Publius-Madison, Fédéraliste n°10, 22 novembre 1787
[Texte présenté et traduit par M. le Pr. David Mongoin->http://www.juspoliticum.com/Le-Federaliste-revisite.html]
Fédéraliste n° 10 (Publius-Madison – 22 novembre 1787)
Parmi les multiples avantages promis par une Union bien construite, il n’en est aucun qui mérite d’être plus exactement développé que sa tendance à freiner et à contrôler la violence des factions. Rien n’alarme autant les amis des gouvernements populaires sur leur caractère et leur destin, que leur propension à ce dangereux vice. Par conséquent, ils ne manqueront pas de donner une grande valeur à tout projet qui, sans violer les principes auxquels ce gouvernement est attaché, leur offre un remède approprié. En vérité, l’instabilité, l'injustice et la confusion introduites dans les conseils publics ont été les maladies mortelles à la faveur desquelles les gouvernements populaires ont partout péri, et sont encore les sujets favoris et fructueux à partir desquels les ennemis de la liberté tirent leurs plus spécieuses déclamations. Les améliorations précieuses réalisées par les Constitutions américaines sur les modèles de gouvernements populaires, tant anciens que modernes, ne sauraient certainement être trop admirées ; mais ce serait faire preuve d’une partialité injustifiable que de prétendre qu’elles soient parvenues à éviter ce danger des factions autant que cela aurait pu être souhaité et attendu. De partout des plaintes s’élèvent de nos plus estimables et vertueux citoyens, autant amis de la confiance (faith) publique et privée que de la liberté publique et privée, sur le fait que nos gouvernements sont trop instables ; qu’il n’est tenu aucun compte du bien public dans les conflits des partis rivaux ; et que les décisions politiques sont trop souvent prises, non en conformité avec les règles de justice et les droits du parti minoritaire, mais par la force supérieure d’une majorité intéressée et autoritaire. Aussi ardemment que l’on puisse souhaiter que ces plaintes n’aient aucun fondement, la preuve de faits connus ne nous permet pourtant pas de nier qu’elles ne soient justes jusqu’à un certain point. En effet, un examen sincère de notre situation nous conduira à reconnaître que certains des maux qui nous accablent ont été attribués par erreur au fonctionnement de nos gouvernements, et que, dans le même temps, les autres causes ne suffisent pas à expliquer nos malheurs les plus graves et, en particulier, cette défiance importante et croissante envers les engagements publics et cette alarme pour les droits privés qui se font écho d’un bout à l’autre du continent. Ce sont là principalement, sinon exclusivement, les effets de l’instabilité et de l’injustice dont un esprit de faction a envahi nos administrations publiques.
Par faction, j’entends un certain nombre de citoyens, formant une majorité ou une minorité de la société, qui sont unis et conduits par une impulsion commune de passion ou d’intérêt, ennemis des droits des autres citoyens ou des intérêts permanents et généraux de la communauté.
Il existe deux méthodes pour guérir les maux des factions : l'une, en supprimant leurs causes, l'autre, en contrôlant leurs effets.
Il y a encore deux méthodes d'élimination des causes des factions : l'une, en détruisant la liberté qui est essentielle à leur existence, l'autre, en donnant à chaque citoyen les mêmes opinions, les mêmes passions et les mêmes intérêts.
Du premier remède, on ne peut que soutenir qu'il est pire que le mal. La liberté est à la faction ce que l'air est au feu, un aliment sans lequel il expire instantanément. Mais cela ne serait pas une moindre folie que d'abolir la liberté, qui est essentielle à la vie politique, parce qu'elle alimente les factions, que de souhaiter la privation d'air, qui est essentiel à la vie animale, parce qu’il donne au feu sa force destructrice.
Le second remède est aussi impossible que le premier n’est pas sage. Tant que la raison de l'homme se révèlera faillible et qu’il sera libre de l'exercer, des opinions différentes se formeront. Tant que subsistera un lien étroit entre la raison de l’homme et son amour-propre, ses opinions et ses passions auront une influence réciproque les unes sur les autres, et les premières seront les objets sur lesquels les dernières se porteront. La diversité dans les facultés des hommes, qui est à l’origine des droits de propriété, n'en est pas moins un obstacle insurmontable à l’uniformité des intérêts. La protection de ces facultés est le premier objet du gouvernement. De la protection de facultés différentes et inégales d'acquérir de la propriété, s’ensuit immédiatement la possession de différents degrés et types de propriété ; et de l'influence de ces derniers sur les sentiments et les opinions des propriétaires respectifs, s'ensuit une division de la société en différents intérêts et partis.
Les causes latentes des factions gisent ainsi dans la nature humaine, et nous les voyons partout se développer à des degrés d'activité différents, selon les différentes circonstances de la société civile. Un zèle pour des opinions différentes concernant la religion, le gouvernement et de nombreux autres points tant théoriques que pratiques ; un attachement à différents dirigeants ambitieux se disputant la prééminence et le pouvoir, ou à des personnes d’autres profils dont la fortune intéresse les passions humaines, ont, à leur tour, divisé l’humanité en partis, enflammé en eux une animosité mutuelle, et les ont rendu beaucoup plus disposés à se tourmenter et à s’opprimer les uns les autres qu’à coopérer pour le bien commun. Cette propension de l'humanité à tomber dans des animosités mutuelles est si forte, que là où aucune raison importante n’existe, les distinctions les plus frivoles et fantaisistes ont été suffisantes pour réveiller leurs passions hostiles et alimenter leurs conflits les plus violents. Mais la source la plus commune et durable des factions a été la distribution diverse et inégale de la propriété. Ceux qui ont de la propriété et ceux qui en sont dépourvus ont toujours formé des intérêts distincts dans la société. La distinction entre les créanciers et les débiteurs offre une ligne de démarcation semblable. L’intérêt de l’agriculture, l’intérêt des manufactures, l’intérêt du commerce, l’intérêt des capitalistes, et beaucoup d'autres intérêts secondaires, grandissent par nécessité dans les nations civilisées et se divisent en différentes classes, mues par des sentiments et des vues différents. Le règlement de ces intérêts divers et opposés constitue la tâche principale de la législation moderne, et implique l'esprit de parti et de faction dans les opérations ordinaires et nécessaires du gouvernement.
Nul n'est autorisé à être juge de sa propre cause, parce que son intérêt biaiserait certainement son jugement et corromprait, probablement, son intégrité. Pour une raison identique, voire à plus forte raison, un groupe d'hommes est inapte à être à la fois juge et partie. Et pourtant que sont plusieurs des plus importants actes de la législation, sinon des jugements non pas relatifs aux droits des simples particuliers, mais aux droits des grands corps de citoyens? Et que sont les différentes classes de législateurs, sinon les avocats et les parties des causes qu’ils tranchent? S’agit-il d’une proposition de loi relative aux dettes privées? C'est une question dans laquelle les créanciers d'un côté et les débiteurs de l'autre sont parties prenantes. La justice doit maintenir l'équilibre entre elles. Pourtant, les parties sont, et doivent être, elles-mêmes les juges, et on doit s’attendre à ce que domine la partie la plus nombreuse, en d’autres termes la faction la plus puissante. Les manufactures nationales doivent-elles être encouragées, et dans quelle mesure, par des restrictions imposées sur les produits étrangers? Ces questions seraient tranchées de façon différente par les classes agricoles et manufacturières, et certainement par aucune en tant compte de la justice et du bien public. La répartition des taxes entre les différents types de propriété est un acte qui semble exiger la plus grande impartialité, et pourtant il n’y a peut-être aucun acte législatif qui donne autant de prise à la tentation pour les membres d’un parti dominant de piétiner les règles de la justice. Chaque shilling dont ils surchargent le fardeau de la minorité est un shilling sauvé de leur propre poche.
Il est vain de dire que les hommes d’État éclairés seront en mesure de régler ces conflits d'intérêt, et de les inféoder tous au bien public. D’abord, les hommes d'État éclairés ne seront pas toujours aux commandes. De plus, dans bien des cas, un tel règlement ne saurait être réalisé sans prendre en compte des considérations médiates et futures, et l’emportera rarement sur l’intérêt immédiat qu’un parti trouvera dans la méconnaissance des droits d’autrui ou du bien de tous.
La conclusion à laquelle nous sommes parvenus, c'est que les causes des factions ne peuvent être prévenues, et qu’il n’est d’autre remède que de chercher à contrôler leurs effets.
Quand une faction forme une minorité, le remède est fourni par le principe républicain qui permet à la majorité de vaincre ses sinistres projets par un vote régulier. Une telle faction peut entraver l’administration, elle peut ébranler la société, mais elle sera incapable d’exécuter et de camoufler sa violence sous les formes de la Constitution. Quand une faction constitue une majorité, la forme du gouvernement populaire lui permet de sacrifier à sa passion ou à son intérêt dominant à la fois le bien public et les droits des autres citoyens. Protéger le bien public et les droits privés contre le danger d'une telle faction, et dans le même temps préserver l'esprit et la forme du gouvernement populaire, tel est le grand objet de nos recherches. Laissez-moi ajouter que c'est une telle recherche qui peut permettre de délivrer cette forme de gouvernement de l'infamie où elle est si longtemps restée, et lui assurer l'estime et l'adoption du genre humain.
Par quels moyens peut-on atteindre ce but? Évidemment par l'un de ces deux moyens seulement : soit on parvient à prévenir l'existence concomitante d’une même passion ou d’un même intérêt dans une majorité, soit on doit jouer sur le nombre et la situation particulière de cette majorité, caractérisée par cette identité simultanée de passion ou d’intérêt, pour la rendre incapable de se réunir et d’exécuter des politiques oppressives. Si une motivation existe et une occasion se présente, nous savons bien que les ressorts moraux ou religieux ne peuvent être considérées comme des freins adéquats. Ils sont sans effet sur l'injustice et la violence des individus, et perdent leur efficacité en proportion du nombre d’individus formant une telle faction, c'est-à -dire en proportion de ce qui est nécessaire à leur efficacité.
Arrivé à ce point, il peut être conclu que la démocratie pure – j'entends par là une société composée d'un petit nombre de citoyens qui s’assemblent et se gouvernent eux-mêmes – ne comporte aucun remède contre les maux des factions. Dans tous les cas, ou presque, la majorité aura des passions et des intérêts communs, la communication et l’accord découleront nécessairement de la forme même du gouvernement, et rien ne pourra alors réprimer son désir de sacrifier le parti le plus faible ou un individu sans défense. De là vient que les démocraties n’ont jamais été que des spectacles de turbulence et de contestation, n'ont jamais été considérées comme compatibles avec la sécurité personnelle ou les droits de propriété, et ont en général connu des existences aussi éphémères que leurs morts ont été violentes. Les théoriciens politiques qui ont encouragé cette espèce de gouvernement, ont supposé à tort qu’en réduisant les hommes à une égalité parfaite dans leurs droits politiques, ils seraient, dans le même temps, dans une situation parfaite d’égalité et d’identité quant à leurs possessions, leurs opinions et leurs passions.
Une république, c'est-à -dire un gouvernement dans lequel le système représentatif existe, ouvre une perspective différente et promet le remède que nous cherchons. Laissez-nous examiner les points sur lesquels elle diffère de la démocratie pure, pour comprendre, à la fois, la nature du remède et l'efficacité qu’il doit tirer de l'Union.
Les deux grandes différences entre une démocratie et une république sont: premièrement, la délégation du gouvernement, en république, à un petit nombre de citoyens élus par les autres, et deuxièmement, le plus grand nombre de citoyens et la plus vaste étendue de pays sur lesquels la république peut s’étendre.
D’un côté, l'effet de la première différence est d'affiner et d'élargir les vues publiques, en les faisant passer par la médiation d'un corps choisi de citoyens, dont la sagesse saura mieux discerner les vrais intérêts de leur pays, et qui, en raison de leur patriotisme et de leur amour de la justice, seront moins disposés à les sacrifier à des considérations temporaires ou partiales. Sous un tel gouvernement, il peut bien arriver que la voix publique, exprimée par les représentants du peuple, soit plus conforme au bien public que si elle est exprimée par le peuple lui-même, assemblé à cet effet. D’un autre côté, l'effet peut être inverse. Les hommes de tempéraments factieux, de préjugés locaux ou de sinistres desseins, peuvent, par l'intrigue, la corruption ou d'autres moyens, d'abord obtenir les suffrages du peuple, puis trahir ses intérêts. La question qui en résulte est de savoir si ce sont les petites ou les républiques étendues qui sont propices à l'élection des meilleurs gardiens du bien public? Une telle question est clairement tranchée en faveur des dernières par deux considérations manifestes.
En premier lieu, il faut remarquer que, quelque peu étendue que soit la république, les représentants doivent être un nombre certain afin de se prémunir contre les cabales de quelques-uns ; et que, si étendue soit-elle, ils ne doivent pas dépasser un certain nombre, afin de se prémunir contre la confusion inhérente à la multitude. Ainsi, dans les deux cas, le nombre de représentants n’étant pas proportionnel au nombre des électeurs, mais proportionnellement plus important dans les petites républiques, il s'ensuit que, si la proportion de personnes compétentes se retrouve également dans les petites et dans les républiques étendues, les secondes offriront un plus grand choix et, par suite, plus de chances d'un bon choix.
En second lieu, comme chaque représentant sera choisi par un plus grand nombre de citoyens dans une république étendue que dans une petite, il sera plus difficile pour des candidats indignes d’employer avec succès les manœuvres vicieuses auxquelles les élections sont trop souvent soumises, et les suffrages du peuple, étant plus libres, se porteront plus certainement sur des hommes aux mérites reconnus et aux caractères estimés.
Il faut avouer que dans ce domaine, comme dans la plupart des autres, il y a un juste milieu dont on ne peut s’écarter sans rencontrer des inconvénients contraires. En élargissant trop le nombre d'électeurs, les représentants ne seront pas suffisamment proches des circonstances et des intérêts locaux ; en le réduisant à l’excès, les représentants seront trop proches des électeurs et incapables de comprendre et de poursuivre les intérêts nationaux. La Constitution fédérale constitue une heureuse combinaison à cet égard : les intérêts nationaux et généraux sont confiés à la législature nationale, les intérêts locaux et particuliers aux législatures des États.
L'autre différence réside dans le plus grand nombre de citoyens et dans la plus grande étendue du territoire qui peuvent être donnés au gouvernement républicain par rapport au gouvernement démocratique, et c’est principalement cette circonstance qui fait que des combinaisons factieuses sont moins à craindre dans le premier gouvernement que dans le second. Plus la société est petite et moins sont nombreux les partis et les intérêts qui la composent, plus les chances sont grandes que la majorité soit du même parti ; plus faible est le nombre des individus formant une majorité et plus petit est l’espace dans lequel ils sont placés, plus ils pourront facilement se réunir et exécuter leur projets d’oppression. Étendez la sphère de la société pour qu’elle comprenne une plus grande variété de partis et d'intérêts, vous rendrez ainsi plus improbable la situation dans laquelle la majorité a un motif commun pour violer les droits des autres citoyens ; ou si un tel motif commun existe tout de même, il sera plus difficile pour tous ceux qui l’éprouvent de découvrir leur propre force et d'agir de concert. Outre les autres obstacles, on peut remarquer que, lorsqu’il y a une conscience de fins injustes ou déshonorantes, la communication est toujours freinée par la défiance, en proportion du nombre d’individus dont le concours est nécessaire.
Ainsi, il apparaît clairement, que le même avantage qu’a une république sur une démocratie pour contrôler les effets des factions, est assuré à une grande république sur une petite ; est assuré à l’Union sur les États qui la composent. Cet avantage consiste-t-il en des représentants que les vues éclairées et les sentiments vertueux rendent supérieurs aux préjugés locaux et aux projets injustes? On ne peut pas dénier que les représentants de l’Union seront les mieux à même de posséder de telles qualités. Cet avantage consiste-t-il dans la plus réelle sécurité qu’offre une grande variété de partis contre la possibilité qu’un parti unique puisse opprimer le reste de la société? La plus grande variété de partis dans l’Union accroît-elle au même degré la sécurité? L’avantage consiste-t-il enfin dans les plus grands obstacles opposés au concert et à la réalisation des désirs secrets d'une majorité injuste et intéressée? Là encore, l'étendue de l'Union lui donne un avantage manifeste.
L'influence de chefs factieux peut conduire à allumer une flamme dans leurs États particuliers, mais elle sera incapable de conduire à un embrasement général dans les autres États. Une secte religieuse peut dégénérer en une faction politique dans une partie de la Fédération (Confederacy), mais la variété des sectes dispersées sur l'ensemble du territoire fédéral met les conseils nationaux à l’abri contre tout danger provenant de cette source ; une volonté rageuse pour le papier monnaie, pour l’abolition des dettes, pour un partage égal de la propriété, ou pour tout autre projet inapproprié ou mauvais, seront moins enclins à envahir le corps tout entier de l'Union qu'un membre particulier de celle-ci ; de même qu’une telle maladie est plus susceptible d'infecter un comté ou un district particulier qu’un État tout entier.
Par conséquent, c’est dans l'étendue et la structure particulière de l'Union que nous trouvons un remède républicain contre les maux les plus graves du gouvernement républicain. Plus est fort en nous le degré de plaisir et de fierté que nous éprouvons à nous considérer comme des Républicains, plus doit être fort notre zèle à chérir l'esprit et à conserver le titre de Fédéralistes.
Pour citer cet article :
« Publius-Madison, Fédéraliste n°10, 22 novembre 1787 », Jus Politicum, n°8 [https://juspoliticum.com/articles/Publius-Madison-Federaliste-n-10-22-novembre-1787]