Un appel à la science face aux transformations politiques et sociales de son temps. G. Jellinek, Révision et mutation constitutionnelles (2018)
Recension de G. Jellinek, Révision et mutation constitutionnelles, préf. O. Jouanjan, trad. M.-A. Roy, Paris, Dalloz, 2018, 98 p. (éd. originale : G. Jellinek, Verfassungsänderung und Verfassungswandlung, Goldbach, Keip Verlag, 1996).
Review of G. Jellinek, Révision et mutation constitutionnelles, forew. O. Jouanjan, trans. M.-A. Roy, Paris, Dalloz, 2018, 98 p. (first ed. : G. Jellinek, Verfassungsänderung und Verfassungswandlung, Goldbach, Keip Verlag, 1996).
Résumé indisponible
L
’ouvrage Révision et mutation constitutionnelles est une référence incontournable pour toute réflexion portant sur les changements constitutionnels. Si d’autres auteurs s’étaient déjà intéressés à cette question, Jellinek est le premier à avoir proposé une approche générale et détaillée des mutations constitutionnelles. Dès le premier chapitre de l’ouvrage, il évoque les désillusions du rationalisme moderne – « Nous savons aujourd’hui que la force des lois est bien moindre que ce que l’on croyait il y a encore un siècle, qu’elles ne signifient toujours qu’un devoir-être dont le passage à l’être ne se réalise jamais pleinement » – et clôt ce chapitre par les définitions, devenues célèbres, de la révision et de la mutation constitutionnelles :
Par révision constitutionnelle, j’entends une modification des textes constitutionnels consécutive à des actes de volonté intentionnels ; par mutation constitutionnelle, j’entends une modification qui laisse ces textes formellement inchangés et qui résulte de certains faits, sans que ceux-ci s’accompagnent nécessairement de l’intention d’opérer une telle modification ou de la conscience de le faire.
Tout l’intérêt de cet ouvrage est d’étudier les types de transformations politiques et sociales affectant les constitutions de son époque en s’inscrivant dans le sillage des sciences juridique, sociale et politique.
La question des mutations constitutionnelles est un des lieux de tension, un cas limite, de toute construction théorique un tant soit peu élaborée, qui cultive l’ambition scientifique d’une « mise en forme », à vocation générale, des phénomènes constitutionnels. Tout présupposé d’une constitution normative est confronté au constat de l’existence de pratiques politiques qui lui sont potentiellement contraires. Comment ce qui était naguère considéré comme une violation de la constitution, peut devenir du droit valide ? Le juriste est face à deux pièges : soit il devient l’« esclave du fait », soit il produit une image déformée de la constitution. Alors que la théorie kelsénienne, tend, en dépit de sa cohérence interne, à canaliser le problème dans le délicat concept de révolution juridique, la question des mutations constitutionnelles se présente chez Jellinek dans son indomptabilité politico-sociale, comme un problème en soi et pris au sérieux. Ce phénomène de mutation constitutionnelle est au cœur de sa construction théorique et ce n’est pas un hasard s’ils sont déjà présents, sous d’autres expressions, dans sa Théorie générale de l’État. La compréhension de l’ouvrage Verfassungsänderung und Verfassungswandlung, publié en 1906, après que Jellinek a produit l’essentiel de son œuvre, et quatre ans avant sa mort, ne peut donc pas faire l’économie d’une immersion, nécessairement lente, dans sa pensée. Celle-ci est facilitée par les écrits d’Olivier Jouanjan, auteur de la préface de l’ouvrage. Ce sont eux qui ont introduit au public français la pensée de Jellinek dans sa profondeur et sa finesse théorique (il faut dire que Jellinek est la plupart du temps étudié à partir de sa critique par Kelsen), tout en l’insérant dans l’histoire de la pensée juridique allemande et dans le contexte vivant d’une époque traversée par une effervescence des savoirs scientifiques et par la progression de l’antisémitisme.
Le « moment Jellinek » est aussi celui du « moment 1900 » et du développement des sciences sociales. Sa théorie sociale de l’État est ouverte aux divers champs du savoir, à contre-courant d’une tendance à la spécialisation des disciplines : l’histoire, la sociologie, la politique, la psychologie, etc. Son intérêt pour les mutations constitutionnelles le conduit précisément à placer l’accent sur les contenus constitutionnel et politique, envisagés dans leur cours historique, plutôt que sur les seules formes. Il rompt ici avec l’école Gerber-Laband, caractérisée par un formalisme idéaliste, et qui rejette, au nom d’une pureté scientifique, toute considération politique ou sociale. Mais la complexité de l’œuvre de Jellinek tient à ce qu’il maintient fermement le principe d’une séparation méthodologique entre les sciences de l’être et du devoir-être. Pour cette raison, la théorie des deux faces de l’État a pu apparaître comme une autre manière d’affirmer l’irréductibilité de la science juridique. Nuançant une telle interprétation, Olivier Jouanjan insiste sur la portée strictement méthodologique, et non pas ontologique, de cette séparation. Les objets juridique et social ne sont pas « des choses en soi », ils sont construits par la science en fonction des buts qu’elle se donne. Cette séparation méthodologique n’empêche pas, comme l’affirme Jellinek, des « mises en relation scientifique » – les mutations constitutionnelles sont précisément une expression de ces perforations des miroirs scientifiques.
Michael Stolleis écrit que l’œuvre de Jellinek, replacée dans son contexte, forme une « synthèse » :
son succès repose justement sur cette capacité à concilier l’inconciliable. Il semblait qu’on avait réussi là non seulement à contenir les tendances centrifuges tendant à la division entre droit public, théorie de l’État, politique et sociologie, mais aussi à concevoir un projet permettant de combattre le danger que la politisation faisait courir à la discipline juridique.
L’œuvre de Jellinek peut donner l’impression d’être tiraillée par plusieurs chemins de pensée. Il est attaché au principe positiviste de séparation méthodologique entre être et devoir être mais reconnaît l’existence de liens nécessaires entre les sciences sociale et juridique. Ces liens se situent néanmoins à un niveau d’abstraction supplémentaire. Olivier Jouanjan exprime cette idée forte en rappelant que la question centrale de Jellinek n’est pas de savoir ce qui est mais « comment cela doit-il être pensé » : les mutations constitutionnelles – tout comme ailleurs les droits publics subjectifs – permettent de tisser cette relation nécessaire entre l’État, le droit, et l’intersubjectif. La cohérence d’ensemble de la pensée de Jellinek semble ainsi tenir sur un fil, un fil de pensée, celui qui invite à dessiner ces liens de relation et de reconnaissance entre l’État et les individus. Tel est le sort réservé aux mutations constitutionnelles, leur compréhension est déplacée au niveau des représentations que promeut toute construction théorique.
Les théories les plus impressionnantes tranchent parfois avec la mise à l’épreuve concrète de la science tant attendue. L’ouvrage Révision et mutation constitutionnelles n’est pas d’un accès facile. Jellinek est assez succinct quant à sa méthode typologique, qui renvoie ici aux types empiriques. Sa démarche théorique est rappelée en une phrase, dès les premiers mots de l’ouvrage : « Ma démarche se situe aux frontières du droit public et de la politique. J’ai depuis toujours défendu la séparation méthodologique de ces deux disciplines en même temps que leur mise en relation scientifique ». On trouve aussi quelques références clairsemées à sa théorie globale : il insiste à plusieurs reprises sur « la froide objectivité de l’homme de science » et fait une allusion aux « garanties sociales » qui accompagnent le « droit nouveau ».
Réfléchir au contenu d’un ouvrage paru en 1906 d’un auteur aussi éminent que Jellinek pose aussi quelques questions. Fréderic Audren a évoqué cette ambivalence du regard rétrospectif, entre admiration nostalgique et affirmation d’un passé révolu. Si une lecture de Jellinek n’aurait que peu de sens en dehors de son contexte théorique et politique, la parution récente de sa traduction en français, dans une collection de droit politique, n’a pas pour unique horizon l’histoire des idées. Elle nous conduit nécessairement à réfléchir, à un siècle d’écart, à nos propres manières de faire du droit constitutionnel.
Cette étude des mutations constitutionnelles frappe le lecteur contemporain en posant les questions aussi difficiles qu’actuelles. En distinguant la révolution, la coutume et les conventions constitutionnelles, l’interprétation, la jurisprudence, la désuétude, le droit supplétif, l’étude des mutations constitutionnelles se situe sur le terrain des faits politiques et sociaux tout en posant le problème lancinant de leur portée juridique. Mais l’ouvrage est aussi traversé par les inquiétudes de son temps. Jellinek regrette le « retard » de la science allemande qui, si on la compare aux systèmes voisins – il cite parmi ses contemporains étrangers, Boutmy, Esmein, Barthelemy, Dicey, Bryce, Wilson etc. –, n’a pas suffisamment pris au sérieux la nécessité d’affûter une connaissance des grandes transformations politiques et sociales – le parlementarisme, la démocratisation et les nouvelles revendications sociales des « masses », le renforcement de l’exécutif – à l’origine de ces mutations constitutionnelles et en mesure de dévoyer les fondements de l’État. Jellinek en appelle ainsi à la science pour juguler le délitement possible de ses objets.
Cet appel à la science est aussi un appel à la mise en relation des savoirs. Trois étapes de pensée, qui ne se présentent pas explicitement dans l’ouvrage, méritent d’être distinguées. La première invite à penser les mutations constitutionnelles comme des processus historiques et sociaux (I) ; la deuxième pose le problème épistémologique de la portée juridique des mutations constitutionnelle (II) ; la troisième, se situe sur le terrain politique, entendu comme une science pratique, pour dégager quelques horizons de stabilité (III).
I. Une typologie empirique fondée sur des processus historiques et sociaux
Après avoir brièvement évoqué la révision constitutionnelle, le cœur de l’ouvrage est essentiellement tourné vers l’étude des mutations constitutionnelles. Il faut reconnaître que la typologie proposée aborde dans un plan quelque peu impressionniste un très grand nombre de notions. Son apport principal tient à la définition même des mutations constitutionnelles qui repose sur un élément intentionnel et de conscience. En effet, à la différence des révisions constitutionnelles définies comme étant « consécutives à des actes de volonté intentionnels », les mutations constitutionnelles sont des « faits » qui « ne s’accompagnent [pas] nécessairement de l’intention d’opérer une telle modification ou de la conscience de le faire ». L’adverbe « nécessairement » dans la définition des mutations constitutionnelles suppose néanmoins que, dans certains cas, les mutations constitutionnelles sont provoquées par des faits intentionnels et/ou conscients. Il pourrait en être ainsi des mutations de la constitution résultant de l’interprétation des organes d’application de la constitution.
L’informalité des mutations constitutionnelles tient moins, dans la définition de Jellinek, à l’absence de modification du texte constitutionnel, qu’à leur caractère essentiellement non intentionnel et/ou non conscient. Jellinek s’étonne ainsi de la « croyance, si forte à l’époque du rationalisme, en la puissance des créations de la pensée humaine consciente ». Cette figure d’un législateur idéalisé, en mesure de « réparer les dommages subis par la société », n’offre qu’une image déformée de la réalité constitutionnelle. Les procédures de révision constitutionnelle n’y peuvent rien, une fois mises à l’épreuve de la pratique : « les expériences de mise en œuvre des moyens destinés à entraver la modification de la constitution n’ont pas répondu aux espoirs placés dans leur efficacité ». Jellinek explique cette insuffisance des formes constitutionnelles en plusieurs points. Il considère d’abord que les révolutions n’ont pas nécessairement d’effet sur le droit coutumier (il prend l’exemple de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 présentée comme une règle de droit coutumier qui n’a pas été abrogée par les lois de 1875). La règle de droit coutumier peut demeurer en dépit du renversement révolutionnaire « même si cela n’était pas perçu consciemment ». Il constate ensuite, la dispersion des énoncés constitutionnels. Cette fragmentation s’explique par la portée des révisions constitutionnelles qui peuvent être totales, modifier ponctuellement certains énoncés, ou procéder par ajout d’un contenu dérogatoire. Il en résulte « une incroyable incohérence ». Jellinek prend l’exemple de la constitution du Reich et de celles des Land qui ne donnent qu’une « une image approximative des fondements de l’empire ». Enfin, Jellinek insiste sur l’indétermination inhérente aux textes constitutionnels. Le droit constitutionnel est « flou et extensible » et évolue au gré de l’interprétation. Ainsi, « les limites de la constitution sont toujours incertaines », et une modification de la constitution peut survenir tout en étant « non voulue ou du moins non expressément voulue ». Jellinek reconnaît certes que l’existence d’un contrôle de constitutionnalité de la loi permettrait d’éviter les violations de la constitution par le législateur, mais la question de l’interprétation ne serait que déplacée au niveau de l’interprétation du juge. Prenant l’exemple de la théorie des implied powers aux États-Unis, il considère que « la protection de la constitution par le juge a quelque chose d’aléatoire ». L’existence d’un contrôle de constitutionnalité n’empêchera pas l’adaptation juridictionnelle de l’interprétation à des besoins nouveaux.
Cette indétermination des textes constitutionnels ne repose pas, chez Jellinek, sur une théorie du langage. Ce n’est pas la question de la signification qui retient son attention mais celle du caractère « non voulu », parfois non « conscient », des mutations constitutionnelles. Pour mieux comprendre cette idée, il faut faire un détour par la notion d’institution sociale que Jellinek approfondit dans sa théorie sociale de l’État. L’État et le droit sont considérés comme des institutions sociales parmi d’autres dont il entend expliquer la formation. Il oppose deux approches qu’il rejette ensemble pour leur idéalisme. La première met l’accent sur les seuls actes conscients de volonté et néglige « la compréhension sociale de l’histoire » ; la seconde affirme la détermination naturelle et historique des institutions et tombe dans l’historicisme. La voie qu’il défend est entre les deux : l’institution sociale repose sur des actes de volonté conscients, nécessaire à son existence, mais qui ne prédéterminent pas sa destination :
Les effets d’une volonté consciente se trouvent à un moment donné dépasser de beaucoup les prévisions. En ce sens seulement, on peut dire avec exactitude que l’État et le Droit reposent sur une création non-consciente de l’homme. On entend par là que l’homme, à l’origine, ne pouvait avoir conscience du développement ultérieur et des finalités subséquentes de l’institution qu’il créait.
Ainsi, « c’est par suite de modifications survenues dans leur destination qu’elles s’éloignent de leur raison d’être originaire et qu’elles revêtent l’aspect de formations indépendantes de la volonté humaine ». C’est ainsi que Jellinek critique la notion britannique de « conventions de la constitution » qui « recèle par trop celle de création contractuelle consciente », et traduit un excès de formalisme.
Les mutations constitutionnelles ne sont donc pas réductibles à des actes de volonté conscients et rationnels : elles résultent de processus historiques et sociaux à la fois « inéluctables » et imprévisibles. Cette historicité de la matière constitutionnelle concorde avec la construction historique de l’État. L’État « se trouve au milieu des fluctuations générales de l’histoire, et, sans cesse, des forces historiques qui dépassent son cadre viennent le travailler et modifier son être ». Ces forces historique et sociale émergent des « processus naturels et organiques » qui, dans l’esprit de Jellinek, n’ont rien de transcendantal : ils relèvent de faits historico-sociaux dont les causes, complexes et multiples (sociale, historique psychologique etc.), forment les divers objets des sciences empiriques. Par conséquent, selon Jellinek :
il est nécessaire de se représenter toujours la vie sociale comme quelque chose d’infiniment complexe et d’infiniment divers ; toujours, il faut avoir à l’esprit cette maxime d’expérience, trop souvent négligée, que le même effet peut être produit par des causes radicalement différentes.
Cette difficulté à déterminer les causes multiples – et variant selon les angles de la science – de ces phénomènes de mutations constitutionnelles s’accompagne d’une autre limite, celle qui tient à l’imprévisibilité de l’histoire :
dans l’état actuel de nos connaissances – et il en sera probablement de même dans l’avenir – il n’est pas possible de faire reposer une branche quelconque des sciences sociales sur des données d’où nous puissions déduire avec certitude toute l’évolution des faits à expliquer.
La typologie des mutations constitutionnelles, considérées dans leur empiricité historico-sociale, se révèle instable. Les bases empiriques des différents types de mutations sont glissantes, portant à la fois sur des causes (une révolution politique, un besoin social nouveau), des effets (la désuétude, le « fait accompli »), des vecteurs de l’interprétation (selon les interprètes concernés). Olivier Jouanjan souligne cette difficulté : « On pourrait critiquer l’absence de systématique dans cette typologie, mais il n’est pas sûr qu’une telle systématique soit même seulement possible pour rendre compte d’un ensemble de matériaux empiriques de ce genre ». Cette typologie manque certes quelque peu son but du point de vue de la méthode, mais une trop forte formalisation des données empiriques aurait sans doute été peu compatible avec l’attachement de Jellinek à inscrire les mutations constitutionnelles dans leur dimension historique, imprévisible et informelle. En outre, une telle entreprise, dans un domaine à la frontière du droit, pourrait aussi être teintée d’un dogmatisme, exclu par l’auteur. L’ouvrage de Jellinek évoque certes la question de la portée juridique des mutations constitutionnelles, mais ce passage au droit, semble quelque peu empêché par le principe de séparation méthodologique entre les sciences sociale et juridique, et il faut chercher ailleurs les lieux de ces relations scientifiques.
II. La portée juridique des mutations constitutionnelles entre être et devoir-être
La question de la validité juridique des mutations constitutionnelles oscille entre deux approches. La première, dogmatique, s’attache essentiellement à construire et formaliser, sur-mesure, des concepts permettant d’accueillir la diversité des phénomènes juridiques. La seconde tente de répondre au problème de la validité juridique à partir d’une construction théorique générale. Jellinek se situe définitivement dans cette seconde voie. Il exclut tout dogmatisme à teinte idéologique qui, neutralisant l’illégalité des mutations constitutionnelles, chercherait avant tout « à sauvegarder les apparences de la continuité juridique ». Cette démarche de justification – qui ressemble à certaines « mises en récit » contemporaine de l’histoire constitutionnelle –, est comparée par Jellinek à celle du droit naturel en ce qu’elle révèle une « tentative de rationalisation du fait » : « jusqu’à quel point peut aller une telle rage de la justification ? » C’est du point de vue théorique que Jellinek aborde ce problème. Et il faut chercher quelques clés de lecture dans sa théorie générale de l’État.
Ses développements relatifs à la force normative du factuel (die normative Kraft des Faktischen), situés dans le dernier chapitre de la Théorie sociale de l’État, fournissent des éléments de compréhension. Selon Jellinek, le droit trouve son fondement de validité dans le for intérieur des individus : « le caractère positif du droit lui vient donc, en dernière analyse, de la conviction que l’on a de sa force obligatoire ; c’est sur cet élément purement subjectif que repose tout l’ordre juridique ». Son subjectivisme lui permet d’expliquer l’opération psychologique du passage du fait au droit décrite comme une tendance, la tendance des individus à considérer l’ensemble des faits qui les entourent comme une « norme de jugement ». Les faits ont ainsi cette « tendance psychologique à se transformer en droit positif ». Cette tendance n’a rien de « rationnel » ou de parfaitement « conscient » : « Ce serait renverser complètement l’ordre des choses que d’aller chercher les fondements de cette force normative du fait dans des considérations d’ordre rationnel plus ou moins conscientes ». Cette « constitution psychique » explique la concordance globale entre le droit positif et les faits.
Ce fondement psychologique de validité doit être relié à la notion de « garantie sociale ». Dans son ouvrage Révision et mutation constitutionnelles, Jellinek fait une allusion aux garanties sociales « les plus fortes » qui accompagnent ce droit nouveau, celui de la responsabilité politique des ministres devant l’assemblée. Ces garanties sociales, constituées par les puissances sociales telles que la moralité, les mœurs, la religion, et qu’il distingue des garanties juridiques et politiques, conditionnent l’existence réelle du droit et sa force obligatoire. Il écrit dans la théorie générale de l’État :
Mais pour que la règle juridique possède ce caractère obligatoire, il faut encore que son influence psychologique soit garantie ; elle est garantie lorsque la force déterminante des prescriptions juridiques a, pour auxiliaires, ces forces sociales psychologiques dont l’action confère à la règle le pouvoir de s’affirmer comme motif d’action.
La notion de garantie est privilégiée à celle de la contrainte, qui n’en est qu’une des formes ; mais à défaut de garanties sociales, le droit ne peut se maintenir par le seul moyen de la contrainte. Si ces garanties sociales expliquent la création du droit nouveau, elles conditionnent aussi l’effectivité du droit positif. Jellinek renoue ici avec une conception sociale de la constitution, qui n’est que « le rapport de tension des forces sociales » ; elle porte en elle une pensée de la légitimité en reposant sur l’acceptation, ou la reconnaissance, sociale. Jellinek distingue ainsi deux types de constitution – dualité devenue classique – une constitution juridique et une constitution non-écrite qui exprime « la vie réelle de l’État » et « consiste dans la distribution réelle du pouvoir ». Du point de vue juridique néanmoins, les rapports entre cette constitution réelle et la constitution de l’État, avec laquelle elle coexiste, posent quelques questions.
Jellinek aborde la question de la valeur juridique des mutations constitutionnelles à trois moments dans son ouvrage, sans tout à fait approfondir ce point. Il évoque d’abord la notion « droit souple » ou « supplétif », pour le distinguer du « droit impératif », qui renvoie à des règles « adaptables à tout moment aux changements constants de la vie politique ». La caractéristique principale de ce droit souple est d’être un « droit secondaire » puisqu’il est possible d’y déroger sans pour autant « violer le droit ». Ensuite, analysant les usages comparés du droit de véto, il pose explicitement l’hypothèse de la portée juridique du non-usage de ce droit. Enfin, il s’intéresse au moment constituant, qu’il désigne par l’expression de « fait accompli », au cours duquel, par « nécessité politique », fait et droit sont confondus : « “le fait accompli” est un phénomène historique qui a force constituante et contre lequel toute lutte menée au nom des théories de la légitimité est une entreprise vouée à l’impuissance ». Jellinek reconnaît ainsi que des faits peuvent conduire au droit même de manière illégale : « un droit nouveau ne se traduit pas nécessairement d’une façon légale ; il peut s’établir aussi d’une façon illégale ».
Ces développements posent évidemment la question de la cohérence épistémologique de sa construction théorique globale. En affirmant un principe de séparation méthodologique entre les sciences de l’être et du devoir-être, la construction théorique de Jellinek interdit toute confusion entre les deux méthodes, causale et normative, à moins de tomber « dans les plus grandes erreurs ». Deux interprétations sont possibles. Selon la première, les mutations constitutionnelles, dont le fondement de validité repose sur la conviction psychologique des individus, sont devenues, au même titre que le droit positif, « juridiquement valides ». Par un artifice scientifique, il s’agirait de reconnaître que l’objet juridique identifié par la théorie juridique de l’État, a changé : ce qui était invalide dans le système de départ devient valide après une modification de l’objet de la science. C’est ainsi que procède Kelsen : par le déplacement, axiomatique, de la norme fondamentale, il surmonte – tente de surmonter – le problème d’un droit qui n’est plus « en gros et en général efficace ». Mais cette interprétation suscite des doutes sérieux car Jellinek distingue bien les mutations constitutionnelles modifiant la constitution réelle, du droit positif de l’État. Il écrit en ce sens : « on peut bien juger logiquement qu’il y a désaccord entre la norme et la situation nouvelle, mais il n’y a pas place pour un jugement juridique car il n’y a point de juge en la matière et il ne saurait y en avoir ». En outre, la constitution réelle est considérée comme étant « indépendante, dans tous les États, des règles juridiques écrites ».
Il faut donc envisager une autre interprétation, celle qui maintient les mutations constitutionnelles dans leur factualité. C’est en ce sens qu’Oliver Lepsius considère que pour Jellinek, ce qui est « valide » d’un point de vue psychologique et social est « factuellement valide » : « La notion de la force normative du factuel, traduit l’idée que quelque chose de factuel est valide – et non le fait que le factuel engendre le droit ». Oliver Lepsius en tire la conclusion que la théorie de Jellinek est dominée par théorie juridique de l’État, nullement ébranlée dans sa définition du droit positif, comme un droit de l’État, tandis que la théorie sociale n’aurait qu’une « valeur instrumentale » : expliquer les phénomènes psycho-sociaux qui ne peuvent pas l’être par la méthode juridique. Il s’agirait moins de développer une théorie sociologique de l’État en tant que telle que de compléter la théorie juridique qui ne peut tout expliquer. Cette conclusion est convaincante à condition de ne pas sous-estimer la « mise en relation scientifique » sur laquelle insiste Jellinek : « il faut coordonner les résultats épars des disciplines particulières, établir les relations qui existent entre eux, rassembler en un tous les aspects différents d’un même objet ». Les sauts acrobatiques entre être et devoir-être – piège principal des théories du changement constitutionnel informel – sont censés se dissoudre dans cette pensée d’ensemble. Tel est l’enjeu de la mise en relation scientifique : elle est supposée, sans confondre les résultats des sciences sociale et juridique, dévoiler une représentation globale – bien que nécessairement imparfaite – de l’État. Cette représentation, Jellinek la souhaite cohérente. C’est la raison pour laquelle il invite ses contemporains à prendre au sérieux les mutations constitutionnelles de son temps, mais aussi à développer la science du politique, en mesure de proposer des perspectives pratiques pour conjurer la « mort lente » des institutions.
III. La science du politique pour conjurer la « mort lente » des institutions
Parmi les mutations constitutionnelles évoquées par Jellinek, certaines sont ponctuelles, d’autres, plus profondes, lentes et progressives, affectent directement les fondements de l’État. Ce sont elles qui retiennent davantage son attention :
Outre toutes les mutations constitutionnelles déjà analysées et qui concernent telle ou telle disposition de la constitution, il en est d’autres, incomparablement plus instructives qui, sans du tout ébranler soudainement l’État, ont pour ultime conséquence la destruction totale de l’ordre étatique existant et la reconstruction complète et à neuf de l’État.
L’État peut se désagréger par « mort lente » des institutions. Jellinek donne quelques exemples de ces vacillements silencieux : une assemblée du peuple naguère puissante et désormais désertée, une Couronne à laquelle plus personne ne prétend, ou toute autre forme de dévalorisation des institutions. Il faut ainsi s’armer de « prudence » face à la « confiance excessive que nous pourrions avoir dans la pérennité des institutions humaines ». Jellinek est très conscient de la puissance des forces sociales et historiques et, de manière sous-jacente, du risque révolutionnaire que pourrait signaler un décalage persistant entre le droit et la pratique : les garanties sociales s’imposeront tandis que « l’ordre purement externe ne tardera pas à tomber en ruine ». Il est préoccupé par les incohérences et les contradictions du droit positif parce qu’elles contribuent à livrer une image déformée, « anormale », des fondements de l’empire. Mais il est aussi préoccupé par les incohérences et contradictions des discours des juristes, parce qu’ils contribuent à un aveuglement délétère face aux enjeux concrets, politiques et sociaux, de son temps.
Cette préoccupation a une signification particulière au tournant du siècle, au moment où les développements du parlementarisme creusent le décalage entre la constitution de l’empire et la constitution politique, dans « des proportions dangereuses pour la normativité ». Si la doctrine du droit public s’était attachée à bâtir une théorie de l’État en mesure de répondre à la « question nationale », elle s’intéressait à présent aux modifications tacites de la constitution. Michael Stolleis met parfaitement en lumière les tensions méthodologiques qu’implique ce renouvellement de la science :
on était revenu à l’opinion générale selon laquelle, politique et droit constitutionnel étant très étroitement imbriqué, il était nécessaire que le traitement scientifique du droit public reconnaisse cet état de choses et y réfléchisse de manière critique, particulièrement du point de vue de la méthode, afin d’empêcher que le droit public, ne se détachant totalement des changements politique, ne devienne étranger à la réalité, mais aussi pour être en mesure de résister au fait qu’il puisse être totalement livré à la politique.
L’équilibre minutieux que choisit Jellinek – et qui sera rompu au moment de la « querelle des méthodes » sous Weimar – est double : il s’agit de prendre en compte les phénomènes politiques et sociaux, sans les confondre avec le droit de l’État ; il s’agit aussi de développer une distance critique au service d’une science pratique, la politique, mais sans tomber dans la politisation du droit.
Jellinek est particulièrement virulent à l’égard du formalisme de ses contemporains, et notamment de Laband. Il prend plusieurs exemples criants : celui du Bundesrat devenu une assemblée permanente alors même que la constitution de l’empire prévoit sa convocation périodique ; ou celui de la naissance de la responsabilité politique du chancelier devant le Reichstag quand selon les textes, il n’est qu’un membre non responsable du Bundesrat. En taisant volontairement ces états de fait, les « professeurs de droit » tombent dans des apories : ils sont incapables d’expliquer, avec des méthodes scientifiques, ces phénomènes politiques. Or, pour Jellinek, seule cette connaissance du politique permet d’aiguiser une distance critique et de proposer des issues pratiques. À l’inverse, son ignorance est la cause des tentations des juristes à camoufler leurs opinions politiques derrière une présentation faussement neutre du droit public :
Dans tous les autres domaines du droit, les juristes considèrent qu’ils ont pour tâche d’apporter leur concours à l’amélioration de l’état du droit en vigueur. Le droit public est seul à traiter en règle générale du droit établi comme s’il ne nécessitait aucune justification, et les conflits politiques entre professeurs de droit apparaissent dans la manière dont ils injectent leurs opinions politiques dans la matière juridique positive.
L’ouverture des sciences à la politique n’a donc rien d’une politisation du droit, bien au contraire, elle permet d’empêcher ce glissement. Tel est l’intérêt de l’ouverture des juristes à la politique. Jellinek la présente comme un art, celui de parvenir à certains buts définis.
Dans les derniers chapitres de l’ouvrage, Jellinek adopte cette perspective politique en dressant un constat critique du déclin des parlementarismes dans les États européens et aux États-Unis. Il identifie trois causes principales. La première est liée à la notion juridique de représentation qui, en reposant sur « des fictions et des types idéaux en inadéquation à la réalité », alimente l’hostilité du peuple. La deuxième, porte sur le développement des partis politiques mus par des intérêts partisans trop éloignés de l’intérêt général. La troisième souligne l’inertie des parlements dans l’incapacité d’exercer leurs missions de formation de la loi et de contrôle de l’activité de l’exécutif. Jellinek associe cette contestation au renforcement de la démocratie « des masses », cause de la « baisse du niveau des parlements ». Mais il est très conscient de la nécessité de prendre au sérieux, plutôt que de la nier, l’évolution de ces mouvements sociaux. Il évoque ainsi les progrès de l’auto-organisation de la société, souligne le rôle important de la presse à l’origine d’une « responsabilité sociale » des gouvernants, il critique l’arrêt Lochner, qui vient d’être rendu et plus généralement les effets pernicieux du libéralisme économique, tout comme certaines interprétations régressives en matière de liberté et d’acquis sociaux. Cette reconnaissance des puissances sociales s’accompagne aussitôt d’une inclination à les mettre à distance, contre toute socialisation du pouvoir politique. Il considère « inutile » le suffrage universel estimant que les structures sociales sont déjà des lieux efficaces d’expression du peuple. Puis, suivant John Stuart Mill, il se tourne vers la technique politique en proposant l’institution de parlements spécialisés qui, issus de groupes sociaux, et compétents dans une matière donnée, seraient en mesure de trouver une conciliation des intérêts. L’ouvrage résonne étrangement à un siècle d’écart quand Jellinek y affirme que les parlements ne pourront plus être « formellement supprimés » tandis que le plus grand changement à venir est celui du face-à-face entre le gouvernement et le peuple.
L’espoir placé dans les sciences pour « mettre en forme » les transformations politiques et sociales qui se jouent au tournant du siècle, est central dans l’ouvrage Révision et mutation constitutionnelles. Il nous rappelle que les grandes constructions théoriques sont bâties pour répondre aux problèmes de son temps. Mais cette lecture n’appartient pas seulement au passé. Elle nous contraint à adopter quelque recul sur nos propres manières de penser le droit constitutionnel. Il est plutôt étonnant de voir que, si cet espoir dans la science ne peut plus être le même, la question des mutations constitutionnelles est globalement posée à partir des mêmes paradigmes – le droit de l’État, la constitution normative, la constitution politique et leurs rapports – à cela près que la dimension sociale, celle de la relation et de la reconnaissance, elle, tend plutôt à être éclipsée.
Manon Altwegg-Boussac
Professeure de droit public à l’Université Paris-Est Créteil.
Pour citer cet article :
Manon Altwegg-Boussac « Un appel à la science face aux transformations politiques et sociales de son temps. G. Jellinek, Révision et mutation constitutionnelles (2018) », Jus Politicum, n°26 [https://juspoliticum.com/articles/Un-appel-a-la-science-face-aux-transformations-politiques-et-sociales-de-son-temps-G-Jellinek-Revision-et-mutation-constitutionnelles-2018]