Théoriser l’État dans l’Union européenne ou la souveraineté au concret
L'objectif de cet article est de re-problématiser la notion de souveraineté étatique dans l'analyse de l'intégration européenne. Pendant les dernières vingt années, les travaux en études européennes ont de plus en plus ignoré la variable 'souveraineté' des les processus politiques de l'Union européenne. La souveraineté étatique aurait été érodée, serait devenu insignifiante, n'aurait plus de valeur d'explication. Dans cet article, il s’agit au contraire de montrer que l’intégration européenne n’a pas transformé, ni diminué la souveraineté étatique. La souveraineté étatique n’est pas un objet immuable et statique. C’est au contraire une notion qui prend forme seulement à travers son usage et son interprétation. Si la souveraineté, comme principe juridique, est sans aucun doute une réalité, seulement son usage nous permet de voir les formes diverses qu’elle prend.
Theorising the State in the European Union: a concrete approach to sovereigntyThis article primarily aims to lay out a new understanding of the concept of Sovereignty within the context of European integration. Over the past twenty years, research in the field of European Law has undermined the importance of the notion of Sovereignty in the European political process. State sovereignty is therefore held as having been eroded and as bearing no meaningful sense or explicative value. To the contrary, the author considers that the European integration process has not undermined the notion. Sovereignty is not a static or unchangeable concept, but makes sense and takes shape only as interpreted through concrete usage. The varying forms of the legal principle of sovereignty can thus only be drawn out through a study of varying uses.
Die Theorie des Staates in der Europäischen Union oder die Souveränität im Konkreten.
Introduction
Travailler sur l’objet de l’intégration européenne entraine une série de difficultés, dont pas la moindre est celle de savoir comment aborder l’État, et plus particulièrement l’une de ses caractéristiques de l’État : sa souveraineté.
Cet objet semble pourtant avoir été abordé dans tous ses aspects et sous tous les angles. Parmi les références les plus nombreuses dans ce domaine sont sans doute celles qui se réfèrent au fédéralisme ou encore aux approches plus spécifiques des études européennes portant sur l’intergouvernementalisme libéral. Est-il donc possible d’ajouter des éléments nouveaux ?
L’objectif de cette contribution n’est ni de développer une autre approche conceptuelle sur la souveraineté de l’État, ni de construire une théorie de l’État, mais de démontrer qu’il est impossible de comprendre la souveraineté dans l’Union européenne sans prendre en compte l’usage qu’en font les acteurs. Formulé différemment : il s’agit ici d’aborder, selon une formule quelque peu usée, la souveraineté « au concret ».
Nous souhaitons nous interroger sur les éléments qui entrent en jeu lorsque les acteurs, aussi bien nationaux qu’européens évoquent la souveraineté afin de s’opposer à ou au contraire pour promouvoir des projets communautaires. Ainsi, sommes-nous très loin d’une position de recherche qui consiste à réduire de manière normative la souveraineté d’une part aux usages qu’en font les acteurs eurosceptiques qui semblent affirmer que l’intégration européenne réduit la souveraineté de l’État, et d’autre part à l’usage des pro-européens qui argumentent, eux, que l’intégration européenne aurait soit renforcé, soit transformé la souveraineté.
Plus généralement, nous affirmons ici que l’Union européenne n’est pas un objet politique non identifié qui aurait besoin de nouvelles approches et théories. Il n’est donc pas nécessaire d’inventer une nouvelle catégorie juridique, ni politique, ni économique pour comprendre la place de la souveraineté dans l’intégration européenne. L’Union européenne ne met aucunement en cause les anciennes théories qui seraient devenues obsolètes au regard du monde contemporain.
Au contraire, il s’agit de montrer dans cette contribution que l’intégration européenne n’a pas transformé, ni diminué la souveraineté étatique. La souveraineté étatique n’est pas un objet immuable et statique. C’est au contraire une notion qui prend forme seulement à travers son usage et son interprétation. Si la souveraineté, comme principe juridique, est sans aucun doute une réalité, seulement son usage nous permet de voir les formes diverses qu’elle prend. Ceci n’est aucunement nouveau: il y a des formes d’usage stratégique que l’on observe depuis l’émergence de la notion même de souveraineté dans les traités de Westphalie en 1648.
Ainsi, dans cette contribution, il s’agit comprendre quand et comment la souveraineté s’exerce concrètement dans l’Union européenne dans la mesure où les pouvoirs étatiques ont été distribués de manière exclusive à différents paliers gouvernementaux. Les débats de plus en plus politisés dans lesquels se trouve l’Union européenne depuis une quinzaine d’années, aussi bien dans le domaine de l’Union économique et monétaire que dans l’immigration ou la politique sociale nécessitent que l’ion se penche sur cette question. D’où toute l’actualité de la réflexion d’aujourd’hui.
Une première partie de cet article présente des approches conceptuelles abordant la notion de la souveraineté dans les études européennes. A partir d’une critique de ces approches, une deuxième partie développera ensuite des pistes de recherche afin d’aborder la souveraineté au concret dans l’Union européenne.
I. La souveraineté dans les études européennes
Schématiquement, il est possible de distinguer entre 3 lectures de la problématique de souveraineté dans l’Union européenne. Une première qui constate la disparition de la souveraineté étatique en tant qu’objet d’étude ; une deuxième qui déduit la disparition de la souveraineté en tant qu’attribut d’État, et, enfin, une troisième qui analyse la transformation de la souveraineté induite par l’intégration européenne.
A. La disparition de la souveraineté étatique en tant qu’objet d’étude
Depuis les années 1990, les approches théoriques et conceptuelles de l’intégration européenne ont permis de minimiser le caractère exceptionnel du processus de l’intégration européenne et de le comparer à d’autres phénomènes politiques se situant au sein de l’État. D’une certaine manière, ce développement a été bénéfique à la manière dont on analyse l’intégration européenne aujourd’hui: la recherche est sortie du nombrilisme des études européennes qui envisageaient l’organisation comme une entité sui generis, qu’il était impossible de comparer. Depuis les années 1990, il est devenu possible d’envisager une comparaison de l’Union européenne et son fonctionnement avec des phénomènes observables dans des études de sociologie politique, de politique comparée, de théorie politique et de politiques publiques. Ainsi les fédérations des partis politiques européennes agissent de manière similaire aux partis politiques au niveau national, les politiques publiques au niveau européen se confectionnent comme celles au niveau national, dans la mesure où l’interaction entre acteurs publics et privés et l’imbrication de plusieurs niveaux de décision, et enfin, les modes de gouvernance ressemblent à ceux que l’on connaît du niveau national. Ces objets de recherche sont analysés par des approches telles que l’européanisation, la gouvernance multiniveaux et en réseaux, les sociologies de l’intégration européenne ou la théorie politique qui se concentre en particulier sur des questions de la démocratie européenne.
Toutefois, cette concentration sur les nouvelles approches développées pour étudier les l’intégration européenne comme si il s’agissait des politiques internes d’un État a fait oublier qu’un certain nombre de phénomènes de l’intégration européenne nécessite la prise en compte de la notion de souveraineté étatique.
C’est d’ailleurs ce que Stanley Hoffmann reproche aux approches néofonctionnalistes dans les années 1960: Les théories de l’intégration européenne auraient une certaine tendance à ignorer l’État. Les précurseurs de ces théories ont péchés par les mêmes écueils. Ainsi souligne Stanley Hoffman dans les années 1960 : « L’autonomie de l’État est soit ignorée (l’État devient ainsi un simple réceptacle ou produit annexe), ou considéré limité à son rôle de défenseur de l’ordre social (l’État en tant que gardien de l’intérêt d’une classe dominante) ; ou, enfin, l’État est réduit à un ensemble d’institutions coupé du reste de la société, mais toujours objet de demandes de la société civile (État assiégé). … Par ailleurs le néofonctionnalisme a sous-estimé la capacité des acteurs, en particulier celle des acteurs centraux, de ralentir ou d’opposer la construction d’un système politique centralisé (le rôle des idées d’opposition, si vous voulez) ainsi que la capacité des administrations à résister au transfert de pouvoir d’un lieu de pouvoir vers un nouveau lieu de pouvoir. »
Nous retrouvons dans l’analyse de Stanley Hoffmann les limites de la lecture qui voit dans l’Union européenne, implicitement au moins, l’émergence d’un nouveau État ou quasi-État. Les États membres et leur souveraineté, visible par leur discours sur leur intérêt national lors des Conseils européens et Conseils des ministres, constituent toujours des cadres de référence – institutionnels et cognitifs – qui font avancer ou, au contraire, stagner le processus d’intégration européenne. Il est vrai qu’en analysant les processus politiques au niveau européen, on constate que les négociations entre chefs d’État et de gouvernements, entre les différents ministères nationaux, entre la Commission et les groupes d’intérêt, mais aussi à l’intérieur de l’État se déroulent parallèlement, et sont souvent même en concurrence. Néanmoins, les négociations entre les chefs d’État et de gouvernement, perçues par les théoriciens des Relations internationales comme centrales pour la production des politiques et des normes, restent parmi les forums clés de production de décisions et de normes.
La souveraineté étatique se doit ainsi de refaire surface dans l’analyse de l’intégration européenne. Une deuxième lecture découle des limites identifiées par ces critiques. Celle-ci toutefois met l’État au centre de l’analyse et lui accorde une influence prédominante dans l’intégration européenne. Cette adhésion à l’Union européenne, cependant, entraine une perte de la souveraineté de ces mêmes États.
B. La disparition de la souveraineté en tant qu’attribut d’État
Cette lecture a ses origines dans la définition de Jean Bodin (Les six livres de la République) : ceux qui sont souverains ne sont aucunement sujets aux commandes d’autrui. Dans les théories de relations internationales, cette approche est reprise par Kenneth Waltz selon lequel l’État détient la capacité de décider, seul, comment gérer des problèmes internes et externes (souveraineté interne/ souveraineté externe). En conséquence, lorsque l’État se trouve dans l’incapacité d’assumer pleinement ses responsabilités internes et/ou externes, il perd sa souveraineté.
Cette compréhension rappelle d’une certaine manière la définition très exclusive de Raymond Carré de Malberg. Ici, la souveraineté de l’État se définit comme la suprématie du pouvoir de l’État. Par conséquent et dans cette compréhension de la souveraineté, ce principe se heurte à toute idée de puissance supérieure. La souveraineté est ainsi conçue comme principe de suprématie politique et juridique (s’incarnant dans le pouvoir constituant) mais aussi comme principe d’omnicompétence ou indivisibilité des prérogatives régaliennes. Les éléments ou les marques concrètes de la souveraineté sont les droits régaliens des États. Ainsi, lorsque les droits régaliens de l’État sont, d’une manière ou d’une autre limités, l’État n’est plus souverain. Ce caractère absolu et non pas relatif de la souveraineté étatique entraine une lecture selon laquelle aucun État membre de l’Union européenne ne peut prétendre à être un État souverain.
Ainsi, cette souveraineté, pensée comme un phénomène mis en place successivement depuis la paix de Westphalie (1648), n’aurait plus comme fonction de structurer les relations interétatiques, et surtout pas celles au sein de l’Union européenne. La double souveraineté de l’État, combinant l’indépendance d’influences externes et l’autorité de l’État sur son territoire de juridiction, disparaîtrait alors. La politique interne, organisée par la suprématie du gouvernement (hiérarchie), et la politique étrangère, fondée sur l’égalité formelle entre gouvernements (anarchie), agissant au niveau international sans qu’une puissance hiérarchique contraigne leur liberté, ne se distingueraient plus.
Dans cette logique, on trouve également la lecture selon laquelle les décisions britanniques, danoises ou encore suédoises de ne pas participer à certains aspects de l’intégration tels que l’espace Schengen ou encore l’Union économique et monétaire, comportement généralement appelé ‘opt-out’, seraient des réaffirmations de la souveraineté nationale qui ne devraient pas avoir lieu au sein d’un espace politique et économique européen intégré.
Cependant, l’Union européenne est une politique composite. Et ce caractère composite de l’intégration européenne entraine plusieurs limites empiriques à cette distinction claire entre État souverain et État non-souverain:
1-. Les politiques elles mêmes sont de nature différente, fondées sur des prise de décisions soit selon la méthode communautaire, la méthode intergouvernementale ou la méthode ouverte de coordination. Les États semblent donc « jouer » avec différentes compréhensions de leur souveraineté.
2-. Même lorsque les contraintes sont juridiquement contraignantes, les États peuvent contourner les normes. Ils sont ainsi libres à renégocier l’Union économique et monétaire ou la politique Justice et Affaires intérieures dans le cadre de négociations intergouvernementales.
3-. Enfin, soulignons la méthode ouverte de coordination, introduite en 2000 pour permettre à l’Union européenne d’approfondir l’harmonisation relative de politiques sociales et de l’emploi. Cette méthode décisionnelle se trouve par la suite élargie à d’autres domaines. On l’observe plus particulièrement dans les politiques environnementales depuis le début des années 2000. L’un des objectifs de la méthode ouverte de coordination était d’éviter une résistance directe de la part des États membres à des contraintes juridiques, mais de permettre néanmoins d’approfondir l’intégration dans certains domaines via une méthode fondée sur un processus d’apprentissage. Cette méthode entrainerait ainsi une situation où les résistances ou les contournements des règles mis en place par les États seraient moins visibles. Dans ce débat, la souveraineté serait entièrement maintenue, puisque aucune contrainte légale, entrainant un contrôle juridique, ne serait appliquée.
C. La transformation de la souveraineté de l’État
Un troisième groupe d’analystes avance l’hypothèse que la souveraineté de l’État se transforme par l’intégration européenne. Conscients que l’intégration européenne ne peut pas être analysée en faisant abstraction de son caractère intergouvernemental, ou encore du symbole de la souveraineté étatique, cette ligne de pensée argue que l’intégration européenne a modifié les attributs de l’État. Dans cette logique, la souveraineté n’est pas immuable, elle se transforme constamment à travers l’interaction.
Ainsi, sous le label du néo-médiévalisme ou de postmodernisme, les relations internationales seraient organisées par des centres d’autorité qui se chevauchent et par une loyauté multiple.
L’État postmoderne « agit dans un réseau de plus en plus complexe et interdépendant, basé sur l’obsolescence de la distinction entre politiques internes et externes, sur l’influence croissante dans les affaires internes des États, sur la transparence de plus en plus accrue et sur l’émergence d’un sens de communauté qui garantirait la sécurité collective ». La souveraineté est considérée comme étant « mise en commun » (pooled sovereignty), négociée par un grand nombre d’acteurs dans des comités divers et mise à mal par l’autorité des régulations et des jugements de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
Dans cette logique, il faut donc adapter le concept de la souveraineté qui retrouve dans la littérature sur l’Union européenne des notions telles que « post souveraineté », « late sovereignty », « souveraineté en conflit », de « souveraineté compétitive », « de souveraineté mixte ».
Dans la même logique, on trouve l’argument mis en avant par Florence Chaltiel selon laquelle la négation radicale du droit international se fonde sur une assimilation abusive de la souveraineté à l’indépendance. Selon cette lecture, la décision du Conseil constitutionnel français qui estime que l’intégration européenne porte atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale est éminemment problématique. La solution serait de penser la souveraineté non pas comme un jeu à somme nulle, mais comme une dualisation : L’État et l’Union européenne possèdent des formes de souverainetés qui se transforment et qui nécessitent d’être réinterprétées. C’est cette compréhension qui ouvre également les possibilités qui seront esquissées dans la deuxième partie de cette contribution insistant d’avantage sur les usages de la notion par des acteurs eux-mêmes.
Bien que conceptuellement stimulante, cette lecture semble partir du postulat de l’existence, similaire aux deux autres, de l’existence d’un âge d’or de la souveraineté. Là où elle n’était pas encore mise en question ni par l’intégration régionale, ni pas une mondialisation tout aussi nouvelle.
Notre argument, au contraire part de l’hypothèse que la souveraineté des États est une ressource, utilisée par les États dans un jeu d’influence et de pouvoir. Il s’agit d’une ressource stratégique dans les négociations nationales et internationales, utilisé d’une part vis à vis la population (interne) et d’autre part vis à vis d’autres États (externe).
II. Penser les usages de la souveraineté dans l’intégration européenne
Si l’on ne pense la souveraineté non plus seulement comme un attribut de l’État ou d’une entité nationale ou internationale plus généralement, mais comme un construit social qui devient visible par les usages qu’en font les acteurs, l’intégration européenne devient compréhensible aussi bien comme un objet de politique interne et de politique internationale.
Cette lecture renvoie à la littérature constructiviste des Relations internationales selon laquelle les intérêts et croyances des entités sociales ne peuvent être compris indépendamment de l’existence de structures relationnelles qui consistent en des connaissances partagés, des ressources matérielles et des pratiques. Les structures n’existent donc pas de manière exogène, mais émergent à travers une interaction. Le sens que l’on donne aux actes et aux discours se développent à travers des interactions qui créent ensuite des structures de sens qui affectent des comportements et des identités. La socialisation a lieu à travers l’interaction entre acteurs ce qui permet de comprendre la construction sociale de la souveraineté dans les relations internationales.
Toutefois, cette proposition est d’une certaine manière trop englobant, voire même banale. En revanche, une manière de voir la souveraineté est de la conceptualiser comme une exigence d’autorité ou comme un fait institutionnel pour comprendre la structure du pouvoir. A cette fin, la souveraineté est maintenue en tant que valeur existentielle de la vie politique et légale et elle devient visible à travers la pratique. L’interaction politique produit la signification de la notion même, qui devient ainsi une réalité signifiante.
La souveraineté est complexe à vivre ou à utiliser dans un monde mondialisé. Néanmoins, même dans ce contexte, elle reste un instrument essentiel dans la constitution des ordres légaux nationaux et internationaux et renvoie aux politiques de pouvoir. Donc, la manière que nous préconisons ici est de comprendre comment la souveraineté est utilisée en tant que pratique légale et politique. Selon cette logique, elle a une forte dimension stratégique.
Ainsi, la souveraineté étatique ne s’estompe pas avec l’approfondissement de l’intégration européenne. La mise en œuvre de la souveraineté prend des formes innovantes et les États jouent des jeux de souveraineté. Ce n’est pas la souveraineté qui est nouvelle, mais les usages. L’argument principal est que les États engagent des nouvelles pratiques et modifient leur propre compréhension de leur souveraineté.
Cependant, un retour à la réflexion sur la souveraineté dans le processus d’intégration nécessite de ne pas se concentrer essentiellement sur les objets « internationaux » de l’intégration européenne, limités à la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) ou encore aux relations commerciales extérieures. Au contraire, l’objectif de cette contribution est de prendre au sérieux le caractère intergouvernemental de l’intégration européenne au sens large. Accepter cette idée ne veut toutefois pas dire que nous retournons aux outils conceptuels du néoréalisme et de la prémisse de la centralité de l’État dans un système mondial anarchique. Si la recomposition de l’État ne met pas en question son existence dans la mesure où il continue à posséder des ressources considérables, aussi bien dans les domaines du maintien de l’ordre, de la défense ou de la diplomatie, il importe d’analyser le pouvoir de l’État et son action au niveau international via ses agents, mais aussi via des idées et des mythes qui sont véhiculés pas ces mêmes agents.
Nous proposons ici d’analyser la construction de la souveraineté dans l’étude de l’Union européenne en trois parties. Il s’agit premièrement de développer la réflexion sur la concurrence entre l’État et d’autres acteurs, aussi bien non-étatiques que supranationales, conceptualisés dans les études de Relations internationales à partir des années 1970. On le verra, ni l’État, ni sa souveraineté n’ont disparu de l’analyse – son action et le cadre structurant qu’il présente pour les acteurs agissant au niveau transnational sont mis en perspective. Une deuxième partie se concentre ensuite sur les outils conceptuels qui nous permettent de comprendre comment les acteurs utilisent la notion de souveraineté aussi bien dans la politique interne de l’Union européenne qu’au niveau international. Une dernière partie, enfin, nous offre la possibilité d’illustrer ces propos par des exemples empiriques concrets.
A. Le rôle structurant de l’État
Lorsqu’elles s’intéressent à l’État, les différentes approches en science politique renvoient généralement la crise de l’État-nation. Au niveau international, l’État, considéré comme l’acteur principal dans les relations internationales, ou, plus précisément, intergouvernementales, se voit concurrencé par d’autres acteurs. Si l’État n’a jamais été l’acteur unique, ni même toujours primordial des affaires internationales, le contexte international de la fin des années 60 avait montré combien une partie de l’action étatique, et donc sa souveraineté, pouvait être mise en question par le rôle grandissant des firmes multinationales dans le cadre d’une internationalisation de l’économie de plus en plus poussée, mais aussi par des groupes moins structurés, généralement appelés les nouveaux mouvements sociaux. Prenant en compte cette évolution, Robert Keohane et Joseph Nye avaient défini en 1971 le concept de « relations transnationales » comprises comme les mouvements transfrontaliers de biens tangibles et intangibles mettant aux prises des acteurs dont l’un au moins n’est de nature ni gouvernementale ni intergouvernementale. Le programme de recherche qu’ils ouvraient à cette époque renvoyait à un champ très large susceptible de renouveler fortement les Relations internationales, en prenant le contre-pied du statocentrisme réaliste, dominant depuis 1945. Malgré cette première définition extensive, le programme de recherche de Keohane et Nye a par la suite souffert de plusieurs restrictions. Il s’agit surtout de la concentration initialement quasi exclusive sur les relations transnationales économiques. Les acteurs non-étatiques sont prises en considération mais seulement celles qui se sont constituées et structurées dans l’enceinte du Conseil économique et social de l’ONU. La contestation transnationale est uniquement envisagée sous l’angle de la diffusion d’idées ou d’attitudes. On observe seulement à partir des années 1990 un élargissement de terrain d’investigation. Dans les travaux publiés dans le contexte de la fin de la guerre froide, il s’agissait de comprendre l’émergence de mouvements transnationaux de contestation en relation avec les structures politiques nationales, à travers l’idée selon laquelle la variation des cultures politiques et le degré d’ouverture des régimes politiques nationaux influent sur la capacité des groupes à se mobiliser de manière transnationale. Dans cette logique s’inscrivent également les réseaux transnationaux de militants, analysés par Margaret Keck et Kathryn Sikkink, et composés d’acteurs travaillant sur une question à l’échelle internationale, liés par des valeurs partagées, un discours commun et des échanges denses d’information et de services.
Les acteurs au niveau international sont ainsi non seulement les États mais aussi les entreprises multinationales, le marché transnational, des groupes d’intérêt nationaux et transnationaux, des églises, des médias ou encore des flux transnationaux d’individus. L’État, selon cette conception, n’a jamais été l’acteur exclusif des relations internationales. Il importe au contraire de le situer dans l’espace et dans le temps. Ainsi, les flux démographiques, économiques et financiers n’ont jamais être pu complètement contrôlés. C’est ici que les approches de l’intégration européenne, à l’exception de l’intergouvernementalisme néolibéral, sont allées le plus loin en s’appuyant très largement sur les développements que nous venons de décrire.
Ainsi, si l’analyse de ces acteurs non-étatiques a fait l’objet d’une des premières études minutieuses sur l’intégration européenne, la période allant des années 1970 à la fin des années 1980 a été caractérisée par un repli, plus ou moins complet, sur les approches intergouvernementales classiques dans lesquelles la souveraineté étatique a pris une place prépondérante. La relance de l’intégration européenne par l’Acte unique de 1987 et le Traité de Maastricht de 1993 ont entrainé une véritable explosion de travaux sur des acteurs non-étatiques et administratifs, proposant de nouvelles perspectives dans une analyse de l’Union européenne qui était resté très largement centrée sur l’activisme étatique. Cependant, si cette ouverture a permis la « normalisation » des études européennes, elle a aussi mené à une situation où l’Union européenne était implicitement et de plus en plus considérée comme un super État que l’on pouvait analyser avec les outils des approches de politique comparée, de politiques publiques ou de sociologie politique.
Cependant si l’État est en crise, et s’il partage sa place avec d’autres acteurs dans de plus en plus nombreux domaines des affaires internationales, il structure néanmoins les représentations des acteurs. La compréhension de sa souveraineté, véhiculée et utilisée par les acteurs qui renvoient à cette norme intersubjective, conditionne leurs comportements et leurs discours. Donc, loin de simplement mettre en question la souveraineté des États ou de conclure à sa fin, ces approches permettent de voir dans l’État la continuité du pouvoir structurant et encadrant.
Si l’État au sein de l’intégration européenne doit être conçu comme un acteur qui, d’une part, par ses actions au sein des institutions européennes et, d’autre part, par son aspect structurant vis à vis des acteurs nationaux publics et privés joue son rôle d’acteur souverain, il importe d’analyser le rôle de la souveraineté aussi dans le contexte des relations extérieures de l’intégration européenne.
B. Les usages
Le concept des « usages » permet de développer un cadre d’analyse pour comprendre le rôle de la souveraineté dans l’Union européenne. Il nécessite de s’attarder sur les ressources et les moyens à disposition des acteurs nationaux et européens.
Toute action sociale nécessite au sein du processus d’intégration européenne une compréhension de l’environnement, du contexte. Afin de pouvoir agir, les acteurs doivent interpréter les institutions européennes elles-mêmes ainsi que les pressions qu’elles effectuent sur eux. L’usage suppose en effet une action volontaire. Toutefois, quelle que soit la nature de ces opportunités (politiques, institutionnelles, symboliques, financières), les acteurs doivent s’en emparer et les transformer en pratiques politiques. Ce qui rend cette approche particulièrement intéressante pour l’étude de la souveraineté de l’État dans l’intégration européenne est le constat qu’il peut y avoir action consciente et volontaire sans que le but au départ soit identique à celui de l’arrivée, et sans que les effets finaux soient automatiquement contrôlés et maîtrisés.
Comprendre et surtout saisir les logiques d’action et d’interaction renvoient à la notion de normes qui guident l’action. Compris sous cet angle, la notion de souveraineté devient une norme dont l’utilisation au concret nous permet de comprendre le rôle qu’elle joue dans l’intégration européenne.
Parmi les premiers travaux à s’interroger sur le lien entre action étatique et normes se trouve l’ouvrage de Martha Finnemore sur les intérêts nationaux dans la société internationale. Son approche propose de dépasser l’opposition entre idées et intérêts, et développe un cadre conceptuel permettant de comprendre les intérêts et les comportements des États en analysant la structure internationale par le biais du sens et des valeurs sociales. Les États sont insérés dans des réseaux relationnels transnationaux et internationaux qui forment les perceptions du monde des acteurs étatiques et façonnent le rôle qu’ils y jouent. Selon Finnemore, les États sont socialisés pour défendre certains intérêts et non pas d’autres dans le contexte international. Les intérêts des représentants gouvernementaux sont construits par l’interaction sociale. Ainsi, loin d’être statiques, les intérêts et les valeurs véhiculés par les acteurs internationaux changent dans des contextes normatifs mouvants. Voilà comment comprendre la souveraineté.
Cette construction normative est très fortement influencée par des jeux de pouvoir entre les acteurs en question. Comme Finnemore, Judith Goldstein et Robert Keohane soulignent ainsi que les normes et les idées peuvent être institutionnalisées, reflétant le pouvoir de certaines idées et les intérêts des puissants : « Ces structures sociales peuvent apporter aux États des préférences et des stratégies nécessaires pour défendre ces préférences ». De manière similaire, Stephen Krasner souligne que les origines du système international montrent que certaines normes, ou institutions, telle que la souveraineté, ont été institutionnalisées initialement parce qu’elles servaient les intérêts d’acteurs puissants, mais sont devenues indépendantes de ces intérêts depuis.
Appliquée à l’Union européenne, Nicolas Jabko montre que la divergence entre les acteurs souhaitant promouvoir le marché intérieur par différents instruments doit être comprise comme une ressource pour les acteurs cherchant à réformer le système européen dans les années 1980. Ce « constructivisme stratégique » s’oppose à l’approche institutionnaliste et constructiviste qui voit dans les idées et les normes des déterminants d’un changement. Jabko part au contraire de l’hypothèse que « ces tensions sont très importantes pour comprendre le changement institutionnel parce qu’elles représentent des opportunités pour les acteurs cherchant à réformes des politiques. L’existence de ces tensions crée de l’espace pour l’émergence des stratégies politiques et, in fine, pour celle des changements institutionnels ».
Pour illustrer un usage plus récent de la norme ‘souveraineté nationale’ les discours liés à la mise en œuvre des réformes de l’Union économique et monétaire est particulièrement pertinents comme objet d’analyse. En 2012, le gouvernement conservateur espagnol insiste ainsi sur sa souveraineté étatique en expliquant que contrairement à l’engagement pris quelques mois plus tôt de présenter un déficit budgétaire de 4,4% du PIB, le déficit budgétaire sera de 5,3%. Ce changement ne devrait pas entraîner de sanction, selon le gouvernement espagnol, l’Espagne est un pays souverain. En même temps, l’argument de la souveraineté est aussi utilisé lorsqu’un acteur politique plaide en faveur de plus d’intégration au niveau national. Ici, la notion est utilisée afin d’illustrer la nécessité de renforcer le pouvoir au sein de l’organisation : « Nous ne pouvons pas nous permettre, pour renforcer notre position de pouvoir nationale, de rester en dehors de tel ou tel projet d’intégration ».
Lorsque l’on l’analyse ces comportements de manière plus précise, il importe de s’intéresser particulièrement aux comportements des représentants des États dans les négociations européennes. Ainsi, ce sont les acteurs gouvernementaux qui représentent des intérêts étatiques dans les arènes et les forums de négociations. Ce comportement est fondé sur une compréhension précise et intersubjective de la souveraineté. Les travaux de Jeffrey Lewis sur le Comité des représentants permanents (COREPER) montrent une première problématisation de cette approche. Dans ses recherches, l’auteur analyse le processus de socialisation des représentants permanents agissant au sein du Conseil de l’Union européenne. Dans ce contexte, la notion d’intérêt national est abordée de manière sociologique, confrontant cette notion à des discours et comportements réels lors des négociations et débats au sein des comités intergouvernementaux.
On voit donc sans grande surprise, comme le soulignait Fritz Scharpf que certains domaines politiques seront beaucoup plus difficiles à intégrer que d’autres dus à une différence d’intérêt national, différence qui entraine généralement l’évocation de la notion de la souveraineté nationale. L’auteur s’applique à étudier les facteurs qui ont une incidence sur la capacité nationale et européenne de résolution des problèmes publics dans différents secteurs des politiques publiques. Après avoir séquencé l’ensemble des secteurs de politique publique, il en ressort que les domaines les moins susceptibles de faire l’unanimité au niveau européen concernent les domaines de l’harmonisation fiscale, des choix budgétaires et de certains secteurs de la politique sociale. Ainsi, dans ces secteurs toute réglementation se heurterait-elle à des coalitions d’intérêts nationaux divergentes, rendant impossible un large accord sur des règles européennes communes. L’auteur constate que « [a]u cours des dernières années […], le Conseil européen a de plus en plus souvent contourné les prérogatives de la Commission dans l’initiative des lois, en définissant certains éléments du calendrier politique européen au cours de ses réunions au sommet – éléments qui doivent alors être mis au point par la voie législative ou par le biais d’arrangements intergouvernementaux ad hoc. Dans tous ces cas de figure, les gouvernements nationaux ont un droit de veto, qu’ils peuvent exercer dans la défense obstinée d’intérêts nationaux (ou économiques) étroits et à court terme, ou bien pour défendre des intérêts européens communs ou encore dans l’espoir de tirer des bénéfices à plus long terme d’une meilleure coopération et coordination politiques. »
Afin de réussir dans leur entreprise, ces pays doivent cependant trouver une manière de préserver la légitimité démocratique, même si certains de ces ajustements précités se heurtent aux intérêts établis. Ainsi, l’intérêt national n’est pas donné, il est formé par l’interaction mais ensuite présenté tel quel lors des négociations intergouvernementales. L’intérêt national défendu au nom de la souveraineté étatique au niveau européen est considéré par les approches constructivistes comme une institution : « Nos institutions les plus anciennes sont fondées sur des compréhensions collectives, … elles sont des structures conçues ex nihilo par la connaissance humaine, … ensuite diffusés et consolidées jusqu’à ce qu’elles sont considérées comme allant de soi ». De surcroît, dans les pays où les institutions sont fragmentées, et où les points de veto sont nombreux, la réussite d’un changement de stratégie nécessite une convergence d’orientations cognitives et normatives visant à construire une nouvelle architecture des inégalités légitimes qui accompagnera la stratégie de concurrence adoptée.
Aborder l’intérêt des acteurs ou l’intérêt national avec les outils constructivistes des Relations internationales semble ainsi offrir la possibilité de penser les dynamiques, mais aussi les oppositions à l’intégration européenne. L’intérêt devient ainsi un construit social, tout comme l’intérêt national ce qui nous renvoie aux réflexions wendtiennes sur la construction de l’anarchie en Relations internationales. L’analyse des effets des normes européennes nous mène encore plus loin et abolit en quelque sorte la distinction entre le niveau intergouvernemental et national.
Sophie Jacquot et Cornelia Woll distinguent trois types d’usages : l’usage stratégique qui amène l’acteur d’évoquer la souveraineté nationale afin d’influencer un processus en sa faveur. La souveraineté devient ainsi ressource. L’usage cognitif, ensuite qui renvoie à un contexte d’interprétation et de persuasion. Ici, chaque fait social implique d’être interprété pour devenir un élément du débat politique. L’usage de légitimation, enfin, où les acteurs utilisent la souveraineté comme un élément de légitimation ou de dé-légitimation des décisions politiques.
Figure 1Typologie d’usages
|Usage cognitif :
Interprétation du contexte et diffusion des idées comme vecteurs de persuasion |Usage stratégique :
Transformation des pratiques politiques en ressources pour l’action |Usage de légitimation :
Utilisation de l’intégration européenne comme mode de légitimation des décisions publiques |
|Problématisation, définition des solutions |Processus de prise de décision |Justification |
Cette approche de la souveraineté nécessite l’utilisation d’une méthode longitudinale, à savoir l’analyse d’une période longue et de mettre en place de variables de contrôle : acteurs, périodes ou politiques non-concernés par l’intégration européenne, afin d’établir si le changement observé est imputable à un processus européen ou à un autre phénomène.
B. Le jeu de la souveraineté
Empiriquement, il est possible d’observer ces trois types d’usages de la souveraineté dans le comportement d’acteurs nationaux à l’égard de l’Union européenne. L’usage cognitif de la souveraineté renvoie à la souveraineté en tant que compétence, un ensemble de droits et de devoirs qui touche d’une part les sujets mais aussi les décideurs d’un système politique. L’aspect stratégique peut être retrouvé dans la souveraineté comprise comme contrôle ou pouvoir dans les domaines aussi bien politique qu’économique ou symbolique. Enfin, l’usage de légitimation renvoie à la souveraineté comme ressource de légitimité ou légitimation de l’État par rapport au fonctionnement politique du niveau international ou européen, particulièrement visible depuis l’émergence des débats sur les déficits démocratiques dans l’Union européenne.
Afin de saisir l’usage empirique de la notion de souveraineté, au delà de ses catégories, il est nécessaire de prendre en considération deux éléments supplémentaires : les règles et les acteurs de la souveraineté. Si les règles renvoient juridiquement à un ensemble précis de compétences, d’exigences et de devoirs, elles incluent également des règles informelles qui structurent la manière dont nous pensons la souveraineté et agissent en son nom. Dans l’Union européenne, la souveraineté peut ainsi être utilisée en même temps au niveau national afin de protéger l’autonomie et au niveau européen où elle est saisie afin de renforcer l’influence d’un État. Ce jeu de la souveraineté renvoie à notre argument principal : le principe de la souveraineté reste inchangé, il s’agit du cœur même des relations internationales, c’est son usage qui est modulable.
Une comparaison entre les opt-out négociés par le Royaume-Uni et le Danemark illustre ces propos. Lors de la négociation du traité de Maastricht, les deux gouvernements ont négocié des dispositifs qui leur permettent de ne pas participer dans l’Union économique et monétaire ainsi que dans la politique de Justice et d’affaires intérieures. Les opt-out ont deux fonctions au niveau national : ils créent d’une part l’image d’une unité nationale et fabriquent la fiction d’un public national unifié malgré des désaccords politiques qui persistent dans d’autres domaines. D’autre part, les opt-out présentent la souveraineté comme un capital immuable. Ils permettent de penser l’État comme une entité qui possède l’autorité politico-légale absolue sur sa population, son territoire et sa monnaie. En Grande Bretagne, les gouvernements conservateur et travailliste ont avancé des arguments distincts mais néanmoins clairement opposés à l’idée de joindre la monnaie unique. Alors que les conservateurs ont insisté sur leur souveraineté nationale concernant les affaires monétaires, les travaillistes proposent d’étudier toutes les implications de l’adhésion à la monnaie unique et de proposer cette adhésion par référendum à la population britannique. Le Danemark choisit, lui, une autre option. Le gouvernement pose la question à la population en amont. Plus précisément, la ratification du Traité de Maastricht a été soumise à un référendum, dont l’issu négatif avait entrainé la négociation d’une clause de opt-out. Alors que le gouvernement avait initialement été favorable à l’introduction de l’euro, le vote de la population est interprété comme une affirmation de la volonté de maintenir la souveraineté monétaire de la nation et le Danemark reste en dehors de la zone Euro.
En ce qui concerne la politique de Justice et Affaires intérieures (JAI), le Royaume Uni négocie au sein de l’Union européenne un dispositif de opt-out, avec des possibilités ponctuelles de opt-in. Ceci permet au gouvernement de maintenir des contrôles aux frontières et de mettre en place sa propre politique d’immigration. Le Danemark, au contraire, ne vote pour un opt-out qu’à partir de 2001 lorsqu’un gouvernement libéral-conservateur arrive au pouvoir. Ce nouveau gouvernement remplace la politique d’immigration qui figurait parmi les plus libérales en Europe, par une politique d’immigration et d’asile plus stricte que les autres États européens.
Au niveau communautaire, toutefois, les ministres des affaires intérieurs britannique et danois participent et coopèrent systématiquement aux négociations européennes sur le sujet de la politique JAI. La participation reste réservée au niveau gouvernemental, et sans que la population soit systématiquement informé puisque celle-ci reste hostile à toute collaboration européenne. Contrairement au Royaume Uni, le gouvernement danois n’a pas à sa disposition la possibilité de joindre ponctuellement ses partenaires européens dans des dispositifs qui relèvent de la politique JAI. Ainsi, il négocie des accords bilatéraux et intergouvernementaux avec la Commission. Ceci, puisque peu connu par le public, permet de jouer le jeu de la souveraineté vis-à -vis la population, tout en jouant un jeu de souveraineté différent au niveau européen.
Un dernier usage de la souveraineté dans le domaine de JAI illustre, enfin, la possibilité d’externalisation des contrôles migratoires à des pays voisins de l’Union européenne dont jouissent les États membres. Cette délégation des droits souverains traditionnels à un autre État est contrée par une capacité plus forte, de la part des États membres de l’Union européenne et de l’Union européenne elle même, de contrôler les États voisins, à travers des accords commerciaux ou politiques (la promesse d’une adhésion prochaine).
Les usages du concept de souveraineté se distinguent toutefois en Grande Bretagne et au Danemark par rapport à l’Union européenne. Alors que le Royaume Uni se réfère à la souveraineté issue du Parlement et du gouvernement britannique, le Danemark, lui, s’appuie systématiquement sur la souveraineté de son peuple et sur les avis rendus par ce dernier à la suite des référenda. En même temps, au Danemark, les contournements quotidiens des opt-out décidés par référendum se justifient par la définition que donne le gouvernement danois de ‘l’intérêt national’.
Ainsi, la souveraineté de l’État est utilisée devant deux publics : nationale et internationale. Au niveau national, la notion revêt les principes d’autorité et de démocratie ; au niveau international, la souveraineté renvoie au principe d’indépendance étatique. En réalité les deux dimensions de la souveraineté sont toutefois intimement liées dans le contexte de l’Union européenne. Les espaces publics européen, aussi embryonnaires soient-ils, et national ne sont pas étanches mais se chevauchent et il devient parfois difficile, bien que pas totalement impossible, de tenir deux discours contradictoires à deux niveaux distincts.
Par ailleurs, malgré les opt-out décidés, leur mise en œuvre déclenche une européanisation incrémentale. Il s’agit ici d’une adaptation lente, mais néanmoins visible, du niveau national aux exigences et discours européens. L’adaptation n’est pas induite due à des exigences légales formulées par l’Union européenne. Elle est plutôt liée à un processus de mimétisme incrémental des comportements observables des autres États membres de l’Union européenne. Bien que cette dynamique ne mette pas fondamentalement en question le principe de la souveraineté, elle indique des usages multiples de la notion pour des raisons stratégiques, cognitives ou de légitimation.
Conclusion
Ainsi, contrairement à la position défendue par les trois approches d’études européennes, l’État et sa souveraineté demeurent bien et bel présents dans l’intégration de l’Union européenne. La souveraineté ni ne disparaît sous l’intégration européenne, ni se transforme et nécessite ainsi d’autres outils conceptuels no théoriques pour la saisir. Afin de comprendre cette présence il ne suffit pas ni de l’ignorer, ni d’affirmer qu’elle disparaît à travers l’intégration européenne, ni qu’il faut inventer un autre concept. Toutefois, ces lectures réintroduisent en même temps la dimension internationale, sans forcer le chercheur à retomber dans les propositions des intergouvernementalistes libéraux, rationalistes ou réalistes. Leur apport principal est leur conception du rôle de l’État. Elles permettent de le désagréger en acteurs collectifs horizontaux (groupes d’intérêts, mouvements sociaux) aussi bien que verticaux (ministères et régions) et de montrer la multiplicité de son rôle.
La lecture de la souveraineté comme un fait institutionnel pour comprendre la structure du pouvoir nous permet de sortir de cette difficulté. A cette fin, la souveraineté est maintenue en tant qua valeur existentielle de la vie politique et légale et elle devient visible à travers la pratique.
Le concept d’usage de la souveraineté et celui du ‘jeu de souveraineté’ auquel se livrent les États nous permet de saisir cette notion plus précisément. La souveraineté doit être comprise comme une norme d’action, revendiquée à des fins stratégiques, cognitives ou de légitimation. Pour saisir le rôle que jouent la souveraineté et l’État dans l’Union européenne, il s’agit d’analyser son usage au concret dans l’Union européenne.
Sabine Saurugger est professeure de science politique à Sciences Po Grenoble, chercheuse à l'UMR Pacte et membre junior de l'Institut universitaire de France (IUF).
Pour citer cet article :
Sabine Saurugger « Théoriser l’État dans l’Union européenne ou la souveraineté au concret », Jus Politicum, n°8 [https://juspoliticum.com/articles/Theoriser-l-Etat-dans-l-Union-europeenne-ou-la-souverainete-au-concret]