Publius-Hamilton, Fédéraliste n°78, 28 mai 1788
[Texte présenté et traduit par M. le Pr. David Mongoin->http://www.juspoliticum.com/Le-Federaliste-revisite.html]
Fédéraliste 78 (Publius-Hamilton – 28 mai 1788)
Procédons maintenant à un examen du département judiciaire du gouvernement proposé.
En exposant les défauts de la Confédération existante, nous avons clairement souligné l’utilité et la nécessité d’un pouvoir judiciaire fédéral. Il n’est pas nécessaire de revenir sur les considérations que nous avons déjà fait valoir, puisque le bien-fondé d’une telle institution n’est pas contesté dans l’absolu. Les seules questions qui se posent sont relatives à son organisation et à son étendue. Par conséquent, ce sont sur ces deux points que nos développements se limiteront.
Son organisation semble embrasser les différents objets suivants : 1er. Le mode de nomination des juges. 2e. La tenure par laquelle ils devront remplir leurs fonctions. 3e. La répartition de l'autorité judiciaire entre les différentes juridictions, et leurs relations les unes par rapport aux autres.
Premièrement. En ce qui concerne le mode de nomination des juges, il est le même que celui des fonctionnaires de l'Union en général, et ce sujet a été si pleinement traité dans les deux derniers numéros, que rien ne peut être dit ici qui ne serait qu’une inutile répétition.
Deuxièmement. En ce qui concerne la tenure par laquelle les juges devront remplir leurs fonctions, la question porte principalement sur la durée, les dispositions à prendre pour assurer leur défense et les précautions à prendre pour assurer leur responsabilité.
Selon le projet de la Convention, tous les juges qui peuvent être nommés par les États-Unis rempliront leurs fonctions tant qu’ils se conduiront bien (during good behaviour), ce qui est conforme aux meilleurs Constitutions des États, et, pour les autres, à celle de cet État. La remise en cause de son bien-fondé par les adversaires de ce projet témoigne clairement de ce goût immodéré pour l’objection qui trouble leur imagination et leur jugement. La condition d’une bonne conduite pour le maintien en fonction de la magistrature judiciaire est certainement une des plus précieuses améliorations modernes en matière de gouvernement. Dans une monarchie, c’est une excellente barrière contre le despotisme du prince ; dans une république, c’est un obstacle non moins excellent aux empiétements et aux oppressions du corps représentatif. Et c’est le meilleur moyen qui puisse être conçu dans un gouvernement afin d'assurer une prompte, régulière et impartiale administration des lois.
Celui qui examine attentivement les différents départements du pouvoir doit s’apercevoir que, dans un gouvernement dans lequel ils sont séparés les uns des autres, le pouvoir judiciaire, par la nature de ses fonctions, sera toujours le moins dangereux pour les droits politiques de la Constitution, parce qu’il sera le moins en capacité de les contrarier ou de les violer. L’exécutif non seulement dispense les honneurs, mais tient également l'épée de la communauté. Le législatif non seulement tient les cordons de la bourse, mais prescrit également les règles fixant les droits et les devoirs de chaque citoyen. Le judiciaire, au contraire, n'a aucune influence que ce soit sur l'épée ou la bourse ; il ne dirige ni la force ni la richesse de la société ; et il ne peut prendre aucune résolution active quelle qu’elle soit. On peut vraiment dire qu’il n’a ni force, ni volonté, mais un simple jugement, et que l’efficacité de ses jugements dépend, au final, du secours du bras de l’exécutif.
Ce simple aperçu du sujet suggère plusieurs conséquences importantes. Cela prouve incontestablement que le judiciaire est sans comparaison le plus faible des trois départements du pouvoir] ; qu’il ne peut jamais attaquer avec succès l’un des deux autres ; et qu’il faut prendre tout le soin possible pour le mettre en état de se défendre lui-même contre leurs attaques. Cela prouve également que quoique les cours de justice puissent parfois exercer une oppression individuelle, la liberté générale du peuple ne peut jamais être mise en danger par elles, en tout cas tant que le département judiciaire reste véritablement distinct à la fois du département législatif et du département exécutif. Je conviens en effet qu’« il n’y a point de liberté, si le pouvoir de juger n’est pas séparé des pouvoirs législatif et exécutif ». Et cela prouve, enfin, que puisque la liberté n’a rien à craindre du département judiciaire seul, mais aurait beaucoup à craindre de son union avec l’un des autres départements ; que comme la dépendance où il serait vis-à -vis de l’un de ces deux autres départements produirait les mêmes effets que leur union malgré une séparation nominale et apparente ; que, comme à raison de la faiblesse naturelle du judiciaire, celui-ci est continuellement exposé au danger d’être subjugué, intimidé ou influencé par les deux autres départements coordonnés ; et que comme rien ne peut autant contribuer à sa force et à son indépendance que la permanence dans ses fonctions, cette qualité doit donc être regardée à juste titre comme un élément essentiel de son organisation, et, dans une large mesure, comme la citadelle de la justice et de la sécurité publiques.
L'indépendance absolue des cours de justice est particulièrement essentielle dans le cadre d’une Constitution limitée. Par Constitution limitée, j’entends celle qui contient certaines exceptions déterminées à l'autorité législative comme, par exemple, celle lui interdisant de voter des lois de culpabilité (bills of attainder), des lois rétroactives (ex post facto laws), etc. Des limitations de ce genre ne peuvent être assurées en pratique par aucun autre moyen que par l'intermédiaire des cours de justice, dont le devoir doit être de déclarer nuls tous les actes contraires à la teneur manifeste de la Constitution. Sans cela, toutes les réserves de droits ou de privilèges particuliers ne reviendraient à rien.
Des doutes se sont élevés relativement au droit des cours de justice de déclarer nulles les lois, parce que contraires à la Constitution, sous prétexte que cette doctrine impliquerait une supériorité du pouvoir judiciaire sur le pouvoir législatif. On soutient qu’une autorité qui peut déclarer nuls les actes d’une autre autorité, doit nécessairement être supérieure à celle dont les actes peuvent être annulés. Comme cette doctrine est d’une grande importance dans toutes les Constitutions américaines, une brève discussion sur ses fondements n’est pas hors de propos.
Aucune proposition ne dépend de principes plus clairs, que tout acte d'une autorité déléguée, contraire à la teneur de la commission en vertu de laquelle elle est exercée, est nul. Par conséquent, aucune loi contraire à la Constitution ne peut être valide. Le nier reviendrait à affirmer que le député est supérieur à son mandant ; que le serviteur est au-dessus de son maître ; que les représentants du peuple sont supérieurs au peuple lui-même ; que des hommes, agissant en vertu de pouvoirs, peuvent non seulement faire ce que ces pouvoirs ne les autorisent pas à faire, mais aussi ce qu'ils leur défendent de faire.
Si l'on dit que le corps législatif est lui-même le juge constitutionnel de ses propres pouvoirs, et que l’interprétation qu’il en donne s’impose aux autres départements, on peut répondre qu’il ne s’agit là que d’une présomption naturelle, à moins que la Constitution ne le dispose spécifiquement. On ne peut guère supposer que la Constitution entende permettre aux représentants du peuple de substituer leur volonté à celle de leurs électeurs. Il est bien plus rationnel de supposer que les tribunaux ont été conçus pour être un corps intermédiaire entre le peuple et le pouvoir législatif, afin, entre autres choses, de garder ce pouvoir dans les limites assignées à son autorité. L'interprétation des lois est la fonction propre et particulière des cours de justice. Une constitution est, en fait, et doit être considérée par les juges comme une loi fondamentale. Il n’appartient donc qu’à eux de déterminer sa signification, ainsi que la signification de tout acte particulier émanant du corps législatif. Si cet exercice devait déboucher sur une contradiction irréductible entre les deux, celle qui a un caractère obligatoire et une valeur supérieure doit, bien sûr, être préférée. En d'autres termes, la Constitution doit être préférée à la loi, l'intention du peuple à l'intention de ses représentants (agents).
Une telle conclusion ne suppose nullement une supériorité du pouvoir judiciaire sur le pouvoir législatif. Elle suppose seulement que le pouvoir du peuple est supérieur aux deux, et que lorsque la volonté du pouvoir législatif, exprimée dans ses lois, est en opposition avec celle du peuple, exprimée dans la Constitution, les juges doivent être régis par la dernière plutôt que par la première. Ils doivent prendre leurs décisions par rapport aux lois fondamentales, plutôt que par rapport à celles qui ne le sont pas.
Il y a de fréquents exemples de cet exercice d’interprétation judiciaire consistant à décider entre deux lois contradictoires. Il n’est pas rare que deux lois en vigueur à un même moment se contredisent en tout ou partie, et qu’aucune ne contienne une clause ou un terme dérogatoire. Dans un tel cas, il relève de la fonction des cours de trancher et de fixer leurs sens et leurs effets. Aussi loin qu’elles peuvent être réconciliées, la raison et le droit dictent que cela doit être fait ; quand cela est impossible, il devient nécessaire de donner effet à l’une à l’exclusion de l’autre. La règle qui s’impose devant les cours pour déterminer leur validité respective est de préférer la dernière en date. Mais, il ne s’agit là que d’une règle d’interprétation qui découle non pas d’une loi positive, mais de la nature des choses et de la raison. Il s’agit d’une règle prescrite non pas par une disposition législative, mais par les cours elles-mêmes, en tant qu’interprètes des lois, comme ligne de conduite conforme à la vérité et au bon sens. Elles ont pensé qu’il était raisonnable qu’entre deux lois contradictoires d’une même autorité, celle qui contenait l’expression de sa dernière volonté devait prévaloir.
Mais en ce qui concerne les actes contradictoires d'une autorité supérieure et d’une autorité subordonnée, d'un pouvoir originaire et d’un pouvoir dérivé, la nature des choses et la raison prescrivent de retenir une règle contraire. Elles nous enseignent que l'acte antérieur d'une autorité supérieure doit prévaloir sur l'acte subséquent d'une autorité inférieure et subordonnée, et que, par conséquent, chaque fois qu'une loi particulière contredit la Constitution, il sera du devoir des tribunaux judiciaires de faire prévaloir la Constitution et de laisser de côté la loi.
L’argument selon lequel les cours, sous le prétexte d’une incompatibilité, peuvent substituer leur bon vouloir aux intentions constitutionnelles de la législature, ne pèse pas lourd. Cela pourrait aussi bien se produire dans l’hypothèse de deux lois contradictoires, ou encore pour toute interprétation d’une même loi. Les cours doivent se prononcer sur le sens de la loi et si elles sont disposées à exercer leur volonté au lieu de leur jugement, la conséquence sera qu’elles pourront également substituer leur volonté à celle du corps législatif. Si cette observation devait prouver quelque chose, elle prouverait qu’il ne doit pas y avoir de juges distincts de ce corps.
Si donc les cours de justice doivent être considérées comme les remparts d’une Constitution limitée contre les empiètements législatifs, cette considération apporte un argument puissant en faveur de la tenure permanente des fonctions judiciaires, puisque rien ne contribuera autant à assurer aux juges cette indépendance d’esprit qui est absolument indispensable à l’accomplissement fidèle d’un si lourd devoir.
Cette indépendance des juges est également nécessaire pour protéger la Constitution et les droits des individus contre les effets de ces dispositions malfaisantes que les artifices d’hommes mal intentionnés ou l’influence de quelques circonstances particulières permettent de diffuser parfois au sein même du peuple, et qui, quoique que bientôt détruites par une meilleure information et une réflexion plus élaborée, ont tendance, dans l’intervalle, à susciter de dangereuses innovations dans le gouvernement, et de sérieuses oppressions sur la minorité de la communauté. Bien que je fasse confiance aux partisans du projet constitutionnel pour ne jamais s’accorder avec ses adversaires pour mettre en question ce principe fondamental du gouvernement républicain, qui reconnaît le droit du peuple de modifier ou d’abolir la Constitution établie chaque fois qu’il la trouve incompatible avec son bonheur ; cependant, il ne faut pas déduire de ce principe, que les représentants du peuple, à chaque fois qu’une inclinaison momentanée incompatible avec les dispositions de la Constitution s’empare de la majorité de leurs commettants, seraient, de ce fait, autorisés à violer ces dispositions ; ou que les tribunaux seraient davantage contraints de fermer les yeux sur des infractions de cette nature, que si ces infractions résultaient entièrement des cabales du corps représentatif. Jusqu’à ce que le peuple ait, par un acte solennel et définitif, annulé ou modifié la Constitution en vigueur, elle s’impose à lui tant collectivement qu’individuellement, et avant un tel acte, aucune présomption, ni aucune connaissance de ses sentiments, ne peut autoriser ses représentants à s’en écarter. Mais il est aisé de constater qu’il faut aux juges une extraordinaire dose de force morale pour remplir leur office de fidèles gardiens de la Constitution, quand les empiètements législatifs sont suscités par la majorité de la communauté.
Cependant, ce n’est pas seulement sur le chapitre des infractions à la Constitution, que l’indépendance des juges peut être une protection essentielle contre les effets de dispositions néfastes naissant dans la société. Parfois, elles ne tendent qu’à violer les droits privés de certaines classes de citoyens par des lois injustes et partiales. Ici encore, la fermeté de la magistrature judiciaire est d’une grande importance en tempérant la sévérité et en restreignant la portée de telles lois. Cette fermeté servira non seulement à atténuer les maux immédiats des lois adoptées, mais elle servira également de frein sur le corps législatif pour en voter d’autres. Voyant que les scrupules des cours feront obstacles à l’exécution de ses iniques projets, le corps législatif sera d’une certaine façon contraint, par le désir même d’assurer le succès de l’injustice qu’il médite, de modérer ses tentatives. C'est une circonstance de nature à avoir plus d'influence sur le caractère de nos gouvernements, que quelques-uns ne le pensent. Les avantages de l'intégrité et la modération du pouvoir judiciaire ont déjà été ressenti dans plus d’un État, et s’ils peuvent avoir déplu à ceux dont les sinistres attentes ont été déçus, ils doivent recevoir l’estime et la reconnaissance de tous les hommes vertueux et désintéressés. Les hommes réfléchis, de toutes sortes, doivent reconnaître le prix de tout ce qui sera de nature à engendrer ou à fortifier cette disposition dans les tribunaux, car aucun homme ne peut être certain de ne pas être demain la victime d'un esprit d'injustice qui peut aujourd’hui lui profiter. Et chaque homme doit maintenant sentir que la tendance inévitable d'un tel esprit est de saper les fondements de la confiance publique et privée, et d'y substituer la défiance et la détresse générales.
Cet attachement inflexible et uniforme aux droits de la Constitution et à ceux des individus que nous considérons être indispensable aux cours de justice, ne peut certainement pas être attendu de juges qui ne tiendraient leurs offices que d’une commission temporaire. Des nominations périodiques, indépendamment même de leurs modalités, seraient, d’une façon ou d’une autre, fatales à leur nécessaire indépendance. Si le pouvoir de nomination était remis à l’exécutif ou au législatif, il y aurait à craindre une complaisance malsaine des juges envers l’un de ces deux départements ; si le pouvoir de nomination était remis aux deux, les juges ne voudraient pas se mettre à dos l’un ou l’autre ; si le pouvoir de nomination était remis au peuple ou à des personnes spécialement choisies pour cela, les juges seraient trop tentés par la recherche d’une certaine popularité, pour espérer la seule prise en compte de la Constitution et des lois.
Il y a une autre raison plus puissante encore en faveur de la permanence des fonctions judiciaires qui est déduite de la nature des qualités que ces fonctions exigent. Il a souvent été remarqué, non sans pertinence, qu’un code volumineux de lois est l’un des inconvénients nécessairement attachés aux avantages d’un gouvernement libre. Afin d’éviter une pratique arbitraire des cours, il est indispensable qu’elles soient liées par des règles strictes et des précédents qui servent à définir et à préciser leur devoir dans tous les cas particuliers qui peuvent se présenter à elles ; et l’on se convaincra facilement que la multitude des controverses qui s’élèvent en raison de la folie et de la méchanceté des hommes, donne aux archives où ces précédents sont consignés une très grande étendue et nécessite une étude longue et laborieuse pour en acquérir la connaissance exhaustive. C’est la raison pour laquelle il ne peut y avoir que peu d’hommes dans la société qui auront suffisamment de compétences en droit pour pouvoir prétendre aux fonctions de juges. Connaissant la dépravation ordinaire de la nature humaine, on déduira qu’il y a encore un bien plus faible nombre d’hommes qui unissent aux connaissances requises l’intégrité nécessaire. Ces considérations nous informent que le gouvernement n’aura pas un grand choix d’hommes compétents, et qu’une durée limitée des fonctions judiciaires, qui naturellement découragerait de tels hommes à abandonner la profession lucrative de praticiens pour accepter un siège à la magistrature, tendrait à remettre l’administration de la justice à des mains moins capables et moins qualifiées pour en remplir utilement et dignement les fonctions. Dans les circonstances actuelles du pays, et qui seront encore longtemps les nôtres, les inconvénients seraient plus grands encore qu’ils ne le semblent à première vue, mais il faut avouer qu’ils sont inférieurs encore à ceux qui se présentent sous d’autres aspects.
Au final, on ne peut pas douter que la Convention n’ait agi sagement en copiant les modèles de ces Constitutions qui ont fait dépendre de la bonne conduite la durée des fonctions judiciaires ; loin d'être blâmable sur ce point, son projet aurait été inexcusablement défectueux, si elle n’avait retenue cette caractéristique essentielle à tout bon gouvernement. L'expérience de la Grande-Bretagne offre un commentaire illustre de l'excellence de l'institution.
Pour citer cet article :
« Publius-Hamilton, Fédéraliste n°78, 28 mai 1788 », Jus Politicum, n°8 [https://juspoliticum.com/articles/Publius-Hamilton-Federaliste-n-78-28-mai-1788]