W. Mastor, L’art de la motivation substance du droit. Mieux motiver pour mieux juger (2020)
Recension de W. Mastor, L’art de la motivation substance du droit. Mieux motiver pour mieux juger, Paris, Dalloz, 2020, 175 p.
Review of W. Mastor, L’art de la motivation substance du droit. Mieux motiver pour mieux juger, Paris, Dalloz, 2020, 175 p.
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our porter un regard sur la motivation des décisions de justice et réfléchir aux améliorations qu’il conviendrait d’y apporter, encore faut-il d’abord penser la motivation. C’est précisément l’intérêt de cet ouvrage de Wanda Mastor qui est de « repenser l’exigence de motivation », non pas comme un simple ornement de la parole du juge mais comme la « forme obligée la plus substantielle qui soit ». À travers ce texte, l’auteure nous invite à une réflexion profonde sur le discours du juge et les moyens par lesquels s’exprime son raisonnement, et plus largement sur les fondements du droit dont la motivation serait la « substance ». C’est un retour aux sources du droit, aux « forces créatrices du droit » pour reprendre la célèbre expression de Ripert. Il ne s’agit pas seulement pour l’auteure de rappeler les sources formelles et historiques fondant l’obligation juridique de motiver les décisions de justice, mais aussi d’exhorter les juges à « mieux motiver pour mieux juger » et à lever le voile sur leur raisonnement.
Le sous-titre de l’ouvrage donne le ton engagé du propos qui caractérise Wanda Mastor, connue pour ses prises de position en faveur de l’introduction des opinions séparés comme moyen de renforcer l’argumentation. Synthèse du travail réalisé depuis une vingtaine d’années, cet ouvrage est un plaidoyer en faveur de la motivation, ou plutôt un manifeste en faveur d’une « meilleure » motivation. Wanda Mastor assume cette posture axiologique, prescriptive, et non seulement descriptive. Cherchant à rendre à la motivation « la place qu’elle doit occuper dans le champ des juristes », elle nous exhorte à « prendre la motivation au sérieux », par un clin d’œil implicite à l’œuvre de Dworkin dont la pensée présente certains points communs avec celle de l’auteure. Cet ouvrage vise à apporter une contribution à l’amélioration de la motivation des décisions de justice en France dans un contexte marqué par une volonté de réforme. Résolument engagée et optimiste, Wanda Mastor s’emploie à persuader son auditoire par un raisonnement et une argumentation à l’image de sa vision de la motivation, comme moyen au service d’une fin. Cette fin, c’est la démocratie dans laquelle la justice est rendue au nom du peuple et pour le peuple. Le moyen c’est une motivation enrichie et persuasive. Servis par une plume limpide, la richesse et la liberté du propos en rendent la lecture passionnante. Le juriste, qu’il soit praticien ou universitaire, et le profane qui s’intéresse à la justice trouveront dans cet ouvrage des pistes de réflexion sur le plan historique et théorique mais aussi pratique.
Soulignons néanmoins d’emblée que le Conseil constitutionnel constitue la « cible privilégiée » de l’auteure puisque c’est au sein de cette institution que l’évolution est la moins avancée. Faute d’avoir effectué le « tournant argumentatif » qu’impliquait la révolution contentieuse de la QPC, le Conseil constitutionnel aurait commis une « imposture » en refusant de tirer les leçons du contrôle concret. Les critiques sont très dures à l’égard de la juridiction constitutionnelle dont elle dénonce la « stratégie de dissimulation », « la fuite de la motivation et l’hypocrisie de la pédagogie externe ». Sont ici visés les efforts déployés par les juges pour expliquer leurs décisions par des communiqués de presse ou des commentaires rédigés par les membres de la juridiction. Cette « littérature grise » comme la qualifie l’auteure devient perverse lorsqu’elle ne vise qu’à combler les lacunes des décisions et constitue un « contournement de la motivation ». Wanda Mastor propose deux réformes externes pour y remédier : l’introduction des opinions séparées permettrait de renforcer l’argumentation ; l’institution d’un représentant du droit extérieur à l’institution permettrait d’éclairer la délibération des juges ainsi que la motivation de leurs décisions. Pour expliquer le refus du Conseil constitutionnel de se réformer, l’auteure avance une hypothèse : « peut-être que ce juge si particulier ne motive pas ses décisions parce que, tout simplement, il n’a pas conscience d’en être un », hypothèse contredisant la formule conclusive de ses décisions modifiée en 2016. Il semble néanmoins évident que la façon dont le juge motive ses décisions est intimement liée à la conception qu’il se fait de sa fonction. L’auteure invite à se défaire du carcan théorique dans lequel est ancrée la tradition elliptique française. La façon dont est pensée la motivation est elle-même liée à la conception que l’on se fait du jugement. D’où l’intérêt de se placer au niveau tant du discours, du droit positif et de la motivation, que du méta-discours, du discours porté sur la motivation mais aussi sur le droit, comme le fait Wanda Mastor dans cet ouvrage.
C’est avant tout aux fondements de l’exigence de motivation qu’elle s’intéresse. D’où vient la motivation ? Consacrée dans les textes, à différents niveaux selon les systèmes, et applicable à toutes les juridictions, y compris constitutionnelles, l’obligation de motiver ne serait pas seulement une obligation juridique mais un devoir moral et politique. L’auteure distingue soigneusement ces deux dimensions en considérant que l’une est « secondaire et artificielle », là où l’autre serait une « contrainte extérieure mais résolument supérieure », sans pour autant qu’elle soit liée à un quelconque droit naturel. Il nous semble que ces deux dimensions de la motivation renvoient aux sources de l’obligation de motivation, sources formelles (issue du droit positif, des textes comme de la jurisprudence) d’une part, et sources matérielles (qui renvoient aux fondements, historiques et théoriques, mais aussi aux valeurs et aux finalités de la motivation) d’autre part. C’est l’étude de ces sources matérielles qui nous intéresse ici en commençant par les fondements historiques. En remontant le temps jusqu’à l’Ancien Régime et à la Révolution, l’auteure cherche à montrer que l’exigence de motivation est démocratique parce qu’elle constitue le support du pacte tacite passé entre le juge et le peuple qui lui a délégué le pouvoir souverain de juger. La motivation serait donc la traduction d’une dette du juge envers le souverain comme l’est la justice selon Portalis : « le juge nous doit la motivation comme il nous doit la justice ». Selon l’auteure, c’est parce que « le juge a une dette envers le peuple au nom duquel et pour lequel il rend la justice qu’il doit motiver ses choix ». Elle rappelle que le juge a toujours été placé dans « un rôle de dépositaire » d’un pouvoir qui ne lui appartient pas, dont il est le simple « délégataire » : une justice rendue au nom du roi puis au nom du peuple. Force est de constater que cette motivation n’existait pas lorsque la justice était rendue au nom du roi. C’est au moment où cette dette devient populaire que s’impose l’exigence de motivation. Si la figure du juge passeur traverse l’histoire de la justice, elle va s’effacer, sous l’influence du légalisme, au profit de celle du juge automate, une fiction qui va alimenter la rédaction brève des décisions de justice, laquelle perdure encore aujourd’hui.
Rejetant la solution unique et le formalisme, l’auteure combat cette vision minimaliste de la motivation conçue comme un simple ornement : « ni acte d’autorité, ni acte communicationnel : la décision de justice est persuasion ». Wanda Mastor appelle à rompre avec cette tradition enracinée dans les décisions de justice fondée sur l’idée que la décision rendue « est l’énoncé d’une vérité ». Elle appelle à faire le « deuil de la certitude interprétative », obstacle théorique qui s’oppose à l’enrichissement de la motivation. Partant du postulat réaliste selon lequel « la part créative du juge est immense », l’auteure ne considère pas pour autant que le juge dispose d’une liberté totale. Entre la thèse de l’interprétation-connaissance qui réduit la motivation à un simple ornement et la thèse de l’interprétation-volonté qui conduit à en faire un simple paravent, elle défend une « thèse mixte », celle de la liberté contrainte, la seule selon elle à « faire la part belle à la motivation » comme moyen d’encadrer la liberté du juge.
Mais quelle consistance donner précisément à cette exigence ? La finalité de la motivation serait d’« expliquer, pour justifier, persuader, convaincre, légitimer ». Soulignant la nécessité d’adopter un langage compréhensible, Wanda Mastor insiste surtout sur le besoin d’enrichir la motivation, de « développer les motifs qui président au choix » de la solution. Et regrettant que la réforme de la rédaction conduise à contourner la « vraie réforme de la motivation », elle s’emploie à définir le contenu de cette dernière, une tâche délicate dans laquelle elle dévoile les fondements théoriques de sa pensée.
C’est une vision axiologique de la motivation que l’auteure développe en s’inspirant du pragmatisme sociologique et de la pensée d’Aristote. En raison de la primauté accordée aux faits sociaux et de la fonction sociale de la justice, le juge « doit prendre en compte les attentes du corps social ». Se référant aux tenants de la Sociological jurisprudence selon lesquels la finalité du droit est la satisfaction des besoins sociaux, Wanda Mastor plaide pour une « justice constitutionnelle pragmatique » dans laquelle la motivation est conçue comme un « outil justificateur » des choix faits par le juge qui « interprète le texte et les précédents de telle sorte que sa décision produise des effets souhaitables ». Ainsi, le juge « crée la règle de droit plus qu’il ne l’applique » en fonction non pas d’un fondement posé a priori mais de l’objectif poursuivi. Quel est cet objectif ? Il s’agit de la « recherche du bien » autrement dit du bonheur qui est « la fin de toute chose », le principe de toute action, une valeur inhérente à l’idéal démocratique.
Ainsi, la justice serait rendue non seulement au nom du peuple mais pour le bien du peuple. Tel est l’horizon démocratique que Wanda Mastor donne à la motivation des décisions de justice. Une telle approche est assurément originale.
Si nous avons pris beaucoup de plaisir à lire cet ouvrage riche et stimulant, l’usage veut néanmoins qu’une recension ne se borne pas à de simples éloges. On formulera donc ici quelques regrets qui ne remettent nullement en cause les immenses qualités du livre de Wanda Mastor.
Un premier regret concerne la question de l’impartialité, abordée sans doute un peu rapidement dans l’ouvrage. Reconnaissant la part des influences et des déterminismes dans la prise de décision, l’auteure considère que la qualité suprême du juge réside dans la prudence, une vertu qu’elle semble préférer à toute autre. Cette vertu présente certaines similitudes avec la distance, vertu permettant d’atteindre l’impartialité, considérée comme l’une des conditions de la liberté de réflexion du juge et de la qualité du jugement. Toutefois, l’impartialité est-elle atteignable par l’homme ou bien est-ce une illusion ? Nous aurions aimé que l’auteure donne sa position sur cette question.
Un deuxième regret concerne la question de l’élection des juges qui aurait mérité des développements plus substantiels. Présentée comme la « clé » du débat sur le gouvernement des juges, cette question est en effet incontournable dès lors que l’on reconnaît aux juges le pouvoir de faire le droit comme le fait Wanda Mastor. Évoquant « l’urgence de repenser cette question (du gouvernement des juges) en lien avec le régime représentatif », l’auteure aurait pu aborder l’élection des juges à laquelle elle semble favorable. En effet, l’encadrement du pouvoir du juger à travers la motivation est-il suffisant pour le rendre légitime et responsable devant le souverain ? Il semble que non. L’élection des juges est-elle le meilleur moyen de choisir les juges ? Si cette élection permet de donner au peuple (ou à ses représentants) le pouvoir d’« agir » sur l’orientation politique de la jurisprudence, est-elle le moyen le plus adéquat pour sélectionner les juges les plus prudents, habiles et expérimentés comme le souhaite l’auteure ? L’ouvrage laisse ces questions en suspens.
Un dernier regret concerne la question du droit comparé comme outil d’argumentation du juge. Le juriste français attaché à la tradition – ce qui n’est pas notre cas – pourra s’étonner de la place démesurée faite au droit comparé dans la décision « type » rédigée par l’auteure dans cet ouvrage. Si l’étude du droit comparé présente un intérêt didactique, on perçoit mal l’utilité pour le juge français de mobiliser la jurisprudence américaine ou espagnole pour trancher par exemple la question du mariage homosexuel, si ce n’est celui de montrer que ses homologues se sont appuyés sur l’évolution des faits sociaux afin d’élargir la définition du mariage. Comment le juge se saisit de ces sources d’information pour construire sa propre argumentation ? Le droit comparé ne doit pas être utilisé comme un argument d’autorité. De même, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ne doit pas être instrumentalisée de manière abusive. Le Conseil en a fait la douloureuse expérience par le passé. Avant de s’aventurer dans la citation de précédents extérieurs, les juges français ont déjà suffisamment à faire avec leurs propres références.
L’enrichissement des motifs doit être un moyen et non une fin. Comme le bonheur, la motivation reste un idéal difficile à atteindre. Une quête permanente par le juge de sa légitimité. Un devoir en contrepartie de son pouvoir, sous le regard de son auditoire. Un sujet à prendre au sérieux, comme le prône ardemment Wanda Mastor à travers ce bel ouvrage.
Fanny Malhière
Maître de conférences en droit public, université de Bourgogne
Pour citer cet article :
Fanny Malhière « W. Mastor, L’art de la motivation substance du droit. Mieux motiver pour mieux juger (2020) », Jus Politicum, n°27 [https://juspoliticum.com/articles/W-Mastor-L-art-de-la-motivation-substance-du-droit-Mieux-motiver-pour-mieux-juger-2020]