Publius-Madison, Fédéraliste n° 51, 6 février 1788
[Texte présenté et traduit par M. le Pr. David Mongoin->http://www.juspoliticum.com/Le-Federaliste-revisite.html]
Fédéraliste n° 51 (Publius-Madison – 6 février 1788)
Dès lors, à quel moyen allons-nous enfin recourir, afin de maintenir dans la pratique la répartition nécessaire des pouvoirs entre les différents départements, telle qu’elle est prévue par la Constitution? La seule réponse qui puisse être donnée, c'est que, tous les remèdes extérieurs étant considérés comme inadéquats, le vice doit être extirpé en aménageant la structure intérieure du gouvernement de telle sorte que ses diverses parties constitutives servent, par leurs relations mutuelles, au maintien de chacune d’elles à leur place respective. Sans m’engager dans un traitement exhaustif de cette idée importante, je vais risquer quelques observations générales, qui la jetteront peut-être dans une lumière plus claire, afin de pouvoir former un jugement plus juste des principes et de la structure du gouvernement prévue par la Convention.
Pour donner une base sérieuse à cette construction (exercise) de pouvoirs séparés et distincts, qui, dans une certaine mesure, est admise par tous comme étant essentielle à la préservation de la liberté, il est évident que chaque département doit avoir une volonté propre, et doit donc être constitué de manière telle que les membres de chacun d’eux aient aussi peu de pouvoirs possibles dans la désignation des membres des autres. L’observation rigoureuse de ce principe conduirait à ce que les désignations des départements exécutif, législatif et judiciaire découlent de cette même fontaine de l’autorité qu’est le peuple, par des canaux n’ayant aucune communication les uns avec les autres. Peut-être qu’un tel plan de construction des différents départements serait moins difficile à réaliser en pratique qu’il ne semble l’être en théorie. Cependant, des difficultés et des dépenses supplémentaires découleraient de son exécution. En conséquence, il convient d’admettre que le principe doit subir quelques inflexions. En particulier dans la constitution de l’organe judiciaire, il serait inopportun de respecter rigoureusement le principe : d'abord, parce qu’en raison des qualités particulières nécessaires à ses membres, la considération primordiale doit être de retenir le mode de sélection qui assurera le mieux ces qualités ; enfin, parce que le mode de nomination pour une durée permanente qui a été retenu pour ce département, doit tôt faire de détruire tout sentiment de dépendance à l'égard de l'autorité de nomination.
Il est également évident, que les membres de chaque département doivent être aussi peu dépendants que possible de ceux des autres quant aux émoluments attachés à leurs fonctions. Si le magistrat exécutif ou les juges n’étaient pas indépendants de la législature à cet égard, leur indépendance dans tous les autres domaines serait purement nominale.
Mais la grande sécurité contre une concentration progressive de plusieurs pouvoirs dans le même département, consiste à donner à ceux qui administrent chaque département les moyens constitutionnels nécessaires et les motivations personnelles pour résister aux empiétements des autres. Les moyens de défense doivent être, dans ce domaine, comme dans tous les autres, proportionnés aux dangers d’une attaque. L’ambition doit arrêter l'ambition. L'intérêt de l'homme doit être lié aux droits constitutionnels de l’office (place). C’est peut être une critique de la nature humaine que de tels dispositifs soient nécessaires pour contrôler les abus du pouvoir (government). Mais qu’est ce que le pouvoir lui-même, sinon le plus grand critique sur la nature humaine? Si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait nécessaire. Si les anges gouvernaient les hommes, ni les contrôles externes ni les contrôles internes sur le gouvernement ne seraient nécessaires. Lors de l'élaboration d'un gouvernement qui doit être exercé par des hommes sur des hommes, la grande difficulté réside en ceci : vous devez d'abord permettre au gouvernement de contrôler les gouvernés, et ensuite le contraindre à se contrôler lui-même. La dépendance à l’égard du peuple est, sans aucun doute, le premier contrôle sur le gouvernement, mais l'expérience a enseigné à l'humanité la nécessité de précautions auxiliaires.
Ce système, consistant à suppléer par l’opposition et la rivalité des intérêts à l’absence de meilleurs motifs, se retrouve dans le cours de toutes les affaires humaines, privées comme publiques. On le retrouve particulièrement présent dans toutes les distributions subalternes du pouvoir où la finalité constante est de diviser et de conformer les différents offices de telle sorte que chacun soit un frein pour l’autre – que l’intérêt privé de chaque individu soit la sentinelle des droits publics. Ces inventions de la prudence ne sont pas moins nécessaires dans la distribution des pouvoirs suprêmes de l’État.
Mais il n'est pas possible de donner à chaque département un pouvoir d'auto-défense identique. Dans un gouvernement républicain, l'autorité législative prédomine nécessairement. Le remède à cet inconvénient consiste à diviser la législature en différentes branches, et de les rendre, par des modes d'élection et des principes d'action différents, aussi peu reliées l’une à l’autre que la nature de leurs fonctions communes et leur dépendance commune à la société l’admettront. Il peut même être nécessaire de se prémunir contre le danger des empiétements par d’autres précautions. Comme le poids de l'autorité législative exige qu'elle soit ainsi divisée, la faiblesse de l'exécutif peut exiger, à l’inverse, qu'il soit fortifié. Un veto absolu sur la législature semble, à première vue, être l’instrument de défense naturelle avec lequel le magistrat exécutif devrait être armé. Mais cela ne serait peut-être ni tout à fait sûr ni suffisant. Dans les circonstances ordinaires, il pourrait ne pas être exercé avec toute la fermeté requise, et dans les occasions extraordinaires, il pourrait en être fait un usage abusif. L’absence d'un veto absolu peut-elle être supplée par l’établissement, entre le département le plus faible et la branche la plus faible du plus fort département, d’un certain lien grâce auquel ce dernier sera conduit à soutenir les droits constitutionnels du premier, sans trop abandonner les droits de son propre département ?
Si les principes sur lesquels sont fondées ces observations sont justes, comme je le crois, et s’ils sont appliqués comme critères aux Constitutions des différents États et de la Constitution fédérale, on constatera que si cette dernière ne correspond pas parfaitement à eux, les premiers sont infiniment moins capables de supporter une telle épreuve.
Il y a, en outre, deux considérations particulièrement applicables au système fédéral d’Amérique, qui placent ce système sous un jour très intéressant.
Premièrement. – Dans une république simple, tout le pouvoir délégué par le peuple est soumis à l'administration d'un seul gouvernement, et les usurpations sont protégées par une division du gouvernement en départements distincts et séparés. Dans la république composée d'Amérique (compound republic of America), le pouvoir délégué par le peuple est d'abord divisé entre deux gouvernements distincts, puis la partie allouée à chacun est subdivisée entre des départements distincts et séparés. De là découle une double sécurité pour les droits des personnes. Les différents gouvernements se contrôlent les uns les autres, en même temps que chacun se contrôle lui-même.
Secondement. – Il est de grande importance en république non seulement de protéger la société contre l’oppression de ses gouvernants, mais aussi de protéger une partie de la société contre l’injustice de l’autre partie. Des intérêts différents existent nécessairement dans les différentes classes de citoyens. Si une majorité est unie par un intérêt commun, les droits de la minorité seront en péril. Il n’y a que deux méthodes pour parer à ce mal : la première, c’est de créer une volonté de la communauté indépendante de la majorité – c'est-à -dire de la société elle-même –, la seconde, c’est de faire entrer dans la société une multitude de citoyens aux identités distinctes afin de rendre toute combinaison injuste de la majorité de la société très improbable, sinon impossible. La première méthode prévaut dans tous les gouvernements possédant une autorité héréditaire ou auto-désignée. Elle constitue, au mieux, une sécurité précaire, parce qu’un pouvoir indépendant de la société peut aussi bien épouser les vues injustes de la majorité, que les intérêts légitimes de la minorité, et peut même le cas échéant se retourner contre les deux. La seconde méthode sera illustrée par la République fédérale des États-Unis. Alors que toute l'autorité qu’elle possède sera dérivée et dépendante de la société, cette dernière elle-même sera divisée en autant de parties, d’intérêts et de classes de citoyens, que les droits des individus, ou de la minorité, seront dans une situation de moindre danger par rapport aux combinaisons intéressées de la majorité. Dans un gouvernement libre, la protection des droits civils doit être la même que celle des droits religieux. Elle consiste dans un cas dans la multiplicité des intérêts, et dans l'autre dans la multiplicité des sectes. Dans les deux cas, le degré de protection reposera sur le nombre d'intérêts et de sectes, et l’on peut présumer que cela dépend de l'étendue du pays et du nombre d’individus compris sous le même gouvernement. Cette considération doit recommander tout particulièrement un bon système fédéral à tous les amis sincères et respectueux du gouvernement républicain, puisqu’elle démontre que si le territoire de l’Union venait à former des confédérations plus petites, ou des États, des combinaisons oppressives de la majorité se formeraient plus facilement ; que la meilleure protection pour les droits de toutes les classes de citoyens, sous la forme républicaine, serait diminuée, et qu’en conséquence la stabilité et l’indépendance de certains membres du gouvernement – la seule autre protection – devraient être augmentées en proportion. La justice est la fin du gouvernement. C'est la fin de la société civile. Elle a toujours été et sera toujours la fin poursuivie jusqu'à ce qu'elle soit réalisée, ou jusqu'à ce que la liberté soit perdue à sa poursuite. Dans une société où la faction la plus forte peut facilement s’unir et opprimer la plus faible, on peut vraiment dire que l'anarchie règnera comme dans l’état de nature où l’individu le plus faible n'est pas protégé contre la violence du plus fort, et que, dans cet état de nature, même les individus les plus forts sont poussés, par l'incertitude de leur condition, à se soumettre à un gouvernement qui peut protéger les faibles aussi bien qu'eux-mêmes. Ainsi, sous un gouvernement anarchique, les factions ou les partis les plus puissants seront conduits progressivement, par un motif analogue, à souhaiter un gouvernement permettant de tous les protéger, les plus faibles comme les plus forts. On ne peut douter que si l'État de Rhode Island était séparé de la Fédération (Confederacy) et livré à lui-même, l'insécurité des droits, sous ce gouvernement populaire restreint dans un si petit espace, serait tellement exposée aux oppressions réitérées de majorités factieuses qu’un pouvoir entièrement indépendant du peuple serait bientôt appelé au secours par la voix même des factieux dont la mauvaise administration en aurait fait sentir la nécessité. Dans la république étendue des États-Unis, et parmi la grande variété d’intérêts, de partis et de sectes qu'elle contient, une coalition de la majorité de la société toute entière ne pourra que rarement se former sur des principes autres que ceux de la justice et de l’intérêt général, et comme l’existence d’un danger émanant de la volonté de la majorité sera moindre pour la minorité, il y aura moins de prétexte aussi pour protéger la minorité en introduisant dans le gouvernement une volonté indépendante de la majorité, ou, en d'autres termes, une volonté indépendante de la société elle-même. Il est certain et non moins important, malgré les opinions contraires qui ont été soutenues, que plus la société est étendue, pourvu que ce soit dans une sphère pratique, plus elle sera capable de s’autogouverner. Et heureusement pour la cause républicaine, la sphère pratique peut être portée à une très large étendue, par une modification et une combinaison judicieuses du principe fédéral.
Pour citer cet article :
« Publius-Madison, Fédéraliste n° 51, 6 février 1788 », Jus Politicum, n°8 [https://juspoliticum.com/articles/Publius-Madison-Federaliste-n-51-6-fevrier-1788]