rares. Pour l’essentiel, dès lors, le maintien dans son statut de citoyen n’est pas conditionné au respect de cette obligation. L’obligation d’obéissance aux lois n’est pas un élément constitutif de la citoyenneté, au sens où sa disparition ferait obstacle à la qualification juridique que sa présence rendait possible ou nécessaire. Si l’obligation d’obéissance à la loi est une composante de la citoyenneté au sens juridique, elle n’est, pour ces différentes raisons, que contingente.
En définitive, l’obligation d’obéissance à la loi, conçue comme une exigence incontournable dans l’ordre des principes – si bien que l’on peut y voir une composante nécessaire de la citoyenneté conçue dans son sens philosophique –, ne l’est pas d’un point de vue juridique. Il y a certes de bonnes raisons de considérer que l’obéissance à la loi est un aspect trop souvent négligé de la citoyenneté, alors qu’il s’agit là de l’une des façons dont on peut démontrer son appartenance à la communauté politique. Sans doute peut-on défendre, au moins dans une perspective individuelle, que la méconnaissance de cette obligation contribue à affaiblir son statut de citoyen au sens philosophique. Pourtant, en droit français contemporain, son statut de citoyen au sens juridique ne sera que très rarement affecté par une désobéissance. À quelques exceptions près, être citoyen n’implique donc pas nécessairement, en droit, de se conformer à l’obligation d’obéir aux lois.
Julien Jeanneney
Julien Jeanneney est Professeur de droit public à l’Université de Strasbourg.
Pour citer cet article :
Julien Jeanneney « Être citoyen, obéir aux lois », Jus Politicum, n°27 [https://juspoliticum.com/articles/Etre-citoyen-obeir-aux-lois]