L’érosion contemporaine du couple formé par les concepts de citoyenneté et de nationalité, signe d’une dégradation du cadre traditionnel de l’État-nation, invite à questionner les origines historiques de leur imbrication. Si la citoyenneté moderne trouve sa source dans la Révolution française, celle-ci ne fut en revanche pas en mesure de conceptualiser l’idée de nationalité en tant que catégorie juridique autonome. Moins préoccupés d’achever la construction de l’État moderne que de donner naissance à une nouvelle conception de l’autorité par l’intermédiaire du gouvernement représentatif, les révolutionnaires n’ont envisagé la Nation qu’en tant qu’entité politique. La qualité de Français n’était alors qu’une condition d’accès à la citoyenneté, définie dans le but d’identifier les membres du souverain collectif. Or, parce qu’elle obéissait à des critères plus idéologiques qu’objectifs, la distinction du Français et de l’Étranger, et avec elle la physionomie de la communauté nationale, n’a cessé de fluctuer au gré des aspirations cosmopolites ou au contraire ostracisantes d’une Nation en proie aux tumultes révolutionnaires. Ce constat invite à relativiser la dimension matricielle classiquement accordée à la Révolution, qui constitue avant tout une phase de transition entre l’Ancien Régime et l’avènement du droit public moderne.

The contemporary erosion the couple formed by the concepts or citizenship and nationality – which indicates a degradation of the traditional framework of national state –invites to question the historical origins of their intertwining. If modern citizenship finds its source in the French Revolution, the latter was not able to conceive the idea of nationality as an autonomous legal category. Less concerned with completing the construction of modern state than with giving birth to a new conception of authority through representative government, the revolutionaries considered the Nation only as a political entity. The status of “French” was then only a condition to accede to citizenship, defined in order to identify members of the collective sovereign. Because it was founded on idealogical criterias rather than objective ones, the difference between French people and Foreigners – and with it the physiognomy of national community – did not cease to vary according to the either universal or ostracizing aspirations of a Nation in the grip of revolutionary tumults. This observation invites to put into perspective the classical interpretations of the French Revolution, which was less a matrix moment than a transition between Old Regime and modern public law.

Il faut que vous fassiez une cité,

c'est-à-dire des citoyens qui soient amis, qui soient hospitaliers et frères[1]

Saint-Just,

26 germinal an II (15 avril 1794)

A

insi Saint-Just exprime-t-il la nécessité de façonner une Nation de « frères », c’est‑à‑dire une communauté consensuelle de citoyens fondée sur l’adhésion volontaire de ses membres aux principes d’une Révolution qui, au cœur de la Terreur, conçoit la distinction du Français et de l’Étranger sur le thème de l’ami et de l’ennemi. La confrérie des citoyens, dont la physionomie varie au gré des aspirations universalistes ou patriotiques de la Révolution, est alors loin de coïncider avec la catégorie contemporaine des nationaux. Frères‑amis ou frères-ennemis, français et étrangers se définissent moins par ce que l’on appellerait aujourd’hui leur « nationalité » qu’ils ne se distinguent par leur capacité à s’intégrer ou non à une communauté d’intérêts, de valeurs et de destins. La citoyenneté révolutionnaire, qui exprime l’appartenance volontaire de l’individu à la Nation souveraine, se définit donc en marge d’une nationalité que la Révolution n’a eu ni le besoin, ni les moyens de concevoir en tant que catégorie juridique à part entière.

Il est pourtant communément admis, en droit public français, que les vocables « citoyenneté » et « nationalité » constituent les membres d’un même couple conceptuel. Cette association, consistant à fonder l’exercice du droit de cité sur l’appartenance d’un individu à la communauté nationale considérée à la fois comme le substrat humain de l’État et comme l’entité collective titulaire de la souveraineté, tient à la prégnance du modèle de l’État national, dont la France constitue pour beaucoup « l’archétype ». « La citoyenneté, a fortiori politique, s’est développée dans le cadre de l’État nation, au point d’apparaître structurellement liée à la notion de nationalité. » De sorte que les deux termes – employés dans le contexte politico-juridique contemporain, dont l’aspiration démocratique et le suffrage universel constituent la toile de fond – peuvent parfois passer pour interchangeables : « L’identité entre citoyenneté et nationalité, note Stéphane Caporal-Gréco, reflète l’identité entre l’État unitaire et la nation souveraine ». Cette identité s’observe alors dans le discours juridique contemporain. Ainsi de l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 qui, en disposant que la République « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », identifie le citoyen au national dans le bénéfice des droits. Ainsi encore de l’étude annuelle du Conseil d’État consacrée en 2018 au citoyen, dans laquelle ce dernier s’apparente tantôt à l’électeur, « qui concourt à l’exercice de la citoyenneté », tantôt au national (le Conseil parle d’ailleurs de « national/citoyen »), dans le chef duquel se confondent les libertés civiles et l’exercice des droits politiques.

Michel Troper souligne cette ambivalence :

Dans la langue juridique contemporaine, le mot « citoyen » a deux sens : il désigne d’une part celui qui possède des droits politiques et notamment le droit de vote, d’autre part celui qui possède un certain nombre de droits civils qui résultent d’un lien avec l’État. Dans ce deuxième sens, il s’oppose à « étranger » et est synonyme de national ou de sujet de l’État.

Considérés d’après leur signification proprement juridique, il paraît cependant possible de distinguer ces deux concepts d’après la fonction qu’ils tendent à remplir à l’égard de l’individu, dont ils ont en commun de définir le statut au sein de l’État. Ainsi est-il d’usage de considérer la nationalité comme « l’appartenance juridique et politique d’une personne à la population constitutive d’un État », et la citoyenneté comme la capacité d’un individu à prendre part à la gestion des affaires publiques, c’est-à-dire à la vie politique de la cité. Toutes deux renvoient dès lors à « un statut juridique différentiel », puisque le national jouit de privilèges et obéit à des obligations qui le distinguent de l’étranger, et que le citoyen s’oppose au non-citoyen (qu’il soit lui-même étranger ou national) par l’exercice des droits civiques ou politiques. En d’autres termes, la nationalité désigne le statut civil de l’individu membre de l’État (raison pour laquelle les règles de son acquisition et de sa perte sont définies par la loi civile), tandis que la citoyenneté se réfère à son statut politique, en tant que membre du souverain collectif. Cette distinction est clairement exprimée à l’article 7 du Code civil : « L’exercice des droits civils est indépendant de l’exercice des droits politiques, lesquels s’acquièrent et se conservent conformément aux lois constitutionnelles et électorales ».

Mais pour être distincts, ces deux concepts n’en sont pas moins consubstantiels. Car dans un système fondé sur le modèle de l’État-nation, où la souveraineté de l’État s’identifie à celle de la collectivité nationale, la nationalité implique la citoyenneté de même qu’elle la conditionne. Chacune paraît alors désigner deux faces d’un même objet : l’individu considéré soit comme sujet passif de l’État, soit comme membre actif du souverain. À cet égard, « la citoyenneté française, c’est la nationalité française, en ce qu’elle confère des prérogatives attachées à la qualité de citoyen ». Cette consubstantialité n’empêche pas que les deux concepts soient hiérarchisés l’un par rapport à l’autre. En ce sens, la citoyenneté apparaît comme un « sous‑ensemble de la nationalité ». Cela se vérifie d’abord du point de vue de ses titulaires et des conditions de son acquisition et de sa perte : non seulement le statut politique de citoyen est tributaire du statut civil de national, mais en outre tous les nationaux ne sont pas admis à l’exercice de la citoyenneté. Cette hiérarchisation des deux catégories s’observe ensuite sous le rapport des droits dont le bénéfice leur est respectivement attaché. La nationalité française ouvre en effet l’accès à une multitude de privilèges, dont les droits politiques relevant de l’exercice de la citoyenneté ne sont qu’une catégorie parmi d’autres : on y trouve par ailleurs de nombreux droits de nature civile, sociale ou encore diplomatique.

Les catégories juridiques du national et du citoyen sont donc historiquement et conceptuellement liées l’une à l’autre. Or, cette articulation traditionnelle, héritage de la construction de l’État en France autant que du modèle de l’État-nation, tend à se déliter à l’époque contemporaine. Deux principaux facteurs contribuent à expliquer cette disjonction. Le premier tend à relativiser la consubstantialité des deux concepts. Il réside dans le développement de citoyennetés que l’on pourrait dire « hors-sol » : qu’elles soient plurinationales, supranationales, infranationales ou, le cas échéant, non-nationales. Le deuxième facteur, quant à lui, remet en question la hiérarchisation des deux catégories. Il consiste dans la dilatation du sens reconnu au terme « citoyenneté », lequel ne se limite plus à l’exercice des droits politiques mais s’étend désormais à d’autres sphères. À l’époque contemporaine, la citoyenneté peut « être vécue au-delà des droits politiques, au-delà du vote, de l’élection et de la décision politique […]. Il est ainsi question du citoyen dans l’entreprise, dans les relations sociales, associatives et culturelles », ou encore d’une « citoyenneté administrative » (expression à laquelle le Conseil d’État semble préférer celle, plus large, de « citoyenneté de l’action publique »). Dotée d’une signification de plus en plus éthérée – que traduit l’adjectivation, aussi bien officielle que médiatique, du terme « citoyen » – la citoyenneté se déconnecte progressivement du sens proprement politique qui est le sien dans le cadre de l’État représentatif moderne – participer, par son suffrage, à l’exercice de la souveraineté – pour désigner progressivement un corpus de valeurs (le civisme, la fraternité, la participation…), non dénuées de tout lien avec la figure philosophique du citoyen, mais étrangères à sa dimension proprement juridique. En retour, elle tend à excéder la seule communauté des citoyens stricto sensu pour englober l’ensemble des individus soucieux de contribuer au bien commun de la société, et par conséquent se déconnecte du concept de nationalité qui ne suffit plus à en fixer le cadre.

L’érosion contemporaine du couple formé par les concepts de citoyenneté et de nationalité appelle donc une réflexion historique sur les causes de leur imbrication. À cet égard, il peut s’avérer tentant – par une sorte de tropisme des origines – d’en attribuer le mérite à la Révolution française : « C’est principalement à partir de 1789, que la notion moderne de “Français” puis de “nationalité” en général fait son apparition ». La tentation est d’autant plus grande que, depuis Carré de Malberg – qui on le sait n’hésitait pas à relire le droit public révolutionnaire à l’aune des conceptions politico-constitutionnelles de son temps – rien n’est plus commun que de voir dans la Révolution la matrice d’une théorie juridique de l’État-nation. Cette dernière, en situant le principe de la souveraineté dans la société elle-même, aurait en effet opéré la symbiose de l’État et de la collectivité nationale :

En proclamant que la souveraineté, c’est-à-dire la puissance caractéristique de l’État, réside essentiellement dans la nation, la Révolution a en effet consacré implicitement, à la base du droit français, cette idée capitale que les pouvoirs et les droits dont l’État est le sujet, ne sont pas autre chose au fond que les droits et pouvoirs de la nation elle-même.

Il en résulte, poursuit Carré de Malberg, reprenant en cela une opinion déjà émise par Esmein et Michoud, que l’État n’est autre chose que la personnification juridique de la Nation, laquelle désigne tout à la fois le titulaire putatif de la souveraineté (la communauté des citoyens) et le substrat humain composé de sujets individuels sur lequel s’exerce l’autorité étatique (la communauté des nationaux). De là découle nécessairement l’identité des deux concepts :

La nation, c’est donc l’ensemble d’hommes et de populations concourant à former un État et qui sont la substance humaine de l’État. Et quant à ces hommes pris individuellement, ils portent le nom de nationaux ou encore de citoyens au sens romain du mot civis : expression qui désigne précisément le lien social qui, par-dessus tous leurs rapports particuliers et tous leurs groupements partiels, rattache tous les membres de la nation à un corps unique de société publique.

C’est donc de cette coïncidence entre l’État et la nation – où le politique se mêle à la théorie juridique puisqu’elle tend à expliquer autant qu’à légitimer le modèle français d’État unitaire national – que procède la conjonction traditionnelle de la citoyenneté et de la nationalité. Pour Danièle Lochak, le droit public révolutionnaire aurait ainsi « verrouillé l’État nation en instituant une frontière plus étanche que jamais entre le national-citoyen et l’étranger non-citoyen ». Mais dans ce cas, comment expliquer les élans cosmopolites d’une Révolution qui, sous certains aspects – particulièrement en facilitant l’accession des étrangers à la citoyenneté française – préfigure l’aspiration contemporaine à dépasser le prisme de l’appartenance nationale pour « résoudre la tension entre l’universalisme de la nation civique et les particularismes ethniques et nationaux » ?

La méprise vient de ce que l’on raisonne sur la Révolution française en termes contemporains, n’hésitant pas à lui attribuer la paternité de conceptions en réalité plus tardives. Il convient donc de relativiser la portée matricielle que lui confère classiquement la doctrine et de se souvenir qu’elle constitue avant tout une phase de transition, certes fondamentale, entre huit siècles de tradition monarchique et les deux siècles d’existence d’un droit public moderne dont la gestation s’est poursuivie tout au long du xixe siècle. Pour ce faire, il importe de replacer l’œuvre révolutionnaire dans le contexte historique, politique, juridique et culturel qui lui est propre. C’est pourquoi deux observations liminaires permettront de fixer le cadre de cette étude.

La première est d’ordre sémantique : l’idée de « nationalité » – c’est-à-dire à la fois le mot et la chose – est une invention récente, inconnue du vocabulaire d’Ancien Régime comme du registre révolutionnaire. L’une de ses occurrences les plus anciennes peut être attribuée à Mme de Staël, qui l’emploie pour désigner un sentiment national, c’est-à-dire, explique Lucien Jaume, « un pouvoir spirituel à travers lequel le groupe humain est conscient de son passé et peut agir ensemble ». Le terme ne fera d’ailleurs son entrée dans le Dictionnaire de l’Académie française qu’en 1835 (6e éd.), où il se réfère, dans un sens politique, à la « condition d’une réunion d’hommes formant une nation distincte des autres ». Il n’intégrera enfin le vocabulaire juridique – avec la signification qu’on lui connaît – que dans le dernier quart du xixe siècle. À la veille de la Révolution, c’est le terme « citoyen » qui permet d’exprimer ces deux idées parallèles que la pensée juridique contemporaine a depuis pris l’habitude de distinguer. Sa signification usuelle se trouve alors au carrefour de deux traditions. D’un côté, la transposition de la citoyenneté grecque au contexte des cités médiévales – auxquelles leurs franchises particulières accordaient une certaine autonomie – a conduit à assimiler le « citoyen » au « bourgeois », qui jouit du « droit de participer aux privilèges qui sont communs à tous les citoyens dans cette ville » : le terme se rapproche alors de la citoyenneté contemporaine stricto sensu, en ce qu’il désigne la capacité d’un individu à participer à la gestion des affaires publiques. De l’autre, l’affirmation de l’État moderne à compter du xvie siècle s’est accompagnée d’une redécouverte de la civitas romaine « définie en termes de statut juridique » : le « citoyen » désigne alors « un membre de l’État » jouissant de privilèges auxquels les étrangers ne peuvent prétendre, et s’apparente ainsi à la catégorie contemporaine des « nationaux ». Le terme est donc fort de deux significations potentielles, dont l’ambivalence se fera sentir au cœur même des travaux de la Convention nationale, comme en témoigne Lanjuinais en 1793 :

Dans son sens rigoureux, il signifie ceux qui sont admis à exercer les droits politiques […] ; en un mot, les membres du souverain […]. Mais, dans l’usage, on applique cette expression à tous ceux qui sont du corps social […], à tous ceux qui jouissent de la plénitude des droits civils.

La deuxième observation est d’ordre contextuel. Elle tient au fait que le droit public révolutionnaire n’a pas pu être à l’origine du couple citoyenneté-nationalité tout simplement parce que ses auteurs n’ont pas ressenti le besoin de conceptualiser la catégorie des nationaux indépendamment de celle des citoyens, même dans l’optique de les imbriquer l’une à l’autre. Ce malentendu vient de ce que l’on prête à la Révolution la conception d’une théorie de l’État – c’est-à-dire d’une théorie de l’institutionnalisation du pouvoir – là où son œuvre constitutionnelle fut d’abord le produit d’une doctrine de l’autorité : l’ambition des révolutionnaires français ne fut pas d’achever la construction de l’État moderne en l’identifiant à la collectivité nationale, mais de régénérer la relation de commandement à obéissance en fondant la légitimité des institutions politiques sur une base non plus transcendante mais immanente. La Nation n’y est donc pas conçue comme le substrat humain de la personne étatique, mais comme la source de toute autorité politique, puisant son autonomie dans l’égale liberté des citoyens qui la composent. Il faudra tout le travail de maturation intellectuelle du xixe siècle, favorisé par l’affirmation du principe des nationalités, pour que cette nouvelle conception de l’autorité puisse s’incorporer à l’État, et que l’idée d’une coïncidence entre ce dernier et la Nation se généralise, afin de devenir le cadre privilégié de la théorie juridique moderne.

Dans le contexte révolutionnaire, la nationalité – en tant que lien juridique de rattachement à l’État ouvrant le bénéfice d’un certain nombre de privilèges dont les étrangers sont exclus – ne peut encore exister comme catégorie juridique autonome. Elle est absorbée par le concept de citoyenneté, dont la Révolution consacre l’apothéose politique : « Le citoyen nouveau, c’est-à-dire le “national” de l’époque, explique Anne-Virginie Madeira, c’est celui qu’unit un lien d’appartenance à la nation souveraine. À une nation plutôt qu’à un État ». L’appartenance juridique à l’État se trouve par conséquent occultée par l’appartenance politique à la Nation, dont les révolutionnaires sont avant tout préoccupés d’affirmer la souveraineté dans le but de fonder la légitimité du nouveau gouvernement représentatif (I). Aussi la distinction du Français et de l’Étranger n’a-t-elle pas encore pour objet d’identifier juridiquement le substrat humain de la personne étatique, mais de circonscrire politiquement cette collectivité dont la physionomie embrasse une ligne idéologique fluctuante, susceptible de s’étendre ou au contraire de se rétracter, selon que la Révolution aspire à l’universalisme ou à l’ostracisme (II).

I. Affirmer la souveraineté de la Nation : l’apothéose politique du citoyen

L’avènement du principe de la souveraineté nationale comme nouveau fondement de l’existence politique, provoque un glissement sémantique dans la signification du concept de citoyenneté. Sous l’Ancien Régime, celui-ci renvoyait aux libertés civiles dont jouissaient les régnicoles français – c’est-à-dire les habitants natifs du royaume –, sujets d’un État dont il appartenait au Roi seul d’incarner l’unité politique. Mais à partir de 1789, la Nation devenue souveraine trouve en elle-même, et dans l’égalité des citoyens qui la composent, le principe de son unité et de son autonomie. Dès lors, la citoyenneté change d’objet : elle ne désigne plus le statut civil commun à l’ensemble des sujets de l’État, mais la vocation des membres de la Nation à participer à la souveraineté par l’exercice de leurs droits politiques (A). Par voie de conséquence, et parce que la Révolution ne conçoit pas que la Nation souveraine puisse exister autrement que par le canal de la représentation, la communauté des citoyens ne coïncide plus avec celle des Français – nous dirions aujourd’hui des « nationaux » – mais se rétracte, pour se limiter à ceux auxquels la Constitution reconnaît cette capacité politique. La qualité de « Français » ne constitue donc pas une catégorie juridique à part entière : absorbée par le concept de citoyenneté, elle n’est définie que dans le but d’identifier les véritables membres du souverain (B).

A. L’objet de la citoyenneté : de la jouissance des droits civils à l’exercice des droits politiques

Dans le vocabulaire politique et juridique de l’ancienne France, les termes « sujet » et « citoyen » sont, depuis le xvie siècle, quasiment synonymes. Le citoyen, écrit Jean Bodin, « n’est autre chose en propres termes, que le franc suget tenant de la souveraineté d’autruy ». À la tradition aristotélicienne du zoon politikon, l’Angevin préfère la dichotomie romaine du civis (le citoyen) et du peregrinus (l’étranger), qu’il s’efforce d’adapter au cadre de l’État monarchique alors en construction :

C’est donc la recognoissance, & obeissance du franc suget envers son prince souverain, & la tuition, justice, & défense du prince envers le suget qui fait le citoyen : qui est la différence essentielle du bourgeois à l’estranger.

Ce n’est donc pas la participation à la chose publique qui fait le citoyen : variable selon les États, celle-ci est quasiment nulle en France. Ce qui fait le citoyen, par opposition à l’étranger, c’est la relation de sujétion et d’allégeance qui l’unit personnellement au Souverain. Parce que le concept a ici pour fonction d’identifier la communauté humaine constitutive de la république et servant d’assise à la domination du souverain, il en résulte que le « citoyen » d’alors – qui désigne tout sujet du Prince, sans distinction d’âge, de sexe ni de condition sociale – s’apparente au « national » d’aujourd’hui. Comme l’explique Olivier Beaud, la figure du sujet-citoyen « découle d’une nécessité logique : dès lors que la souveraineté présuppose la coexistence de différents États, elle implique la distinction entre les différents ressortissants de ces États, et donc celle entre le national et l’étranger ».

À compter du xviiie siècle cependant, les qualités de « sujet » et de « citoyen » semblent devoir être distinguées. C’est ainsi que Rousseau, dans son Contrat social, reproche nommément à Bodin d’employer le terme de « citoyen » comme synonyme de « bourgeois » – l’habitant d’une ville et, par extension, d’un État – c’est-à-dire d’en réduire le sens à une acception purement passive :

Le vrai sens de ce mot s’est presque entièrement effacé chez les modernes ; la plupart prennent une ville pour une Cité et un bourgeois pour un Citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les Citoyens font la Cité.

C’est également le cas du chevalier de Jaucourt, l’un des principaux contributeurs de l’Encyclopédie :

Les sujets d’un état sont quelquefois appellés [sic] citoyens ; quelques‑uns ne font aucune distinction entre ces deux termes, mais il est mieux de les distinguer. Celui de citoyen doit s’entendre de tous ceux qui ont part à tous les avantages de l’association, & qui sont proprement membres de l’état.

Car si les deux termes sont indifféremment employés par l’ancien droit pour désigner le « régnicole » français, chacun semble pourtant se référer à une qualité différente de celui-ci. Tandis que la qualité de « sujet » en désigne le statut politique, en tant que destinataire d’une souveraineté à laquelle il n’a aucune part et qui lui demeure extérieure, la qualité de « citoyen » renvoie quant à elle à son statut civil, en tant qu’individu libre auquel les lois de l’État garantissent un certain nombre de droits :

Les regnicoles qui ne sont pas morts civilement, lit-on en 1771 dans le Dictionnaire de Trévoux, jouissent non seulement de la liberté naturelle, mais encore de tous les droits de Citoyen, c’est-à-dire, des avantages qui nous sont donnés par les lois de l’état, peuvent succéder, disposer de leurs biens par testament, posséder des offices, des bénéfices, etc. dans le royaume.

C’est donc avant tout sur le plan civil que la distinction du « citoyen » et de l’« étranger » produit ses principales conséquences juridiques, et plus particulièrement sur le terrain de la capacité successorale des personnes. Dès le xvie siècle, en effet, se développe un droit de la nationalité « avant la lettre », dont l’objet consiste d’abord à définir le périmètre du droit d’aubaine. Cet ancien droit domanial, hérité du système féodal, permettait au Roi de s’approprier le patrimoine d’un étranger venu mourir sur le sol de France sans y avoir été naturalisé. Or, à la différence du citoyen, que son allégeance au Souverain et sa soumission aux lois de l’État rendent habile à disposer de ses biens par testament et à succéder à ceux de ses parents, les biens de l’étranger résidant en France – également appelé « aubain » – sont grevés d’une incapacité successorale. Un vice de pérégrinité que seules des « lettres de naturalité » octroyées par le Roi du vivant de l’intéressé peuvent purger.

Mais au soir de l’Ancien Régime, la citoyenneté ne se limite plus à la jouissance d’une pleine capacité civile. À partir des années 1750, les remontrances des parlements de justice l’enrichissent d’un certain nombre de droits qui constituent autant de garanties contre l’arbitraire, et donc, dans l’optique anti-absolutiste qui est celle des doctrines parlementaires de cette époque, de limites face à l’autorité royale. En témoignent les remontrances du parlement de Paris du 4 mars 1764 :

Sire, Votre parlement, dépositaire et protecteur, sous l’autorité de V. M., et des droits de la loi contre tout citoyen prévenu de délit, et des droits du citoyen contre toute inculpation destituée de preuves convaincantes […], doit à V. M. et à l’État […] une réclamation générale des droits que tout citoyen, que notamment tout accusé tient de la loi naturelle ainsi que des lois de l’État. Quel que soit le pouvoir suprême de V. M., quelque respectable que soit l’usage d’une autorité dont Elle n’est comptable qu’à Dieu, vous ne désapprouverez pas, Sire […], que tout citoyen, par sa naissance dans une monarchie, a droit à sa liberté légitime ; que cette liberté est un patrimoine aussi réel et plus précieux encore que la fortune ou son état ; que le droit de propriété, droit toujours respecté qui garantit à chaque citoyen la possession de ses fonds et de ses revenus, dont sans doute V. M. ne voudrait jamais se permettre de priver un citoyen par autorité absolue, n’est que plus éminemment applicable à la possession de la liberté naturelle, le plus précieux de tous les biens.

Le catalogue des droits du citoyen est encore bien mince, puisqu’il ne comprend que la sûreté et la propriété, à quoi il convient d’ajouter le droit de n’être jugé que par ses « juges naturels ». Pourtant, ce sont ces droits, propres aux sujets du Roi de France, qui « de l’homme [font] un citoyen et de tous les citoyens un État ». Dans le discours des robins, ces franchises sont placées sous la garantie des lois dont les cours prétendent conserver le « dépôt », et s’imposent d’autant plus au respect du Prince qu’elles « sont communes à tous les citoyens, sans distinction d’ordre, de dignité, de fonctions ». Dès lors, quoique restreinte à la sphère civile et n’impliquant encore l’exercice d’aucun droit politique particulier, la citoyenneté ne se réduit déjà plus à un statut passif caractérisé par un lien de sujétion et d’allégeance : elle figure le statut commun des membres du corps social, c’est-à-dire un obstacle d’autant plus imposant au libre déploiement des volontés royales qu’il tend à résorber l’hétérogénéité profonde d’une société d’Ancien Régime qui ne retrouvait jusqu’ici son unité que dans son identification à la personne du monarque.

Politiquement sujet mais civilement citoyen, le régnicole français se trouve donc dans un rapport d’altérité vis-à-vis d’une autorité politique à laquelle il ne prend aucune part, mais qui ne saurait en retour attenter à sa liberté sans bouleverser l’équilibre de la constitution monarchique. Cet équilibre, entre une sphère publique où se déploie l’autorité du Souverain et une sphère privée – ou domestique – réservée à la liberté civile des sujets-citoyens, est précisément ce que les systèmes de représentation propres à l’Ancien Régime ont pour objet de figurer. Suivant la logique absolutiste inaugurée par Bodin, c’est au Prince seul qu’il appartient de figurer l’unité politique d’un royaume socialement hétérogène : « le roi, note Pierre Brunet, incorpore la nation, lui donne vie, bref la “représente” à ses sujets en ce que lui seul peut en manifester l’unité ». Dans cette perspective, les assemblées d’états ont pour objet de figurer ponctuellement l’union du royaume autour du monarque, en même temps que la rencontre de ces deux sphères – celle de l’autorité politique du Roi et celle de la liberté civile des citoyens – à un moment où l’intérêt commun exige de ces derniers qu’ils fassent volontairement l’abandon d’une portion de leur propriété pour subvenir aux besoins de l’État. Même les parlements, partisans d’une monarchie tempérée par les lois, inscrivent leur conception de la représentation dans ce schéma : les cours souveraines, en tant que corps intermédiaires investis du « dépôt des lois », prétendent maintenir l’équilibre des deux sphères en servant d’interface entre la volonté du Prince et les droits des citoyens composant le royaume. En prétendant représenter la communauté des citoyens faisant bloc autour de leurs droits communs, les robins entreprennent déjà de séparer le Roi et la Nation.

Or, l’avènement du principe de la souveraineté nationale en 1789 bouleverse ce schéma politico-juridique. D’une part, la Nation, exclusivement composée de citoyens égaux, trouve désormais en elle-même le principe de sa propre unité. D’autre part, sous l’influence des théories contractualistes, les rapports entre autorité et liberté ne se conçoivent plus en termes de coexistence ou d’équilibre, mais deviennent au contraire consubstantiels. La liberté naturelle des individus apparaît en effet comme le fondement philosophique de l’autorité publique, tandis que la garantie civile de leurs droits en désigne désormais la finalité. Une consubstantialité qu’expriment les premiers articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : après avoir reconnu que « [les] hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (art. 1er), le texte poursuit en énonçant que « [le] but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme » (art. 2). De là à considérer que l’homme n’est véritablement libre en société – et donc véritablement citoyen – qu’à condition d’obéir à la loi qu’il s’est lui-même donnée, il n’y a qu’un pas. Puisque « l’essence du corps politique est dans l’accord de l’obéissance et de la liberté », écrit Rousseau, il en résulte « que ces mots de sujet et de souverain sont des corrélations identiques dont l’idée se réduit sous le seul mot de Citoyen ».

Jusqu’ici purement civile, la citoyenneté s’enrichit donc d’une vocation politique : c’est parce qu’il jouit de droits naturels et civils, dont la garantie est le but de l’autorité sociale, que le citoyen est fondé à participer à cette dernière. C’est pourquoi la Déclaration de 1789 emploie le terme « citoyen » pour désigner tour à tour le titulaire de droits civils – comme, par exemple, la libre communication des pensées et des opinions (art. 11) – et le titulaire de droits politiques : le droit de contribuer, personnellement ou par l’intermédiaire de représentants, à la formation de la loi (art. 6), l’égal accès aux emplois publics (art. 6) et le droit de consentir à l’impôt (art. 14). Pour autant, ces deux significations ne sont pas équivalentes. Il existe en effet une hiérarchie, dans le chef du citoyen, entre droits civils et droits politiques :

La différence entre ces deux sortes de droits, explique Sieyès en juillet 1789, consiste en ce que les droits naturels & civils sont ceux pour le maintien desquels la société est formée ; & les droits politiques, ceux par lesquels la société se forme et se maintient.

Or, aux yeux des révolutionnaires français, l’exercice des droits politiques n’a d’autre objet, comme l’explique Condorcet dès 1787, que « de contribuer à la formation des règles auxquelles tous les habitants de ce pays doivent s’assujettir pour le maintien des droits de chacun », c’est-à-dire à la formation de la loi. La garantie des droits civils de chacun réside donc dans la souveraineté de l’ensemble, qui elle-même ne trouve son principe que dans l’égale liberté des individus composant la Nation. Pour réaliser cette alchimie par laquelle une multitude de libertés individuelles s’agrège afin de former un corps homogène et autonome dont la souveraineté constitue la source de toute liberté civile, il faut dès lors une volonté commune : « Il faut à la communauté, écrit Sieyès, une volonté commune ; sans l’unité de volonté elle ne parviendrait point à faire un tout voulant et agissant ». Or, pour la Révolution, pareille volonté ne saurait exister qu’à travers le canal de la représentation : « Le peuple ou la nation, ne peut avoir qu’une voix, celle de la législature nationale ».

Dès lors, la représentation ne tend plus, comme le suggérait le baron d’Holbach dans les pages de l’Encyclopédie, à « maintenir le concert qui doit toujours subsister entre les souverains & leurs peuples », comme si l’autorité politique et la liberté civile constituaient encore deux sphères hermétiques dont il conviendrait de maintenir l’équilibre. Au contraire, le rôle de la représentation nationale consiste à réaliser cette alchimie entre liberté et autorité propre à la politique des Modernes : c’est par l’intermédiaire des représentants que l’égale liberté des citoyens est censée produire l’autonomie collective de l’ensemble, l’expression de la volonté générale tendant tout à la fois à imprimer son unité au corps politique – « faire des parties un seul tout », écrit Pierre Brunet – et à garantir aux individus qui le composent la libre jouissance de leurs droits.

Mais à une époque où la légitimité politique du gouvernement représentatif prime sur tout, y compris le cas échéant sur la garantie effective des droits, et aux yeux de révolutionnaires pour qui la défense de la liberté publique – celle de la Nation face à ses ennemis – l’emporte sur la protection de la liberté individuelle, les droits politiques finissent par prendre le pas, dans le chef du citoyen, sur les droits civils qu’ils ont pour fonction de garantir. Dès lors, sous la Révolution, la citoyenneté, c’est avant tout la représentation, c’est-à-dire la participation à ce processus de subsomption censé produire l’unité et la souveraineté du tout.

C’est d’abord le droit d’être représenté et donc de participer par l’élection à la composition du Corps législatif au sein duquel se forme la volonté générale : « Puisqu’ils [les citoyens] doivent obéir à la loi comme vous, explique Sieyès à l’Assemblée nationale, ils doivent aussi, tout comme vous, concourir à la faire ». C’est ensuite le droit de concourir directement à la formation de cette volonté commune en représentant la Nation, comme le discours républicain n’aura de cesse de le rappeler contre l’institution du cens d’éligibilité : « Tous les citoyens, clame Robespierre en 1789, ont le droit de prétendre à tous les degrés de représentation ». C’est enfin le droit d’en contrôler l’exécution, non seulement en consentant à l’impôt, mais également en élisant et en étant éligible aux différentes fonctions administratives et judiciaires.

Envisagée au prisme de la représentation, la citoyenneté révolutionnaire revêt donc un sens exclusivement politique : « De la Constitution de 1791 à celle de 1795 en passant par celle de 1793, note Patrice Gueniffey, la citoyenneté était politique et seulement politique. Elle ne consistait pas dans le bénéfice des droits civils, mais dans la capacité de contribuer à la formation de la loi ». Si les déclarations girondine et montagnarde de 1793 entretiennent l’ambiguïté déjà signalée à propos du texte de 1789, la Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen placée en tête de la Constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) entérine cette évolution en n’employant plus le terme « citoyens » que pour désigner les titulaires de droits politiques.

S’il fallait une preuve supplémentaire de ce glissement sémantique, elle se trouve dans le décret du 6 août 1790 par lequel l’Assemblée constituante abolit définitivement le droit d’aubaine, jugé « contraire aux principes de fraternité qui doivent lier tous les hommes, quel que soit leur pays et leur gouvernement ». Conformément à l’universalisme du temps, les droits naturels et civils ne doivent plus bénéficier aux seuls citoyens d’un pays, mais à tous les hommes : c’est pourquoi, dès la deuxième moitié du xviiie siècle, plusieurs voix telles que celles de Montesquieu ou de Necker, s’étaient élevées contre l’institution du droit d’aubaine. La Constituante ne fait ici que poursuivre le programme des Lumières.

Il en résulte que, sous la Révolution, le bénéfice des droits civils, contrairement à l’exercice des droits politiques, n’est plus conditionné à la qualité de citoyen français. La France révolutionnaire garantit ainsi aux étrangers comme à ses ressortissants la jouissance des mêmes droits civils et naturels. C’est pourquoi l’idée de nationalité ne saurait exister, ni à côté ni en surplomb de la catégorie des citoyens :

Un concept de « nationalité », explique Michel Troper, n’est utile que si certains hommes, qui ne jouissent pas des droits politiques, sont néanmoins soumis à un régime juridique particulier, auquel d’autres hommes ne sont pas soumis, parce qu’ils ne sont pas des nationaux […]. Si un étranger s’installe en France, il ne jouira pas des droits politiques, mais il aura les droits civils en tant qu’homme vivant en société, parce que les droits civils sont des droits naturels.

Dès lors, la distinction du Français et de l’Étranger n’est plus envisagée par le droit public révolutionnaire que dans le but d’identifier les titulaires de la citoyenneté en tant que membres du souverain collectif.

B. Le titulaire de la citoyenneté : du régnicole au membre de la Nation souveraine

Après avoir déterminé en quoi consiste la citoyenneté révolutionnaire, il importe de savoir à qui la Révolution reconnaît la qualité de « citoyen ». En d’autres termes, quels sont ceux que la Constitution reconnaît comme membres du souverain collectif, et à ce titre autorise à participer directement ou indirectement à l’expression représentative de la volonté générale ? C’est à ce stade qu’intervient la qualité de « Français », que les constituants révolutionnaires n’ont pas entendu ériger en catégorie juridique à part entière – comparable à notre concept de nationalité – puisqu’ils ne l’ont traitée qu’en tant que condition d’accès à la citoyenneté politique. Or, contrairement à la citoyenneté d’Ancien Régime, qui désigne le statut civil commun à tous les régnicoles sans distinction de capacité, d’âge ni de sexe, sous la Révolution tous les Français ne sont pas citoyens.

Dans un premier temps pourtant, la nécessité de déconstruire l’ancien ordre social afin de justifier la transformation des États généraux en Assemblée nationale – c’est‑à‑dire le passage d’une représentation corporative et consultative vers une représentation unitaire, délibérante et finalement constituante – conduit les révolutionnaires à conférer à la citoyenneté une portée égalitaire et inclusive. Entre 1788 et 1789, les revendications du Tiers-état tendant à obtenir le doublement de sa députation et le vote par tête, incitent en effet ses porte-paroles à opposer la figure égalitaire et impersonnelle du citoyen à celle du privilégié, tout engoncée de distinctions sociales et de particularismes locaux. À la « nation organisée », dont les États généraux ont pour objet de reproduire la structure hétérogène et corporative, se substitue alors une nation unitaire et homogène, exclusivement composée d’individus naturellement libres et égaux, dont l’Assemblée nationale aura pour fonction de représenter, face au monarque, l’unité intrinsèque et l’autonomie politique, en la dotant d’une volonté commune. Dès lors, explique Sieyès, l’entité représentable n’est plus le corps – la province, le bailliage, l’ordre – mais le citoyen, c’est-à-dire l’individu en tant qu’il appartient à une même communauté d’intérêts :

Les intérêts par lesquels ils se ressemblent, sont donc les seuls par lesquels ils [les citoyens] puissent réclamer des droits politiques, c’est-à-dire une part active à la formation de la loi sociale, les seuls, par conséquent, qui impriment au citoyen la qualité représentable.

Le citoyen, commente Carré de Malberg, c’est « l’homme, dégagé de tout intérêt de classe ou de groupe, et même de tout intérêt personnel ; c’est l’individu, en tant que membre de la communauté, dépouillé de tout ce qui peut donner à sa personnalité un caractère particulier ».

Une fois passée cette phase de déconstruction, la Révolution se donne alors pour tâche de régénérer l’ordre social et politique sur cette nouvelle base. Or cette opération de régénération passe par l’établissement d’un gouvernement représentatif, seul à même de concilier le principe de souveraineté de la Nation avec la nécessité d’une autorité sociale. La démocratie étant, aux yeux des révolutionnaires, inconciliable avec l’institution d’un gouvernement libéral, il n’est pas question de laisser aux membres individuels du corps social l’exercice d’une souveraineté qui « ne réside que dans le tout ». Les droits politiques ayant pour objet de pourvoir au bien de la Nation dans son ensemble, et non à l’intérêt individuel ou particulier des citoyens ou de leurs groupements, la citoyenneté révolutionnaire perd dès lors sa dimension égalitaire et inclusive pour revêtir au contraire une portée exclusive et discriminante. S’il est nécessaire d’être « né ou devenu Français » pour exercer le droit de cité, une part importante des Français reste exclue de la citoyenneté.

Dans tous les pays, explique Sieyès, la loi a fixé des caractères certains, sans lesquels on ne peut être ni électeur ni éligible. Ainsi, par exemple, la loi doit déterminer un âge au‑dessous duquel on sera inhabile à représenter ses concitoyens. Ainsi les femmes sont partout, bien ou mal, éloignées de ces sortes de procurations […]. Un domestique et tout ce qui est dans la dépendance d’un maître, un étranger non naturalisé, seraient-ils admis à figurer parmi les représentants de la nation ?

Il existe cependant plusieurs degrés d’exclusion, selon que les constitutions révolutionnaires optent pour un gouvernement représentatif pur ou pour une représentation tempérée de mécanismes de participation civique. La première catégorie est celle des Constitutions de 1791 et de l’an III, qui ont en commun d’instaurer un système censitaire à double degré et de réserver l’expression de la volonté générale aux seuls représentants. La deuxième, regroupe le projet girondin de 1793 et la Constitution montagnarde de l’an I, qui au contraire consacrent le suffrage universel masculin, ainsi que deux mécanismes distincts de participation des citoyens à l’exercice de la fonction législative : le droit de censure pour le texte girondin, et la sanction populaire des lois pour le texte montagnard. Ces deux modèles tiennent à la coexistence, durant la période révolutionnaire, de deux conceptions de la représentation.

La première conçoit le gouvernement représentatif comme un gouvernement exercé par délégation (« par procuration » dirait Sieyès). Si le principe de la souveraineté réside essentiellement dans la Nation, son exercice doit être délégué par la Constitution à des organes qui, loin de s’identifier à la collectivité, se limitent à exercer en son nom une fonction constitutionnelle. Conçue en 1791 pour justifier le partage de la fonction législative entre une assemblée de députés élus et un monarque héréditaire, cette doctrine sera reprise en 1795 afin de justifier la division du Corps législatif en deux Conseils.

La deuxième conçoit la représentation comme un processus destiné à agréger la multitude de libertés et de volontés individuelles dont se compose la Nation, afin de produire l’unité et la souveraineté de l’ensemble par l’expression d’une volonté commune. Dès lors, la formation de la loi ne se réduit pas à une fonction constitutionnelle divisible : elle exprime le droit subjectif de la collectivité – à l’instar des individus qui la composent – de n’obéir qu’à sa propre volonté. Cette doctrine, défendue par les Jacobins dès 1789, a triomphé sous la Convention montagnarde en permettant l’identification subjective du Corps législatif et de la Nation souveraine par le canal de l’élection.

De cette divergence théorique résultent deux conceptions du droit de cité, dont dépend le caractère plus ou moins restreint ou étendu de la communauté des citoyens. La doctrine de la représentation-délégation retient une vision objective de la citoyenneté. Dès lors, c’est l’« utilité commune » qui dicte à la société de réserver les droits politiques à ceux qu’un intérêt suffisant rend les mieux à même de garantir les droits naturels et civils de chacun. Héritage des théories physiocratiques attachant le droit de cité à la possession du sol, l’accès à la citoyenneté a d’abord été subordonné à l’exigence d’une propriété foncière. À cette condition, la Révolution substituera le paiement d’une contribution directe : seuls ceux qui contribuent à la prospérité publique doivent être considérés comme les « vrais actionnaires de la grande entreprise sociale ».

La doctrine de la représentation-agrégation, en revanche, retient une conception subjective de la citoyenneté. Tous les hommes, en tant qu’« êtres sensibles susceptibles d’idées morales et capables de raisonner », tiennent de la nature la faculté de n’obéir qu’à leur propre volonté. « Chaque individu, explique Robespierre, a donc le droit de concourir à la loi par laquelle il est obligé […]. Sinon, il n’est pas vrai que tous les hommes soient égaux en droits, que tout homme est citoyen. » Le droit de cité n’est par conséquent que l’expression de cette faculté naturelle commune à tous les membres du corps social.

Or, même le gouvernement le plus démocratique subordonne l’exercice des droits politiques à des conditions capacitaires : être majeur, avoir la nationalité de l’État ou encore, comme l’exigent toutes les constitutions révolutionnaires, être un homme. Le passage d’une citoyenneté civile à une citoyenneté politique conduit donc la communauté des citoyens à se rétracter. Si tous les Français sont sujets de l’État, tous ne sont pas membres du souverain.

La citoyenneté politique, note à ce propos Peter Sahlins, contrairement à la citoyenneté juridique (que nous appelons aujourd’hui la “nationalité”), [est] une catégorie d’appartenance limitée qui [crée] tout une classe de “citoyens passifs” ayant des droits civils (“nationaux”) mais dépourvus de droits politiques .

Dès lors, comment qualifier ce grand nombre de Français que les constitutions révolutionnaires excluent du droit de cité ? Ici intervient la fameuse distinction du « citoyen actif » et du « citoyen passif », promue par les Constituants de 1789-1791, et qui donna tant de fil à retordre aux juristes du fait de sa contrariété apparente avec le principe énoncé à l’art. 6 de la Déclaration de 1789 : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ». Or, interroge Robespierre, « la loi est-elle l’expression de la volonté générale lorsque le plus grand nombre de ceux pour qui elle est faite ne peut concourir à sa formation ? ».

L’une des interprétations possibles consiste à voir dans cette dichotomie une préfiguration de la distinction contemporaine des concepts de nationalité et de citoyenneté. Les citoyens se répartiraient ainsi en deux cercles concentriques. Le plus large, celui des citoyens lato sensu (passifs et actifs), comprendrait l’ensemble des Français en tant que la loi leur garantit la jouissance des mêmes droits civils. Le plus restreint, celui des citoyens stricto sensu (actifs), se limiterait à ceux qui remplissent les conditions exigées par la Constitution de 1791 pour l’exercice des droits politiques : les hommes majeurs de vingt-cinq ans, résidant en France et domiciliés depuis au moins un an dans leur canton, payant une contribution directe équivalant à la valeur de trois journées de travail, inscrits aux rôles des gardes nationales et ayant prêté le serment civique. Cette interprétation serait corroborée par la structure même de l’acte constitutionnel. Celui-ci opère en effet une distinction entre la qualité de « citoyen français » d’un côté – soit les citoyens lato sensu ou nationaux (Titre II : « De la division du royaume et de l’état des citoyens ») – et de l’autre la qualité de « citoyen actif » – soit les citoyens stricto sensu – qui n’est définie qu’à propos de la composition des assemblées primaires chargées de désigner les électeurs du second degré (Titre III, Chap. Ier, Sect. II). Parce qu’il opère une distinction « entre appartenance nationale et droits politiques », ce texte devrait donc être considéré comme « le premier code de la nationalité » française.

Or, cette interprétation ne résiste pas à l’analyse. D’abord parce que la citoyenneté passive peut difficilement être apparentée à la nationalité contemporaine. Ensuite, parce que les conditions de possession, d’acquisition et de perte de la qualité de « citoyen français » n’ont été définies par les Constituants – et par leurs successeurs – que dans le but d’identifier les titulaires des droits politiques et non les membres de l’État. En premier lieu donc, la Constitution de 1791 ne renferme pas l’ombre d’un concept de nationalité. Certes, la distinction du passif et de l’actif, théorisée par Sieyès à l’été de 1789, avait initialement pour objet de distinguer le statut civil et le statut politique des citoyens. Si tous bénéficient des « droits passifs », c’est-à-dire des droits naturels et civils, tous en revanche ne jouissent pas des « droits actifs », c’est-à-dire des droits politiques. Mais contrairement à une idée communément admise, la Constituante n’a pas entièrement suivi Sieyès sur ce point. Pour ce dernier, les « citoyens passifs » regroupaient notamment : les mineurs, les femmes et même les étrangers (ce qui tendrait à exclure d’office toute assimilation au concept de nationalité). Or, non seulement la Constitution n’emploie pas l’expression « citoyen passif », à laquelle elle préfère celle de « citoyen français », mais en outre, aucune de ses dispositions ne mentionne une quelconque condition de masculinité pour accéder à la citoyenneté active. Si les Constituants n’ont pas jugé nécessaire d’apporter cette précision, c’est que dans leur esprit les femmes ne sont pas même comprises dans la catégorie générale des « citoyens français ». Cette dernière ne saurait donc être assimilée à la nationalité contemporaine : d’abord parce qu’elle n’inclut pas l’ensemble des nationaux potentiels ; ensuite parce qu’elle ne conditionne pas le bénéfice des droits civils, que la loi garantit à tout individu, qu’il soit français ou étranger.

Car, en second lieu, les Constituants n’ont pas conçu la qualité de « citoyen français » comme une catégorie juridique à part entière, mais comme condition préalable d’accès à la citoyenneté active et donc aux droits politiques permettant de prendre part au gouvernement représentatif. Deux exemples permettent d’en témoigner. Le premier est le décret du 30 avril 1790 relatif aux conditions requises pour être réputé Français et être admis à l’exercice des droits de citoyen actif, qui fixe les règles de la naturalisation. Quoique ses dispositions seront par la suite codifiées à l’art. 3, Titre II de la Constitution, ce décret n’est adopté que dans le but de permettre à un grand nombre d’étrangers, établis en France de longue date et acquis aux idées de la Révolution, de prendre part à l’élection des administrations de district et de département prévue pour le mois suivant. Il ne s’agit donc pas de définir la qualité de Français pour elle‑même, mais de préciser l’une des conditions d’accès à la citoyenneté active – « être né ou devenu Français » – laissée en suspens par le décret du 22 décembre 1789 qui jette les fondations du nouvel édifice représentatif.

Le deuxième exemple date des 24-26 août 1791, lorsque le Comité de constitution propose à l’Assemblée d’exclure les princes du sang de l’exercice des droits politiques. À en croire les défenseurs de la motion, quoiqu’écartés de la citoyenneté active, ceux-ci n’en demeureraient pas moins « citoyens français ». Or, une fois vidée de son volet civil, la qualité de « citoyen français » n’a d’autre objet que d’identifier juridiquement ceux qui seront admis à l’exercice des droits politiques s’ils remplissent par ailleurs les conditions exigées pour être actifs. Le duc d’Orléans ne s’y trompe pas :

[Qu’on] ne me dise pas que je serai citoyen français, mais que je ne pourrai être citoyen actif ; car, avant d’employer ce misérable subterfuge, il faudrait expliquer comment celui-là peut être citoyen, qui, dans aucun cas ni à aucune condition, ne peut en exercer les droits.

Le priver par principe des droits de citoyen actif alors même qu’il en remplit les conditions, reviendrait donc à lui dénier la qualité de « citoyen français » et à le rendre étranger à la Nation. Conscients de cette contradiction, les Constituants optent pour une solution de compromis en distinguant les qualités d’électeur et d’éligible : les princes jouiront, au sein des assemblées primaires, des droits de citoyens actifs, inhérents à leur qualité de « citoyens français », mais ne seront éligibles « à aucune des places, emplois ou fonctions qui sont à la nomination du peuple ».

Parce qu’elle n’est définie par la Constitution que dans le but d’identifier les membres du souverain, la qualité de « citoyen français » est donc intrinsèquement porteuse d’une capacité politique que les conditions d’âge, de résidence, de contribution et de civisme énoncées à l’art. 2, Sect. II, Chap. Ier, Titre III, ont seulement pour effet d’activer. Le cens électoral exigé pour voter au sein des assemblées primaires – trois journées de travail – est d’ailleurs suffisamment modique pour permettre à un nombre croissant de Français d’accéder à la citoyenneté active à la faveur d’un progrès économique et social que les mesures libérales adoptées par l’Assemblée ont pour objet de favoriser. Dans le même sens, la distinction entre les qualités de « citoyen actif » et d’« électeur », justifiée par le double degré d’élection, n’est pas conçue par l’Assemblée de manière à séparer hermétiquement deux classes de citoyens (dont seule la deuxième jouirait de la pleine citoyenneté). Les conditions renforcées exigées pour siéger au sein des assemblées du second degré s’expliquent par le fait que la qualité d’électeur est conçue comme une fonction et non comme un droit, contrairement à la qualité de citoyen actif. Soucieux de confier l’élection des députés à une « classe générale d’hommes honnêtes et laborieux », dont l’intéressement à la prospérité publique garantirait la sagesse des choix, les Constituants ne doutent pas que cette classe puisse s’enrichir de nouveaux citoyens à mesure qu’une meilleure répartition des propriétés accroîtra la richesse générale. En outre, si la qualité d’électeur est conditionnée à la propriété ou à la jouissance d’un bien foncier, l’éligibilité au Corps législatif n’est quant à elle subordonnée à aucune autre condition que celles déjà exigées pour être citoyen actif.

La séparation constitutionnelle des qualités de « citoyen français » et de « citoyen actif » a donc moins pour objet de figurer deux classes coexistantes de citoyens, qu’elle ne tend à distinguer dans le chef des mêmes individus la possession virtuelle et l’exercice actuel des droits politiques. Par souci de simplification, et parce que le passage au suffrage universel – appliqué dès le mois d’août 1792 pour l’élection des députés à la future Convention nationale – la prive de sa seule utilité, la distinction sera finalement abandonnée par les Conventionnels. En février 1793, le projet girondin de constitution ne distingue plus la qualité de Français et l’exercice du droit de cité : dès lors qu’il remplit les conditions requises pour être réputé « citoyen français » (majorité, inscription au tableau civil, résidence continue d’un an sur le territoire), tout individu est admis à en exercer les droits. La Constitution montagnarde de l’an I se montre encore plus claire : la citoyenneté française n’y désigne plus une qualité ou un état, mais bien « l’exercice des droits de citoyen ». Quant à la Constitution de l’an III, celle-ci opère une sorte de synthèse entre les systèmes de 1791 et 1793, en réintroduisant le cens sans pour autant ressusciter la distinction des citoyennetés active et passive : il faut être Français et contribuable pour être « citoyen français », c’est‑à-dire pour posséder et exercer les droits politiques.

Les révolutionnaires n’ont donc envisagé la qualité de Français qu’en tant que condition d’accès au droit de cité et non comme une catégorie juridique à part entière. La nationalité contemporaine est en quelque sorte happée par une citoyenneté qui occupe alors le devant de la scène, puisqu’elle consiste à identifier ceux qui, en qualité de membres du souverain, pourront prendre part au gouvernement représentatif : « Être citoyen français signifie être inclus dans le peuple souverain français qui prend conscience de lui-même et se définit comme tel ». La distinction du Français et de l’Étranger n’en revêt que d’autant plus d’importance. Car si la Révolution a d’abord eu pour préoccupation d’affirmer la souveraineté de la Nation en consacrant l’apothéose du citoyen, elle n’en a pas moins ressenti très tôt la nécessité d’identifier ce corps politique nouveau qu’elle s’est donné pour tâche de régénérer et de façonner.

II. Identifier la Nation souveraine : la distinction du français et de l’étranger

Si l’on ne saurait parler d’un concept de nationalité sous la Révolution – le droit public révolutionnaire ne connaît en effet ni le mot ni la chose – le vocabulaire juridique de la fin du xviiie siècle emploie cependant un terme spécifique pour exprimer le fait d’être Français : la « naturalité ». Le « naturel » désigne alors l’« habitant originaire d’un pays ». Là où les concepts de nationalité et de citoyenneté renvoient à un statut juridique, la naturalité désigne une qualité de l’individu. En l’occurrence, elle est une qualité objective – le fait d’être né ou devenu Français – conditionnant l’accès au statut politique de citoyen. Elle revêt donc une importance fondamentale sous la Révolution puisqu’à travers elle, c’est la Nation souveraine qu’il s’agit d’identifier objectivement en distinguant le Français de l’Étranger. Dès lors, la naturalité, en tant que critère d’appartenance à la communauté nationale, constitue une condition nécessaire à l’exercice du droit de cité (A). Mais la Nation révolutionnaire est une entité purement politique : elle ne se réduit pas à une réalité humaine objective – naturelle, pourrait-on dire – mais désigne également une communauté consensuelle d’intérêts et de valeurs, dont la physionomie varie selon que la Révolution opte pour un patriotisme cosmopolite ou au contraire pour un patriotisme de repli. Quoique nécessaire, la naturalité ne suffit donc pas à identifier le citoyen, qui se signale également par son adhésion à un certain nombre de valeurs idéologiques ou philosophiques (B).

A. La naturalité, condition nécessaire de la citoyenneté

Au commencement de la Révolution, la nécessité d’être Français pour exercer des droits politiques en France ne va pas de soi. En témoigne le régime électoral des États généraux de 1789, fixé par le règlement royal du 24 janvier de la même année. Deux logiques s’y trouvent mêlées. D’une part, une conception individualiste et proportionnelle de la représentation, liant le droit de cité à la qualité de sujet du Roi de France. De l’autre, une conception féodale, héritée de l’ancien droit d’aide et de conseil, lequel ne s’attache pas à l’individu mais au corps auquel il appartient, ou encore aux biens qu’il possède dans le royaume. La première logique, applicable dans la majorité des cas, tend à réunir « l’assemblée représentative de la nation sur des bases universelles », qu’il convient par conséquent de circonscrire par un critère objectif : aussi, seuls les « naturels sujets » du Roi sont-ils admis à élire et à être élus pour représenter la communauté nationale. Suivant la seconde logique, en revanche, la condition de naturalité n’est pas exigée. Car l’entité représentable n’est pas l’individu : s’agissant des corporations de métier ou des congrégations religieuses, c’est le corps ; s’agissant des seigneurs, abbés et prélats, c’est le fief ou le bénéfice – la charge sacerdotale – qu’ils tiennent du Roi. Ce régime électoral mixte présente pour Louis XVI le double avantage de préserver les formes anciennes tout en introduisant, à travers la représentation proportionnelle du Tiers-état, une force politique capable de faire contrepoids aux résistances corporatistes qui, depuis plusieurs décennies, tiennent en échec le réformisme de la Couronne et du ministère.

En conséquence, et malgré l’écrasante majorité de députés français, les États généraux de 1789 – et par conséquent l’Assemblée constituante – comptent un certain nombre de députés de naturalité étrangère. L’assemblée des trois états du royaume offre ainsi un spectacle déroutant pour des yeux contemporains : celui d’un État encore en construction, situé à mi-chemin entre la superposition féodale des allégeances politiques et la coïncidence, annonciatrice de l’État‑nation, d’une communauté humaine et d’un territoire. Car en dépit des intentions libérales de Louis XVI et de Necker, la Nation française n’existe encore qu’à travers la personne de son Roi, seul à pouvoir en incarner l’unité en tant que corps politique. Mais à compter du moment où la communauté nationale, devenue souveraine, prétend exister par elle‑même et que la représentation n’a plus pour objet d’en figurer l’union au monarque mais de la doter d’une volonté propre, la distinction du Français et de l’Étranger acquiert une portée politique nouvelle et proprement constitutionnelle. Car l’unité de la Nation trouve son principe dans l’égale liberté des individus qui la composent. Pour représenter la Nation, pour donner à voir ce corps politique unitaire et autonome, il importe donc d’en identifier les membres, c’est‑à‑dire les individus qui, en qualité de citoyens, contribueront directement ou indirectement à l’expression de la volonté générale. Or, dans le contexte géopolitique d’une Europe monarchique et bientôt contre‑révolutionnaire, cette volonté ne saurait être laissée à la merci d’influences étrangères.

C’est pourquoi la toute jeune Assemblée nationale, à peine constituée, saisit la première occasion de consacrer le principe selon lequel, pour être citoyen, il faut d’abord être Français. Celle‑ci se présente lors d’une contestation portée contre l’élection des évêques d’Ypres et de Tournai. En l’absence de coïncidence géographique entre les circonscriptions ecclésiastiques et la délimitation politique du royaume – défaut auquel l’Assemblée nationale remédiera le 12 juillet 1790 en adoptant la Constitution civile du Clergé – ces deux diocèses se trouvent à cheval sur la frontière franco-belge. Natifs des Pays-Bas autrichiens et donc sujets de la maison de Habsbourg, les deux prélats ont été élus à la fois en qualité de diocésains ayant juridiction en France et en tant que seigneurs de fiefs situés respectivement dans le bailliage de Bailleul et dans la gouvernance de Lille. Dans le rapport qu’il présente le 14 juillet 1789 au nom du Comité de vérification des pouvoirs, Merlin de Douai pose la question suivante :

Deux évêques, étrangers par la naissance et par la situation du siège de leur évêché, mais qui ont une partie de leur diocèse sur le territoire de France, et qui possèdent des fiefs dans cette même partie, peuvent-ils être électeurs ou éligibles pour les États généraux de France ; en un mot, être représentants de la nation ?

L’Assemblée répond par la négative le 20 juillet en invalidant les pouvoirs des prélats étrangers :

Ces deux députés, explique le provençal Bouche, n’étant point habitants ni naturels français, prêtant un serment à un souverain étranger, et ne le prêtant qu’à lui, ne doivent et ne peuvent être admis à l’Assemblée des représentants de la nation pour coopérer à des lois qui ne seraient pas obligatoires pour eux.

Ce principe sera ensuite constitutionnellement consacré par le décret du 22 décembre 1789 : la première condition pour exercer le droit de cité est « d’être Français ou devenu Français ». Reste à savoir comment on l’est, et comment on le devient.

À cet égard, il faut remarquer que les règles établies par les constitutions révolutionnaires pour la possession, l’acquisition et la perte de la qualité de Français, s’inspirent largement des principes en vigueur sous l’Ancien Régime. Dans l’ancien droit, la naturalité procédait d’une sorte d’amalgame entre l’appartenance objective d’un individu au royaume et son intention subjective de vivre sous la domination du Roi et sous le régime des lois françaises. Dès lors, bien que la jurisprudence fluctuante élaborée par les cours au sujet du droit d’aubaine consacre dès le xvie siècle l’esquisse d’un jus sanguinis, c’est avant tout la naissance et la résidence sous la domination territoriale du Prince (jus soli) qui font le naturel français. D’abord, la naissance sur le sol de France apporte la preuve objective d’une « nature française », à une époque où la souveraineté du Prince sur son territoire constitue le ciment de cette communauté naturelle que l’on nomme le royaume : « La France d’Ancien Régime est marquée par la domination du lien d’allégeance comme lien de rattachement, c’est pourquoi elle est marquée par la prépondérance du critère du jus soli ». Ensuite, la résidence est la manifestation d’une allégeance consentie à l’autorité royale. C’est pourquoi ce critère joue un rôle déterminant dans l’octroi des lettres de naturalité. A contrario, une résidence prolongée hors du royaume est souvent interprétée comme une renonciation à la qualité de naturel français.

L’art. 2, Titre II de la Constitution de 1791 relatif à la possession de la citoyenneté française s’inscrit dans la continuité de ces principes, puisqu’il réalise un amalgame du jus sanguinis et du jus soli, tout en tenant la résidence pour preuve d’une volonté d’appartenance à la Nation. Sont citoyens français :

Ceux qui sont nés en France d’un père français ; Ceux qui, nés en France d’un père étranger, ont fixé leur résidence dans le Royaume ; Ceux qui, nés en pays étranger d’un père français, sont venus s’établir en France et ont prêté le serment civique ; Enfin ceux qui, nés en pays étranger, et descendant, à quelque degré que ce soit, d’un Français ou d’une Française expatriés pour cause de religion, viennent demeurer en France et prêtent le serment civique.

Il n’y a donc pas de réelle rupture avec l’ancien droit dans la détermination des critères de la naturalité. Comme l’explique Anne-Virginie Madeira, le renforcement du jus sanguinis tient au fait que le lien d’appartenance ne lie plus verticalement l’individu au monarque, mais l’unit horizontalement à ses semblables, la communauté des Français formant le nouveau souverain. On ne saurait cependant en déduire un rejet du jus soli qui, malgré ses origines féodales, présente pour les révolutionnaires l’intérêt d’incorporer à la Nation les enfants d’étrangers venus s’établir sur le territoire français parce qu’acquis à la cause de la Révolution. Bien au contraire, le droit du sol, combiné à la condition de résidence, prendra une importance croissante lorsque la France entrera en lutte contre les émigrés puis contre les « ennemis de l’intérieur » qui, quoique nés français, seront considérés comme exclus de la communauté nationale.

Mais si la Constitution de 1791 reprend en partie les solutions de l’ancien droit pour déterminer la qualité de Français, il convient cependant de noter une très nette différence d’esprit. Sous l’Ancien Régime, la naturalité française s’interprétait comme l’appartenance de l’individu à une communauté naturelle conçue sur le modèle de la famille. À compter de la Révolution, et sous l’influence des théories contractualistes, la Nation devient une communauté consensuelle, annonciatrice de la conception élective que défendra Renan à la fin du xixe siècle. En témoigne le système de naturalisation prévu à l’art. 3, Titre II de la Constitution de 1791 :

Ceux qui, nés hors du Royaume de parents étrangers, résident en France, deviennent citoyens français, après cinq ans de domicile continu dans le Royaume, s’ils y ont, en outre, acquis des immeubles ou épousé une Française, ou formé un établissement d’agriculture ou de commerce, et s’ils ont prêté le serment civique.

Dans l’ancien droit, la naturalisation supposait un acte positif par lequel le monarque était réputé adopter l’étranger venu se placer sous sa protection :

Personne n’ignore que les Lettres dont l’étranger a besoin, en ce cas, ne peuvent être accordées que par le Roi, qui, étant le père de ses peuples, peut seul, par une espèce d’adoption, admettre l’étranger au rang de ses enfans, que sa qualité de Souverain lui a donné.

Au contraire, la Nation révolutionnaire existe et se définit par elle‑même, en tant que communauté d’intérêts librement consentie : « La Révolution de 1789 met fin à l’idée que le lien avec le Roi est constitutif de l’unité de l’État et trouve un nouveau fondement à celle-ci : la Nation ». C’est pourquoi l’étranger est naturalisé de plein droit dès lors qu’il témoigne de son adhésion à la communauté nationale en remplissant les conditions fixées par la Constitution. La naturalisation expresse – par un acte du Corps législatif – n’est prévue que lorsque « des considérations importantes » incitent à accorder la citoyenneté à un étranger qui ne remplirait pas les conditions ci-dessus énoncées (on verra dans quel sens la Législative en fera usage).

Les textes constitutionnels de 1793 approfondissent cette conception consensualiste en abandonnant le jus sanguinis pour ne conserver que le jus soli, ce qui leur permet du même coup de ne plus distinguer la possession et l’acquisition de la naturalité : que l’on soit né en France ou à l’étranger, on devient Français en manifestant la volonté d’y demeurer, de se soumettre aux lois de la République et d’y vivre en bon patriote. À cet égard, le projet girondin de constitution est le plus progressiste en la matière :

Tout homme âgé de vingt et un ans accomplis, qui se sera fait inscrire sur le tableau civique d’une Assemblée primaire, et qui aura résidé depuis, pendant une année sans interruption, sur le territoire Français, est Citoyen de la République.

La Constitution montagnarde de l’an I, poursuivant sur le même mode, se montre en revanche plus rigoureuse quant aux conditions d’admission des étrangers au sein de l’association nationale :

Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt et un ans accomplis ; Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année : - Y vit de son travail ; - Ou acquiert une propriété ; - Ou épouse une Française ; - Ou adopte un enfant ; - Ou nourrit un vieillard ; - Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l’humanité ; Est admis à l’exercice des Droits de citoyen français.

On a pu en déduire que, dans l’esprit des révolutionnaires – et notamment des Montagnards qui ne visent plus la « qualité » mais « l’exercice des droits de citoyen français » – la citoyenneté « l’emporte sur la naturalité » au point qu’« à la limite, on peut être à la fois étranger et citoyen ». Pourtant, on est encore loin du cosmopolitisme d’un Anacharsis Cloots qui, au nom de la « République du genre humain », suggère à la Convention d’effacer jusqu’au titre de « Français ». En réalité, la libéralité des conditions d’accès à la citoyenneté ne doit pas laisser penser que l’universalisme de la Révolution serait allé jusqu’à abolir la distinction du Français et de l’Étranger, y compris dans le bénéfice des droits politiques. Dès 1789, Mounier mettait en garde l’Assemblée constituante :

Les représentants […] doivent être français ou naturalisés. Il faudrait être un bien zélé cosmopolite pour soutenir que des étrangers sont éligibles. On détruit les affections des hommes quand on veut trop les généraliser. Il faut des liens de patrie aux citoyens, comme il leur faut des liens de famille. Vous n’avez aucun droit de compter sur la fidélité, sur la soumission aux lois, de l’homme qui n’est pas né parmi vous. Il faut aimer son pays pour le servir avec ardeur ; et l’étranger qui voudrait mériter l’honneur d’être appelé aux emplois publics, devrait auparavant se faire admettre dans l’association, après avoir prouvé qu’il est digne de cet avantage : ces preuves seraient fixées par les formes de la naturalisation.

À compter de 1792, la guerre contre les puissances européennes tempère considérablement la propension des révolutionnaires au cosmopolitisme : « Plus le titre de citoyen français est glorieux, explique Lasource en août 1792, moins vous devez en être prodigues ». C’est pourquoi les Conventionnels montagnards se montreront en réalité bien moins libéraux dans l’octroi de la citoyenneté française qu’on ne l’était sous l’Ancien Régime, où la concession de lettres de naturalité, qui consistait surtout en une exemption du droit d’aubaine, était devenue quasiment automatique dès lors que le pétitionnaire résidait en France. Sous la Révolution – et particulièrement en 1793 alors que la République est en guerre avec le reste de l’Europe – l’enjeu n’est pas le même puisqu’il s’agit d’admettre un natif étranger à intégrer l’association nationale pour prendre part à l’exercice de la souveraineté. Toutes libérales qu’elles soient, les conditions de naturalisation n’en ont pas moins pour objet de s’assurer au préalable de son intégration effective à la communauté nationale. Il faut donc être Français – ne serait-ce que d’intention – pour exercer les droits de citoyen. C’est pourquoi toutes les constitutions révolutionnaires énoncent que « la qualité de citoyen français se perd par la naturalisation en pays étranger ».

Après Thermidor, la Constitution de l’an III renoue avec une position plus rigoureuse en distinguant de nouveau la possession et l’acquisition de la qualité de citoyen français :

Tout homme né et résidant en France, qui âgé de vingt et un ans accomplis, s’est fait inscrire sur le registre civique de son canton, qui a demeuré depuis pendant une année sur le territoire de la République, et qui paie une contribution directe, foncière ou personnelle, est citoyen français.

Par ailleurs :

L’étranger devient citoyen français, lorsque après avoir atteint l’âge de vingt et un ans accomplis, et avoir déclaré l’intention de se fixer en France, il y a résidé pendant sept années consécutives, pourvu qu’il y paie une contribution directe, et qu’en outre il y possède une propriété foncière, ou un établissement d’agriculture ou de commerce, ou qu’il y ait épousé une femme française.

Opérant une synthèse des systèmes précédents, les Thermidoriens confirment le principe du jus soli tout en subordonnant la naturalisation à une plus longue durée de résidence en France, témoignage conjoncturel d’une plus grande méfiance vis-à-vis des natifs étrangers.

Dès lors, si la Révolution n’est pas à l’origine de l’imbrication des concepts de nationalité et de citoyenneté, elle en a cependant pavé la voie en consacrant la nécessité d’être Français pour être citoyen et participer à l’expression de la volonté générale. Mais cette avancée reste limitée. Le droit public révolutionnaire retient en effet une conception essentiellement politique de la Nation et par conséquent de l’appartenance à cette dernière. Aussi la qualité de Français désigne-t-elle moins l’appartenance juridique d’un individu à l’État qu’elle n’exprime son adhésion volontaire à une communauté humaine en lutte pour sa souveraineté. C’est pourquoi la dichotomie révolutionnaire du Français et de l’Étranger ne se réduit pas au seul critère de la naturalité mais suit également une ligne politique, voire idéologique, qui varie selon que la période est propice à l’universalisme ou à l’ostracisme.

B. La naturalité, condition non suffisante de la citoyenneté

Durant la décennie révolutionnaire, la frontière séparant le Français de l’Étranger n’épouse pas nécessairement les contours de la naturalité. Car la citoyenneté, à laquelle la qualité de Français ouvre l’accès, n’est pas seulement un statut juridique fait de droits et de devoirs. Elle désigne également un ensemble de valeurs et de pratiques par lesquelles le citoyen manifeste son appartenance à la Nation en tant que communauté d’intérêts et de destins. La question est donc de savoir ce qui, d’un point de vue politique, idéologique et philosophique, fait de l’homme un citoyen et des citoyens une Nation. Sous l’Ancien Régime, ce principe fédérateur résidait dans la religion catholique, l’allégeance due au Roi n’étant qu’une déclinaison de la foi due au Créateur. Pour être sujet du Roi Très-Chrétien, il fallait donc être catholique, ce que consacrait l’édit de Fontainebleau (1685) en révoquant le statut des huguenots au profit d’une présomption générale de catholicité. C’est pourquoi les Juifs et les Protestants, assimilés à des étrangers, ne jouissaient que d’une liberté civile limitée et ne pouvaient occuper aucune charge publique. Il en va tout autrement à compter du moment où l’art. 10 de Déclaration de 1789 consacre la liberté des opinions, même religieuses :

La loi de l’État, explique le comte de Clermont-Tonnerre en décembre 1789, ne peut atteindre la religion de l’individu ; la religion ne peut influer sur la loi purement sociale. Cette vérité dérive de la nature de la loi, et de la nature de la religion ; une religion est l’opinion de l’homme, convaincu d’un dogme et exerçant les actes que lui prescrit cette opinion. La loi est l’expression de la volonté générale, à laquelle est soumise la volonté individuelle de chaque membre du corps social. La conscience est la seule chose qu’on ne puisse pas mettre en société.

Remisée dans le secret des consciences, la foi n’est donc plus un critère opérant d’appartenance à la Nation française, comme en témoigne l’admission des Protestants le 24 décembre 1789, puis des Juifs le 27 septembre 1791, à la pleine citoyenneté. Du moins est-ce le cas tant que les convictions religieuses ne compromettent pas l’unité individualiste de la communauté nationale, ni l’autorité de ses représentants : le schisme causé par la Constitution civile du Clergé, et la répression des prêtres réfractaires à compter de 1792 en témoignent.

La religion n’étant plus le ferment de l’unité nationale, la question se pose alors de savoir ce qui lie les citoyens entre eux. En d’autres termes, quelle est la nouvelle religion révolutionnaire (au sens étymologique du mot), c’est-à-dire ce qui unit les membres de la Nation régénérée ? Au citoyen-coreligionnaire, se substitue la figure du citoyen‑patriote. Le patriotisme, « cet amour de la patrie, va constituer la frontière, la ligne de démarcation entre les patriotes à protéger et les indésirables ». Or, être patriote sous la Révolution, c’est avant tout manifester son adhésion aux idées nouvelles en renonçant aux idoles de l’Ancien Régime. Une adhésion formalisée par la prestation du serment civique, qui constitue l’une des conditions exigées par la Constitution de 1791 pour l’exercice du droit de cité. Sa formule – « Je jure d’être fidèle à la Nation, à la loi et au roi » – sonne comme une véritable profession de foi patriotique, où la fidélité au monarque est largement éclipsée par celle due au nouveau souverain et à la loi, expression de la volonté générale, qui « lie et relie » entre eux les individus pour en faire des citoyens. Car qu’est-ce qu’une nation, explique Sieyès, sinon « un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par la même législature » ?

Or, ce patriotisme révolutionnaire peut s’avérer aussi bien inclusif qu’exclusif, avec pour conséquence d’étendre ou au contraire de rétracter le périmètre de la communauté nationale. Car de quelle « patrie » s’agit-il ? La partie du « genre humain » défendue par Cloots ? Ou bien la patrie française régénérée, dont la Convention montagnarde n’hésitera pas à exclure non seulement les natifs étrangers mais également tous les naturels français soupçonnés d’être hostiles à la Révolution ? Le 26 août 1792, l’un des derniers actes de la Législative avant de céder le pas à la Convention, consiste à naturaliser dix-huit sommités américaines, anglaises, italiennes, suisses et allemandes qui, en raison de leur combat pour la liberté, « ne peuvent être regardés comme étrangers par une nation que ses lumières et son courage ont rendue libre ». Parmi ces hommes que leur « consanguinité philosophique » avec les principes de la Révolution conduit à honorer du titre de « citoyen français », seuls Paine et Cloots useront pleinement des droits qui y sont attachés en se faisant élire à la Convention.

Mais le cosmopolitisme de 1792 ne survit pas aux convulsions d’une République menacée sur ses frontières par les monarchies européennes et à l’intérieur par la Contre‑révolution. Rompant avec la « philanthropie puérile » des Girondins, les Montagnards, devenus maîtres de la Convention en juin 1793, se rapprochent du patriotisme de Rousseau : « Toute société partielle, lit-on dans l’Émile, quand elle est étroite et bien unie, s’aliène la grande. Tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux ». Le 1er août 1793, tous les étrangers natifs des pays en guerre avec la République et non domiciliés en France avant le 14 juillet 1789 sont décrétés d’arrestation, tandis qu’un décret du 6 septembre dispose qu’aucun autre étranger ne pourra demeurer sur le territoire s’il n’a donné « des preuves de son civisme et de son attachement à la Révolution française » en se faisant délivrer un « certificat d’hospitalité ». Le 6 nivôse an II (26 décembre 1793), il est décrété « par mesure révolutionnaire » que « tous les individus nés en pays étranger sont exclus du droit de représenter le peuple français », en conséquence de quoi Paine et Cloots sont évincés de la représentation nationale et arrêtés. Le gouvernement ayant été déclaré, le 10 octobre, « révolutionnaire jusqu’à la paix », il s’agit pour les Montagnards d’écarter toute influence étrangère d’une Convention censée représenter la Nation en lutte « à la fois contre les puissances ennemies de la République & contre les hommes corrompus qui déchirent son sein ». La représentation nationale s’épure, en même temps qu’elle épure la Nation.

Car le patriotisme révolutionnaire se tourne désormais vers les Français eux-mêmes en refusant la qualité et les droits de citoyen aux individus qui, quoique de naturalité française, se placent volontairement hors-la-Nation en adoptant un comportement antipatriotique, bientôt qualifié de contre-révolutionnaire. Déjà sous le régime de la Constitution de 1791, le refus de prêter le serment civique conduit à la suspension des droits politiques, tandis que l’affiliation « à tout ordre de chevalerie étranger ou à toute corporation étrangère qui supposerait, soit des preuves de noblesse, soit des distinctions de naissance, ou qui exigerait des vœux religieux » aboutit à déchoir l’individu de sa qualité de citoyen français. Mais ce sont les émigrés, « qui ne rougissent pas d’abandonner le pays de la liberté pour aller combattre sous les enseignes du despotisme », qui catalysent toutes les mesures d’exclusion. Ce n’est pas un hasard si toutes les constitutions révolutionnaires subordonnent l’exercice du droit de cité à une condition de résidence : la citoyenneté ne pouvant se vivre « hors-sol », l’émigration aboutit ipso facto à la suspension des droits politiques, de la même manière que sous l’Ancien Régime, une expatriation trop prolongée hors du royaume pouvait conduire à suspendre la « nature française » de l’intéressé. C’est pourquoi la Constituante, réticente à porter atteinte à la liberté d’aller et venir, se contente d’intimer aux émigrés l’ordre de rentrer en France dans un délai d’un mois sous peine d’une double imposition. La Législative ira plus loin en sanctionnant l’émigration d’une peine de dégradation civique. Et la Convention achèvera le travail en les condamnant au bannissement perpétuel et en les déclarant en état de « mort civile ». La condition des émigrés, qui sont réputés avoir volontairement abdiqué leur qualité de Français, est donc inférieure à celle des étrangers établis sur le sol de France.

Or, sous le règne de la Convention montagnarde, il n’est pas nécessaire de rejoindre l’ennemi de l’extérieur pour être placé hors-la-Nation. Il suffit d’être affilié de près ou de loin aux nombreux ennemis de l’intérieur dont l’énumération ne cesse de rallonger la liste des proscrits : révoltés de Lyon, Marseille, Bordeaux ou Caen ; prêtes réfractaires ; administrateurs des départements soupçonnés de girondisme ; habitants de la Vendée militaire ; ci-devant nobles ; ainsi que toute une série d’opposants politiques que leur modérantisme (Desmoulins et les Indulgents) ou leur radicalisme (Roux et les Enragés) rendent paradoxalement suspects de menées contre‑révolutionnaires, royalistes ou fédéralistes (ce qui dans le langage de l’époque revient à peu près au même). Autant d’individus que leur qualité ou leurs opinions suffisent à rendre étrangers à la Nation régénérée. Le 17 septembre 1793, la loi des suspects annonce la grande entreprise épuratoire de la Terreur, en décrétant d’arrestation tous les individus qui ne parviendront à administrer la preuve de leur civisme. Cette politique d’épuration tend ainsi à façonner le peuple souverain sur le modèle, non plus du citoyen patriote, mais du citoyen révolutionnaire, qui se signale par sa vertu civique, et s’incarne dans la figure exaltée du sans‑culotte, auquel Fabre d’Églantine dédie les jours complémentaires de son calendrier républicain (les sans-culottides). La Convention entend ainsi modeler à son image cette Nation qu’elle prétend incarner dans sa pureté révolutionnaire, en excluant de son sein tous ceux qui lui sont politiquement, idéologiquement et philosophiquement étrangers : « [Vous] ne parlez point la même langue, dira Saint-Just en avril 1794, vous ne vous entendrez jamais. Chassez-les donc […]. Qu’ils soient superbes partout ailleurs ; on ne peut être ici que citoyen ».

Thermidor an II et l’adoption de la Constitution de l’an III mettent un terme à cette escalade. Pourtant, le Directoire renoue rapidement avec cette politique d’exclusion au lendemain du coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) : afin de faire barrage aux royalistes et de les maintenir à distance de la représentation nationale, la loi du 19 frimaire (20 novembre) assimile les ci-devant nobles aux étrangers. En outre, nul citoyen ne pourra exercer ses droits politiques s’il n’a prêté le serment « de haine à la royauté et à l’anarchie », c’est‑à‑dire s’il ne s’identifie à la figure d’une Nation bourgeoise dont il convient d’exclure aussi bien les royalistes que les jacobins. Cependant, le Directoire marque également le retour de l’universalisme. Mais il ne s’agit plus de l’universalisme consensuel des premiers temps de la Révolution, qui aboutit à la réunion volontaire d’Avignon, du Comtat et de la Corse et poussa la Constituante à déclarer que la France renonçait à toute guerre de conquête. Il s’agit au contraire d’un universalisme belliqueux et conquérant, annonciateur des guerres napoléoniennes, et consistant à imposer plus qu’à offrir la liberté aux peuples de l’Europe. La doctrine des frontières naturelles de la France connaît un nouveau souffle et conduit à la création de quinze nouveaux départements à la suite de l’annexion de la Savoie, de Nice, de Monaco, des Pays-Bas méridionaux et des territoires s’étendant jusqu’à la rive gauche du Rhin. Investie d’une mission prométhéenne, la France s’entoure également d’un glacis protecteur formé de républiques inféodées auxquelles elle impose ses lois. Elle est la « Grande Nation libératrice et tutélaire qui n’a nul besoin de plébiscite approbateur pour porter aux petites nations qu’elle protège ses lois, la Grande Nation qui couvre de son aile ses républiques‑sœurs » : la Batave au Nord, l’Helvétique à l’Est, la Cisalpine, la Ligurienne, la Toscane, la Romaine et la Parthénopéenne en Italie.

Paradoxalement, en pavant la voie à l’impérialisme napoléonien et à l’hostilité des peuples placés sous sa coupe, l’universalisme révolutionnaire sera pour beaucoup dans l’apparition du principe des nationalités au xixe siècle, annonciateur de l’État-nation. En attendant, les expériences politiques menées par Bonaparte au sein des républiques-sœurs italiennes préfigurent le Consulat et avec lui, la fin de la Révolution. Si la Constitution de l’an VIII s’inscrit dans la continuité des constitutions révolutionnaires s’agissant des conditions de possession, d’acquisition et de perte de la qualité de citoyen français, le contenu politique de la citoyenneté se trouve en revanche réduit à peau de chagrin. Le système représentatif imaginé par Sieyès n’a plus pour objet de produire l’autonomie collective de la Nation souveraine par l’expression de la volonté générale : désormais « l’autorité vient d’en-haut, la confiance d’en-bas ». Le « droit de cité » se limite donc à l’élaboration de « listes de confiance » ou « de notabilité » sur la base desquelles il appartient aux institutions de la République (Sénat conservateur et Premier consul) de désigner représentants et fonctionnaires.

Or, curieusement, c’est le déclin temporaire de la citoyenneté politique qui fournit à Bonaparte l’occasion d’achever l’œuvre révolutionnaire, et avec elle, la construction juridique de l’État. Car la déchéance du citoyen comme titulaire de droits politiques trouve sa contrepartie dans l’avènement du Français qui, en tant que membre de l’État, jouit d’une entière liberté civile. La Révolution, obsédée par une conception exclusivement politique de la Nation – d’une Nation qu’elle eut à la fois pour ambition de faire advenir à l’existence en tant que titulaire de la souveraineté, et de façonner à son image – la Révolution donc, n’est pas parvenue à penser la qualité de Français en lien avec l’État, c’est-à-dire en tant que catégorie juridique destinée à achever l’institutionnalisation du pouvoir sur un territoire et une population donnés. Pourtant, les contradictions de l’universalisme révolutionnaire semblent avoir fait ressortir cette nécessité. Les « rapports conflictuels entre souveraineté et universalité » vont ainsi donner naissance à un « processus de nationalisation des droits », aussi bien civils que politiques, rendant nécessaire l’introduction du concept de nationalité. Le Code civil de 1804 préfigure cette évolution, et annonce l’imbrication hiérarchique de la citoyenneté et de la nationalité, propre à l’État-nation, en distinguant « la qualité de citoyen », objet des « lois constitutionnelles », et la « qualité de Français », objet des lois civiles. La chose, à défaut du mot, est d’autant plus concevable que, ainsi que le note Marie-Claire Peltier-Charrier, la fin de la paranoïa révolutionnaire à l’égard des émigrés permet de concevoir que l’on puisse s’expatrier sans perdre ni sa « nature française » ni le droit de la transmettre à ses descendants. Ainsi, l’État-nation en cours de construction « se projette hors de son cadre territorial », le progrès des communications rendant par ailleurs de plus en plus nécessaire pour celui-ci d’identifier ses ressortissants situés hors du territoire national.

La dichotomie du Français et de l’Étranger n’a donc plus pour objet d’identifier politiquement les membres de la Nation souveraine, mais de circonscrire juridiquement la communauté humaine constitutive de l’État et, à ce titre, bénéficiaire d’un statut civil propre. Durant tout le xixe siècle, la stabilité de ce statut objectif et juridique aura pour effet d’enraciner l’idée d’une appartenance nationale dans la vie quotidienne des Français, sans doute plus profondément que l’adhésion ou le rejet de régimes politiques sans cesse fluctuants. De 1789 à 1875, on peut crier « Vive la Révolution ! », « Vive le Roi ! », « Vive l’Empereur ! » ou « Vive la République ! », sans cesser de se dire Français. Les révolutionnaires, sans cesse en lutte contre leurs propres démons, ne sont pas parvenus – du moins sur le moment – à ancrer durablement l’avènement de la communauté des citoyens dans le sentiment d’une appartenance nationale. « Ils ont ainsi montré qu’une citoyenneté qui ne serait ni inscrite dans l’histoire ni sujet de son propre destin […], reste une idée abstraite. La nation est une forme sociale et politique concrète ».

Benjamin Lecoq-Pujade

Maître de conférences en droit public, Centre de droit constitutionnel, Université Jean Moulin Lyon 3

 

Pour citer cet article :

Benjamin Lecoq-Pujade « Citoyenneté et nationalité sous la Révolution française : histoire d’un imbroglio conceptuel », Jus Politicum, n°27 [https://juspoliticum.com/articles/Citoyennete-et-nationalite-sous-la-Revolution-francaise-histoire-d-un-imbroglio-conceptuel]