Faire du droit administratif à l’heure du néolibéralisme
Il est ici question des relations croisées qu’entretiennent le néolibéralisme et le droit administratif. L’examen de ces relations donne à voir une réalité juridique mouvante travaillée par des tensions contrastées. En s’installant dans le droit le néolibéralisme ne manque pas d’en transformer la substance. Ainsi, pour ce qui le concerne, le doit administratif tend à se fondre dans l’ensemble flou du droit de l’action publique. Mais cette mutation ne signifie pas la fin du droit administratif. Ce dernier résiste pour préserver certaines des marques les plus traditionnelles de son identité. La contestation contentieuse des politiques publiques informées par le néolibéralisme n’est sûrement pas étrangère à cette « résistance ».
French administrative law and neoliberalism
The point of this article is to highlight the interplay between administrative law and neoliberalism. Examining this interplay unveils the shifting nature of our legal landscape, shaken by deep tensions. By taking hold law, neoliberalism does not fail to transform its very substance. Administrative law, meanwhile, tends to merge into the rather vague notion of « law of public action ». But this mutation does not mean the end of administrative law. The latter resists and manges to preserve its most traditionnal marks of identity. The legal proceedings against public policies informed by neoliberalism have something to do with this resistance.
Être armé pour sa défense personnelle est le droit de tout homme ; être armé pour dé-fendre la liberté et l’existence de la com-mune patrie est le droit de tout citoyen.
E. Jourdain Théologie du capital. Paris, PUF, 2021, p. 169
La réalité de la société et la réalité des textes s’interpénètrent inévitablement dans l’esprit des hommes (ou dans leur inconscient). Quelle que soit l’époque, quand des évènements d’importance se produisent, que la réalité sociale est profondément modifiée, ces transformations exigent d’être « doublées », pour ainsi dire, ou soutenues par la réalité narrative.
H. Murakami Profession romancier Paris, 10/18, 2020, p. 223
L
es développements qui suivent sont consacrés à une interrogation sur la manière dont le droit administratif français s’est peu à peu adapté - c’est à dire aussi sur la manière dont il a résisté - aux exigences portées sur l’agenda du néolibéralisme. On admettra qu’en gros, cet agenda est celui qu’a pu définir M. Foucault en observant qu’« il s’agit de faire du marché, de la concurrence, et par conséquent de l’entreprise ce qu’on pourrait appeler la puissance informante de la société ». Derrière cette proposition, plusieurs questions, ou, si l’on préfère, plusieurs incertitudes sont à l’œuvre. Les unes se rapportent à l’intensité voire à la réalité même du processus d’adaptation-résistance. Les autres concernent les enjeux de ce processus. L’hypothèse permettant de relier ces différents questionnements est des plus simples : depuis qu’il s’est imposé comme référence obligée de l’action publique, le néolibéralisme présente pour les juristes de doctrine un intérêt intellectuel majeur, dans la mesure même où il révèle, par son propre fonctionnement, les ressorts aussi bien que les valeurs du droit administratif. Pour « faire travailler » cette hypothèse, la démonstration requiert une démarche en trois étapes. La première sera l’occasion de décrire le contexte dans lequel s’inscrit l’exercice proposé ici. Au cours de la deuxième seront exposés les matériaux, si l’on peut ainsi qualifier les ressources intellectuelles nécessaires à la démonstration. Il restera alors à présenter la manière dont les acteurs - ceux-là même qui « « tiennent » la scène politico-juridique - s’emparent de ces matériaux et les font jouer.
I. Contexte
Nul besoin d’un long parcours pour présenter la toile de fond sur laquelle se dessinent les analyses qui vont suivre. Encore faut-il commencer par les cadrer. Pareille opération ne peut s’accomplir ici qu’une fois exposées trois séries de précisions : sur les raisons du présent travail tout d’abord, sur les limites qu’il se donne ensuite et sur les difficultés propres qu’il rencontre enfin.
A. Raisons du travail
Derrière cette entreprise conduite sous le titre « faire du droit administratif au temps du néolibéralisme », il y a le sentiment que ce programme-là constitue l’un des prismes de lecture applicables à une série de publications personnelles s’étendant sur une quarantaine d’années ! Il ne s’agit évidemment pas de faire croire que ces recherches seraient les produits d’une volonté délibérée, laquelle aurait trouvé à s’accomplir logiquement, régulièrement, tout au long de cette période. Bref, affirmons-le sans réserve : l’ensemble que constituent lesdits travaux n’a obéi à aucun plan déterminé. Il ne saurait par ailleurs être question de « faire le coup » de l’unité et de la cohérence ! Des qualités dont on sait très bien qu’elles ne sont découvertes que rétrospectivement, au prix le plus souvent d’importantes opérations de montage plus ou moins visibles. Non, ce dont il est ici question relève de tout autre chose : d’interrogations qui s’imposent lorsque, dans l’épaisseur même du travail d’écriture, se laissent voir, à propos du droit administratif, des hypothèses, des propositions, des tentatives d’explication qui semblent soumises à d’assez fortes variations. Le doute ne s’impose-t-il pas face à des hésitations, des incertitudes dont le texte composé au fil du temps - et, répétons-le, il est ici question d’une période d’une quarantaine d’années ! - porte ou semble porter la marque. Comme si coexistaient là, à l’insu même de celui qui écrit, plusieurs versions du droit administratif, difficilement compatibles entre elles. Impression fâcheuse d’une saisie pour le moins hésitante, tremblée, d’un supposé « droit administratif » qui serait voué à des oscillations entre plusieurs « modèles » intellectuels.
Tard venue dans ce travail d’écriture que l’on vient d’évoquer, la référence explicite au néolibéralisme (à sa notion comme à sa pratique), devrait permettre, à défaut de l’expliquer vraiment, d’éclairer cette indétermination constitutive de l’identité du droit administratif dans le cours de la période 1980-2020. Tel est le pari sur lequel repose la présente étude : faire du néolibéralisme une clé de lecture des mutations par lesquelles passe l’ensemble du système juridique applicable à l’action publique. S’engager sur ce terrain suppose bien sûr d’en reconnaître préalablement les limites et d’en mesurer toutes les difficultés.
B. Limites du travail
À ce titre, deux types de considérations bien différentes doivent être retenus. Les premières ne requièrent pas de développements spécifiques : elles sont de l’ordre du constat. Notons tout de même que le texte qu’on va lire relève de l’esquisse. Il appartient, si l’on veut, au genre du synopsis, ne donnant à voir qu’une vue très globale des problématiques qu’il expose. Disons-le ainsi : voilà l’ébauche d’une recherche qui demeure dans sa phase préparatoire. Il en va tout autrement avec le deuxième type de considérations : elles concernent la limitation volontaire du champ de l’enquête, telle qu’elle est ici conçue. Celle-ci en effet ne prend pas directement en compte – même si elles ne les ignorent pas – les grandes interrogations institutionnelles que le traitement politique et juridique de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise sanitaire » n’a pas manqué de soulever. Au moment où ces lignes sont écrites, il est encore très difficile d’évaluer l’impact réel de ces interrogations sur l’objet de la présente réflexion, du moins tel qu’il est ici posé.
Arrêtons-nous un moment sur cette dernière remarque afin de prévenir, dans toute la mesure du possible, de probables critiques en disqualification. Il n’y a derrière le choix auquel il vient d’être fait allusion aucun parti-pris qui consisterait à sous-estimer l’extrême importance des interrogations institutionnelles propres à l’inquiétante période que nous traversons ! On pense en priorité à la signification que revêt le processus de pérennisation de l’urgence sanitaire, ou encore aux effets politiques des pratiques dégradées de la démocratie représentative, pour ne pas parler de ces formes de contrôle si adaptées, elles aussi, que pratique le juge administratif en ces temps d’ « exception ». Comment rester indifférent à tout cela qui constitue l’horizon même sur lequel se détache l’objet proprement dit des développements à venir ? Reste que, pour l’heure – cette dernière précision n’a rien d’une facilité d’écriture –, les phénomènes dont il vient d’être question ne bousculent pas, du moins en profondeur, l’agenda du néolibéralisme. Et cela, même si nous assistons à un peu banal spectacle étatique, soutenu par un usage pour le moins inattendu de la dépense publique. Car l’avenir des « Terrestres », pour parler à la façon de B. Latour, ne cesse pas d’être pensé dans les termes d’une pensée économique dominante invariablement hantée par le mythe indestructible de la Croissance. Nous restons pris dans une même grille de lecture inaltérable composée des mêmes ingrédients puisés dans les magasins du néolibéralisme. Parmi les multiples exemples susceptibles d’être convoqués au soutien de cette proposition, évoquons la place que prennent certains grands cabinets d’affaires – une situation largement documentée jusque dans la presse – dans l’élaboration des choix relatifs à la conduite de l’action publique. Or, ces acteurs privés en situation de définir ce que doivent être ou devenir les standards de la fonction administrative, sont très profondément impliqués dans la diffusion du néolibéralisme en tant que représentation du monde.
C. Difficultés du travail
Le sujet annoncé consiste, rappelons-le, à appréhender les interactions entre deux phénomènes socio-politiques qui ont pour point commun d’être passés tous deux par des transformations dont la teneur exacte reste matière à débat. Si l’accord se fait sur l’existence même de ces transformations, en revanche leur intensité comme leur portée apparaissent autrement difficiles à « saisir ». On relèvera ainsi à propos du « néolibéralisme » que s’il participe, à sa façon, du libéralisme ou, si l’on veut, du modèle libéral, il a fini par s’en éloigner au point de lui être devenu étranger ; mais sans être parvenu pour autant à le faire oublier ! Quant au droit administratif, s’il est le nom donné à un système juridique qui peut continuer de donner l’impression d’une relative stabilité, il n’a pas moins connu, en une quarantaine d’années, une véritable mutation. Nous sommes, en d’autres mots, en présence d’une matière juridique dont le renouvellement s’est réellement accompli, mais à l’intérieur d’une forme douée, c’est vrai, d’une surprenante stabilité. Il suffit pour en prendre la mesure d’examiner la grande pérennité des modes d’enseignement du droit administratif.
La compréhension de ces processus de transformation ne relève pas de l’évidence. Elle exige pour le moins de rompre avec une approche linéaire de l’histoire, pour lui préférer ce que P. Legendre appelle une « histoire sédimentaire ». Au lieu de considérer l’histoire comme un temps fait de séquences qui se succèdent à la manière des maillons articulés d’une même chaîne, il faut y voir une accumulation de strates - bref, une sédimentation - qui, bien que recouvertes par le temps, ne disparaissent pas. Certes les strates les plus anciennes ont cessé d’être immédiatement visibles et se trouvent en quelque sorte « désactivées ». Mais cette situation n’est jamais définitive. La « réactivation » de ce qui est enfoui est toujours possible. Ce peut être le cas, par exemple, à l’occasion d’une crise. Ainsi voyons-nous, avec les développements de l’actuelle crise sanitaire, se redécouvrir - comme on le dit d’une grève après le passage du flot - la part classique de notre droit administratif.
II. Matériaux
Une fois décrits les éléments les plus marquants du contexte où s’insère l’exercice engagé ici, c’est du côté des matériaux théoriques nécessaires à son accomplissement qu’il faut se porter maintenant. On imagine mal qu’il soit possible de faire avancer la démonstration annoncée dans l’« avant-propos » sans la réalisation préalable d’un double réglage conceptuel. Il ne suffit pas de s’entendre sur le sens à donner au mot « néolibéralisme », lequel n’appartient pas au langage des juristes, il convient en outre de s’accorder sur ce que ces mêmes juristes désignent, sans toujours la questionner, par la notion pourtant si peu évidente de « droit administratif ».
A. Que faut-il entendre par « néolibéralisme » ?
Réglage conceptuel avons-nous écrit. Car il n’est évidemment pas question de se lancer dans une tentative d’élaboration théorique sur le néolibéralisme. On se bornera, beaucoup plus sagement, à un travail de « fixation » de la notion, en tâchant de la situer par rapport aux dénominations voisines les plus courantes avec lesquelles elle est censée entrer en résonance : le libéralisme d’une part et l’ultra-libéralisme d’autre part.
Affirmons-le d’emblée : le néolibéralisme n’est pas la continuation du libéralisme par d’autres moyens ! Il entend bien le refonder. Mais il n’est pas non plus susceptible d’être confondu avec l’ultra-libéralisme tel qu’il peut être entendu, aux USA par exemple, par le courant libertarien ou anarcho-capitaliste. Il existe pour le moins entre ce dernier et le néolibéralisme une différence essentielle sur la question du « laisser-faire ». Cette attitude dont on sait qu’elle est par ailleurs l’une des marques d’un certain libéralisme classique n’est en aucune façon revendiquée par le néolibéralisme. Pour ce dernier, une économie de marché ne saurait être réglée par/sur les principes du « laisser-faire », mais sur ceux de la concurrence. Et celle-ci ne peut réellement fonctionner qu’à la condition de bénéficier d’un espace organisé, c’est à dire : « d’une vigilance, d’une activité, d’une intervention permanente » de la part de l’État. C’est donc surtout au sujet de l’État que le désaccord est le plus manifeste. Avec l’ultra-libéralisme on a clairement l’une des expressions de ce que M. Foucault appelait la « phobie d’État », là où, tout au contraire, le néolibéralisme sollicite l’État. La réalisation de l’agenda néolibéral n’est pas même concevable hors d’une intervention active et, peut-on dire, systématique de l’État. Bien entendu, cet interventionnisme public ne vise nullement à porter une économie étatisée, mais une économie marchande : nous restons bien loin d’un certain keynésianisme qui sera d’ailleurs constitué en anti-modèle. Ce « travail » attendu de l’État s’accomplit surtout par voie juridique et plus spécialement par le droit public. Ainsi que l’écrit M. Foucault : « L’économie produit de la légitimité pour l’État qui en est le garant. Autrement dit, et c’est là un phénomène absolument important, pas tout à fait unique dans l’histoire sans doute, mais tout de même singulier au moins à notre époque, l’économie est créatrice de droit public » . Par ce droit public dont parle l’auteur, on ne cherche pas, répétons-le, à encadrer l’économie mais bien au contraire à la « libérer », notamment par l’organisation publique de la concurrence. Ne retrouvons-nous pas ici ce qui se nomme, surtout depuis la fin des années 1990, le « droit public de la concurrence » ? C’est que le marché ne tombe pas du ciel et qu’il n’a rien d’une réalité naturelle ! Il est une production ou, plus justement, un montage du droit. Son fonctionnement requiert un suivi juridique incessant. Il n’est guère besoin de chercher ailleurs les raisons de l’investissement du droit par les économistes et celui de l’économie par les juristes.
Voilà pourquoi la phobie d’État qui caractérise l’ultra-libéralisme rend impossible toute confusion avec un néolibéralisme qui participe, certes à sa manière, du genre « étatiste », tant il sollicite les fonctions de l’État pour faire advenir la société marchande réglée à laquelle il aspire. Décrivant l’ordo-libéralisme comme la forme allemande du néolibéralisme, P. Dardot et C. Laval font ainsi valoir que : « L’État ordolibéral n’a rien d’un État minimal réduit aux fonctions régaliennes. Il doit protéger l’économie de marché contre les abus de pouvoir de toutes sortes, tant publics que privés, en constituant un cadre institutionnel destiné à favoriser la concurrence ». On le notera également au passage : cette appropriation néolibérale de l’État permet encore de dissocier clairement, pour parler comme M. Foucault, les formes néolibérale et libérale de la gouvernementalité. Cela, P. Legendre n’a pas manqué de le relever, lorsqu’à propos de la culture des pays anglo-saxons il observe que pour eux : « l’État n’est qu’une sorte d’association. Alors, tout devient affaire de contrat, d’arrangements, qu’on peut faire et défaire selon les techniques du “lobbying”. cette image idéale de l’État-association, et donc ultradémocratique, a produit la foi – je dis bien : la foi – dans la déréglementation généralisée, le libéralisme en tous domaines qui finit par casser l’humanité ».
Tout cela semble pouvoir se résumer ainsi : la notion de néolibéralisme ne saurait servir à désigner un État qui se retire pour faire place aux entreprises. C’est ici plutôt l’État qui se fait entreprise. Mieux encore, c’est la société tout entière qui est pensée sur le mode de l’entreprise, comme une vaste entreprise d’entreprises. Pareille ambition ne peut se suffire de la technologie économique, de choix relatifs à l’allocation jugée la plus rationnelle des ressources. Elle est de nature anthropologique : ne s’agit-il pas, comme le démontre B. Stiegler, d’adapter les individus que nous sommes aux impératifs de la Croissance économique, posée comme une loi inexorable de l’humanité ? Chacun des membres de la société a d’ailleurs pour vocation de se faire entreprise. Mais ce mouvement n’a aucune chance d’aboutir s’il n’est pas soutenu par le travail juridique de l’État. Les phénomènes de privatisation des activités économiques qui sont l’un des traits constitutifs du néolibéralisme vont ainsi de pair avec la mise en place d’un très important appareil de droit public, nécessaire à l’État pour produire les conditions de possibilité d’une « économisation » de la société tout entière. Où se retrouve le mot de M. Foucault cité plus haut : « l’économie est créatrice de droit public ».
B. De quoi le « droit administratif » est-il constitué ?
Il faut également – et, la qualité de juriste n’assure aucune garantie contre ce genre de travers - se garder de croire à l’évidence des références au « droit administratif ». Voilà bien une désignation qui est loin de s’appliquer à une réalité prédéterminée. Parler de droit administratif, ce n’est certainement pas convoquer un produit fini dont on aurait, en le nommant, la certitude de se saisir. Plutôt que de revenir ici sur d’anciens débats théoriques relatifs à l’identité supposée de ce droit propre à l’organisation, au fonctionnement et au contrôle de l’administration, limitons-nous à trois séries de précisions d’inégale importance, susceptibles de nous informer sur ce que recouvrent – ou racontent – les usages des mots « droit administratif ».
1. Droit positif et droit savant
Il y a une première raison aux nombreux malentendus induits par la notion de droit administratif : elle sert tout à la fois à désigner le droit posé dans le périmètre reconnu au droit administratif et des élaborations doctrinales susceptibles de produire leurs effets au-delà de l’espace académique, jusque dans le débat public. Car, force est de le reconnaître, la doctrine de droit administratif ne se réduit pas à ce qu’en disent volontiers ses agents universitaires. Elle est loin de n’être qu’une pure et simple description, aussi fidèle que possible, de l’état du droit administratif ! Cette science-là a tout d’une activité prescriptive. Elle développe un activité critique pour mieux se prononcer sur ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire. Elle entend agir, à sa manière, sur l’économie du droit positif et intervient, c’est selon, pour soutenir le mouvement de l’action publique ou s’y opposer. Autrement dit, les activités dites de doctrine sont aussi faites de récits qui se mêlent à ceux qu’élaborent les acteurs sociaux impliqués dans l’expérience de l’administration, au sens le plus large de terme. En cela la doctrine participe pleinement à la théâtralisation de l’action publique.
2. Droit administratif d’hier et droit administratif d’aujourd’hui
Du droit administratif sans doute convient-il de dire à présent qu’il est une forme passée ou du passé, dépassé par un droit de l’action publique en cours de constitution depuis une quarantaine d’années. Or, cette forme émergente procède d’une véritable mutation plus que d’une simple transformation du droit administratif. Pareille proposition n’entre pas, c’est vrai, dans les limites du discours doctrinal le plus courant. Il faut pour la soutenir recourir à quelques explications.
On affirme volontiers que le droit administratif, aujourd’hui, a beaucoup changé, qu’il a évolué, ou encore qu’il s’est réformé et qu’il doit poursuivre sa réforme. On fait encore valoir que pour être enfin moderne, ou plus moderne, il lui faut, dans une certaine mesure, se libérer de sa propre histoire. Dans tous ces mouvements en cours ou à venir, on ne saurait voir autre chose qu’une expression de la nécessité. Rien de plus normal : il en va du droit administratif comme de tout le reste ; il change avec la réalité qui le porte ! Voilà une narration à laquelle il est tentant de croire. Ne relève-t-elle pas de la plus simple évidence ? Ce qui s’y trouve énoncé procède du plus absolu bon sens. C’est précisément avec cette histoire qui tient de la fable qu’il importe de prendre ses distances. Elle nous laisse penser que nous n’avons jamais quitté l’univers mental du droit administratif, que ce droit serait parvenu – si l’on peut ainsi s’exprimer – à penser et organiser lui-même, de l’intérieur, ses propres transformations, tout en demeurant lui-même. Comme si avec lui aussi – le droit administratif – la bonne vieille formule du « tout changer pour que rien ne change » trouvait une énième justification.
La vérité pourrait bien être étrangère à ce schéma généreusement reproduit. Ne sommes-nous pas d’ailleurs périodiquement alertés par un autre récit récurrent, celui d’un droit administratif qui n’en finirait d’être en crise, en quête d’identité parce qu’en perte d’identité ? Ce qu’a connu le droit administratif dans le cours de la période 1920‑2020 ne peut être saisi dans les limites d’une métamorphose : plus que d’un changement de forme, il s’agit d’une mutation véritable, au sens où il a fini par produire autre chose que lui-même. Ce n’est pas le même droit qui s’est recomposé. Derrière les mots immuables de « droit administratif », une autre juridicité est advenue et s’est imposée. Ce mouvement va bien au-delà de la technicité, il implique l’univers mental du droit administratif, ses modes de découpage de la réalité et la représentation du monde qui le soutient.
Dans ce changement global où interviennent facteurs internes et externes, la domination néolibérale a joué et joue encore une fonction déterminante. Il est possible d’en suivre partout les effets. C’est ainsi que le contenu du droit – sa matière, sa teneur –n’est plus la même. L’intérêt général par référence auquel le droit administratif s’est pratiquement toujours fait entendre, n’a bien sûr pas échappé au mouvement. Ses composantes ont été reconstituées : avec la fameuse jurisprudence du bilan coûts-avantages, son rapport aux intérêts privés n’est plus le même et c’est sur un tout nouveau registre – pour le dire vite, celui qu’introduit la raison managériale – qu’il donne le monde à voir. Les producteurs du droit administratif eux non plus ne sont plus les mêmes. Cela tient tout spécialement au processus de son européanisation depuis la jurisprudence Nicolo du 20 octobre 1989 ; mais ce phénomène résulte encore de la plus grande contractualisation des rapports juridiques. Le droit administratif est ainsi sorti de ses limitations premières, reconfigurant son territoire pour assurer sa mutation, en raison du déplacement de deux de ses lignes frontière originelles : l’une faisant le départ entre le national et le supranational, l’autre permettant les agencements entre le public et le privé. Il faut encore prendre toute la mesure des changements de finalité du droit administratif. Il s’adresse de moins en moins à des administrés, pour leur préférer des clients ou encore des consommateurs, ainsi que le montre toute une jurisprudence ayant fait entrer dans le bloc de la légalité administrative le droit de la consommation, au même titre que le droit de la concurrence.
De l’ensemble de ces faits nouveaux résulte un authentique changement de rationalité. Comme si le droit administratif était sorti de sa propre histoire pour en écrire une nouvelle, celle du droit de l’action publique. Un autre droit s’est constitué pour une autre époque, en même temps qu’il a changé de « terrain ». Tout cela, on peut se risquer à le dire ainsi : le droit administratif d’aujourd’hui ne peut être considéré comme une simple variation du récit dont il est historiquement originaire. Avec lui, c’est une histoire inédite qui se raconte, avec de nouveaux protagonistes et une Raison nouvelle. Pour autant, il serait de toute évidence absurde de prétendre que le système juridique qui fonctionne encore aujourd’hui sous la dénomination de droit administratif serait sans rapport avec ce qu’a été le droit administratif « classique », celui qui rayonne, grosso modo, entre 1880 et 1980. Cette parenté-là n’est sans doute pas totalement étrangère à la pérennité du conseil d’État dont on sait le rôle déterminant dans la fabrication de ce que l’on ne cesse de baptiser du nom de « droit administratif ». Mais alors, me dira-t-on, où est le problème ? Il n’est à cette question qu’une seule réponse : à bien des égards, l’entité juridique dénommée aujourd’hui encore « droit administratif » est le retournement du droit administratif classique ! Voilà pourquoi dans le présent texte est retenue l’hypothèse selon laquelle, avec la montée en puissance du néolibéralisme et son institutionnalisation, le droit administratif, au-delà de sa technologie propre – autrement dit son outillage (ses procédures et autres dispositifs) et ses modes de raisonnement –, a connu un changement de paradigme : c’est le système de croyances partagées autour desquelles il s’était construit qu’il a fallu adapter à de nouvelles valeurs dominantes.
3. Singularité de l’expérience française du droit administratif
Le sujet n’est pas, on en convient, d’une grande originalité. Aussi connu soit-il, encore faut-il lui donner ici toute sa place : impossible d’ignorer la spécificité de la topographie juridique nationale ! Le genre si particulier des interactions auxquelles sont vouées en France le droit administratif et le néolibéralisme trouve là une part de ses explications. C’est en l’occurrence tout un héritage historique qui continue de produire ses effets, de se montrer et de se faire entendre. C’est bien pourquoi cette topographie est en mesure d’opposer à ce qui menace de la déranger une forte capacité de résistance. Or, cette carte du droit donne à voir une distribution originale de la matière juridique : elle comporte une composante de droit public exceptionnellement importante par son étendue et sa densité. C’est avec ces fortes caractéristiques institutionnelles que le néolibéralisme doit composer : il doit impérativement les adapter à ses propres exigences juridiques. Car s’il lui est nécessaire, comme on l’a vu ci-dessus, de faire travailler tout un appareil de droit public, c’est à la condition d’y faire entrer et circuler la raison marchande. C’est en cela que l’affaire est loin d’être simple : chargées de leur lointaine histoire, les notions et catégories du droit administratif, comme ses manières de penser et d’ordonner la réalité sociale, sont très loin d’avoir été conçues pour faire marcher et servir le monde que le néolibéralisme prétend faire advenir.
III. Acteurs et jeux d’acteurs
Une fois rappelé le contexte dans lequel ont été réunis les matériaux dont notre objet appelle le questionnement, il reste à donner une expression à ces données brutes. On n’y parviendra qu’en entrant dans les « jeux » auxquels se livrent les acteurs qui ont l’usage du droit administratif et/ou du discours néolibéral. Ces jeux s’ordonnent principalement autour de deux grandes figures. Avec la première on voit comment le néolibéralisme s’insinue dans le droit, tandis que la seconde montre de quelles manières le droit administratif réagit à cette immixtion.
A. Comment le néolibéralisme s’installe dans le droit
Avant d’identifier les principaux effets juridiques du néolibéralisme dans ce champ de l’action publique auquel nous renvoie le droit administratif, précisons les conditions de possibilité de cet exercice à travers quelques éléments de problématique générale.
1. Éléments de problématique générale
Il est en cette matière une première règle à suivre. Elle consiste à se garder de toute lecture morale du sujet. Il est ici question de transformation ou, plus justement, de mutation du droit administratif. C’est ce mouvement-là et lui seul qui doit être saisi et décrit. On évitera d’en parasiter la lecture par des jugements moraux qui consisteraient à s’en féliciter ou au contraire à s’en indigner. Il ne s’agit en aucune façon d’idéaliser après coup le « droit administratif d’avant », celui-là même dont on observe la mutation en cours. L’exercice a pour seul but de donner à voir ce changement et d’en rechercher la Raison. Une pareille tâche n’est d’ailleurs en rien d’ordre purement mécanique : en l’accomplissant on est immanquablement conduit en situation de devoir répondre à des questions fondamentales du type : à quoi sert le droit ?, quelle(s) cause(s) sert-il ?, comment peut-il servir de la même manière des causes différentes sinon contradictoires ?
Une autre règle s’impose au juriste : il est ici rapidement confronté aux limites objectives de sa discipline. Encore lui faut-il en convenir. Ce qu’il peut accomplir pour sa part consiste à suivre dans le droit le cheminement de tout un système de pensée, à partir de ses « points de fixation » juridique. En revanche la connaissance des acteurs qui produisent ce système de penser et en assurent la propagation a toutes les chances de lui demeurer étrangère. Sauf s’il se tourne du côté de la sociologie de l’action publique, laquelle est précisément en charge de l’élaboration de ce savoir-là. Ce que découvre la doctrine juridique à partir des textes – qu’il s’agisse du droit positif ou de le littérature administrative –, c’est l’aboutissement momentané de tout un cheminement de croyances, de thèses et de propositions qui s’effectue en profondeur, grâce à l’action de véritables passeurs d’idées qui ont su trouver des relais institutionnels. Depuis les années 1980 en particulier, ces relais n’ont jamais fait défaut. Dans leurs travaux, P. Dardot et C. Laval insistent notamment sur le rôle de la Cour des Comptes ou encore sur ceux de la Direction du Budget et de la Direction du Trésor. Mais on ne peut sous-estimer la fonction de « passage » qu’assurent certains centres de recherches, d’établissements d’enseignement, voire de maisons d’édition ; de même qu’il faut compter avec certains évènements du type colloques ou séminaires capables de produire des concepts qui agissent... C’est ainsi qu’idées, valeurs et représentations nouvelles cheminent avant de trouver une éventuelle traduction et consécration juridiques. Mais il faut encore pouvoir reconstituer toute cette circulation dans le cours de laquelle on voit se constituer tout un langage commun, au sens propre une doxa, que l’on retrouve dans la doctrine des grands organismes internationaux (Banque mondiale, Fonds monétaire international, OCDE, etc.), dans les travaux des élèves de l’ENA, les rapports publics du Conseil d’État et de la Cour des Comptes, pour ne rien dire de certaines thèses de droit public. Si pareille investigation ne fait guère partie du champ de compétence du juriste, elle entre pleinement en revanche dans le programme propre de l’analyse des politiques publiques.
Une troisième règle pratique vient nous rappeler ce qu’il en est du statut du droit en régime néolibéral. Ce dernier se présente en réalité comme une combinaison, un agencement très spécifique de droit et d’économie. Parce qu’il n’existe pas de marché sans un ordre légal qui implique un interventionnisme juridique incessant de l’État, parce que l’État et son droit sont conditions de possibilité d’un marché concurrentiel, le néolibéralisme refuse la division entre le droit et l’économie. Au fond, il ne peut exister, selon lui, qu’un ordre global économico-juridique. L’économie est ici pensée comme un ensemble d’activités réglées par le droit. Dans cette problématique – difficile de ne pas noter, au passage, tout ce que lui doit le droit communautaire – le juridique est décidément réfractaire à toute lecture en termes de superstructure qui entendrait le réduire à une sorte d’ombre portée de l’économie. Comme l’écrit M. Foucault : « le juridique informe l’économique, lequel économique ne serait pas ce qu’il est sans le juridique ». Tel est le sens qui s’attache aux usages de la notion de surdétermination économique du droit. Il s’agit alors de désigner un processus général d’imprégnation économique du droit, indépendant de toute volonté politique de servir ponctuellement telle ou telle initiative économique particulière. Ici, l’économie est à l’œuvre structurellement : elle est tout à la fois fondement et finalité de l’« agir juridique ». Le récit néolibéral contemporain est en quelque sorte le point d’aboutissement de ce processus dans lequel économie et juridicité fonctionnent ensemble au point de se confondre.
2. Description du changement juridique
Énoncé dans cette forme, le sujet invite à la description de ce que le néolibéralisme fait au droit administratif. On tâchera d’y parvenir en procédant en deux temps et en commençant par le plus général. D’un mot : l’institutionnalisation du néolibéralisme se traduit tout à la fois par l’avènement d’une topographie juridique inédite (a) et la constitution d’un nouveau statut pour le droit de l’action publique (b).
a. Avènement d’une topographie juridique inédite
Ce phénomène résulte d’un double mouvement : l’un affecte la juridicité tout entière dont la reconfiguration est en cours, l’autre pousse à la recomposition de l’ordre juridique lui-même.
Le terme de juridicité a été préféré ici à celui de droit car ce que le néolibéralisme fait « bouger » au-delà du droit strictement entendu, c’est l’ensemble des usages sociaux dans lesquels il se trouve impliqué. De ce point de vue pratique sont également concernés la fabrication comme l’interprétation du droit, mais aussi les rapports de pouvoir qui prennent appui sur le droit et le traversent. Et c’est tout cela que le néolibéralisme « dérange », déplace et transforme, car il fait prévaloir des valeurs nouvelles qui entrent en compétition avec celles dont est porteur le droit administratif, quand elles ne lui sont pas franchement réfractaires. Ce dernier a vu son pouvoir de régulation entamé au bénéfice du management avec lequel il est entré en compétition. La question de la régularité juridique de l’action publique se trouve désormais redoublée par des interrogations sur son efficacité. Longtemps indexé sur la notion d’administration régulière (dans le double sens du mot), le standard de la « bonne administration » s’est recomposé autour de l’idée d’administration performante. L’élaboration tant célébrée, notamment dans certains milieux de la haute fonction publique, de la fameuse LOLF a largement servi cette mutation, comme plus tard la doctrine informant la RGPP et la MAP. En tout état de cause, il a fallu à la norme juridique composer avec d’autres systèmes normatifs. Ainsi voit-on, par exemple, le droit de la responsabilité administrative « glisser » du côté de l’accountability. Dans ce « passage » qu’a dessiné – peut-être pourrait-on dire qu’a forcé – le néolibéralisme, M. Foucault voyait l’une, parmi tant d’autres, des preuves significatives d’un renversement du libéralisme classique. Dans sa « Leçon du 21 mars 1979 », c’est une fois encore en ce sens qu’il s’exprime :
La forme générale du marché devient un instrument, un outil de discrimination dans le débat avec l’administration. Autrement dit, dans le libéralisme classique on demandait au gouvernement de respecter la forme du marché et de laisser faire. Là, on retourne le laissez-faire en un ne-pas-laisser-faire le gouvernement, au nom d’une loi du marché qui va permettre de jauger et d’apprécier chacune de ses activités. Le laissez-faire se retourne ainsi, et le marché n’est plus un principe d’autolimitation du gouvernement, c’est un principe qu’on retourne contre lui. C’est une sorte de tribunal économique permanent en face du gouvernement. Alors que le xixe siècle avait cherché à établir, en face et contre la démesure de l’action gouvernementale une sorte de juridiction administrative qui permettait de jauger l’action de la puissance publique en termes de droit, on a là une sorte de tribunal économique qui prétend jauger l’action du gouvernement en termes strictement d’économie et de marché.
Dans ce glissement général des modes d’appréciation de l’action publique du contrôle juridictionnel aux pratiques évaluatives on voit se réfléchir la recomposition de l’ordre juridique lui-même.
Ce sujet est d’une rare complexité. On ne peut le traiter ici que sous forme allusive, en évoquant deux des facteurs principaux de cette recomposition. Une place de choix revient certainement au nouveau partage – ou, pour parler comme P. France et A. Vauchez, au nouveau « brouillage » – entre les champs du droit public et du droit privé. Il n’est guère douteux que le processus d’européanisation du droit administratif tardivement ouvert par la « jurisprudence Nicolo » a joué dans cette redistribution des rôles juridiques une fonction déterminante : il a, pour le moins, servi de point d’appui à nombre d’acteurs publics et privés également guidés dans leurs choix par une même ferveur néolibérale (croyances, valeurs et certitudes partagées). À ce premier facteur qu’on ne manquera pas de mettre en rapport avec le déplacement des grands systèmes de représentations (exaltation du Privé, de l’Entrepreneur et de l’Entreprise versus dévalorisation du Public du Bureaucrate et de la Bureaucratie), s’est ajouté le mouvement d’hybridation institutionnelle qu’a fini par provoquer une pratique banalisée et à grande échelle des passages public-privé-public qu’a parfaitement documentée la sociologie de l’État et de l’administration. Ces transformations institutionnelles ont leur équivalent juridique : ici aussi l’hybridation est au nombre des marques persistantes d’une époque habitée par la pensée et les pratiques propres au néolibéralisme. Les exemples ne manquent pas : retenons en particulier l’évolution du droit applicable aux relations du travail dans l’administration et le secteur public. Voilà bien un droit dont on dit qu’il connaît un processus de « travaillisation » parce qu’il se « recompose » à partir du modèle que constitue le droit du travail.
En même temps qu’il change de place dans l’ordonnancement juridique, le droit administratif change de statut : il se fait droit de l’action publique.
b. Avènement d’un nouveau statut pour le droit de l’action publique
Pour se faire une idée de ce nouveau statut, il faut examiner tout à la fois le fond du droit concerné, c’est à dire les grands principes et autres valeurs sur lesquels il repose, les représentations qui le fondent comme celles qu’il fonde, et ses formes, si par ce mot on entend manières d’agir et conditions de mise en œuvre.
Il a été brièvement question, plus haut, du changement de paradigme qu’a connu – telle est du moins la thèse soutenue ici – le droit administratif contemporain. Cette expression signale que la mutation désignée atteint l’architecture mentale du système juridique : longtemps construite à partir et autour d’un référentiel de solidarité – un terme dont on sait qu’il est emblématique du vocabulaire duguiste – elle prend désormais ses assises principales ailleurs, cherchant références, modèles et raisons d’être dans l’univers du marché. La théorie critique de cette mutation reste à faire, et ce ne sont pas les quelques mots consacrés ici au sujet qui peuvent prétendre en dire la logique. On prendra simplement le temps de rappeler deux des principaux facteurs de déplacement du droit administratif, aussi connus soient-ils ! Voilà une affaire qui doit beaucoup à la globalisation de notre système juridique et plus spécialement encore aux formes et contenus que lui a donnés la construction économique européenne, une fois produite la « jurisprudence Nicolo ». Cette dernière a agi à la manière d’un évènement inaugural, favorisant l’adoption d’un mode de lecture économique du droit administratif. Cette tendance va purement et simplement s’institutionnaliser avec le second facteur déterminant de la période : l’entrée du droit de la concurrence dans le bloc de légalité opposable aux pratiques juridiques de l’administration. D’abord invoqué dans le contentieux relatif à la gestion du service public, à la suite de la « jurisprudence Million et Marais » du 3 novembre 1997, le droit de la concurrence ne tarde pas à se rendre opposable aux mesures de police, qu’elle soit spéciale ou générale, dans la mesure où l’exercice des pouvoirs de police est lui-même susceptible d’affecter des activités économiques. Les outils de contrôle qu’apporte le droit de la concurrence ne tarderont pas à bénéficier d’un usage général, conformément à ce que laissait entendre le commissaire du gouvernement J.-H. Stahl, dans ses conclusions relatives à l’affaire – inaugurale elle aussi – Million et Marais : « Si vous acceptez d’entrer dans notre logique, vous devrez découvrir les voies d’une prise en compte du droit de la concurrence dans le droit des services publics, et plus généralement dans le droit administratif français». Le Conseil d’État, on le sait, n’a pas manqué de s’inscrire dans cette logique. Dans son « Rapport public 2002 », Collectivités publiques et concurrence, n’écrit-il pas : « Ainsi, aujourd’hui, il est possible d’affirmer que l’ensemble des actes administratifs de la puissance publique sont susceptibles d’examen au regard du droit de la concurrence» ?
Finalement, c’est bien l’économie concurrentielle de marché qui tend à devenir, en tant que telle, principe de validité de l’action publique, quel qu’en soit l’objet. N’était-ce pas ce qu’annonçait déjà d’une autre façon la jurisprudence du bilan coûts-avantages en subordonnant la légalité des décisions administratives concernées à ce que l’on doit appeler un calcul de rentabilité ? L’utilité publique, selon la jurisprudence du Conseil d’État, ne désigne-t-elle pas un équilibre coût-bénéfice mesuré par le juge sur la base de données par elles-mêmes étrangères à la juridicité ? Le juge endosse ce faisant un nouveau rôle. Il doit tant bien que mal se faire économiste pour contrôler la pertinence d’actes élaborés à partir de calculs économiques ? C’est au fond la problématique, décrite par A. Supiot, de la gouvernance par les nombres qui est ici déjà à l’ œuvre. En somme, l’économie devient modèle, en même temps, pour le politique et le juridique : telle est en définitive le propre de ce que M. Foucault dénomme la « gouvernementalité » néolibérale.
En parlant de nouveau statut pour le droit de l’action publique, on n’a pas seulement en tête la mutation de son organisation intellectuelle, on pense encore à ses formes, c’est à dire à ce qui relève plutôt de l’ingénierie juridique. Bien entendu, tout cela se tient : constitué sur de nouvelles bases idéologiques, le droit décrit ici emprunte aussi pour sa mise en œuvre des formes nouvelles. En abordant cette question, on ne veut surtout pas en gommer les aspects délicats. Il faudrait pour en saisir la pleine portée se livrer à des études empiriques qui permettraient de recenser et de classer les procédés par lesquels se met en œuvre une administration et plus largement une action publique néolibérale, afin d’en évaluer la spécificité à partir de données objectives. Faute d’une pareille enquête, on ne peut que faire état des quelques intuitions qui viendraient l’informer. Car il y a bien ici encore un sujet dont il est impossible de se défaire par cette même rituelle invocation à la plasticité aussi remarquable que nécessaire des formes juridiques ! Encore doit-on se demander quelles sont les pratiques réellement développées au titre de cette très opportune plasticité et quels en sont les enjeux sociaux. Les juristes peuvent se convaincre de la parfaite neutralité de l’outillage juridique, ils ne peuvent l’empêcher de produire des gagnants et des perdants. Ne serait-il pas du plus grand intérêt de faire l’inventaire comparé des uns et des autres ? De l’opportunité du travail d’enquête évoqué ci-dessus !
Venons-en aux pratiques les plus courantes qui donnent tout leur sens à ces interrogations méthodologiques. Certes il serait absurde d’en faire des productions juridiques induites par le néolibéralisme, mais l’action publique qui s’inspire de ce dernier en fait un tel usage qu’une relation privilégiée semble bien s’être instituée entre les deux phénomènes. Qu’il s’agisse de la promotion, encouragée par le Conseil d’État, du droit souple, ou de pratiques plus ponctuelles, comme celle si valorisée de l’externalisation, ou de l’usage quasi stratégique de la dérogation où l’on se réclame des principes mêmes auxquels on se soustrait, sans oublier le recours, souvent très savamment anticipé, à la régularisation, il y a là un faisceau de comportements juridiques dont la fréquence invite à questionner l’innocence. Certes, les travaux ne manquent pas, qui en doctrine s’efforcent de démontrer qu’à travers la manœuvre de ces dispositifs, c’est l’État de droit qui se montre : ici il se ressaisit après coup, là il agit à distance, ou se soustrait opportunément à sa propre rigidité, etc. Admettons la légitimité de ces explications, malgré leur caractère parfois paradoxal. Épuisent-elles pour autant le problème que pose la pratique banalisée de ces jeux avec le droit ? L’espace existe pour une autre thèse, celle d’une expérience dégradée de la juridicité. Là, la perception de la règle se fait sur le mode mineur, mais elle trouve sa justification dans une référence incantatoire à l’intérêt général. Nous sommes ici confrontés, ne n’oublions pas, à des décisions qui se prévalent des mêmes invariables raisons : le développement local, la Croissance, etc... La force d’évidence de pareilles exigences ne conduit-elle pas à revoir à la baisse les contraintes portées par un formalisme juridique fatalement perçu comme contre-productif ? Aussi répandues soient-elles, ces façons de penser et les attitudes qui en procèdent n’ont pourtant rien d’innocent : elles sont à l’origine d’un très abondant contentieux qui donne à voir d’autres usages du droit administratif.
B. Comment le droit réagit aux avancées du néolibéralisme
Gardons-nous de penser que la réalité juridique que l’on cherche à saisir se résumerait tout entière à la situation qui vient d’être décrite : qu’elle ait été transformée de l’intérieur et en profondeur pour accompagner la mise en place de politiques publiques déclinant les codes – ou certains d’entre eux – du néolibéralisme, voilà qui est avéré mais ne donne accès qu’à l’une des facettes de cette réalité. Pour appréhender cette dernière dans toute sa complexité, il importe de ne pas sous-estimer l’aptitude du droit de l’administration à perdurer, c’est à dire à préserver l’essentiel de son identité, du moins dans ses marques les plus emblématiques, même en milieu hostile. Telle est l’autre grande composante de la réalité juridique. Elle est l’effet combiné de deux phénomènes distincts mais qui se confortent mutuellement.
1. De la « résistance » propre du droit administratif...
Le premier de ces phénomènes doit être rapporté aux conditions concrètes de réalisation du programme néolibéral : celui-ci ne s’accomplit pas en terrain vierge, il lui faut composer avec tout un tissu institutionnel dont la profondeur historique éclaire l’actuelle densité. Image un rien convenue dira-t-on ? Peut-être, mais elle réfléchit mieux qu’une autre un état des lieux qu’il est impossible de réduire à l’agencement plus ou moins subtil des structures, principes et procédures. À tout cela s’ajoutent habitudes, routines, croyances, images et autres mythes. De cet enchevêtrement de représentations, les acteurs sociaux sont fatalement tributaires. On peut même affirmer qu’il contribue à les constituer. Et le droit – nous y venons – prend toute sa part dans la composition de cette « soupe primitive » dans laquelle ils se trouvent impliqués. Or, aussi déterminée soit-elle, la volonté politique d’une transformation néolibérale du droit administratif – celle-là même dont on peut suivre les traces à travers certaines politiques publiques (LOLF, RGPP, MAP, etc.), mais aussi dans certains Rapports annuels du Conseil d’État et de la Cour des Comptes, ou encore dans la jurisprudence administrative et, ne l’oublions surtout pas, dans toute une doctrine universitaire – ne peut ignorer la préexistence de ce tissu institutionnel dont la composante juridique offre plus ou moins de résistance à ce qui la menace. Cela ne veut pas dire que le droit ne change pas, mais ce changement se heurte à des limites : le droit administratif a une longue histoire, et celle-ci continue de l’habiter.
Pour donner son plein développement à la thèse énoncée par ces derniers mots, deux pistes sont susceptibles d’être ouvertes, qui toutes deux, font découvrir une matière juridique dont la durabilité est la propriété majeure. Engageons-nous sur l’une de ces pistes. Elle est invariablement balisée par les grands signifiants immuables du droit administratif, ceux-là même qui l’ont toujours tiré du côté du « public » : la fonction publique, la domanialité ou, plus largement, la propriété publique, le service public, mais aussi l’ordre public. Or, c’est cela justement qui, aujourd’hui, résiste à la promotion du néolibéralisme et conduit les acteurs les plus engagés dans ce mouvement dit de modernisation de l’action publique à voir dans le droit administratif autant de restes d’un passé qui, décidément, ne passe pas. Que ce droit-là soit devenu l’une des cibles privilégiées des politiques les plus manifestement portées par les certitudes néolibérales de la période (on pense évidemment en priorité au new public management et à la RGPP), nul ne saurait s’en étonner : il est une bonne fois pour toutes considéré comme contre-productif ! Reste que si changer le droit est à la portée du pouvoir politique, changer de droit est une toute autre affaire : la question ne se déploie plus alors sur le seul terrain de la technologie juridique, elle touche encore aux intérêts socio-économiques qui se cristallisent dans le droit comme aux affects qu’il suscite et qui contribuent fortement à son institutionnalisation. Les notions juridiques produisent leurs effets au-delà de l’ordre du droit strictement entendu, elles agissent également dans le champ de la représentation. Là, elles suscitent, c’est selon, méfiance ou adhésion, elles font l’objet de possibles mouvements de défiance ou de réaction en défense. Que l’on pense aux manifestations de soutien au service public dit « à la française » dans la seconde moitié des années 90, ou aux protestations récurrentes depuis la fin des années 70 contre les projets visant le statut de la fonction publique, immanquablement recodés dans les termes propres au récit de l’atteinte aux acquis sociaux. Du fait de sa longue histoire, le droit administratif s’est depuis longtemps constitué en enjeu politique. Sa fonction de régulation des rapports sociaux ne s’accomplit pas seulement à travers les jeux sophistiqués qu’imposent ses agencements techniques, elle s’exerce également dans le cours des batailles d’idées dont il est lui-même l’enjeu incessant. Quelque chose du mythe de la singularité française s’est ainsi fixé dans l’expérience nationale du droit administratif et dans la compétition des images auxquelles il donne lieu.
Voyez en ce sens les réticences que montre périodiquement l’État à pleinement adhérer au modèle du marché total qui est porté par la Commission européenne et plus largement par le droit communautaire. On le voit en particulier lorsqu’il est question de « démanteler » de grandes entreprises publiques, pour répondre aux injonctions du droit européen de la concurrence. C’est justement à présent le cas avec le très controversé projet « Hercule » concernant l’avenir institutionnel d’EDF, pensé pour satisfaire aux critères concurrentiels avancés par les autorités de l’Union. L’exemple est on ne peut plus édifiant : n’implique-t-il pas une entreprise qui continue d’être habitée, pour une bonne part, par l’histoire nationale d’un droit d’avant la suprématie juridique du modèle de la concurrence ? Les débats relatifs à ce dossier montrent l’expression simultanée de deux intentions contradictoires : la volonté d’en finir avec certaines manières françaises de penser et d’agir pour entrer enfin dans l’univers concurrentiel est comme retenue par une volonté opposée où continue de se faire entendre une tradition juridique nationale portée par la longue durée.
Quant à l’autre piste, on doit son ouverture à certaines des implications juridiques de la crise sanitaire en cours. Cette dernière nous fait assister, in situ, au spectacle d’un État qui met en scène son propre dédoublement. Ne se donne-t-il pas à voir au travers d’une double figure juridiquement construite où le travail du droit administratif est bien visible. Il présente en même temps le visage que réclame l’État faisant face au défi de l’urgence – cet État-là interdit, pose des limites, définit des rôles sociaux, territorialise, etc... –, et celui que se compose l’État providentiel. À celui-là il revient, comme le dit P. Legendre, d’ « administrer en vue du salut ». C’est l’État du « quoiqu’il en coûte », celui qui déplace les bornes pour repousser les limites et que l’on sent habité par l’idéal de la « Mère inépuisable » pour reprendre la métaphore de P. Legendre. À travers ce dédoublement dont la crise sanitaire impose la pratique, quelque chose du vieux modèle juridique français de l’État est en cours de réaffirmation. Derrière la façade de l’« État creux » (hollow State) dont la science politique des années 90 annonçait, non sans emphase, l’irréversible installation, les formes pleines demeuraient, comme en attente de réactivation. Certes les politiques induites par la préférence néolibérale ont bien conduit à revoir à la baisse les frontières du public et les contours de l’État mais avec la gestion publique de la crise sanitaire d’anciennes figures de l’histoire administrative font retour. On ne pense pas seulement ici au « rôle du droit des aides d’État pour sortir de la crise », ou la réévaluation générale du rôle des services publics dans ce que Duguit appelait l’interdépendance sociale, il est par ailleurs assez remarquable de retrouver le couple Préfet/Maire en première ligne dans la gestion territoriale de la pandémie. Ce sont les interactions obligées entre ces deux acteurs majeurs de l’administration locale qui, selon C. Eisenmann, font toute la singularité de cette forme particulière de l’organisation territoriale de l’État à laquelle il donnait le nom de « semi-décentralisation ».
Tout semble donc se passer comme si la crise sanitaire avait le pouvoir de ranimer d’anciennes manières juridiques de faire et de penser que la vague néolibérale avait « recouvertes », les reléguant dans un passé révolu. Même s’il se fait à la marge, tout un travail de reconnexion s’opère, qui contribue à la remise en marche d’une machinerie juridique toujours là mais simplement désactivée. Ainsi se réamorce une « mémoire fonctionnelle » que l’on pouvait croire stoppée.
2. …à la « résistance » au néolibéralisme par le droit
Ce n’est pas tout. Un autre phénomène, de nature socio-politique celui-là, réclame ici toute notre attention, même si son observation n’est pas des plus aisée : l’appropriation du droit administratif par ses destinataires, notamment à partir du contentieux et plus précisément encore du contentieux juridictionnel provoqué par nombre de grands projets d’équipement et d’aménagement, perçus comme autant de manifestations localisées, territorialisées d’une idéologie néolibérale en actes. Alors la contestation s’empare volontiers de l’outillage intellectuel offert par le droit administratif, car elle ne manque pas d’y trouver des moyens pour tenir l’action publique à distance. Tâchons d’expliciter un peu cette proposition, car elle suppose de regarder la « conflictualité » qui nous retient ici autrement que dans les seuls termes ou codes du « contentieux administratif ». Or, il n’est pas toujours évident d’informer sérieusement ce regard, car il lui faut alors se porter dans l’un des angles morts de la recherche académique. C’est que la sociologie du contentieux administratif est désertée par la doctrine des juristes qui en ont fait depuis bien longtemps une matière étrangère à leur champ disciplinaire ; tandis que, de façon générale, les sociologues n’ont en France guère de goût pour ce droit-là. Certes il existe un imposant corpus de sociologie du droit, mais il est difficile d’affirmer qu’il préoccupe vraiment les milieux de la doctrine juridique. Voilà pourquoi, en l’absence de travaux empiriques d’une sociologie qui serait plus spécifiquement tournée vers les requérants, on est contraint aux généralités et, il faut bien le reconnaître, à des approximations, celles qui sont inhérentes à un travail d’interprétation nécessairement vulnérable !
Risquons-nous malgré tout, sans en ignorer les possibles biais, à quelques observations générales sur le sujet. La première donnée à prendre ici en compte est certainement celle-ci : le contentieux fait entendre bien autre chose que lui-même. Il est une caisse de résonance pour les acteurs qui s’y impliquent, et, le cas échéant, s’en servent. Le juge se trouve ainsi investi – bien au-delà de l’office qu’il se reconnaît lui-même – de missions qu’imaginent les requérants. Ces derniers lui donnent une identité, ou plutôt des identités qui sont le produit de représentations collectives et toujours changeantes de la justice. Autrement dit, les justiciables font exister un juge fantasmatique, au-delà de ce qu’il est ou peut être vraiment. Un juge qui se trouve agi par des images comme par des récits qui lui sont extérieurs et sans doute largement étrangers. La justice administrative n’est aucunement réductible à cet objet rationnel que construisent les juristes sous le nom académique de « contentieux administratif » : la saisine du juge obéit en effet à des considérations multiples ; elles sont aussi de l’ordre de l’affectif et du pulsionnel !
C’est ainsi que le contentieux administratif donne à voir (en négatif) comme à entendre (en bruit de fond) la « grande transformation » dans laquelle le néolibéralisme nous a engagés. Cette mutation prend des appuis dans le droit administratif qu’elle sollicite, autant que de besoin, sans manquer d’en adapter le système de valeurs. Les formes contentieuses que prend la contestation de l’action publique ne sont pas indifférentes à ces grandes manœuvres dont la doctrine courante assure l’accompagnement à travers de nouvelles lectures, économiques, du juridique. Le droit de l’action publique tend donc à se faire scène où se joue la confrontation entre systèmes de valeurs et représentations du monde. On y voit comment ce droit continue de porter l’héritage historique dont son identité contemporaine est encore plus ou moins tributaire, illustrant à sa manière l’idée, chère aux analystes, d’un passé qui ne passe pas. Telle est l’opposition dont on attend le règlement contentieux. D’un côté, le droit administratif se voit accusé par les plus ardents promoteurs du néolibéralisme de prolonger artificiellement une histoire qu’ils perçoivent comme révolue, et ils entendent bien le « neutraliser » par les politiques de réforme de l’État et l’introduction du new public management. Mais cette situation entretient une sorte d’insécurité mentale que le contentieux fait entendre. Car, de l’autre côté, ce même droit administratif, avec ses catégories d’utilité publique, de service public, de domanialité publique, etc... est perçu comme un conservatoire de valeurs et de croyances qu’il convient de défendre contre les menaces du « Marché total ». Les juridictions administratives sont prises dans cette conflictualité : les voilà appelées à arbitrer la compétition entre grands systèmes de représentation.
Regardons du côté de ce qu’on peut appeler le contentieux de l’action publique « moderniste », celle qui ne recule pas devant les transformations de l’environnement, pour mieux servir les exigences de la Croissance : il lui faut traverser pratiquement tout le champ du droit administratif, en ce qu’il concerne l’urbanisation, l’urbanisme commercial, l’aménagement du territoire, mais aussi la propriété publique, le service public à travers la réalisation de grands réseaux ; et tout cela requiert un usage de l’utilité publique dont on n’a aucun mal à concevoir le caractère conflictuel. Dans tout cet espace contentieux qui n’en finit pas de prospérer et où se joue volontiers le procès du néolibéralisme, les requérants sont agis par les mêmes motivations : ils sollicitent le juge comme ils le feraient d’un acteur politique, attendant de l’institution qu’elle dise ce qu’il en est, en situation, ici et maintenant, des conflits d’intérêts et des oppositions de valeurs constitutifs de l’intérêt général. On agit d’autant plus volontiers en ce sens, qu’il arrive au juge, et dans des affaires hautement significatives, d’annuler sur le fond des déclarations d’utilité publique. Mais à supposer que leur légalité s’y trouve confirmée, le procès est rarement considéré comme une vaine entreprise. Il aura été l’occasion de faire entendre une autre voix, et de faire voir une autre voie. Là où le juriste de doctrine est tenté d’en rester aux questions de technologie juridique, les usagers de la justice administrative ne manquent pas de percevoir tout autre chose : une autre partie s’est jouée qui est de nature politique : quel que soit son jugement, par la logique même de la compétition évoquée ci-dessus, le juge se trouve impliqué dans un choix de société fondamental qui dépasse chacun des cas d’espèce. Certes, l’intérêt général ou l’utilité publique dont se réclament les requérants est rarement celui du droit. Mais la jurisprudence administrative elle-même – on pense bien entendu à celle du bilan coûts-avantages – ne rend-elle pas cette sollicitation parfaitement plausible ? Ne fournit-elle pas une sorte de code d’accès à l’intérêt général ? Avec elle, il n’est plus de mystère possible de l’intérêt général, il devient une construction parfaitement visible dont le mode d’emploi est accessible à tous, et c’est le juge lui-même qui le rend disponible !
Pour ne pas conclure…
Ces quelques développements autour du thème « faire du droit administratif à l’heure du néolibéralisme » ne peuvent s’achever sans une ultime précision : le « libéralisme nouveau », nous sommes condamnés à le vivre, de l’intérieur. Sans même toujours le savoir. Il compose l’univers matériel autant que mental dans lequel nous évoluons. Il façonne mode de vie et manières de penser. Par-delà les formes qu’il a pu prendre ici ou là, il s’est imposé en s’appropriant le grand mythe de la Croissance et en faisant de l’Économie concurrentielle de marché le discours obligé et quasi exclusif par lequel et dans lequel s’agencent les rapports sociaux. Au fond, dans une très large mesure, le néolibéralisme s’est imposé comme une sorte de langage spontané. Il est devenu notre commune expérience. Au point que l’on pourrait en dire : finalement ce n’est pas nous qui parlons « néolibéralisme », c’est lui qui nous parle ! Inutile d’ajouter qu’il est très compliqué de s’extraire d’une pareille réalité, puisqu’elle se donne pour la traduction contemporaine de la Nécessité. C’est bien pourquoi l’attitude la plus courante – celle qui, pour nous juristes, trouve son expression dans la doctrine universitaire – consiste à s’adapter à cette situation plutôt qu’à tenter d’en sortir. L’adhésion plutôt que la mise en doute, au nom du principe de réalité !
À défaut de se prêter à une conclusion véritable ces analyses sont au moins porteuses – elles le sont en tout cas à nos yeux – d’un enseignement d’ordre méthodologique : faire du droit administratif à l’heure du néolibéralisme, cela suppose de sortir du positivisme technicien de la doctrine universitaire actuellement la plus pratiquée. À ce choix, dont on n’est pas sans ignorer qu’il reste très peu partagé, une raison fondamentale : ce positivisme-là est le mode de pensée qui assure la meilleure diffusion juridique du récit néolibéral. Commençons par nous accorder sur la signification d’un telle affirmation pour prévenir de méchants débats. On ne prétend pas ainsi que ledit positivisme se serait inventé pour être le canal d’expression juridique du néolibéralisme : il s’est imposé bien avant ce dernier et a servi de « véhicule » à d’autres représentations du monde. Mais il se trouve qu’il lui offre, aujourd’hui, la forme de loin la plus accueillante et la plus propice à sa banalisation. Il faut donc s’en détourner. Du moins si l’on tient pour nécessaire de ne pas servir une cause qui informe, on le sait, des choix politiques auxquels doit tant ce « nouveau régime climatique » sur lequel nous alertent I. Stengers, B. Latour et tant d’autres. S’il n’est pas exclusif, le pilotage néolibéral d’une grande partie du monde n’en est pas moins une indubitable réalité, et les thèses qu’il met en œuvre, par-delà d’éventuelles rhétoriques correctrices : la mise en marché et la financiarisation de la nature, trouvent leurs marques dans le droit positif comme dans ses commentaires doctrinaux...
Jacques Caillosse
Jacques Caillosse est professeur émérite en droit public de l’Université Panthéon-Assas (Paris II).
Pour citer cet article :
Jacques Caillosse « Faire du droit administratif à l’heure du néolibéralisme », Jus Politicum, n°27 [https://juspoliticum.com/articles/Faire-du-droit-administratif-a-l-heure-du-neoliberalisme]