René Capitant, gaulliste de gauche
René Capitant a été l’un des leaders des gaullistes de gauche, dont l’ambition fut de créer une démocratie politique et sociale qui trancherait avec le régime purement représentatif et parlementaire de la IVème République et avec l’économie capitaliste. En théoricien soucieux de fonder son action politique et celle de ses amis, Capitant édifie, au sortir de la deuxième guerre mondiale, le programme du nouveau système démocratique qu’il souhaite voir mise en place. Ce programme, qu’il n’a cessé d’enrichir par la suite, a servi de ligne directrice à ses combats politiques menés sous la IVème et la Vème République, en faveur d’un gaullisme progressiste et émancipateur.
René Capitant, left-wing gaullist. René Capitant was one of the leaders of the left-wing Gaullists, whose ambition was to create a political and social democracy that would break with the purely representative and parliamentary regime of the Fourth Republic and with the capitalist economy. As a theoretician concerned with founding his political action and that of his friends, Capitant built, at the end of the Second World War, the programme of the new democratic system that he wished to see put in place. This programme, which he never ceased to enrich afterwards, served as a guideline for his political struggles under the Fourth and Fifth Republics, in favour of a progressive and emancipatory Gaullism.
Résumé indisponible
« Sans lui, il eût manqué beaucoup au gaullisme de gauche, sans lequel il eût manqué beaucoup au gaullisme tout court »
R
On peut également ajouter que René Capitant a été un gaulliste de la première heure. Il avait d’ailleurs rencontré de Gaulle avant même l’appel du 18 juin. Les deux hommes avaient eu en effet l’occasion d’échanger avant le début de la guerre et ont surtout appris à se connaître au quartier général de la 5e armée, basée en Allemagne, durant l’hiver 1939–1940. Des préoccupations communes ont pu les rapprocher : un même intérêt pour la culture allemande classique, une inquiétude similaire face à la montée du nazisme, un constat semblable sur l’impuissance du régime de la IIIe République à répondre aux défis que la France rencontrait alors. Ils éprouvèrent du reste la même déception, lorsqu’ils furent en contact en 1936 avec l’homme fort du moment, Léon Blum. De Gaulle raconte, dans ses Mémoires de guerre, comment son entrevue avec le Président du Conseil sur la stratégie à adopter face à une Allemagne agressive est maintes fois interrompue par des appels téléphoniques sur de menues questions parlementaires ou administratives assaillant son interlocuteur ; cette discussion n’aboutit à aucune inflexion de la politique en la matière. Capitant qui éprouvait une véritable admiration pour le chef du Front populaire fut pour sa part un épisodique membre de son cabinet, avant que des désaccords politiques, sur la non-intervention en Espagne ou sur l’absence d’autonomie du Président du Conseil par rapport à la ligne de son parti, ainsi que des différends personnels, avec le directeur de cabinet Jules Moch en particulier, ne le conduisent rapidement à s’éloigner. La rencontre avec de Gaulle fut assurément déterminante dans l’engagement politique de Capitant, dont la fidélité à l’égard de l’homme du 18 juin ne devait jamais se démentir. « La politique, c’était pour Capitant, lutter et militer auprès de lui » a pu écrire son ami Philippe Serre qui ajoutait joliment : « Que de fois, lui ai-je dit sans qu’il protestât autrement que par un sourire : “tu es un agnostique qui a trouvé Dieu”. Au milieu de tant de courants gaullistes, il y a un gaullisme religieux et c’est lui seul, je crois, qui a dû l’incarner ».
Une autre personnalité a exercé une influence importante dans le parcours politique de René Capitant. Il s’agit de Louis Vallon, un polytechnicien qui avait été, dans les années 1930, un des fondateurs du groupe X-Crise et qui était également dans l’entourage de Léon Blum en 1936. C’est d’ailleurs à cette occasion que Capitant fit sa connaissance. Les deux hommes devaient s’imposer comme les principaux leaders des gaullistes de gauche, alors même qu’ils ne partageaient pas exactement les mêmes convictions. Louis Vallon était un militant socialiste, proche des idées de Jaurès et marqué par l’enseignement de Marx. Sa fidélité à l’idéal socialiste ne se démentira jamais. René Capitant était pour sa part proche de la gauche républicaine, attaché en disciple de Rousseau à la démocratie parlementaire, mais appelant très tôt à une réforme du parlementarisme de la IIIe République en s’inspirant par exemple des techniques constitutionnelles britanniques, tels que le droit de dissolution et le scrutin majoritaire à un tour. Il était également favorable à une intervention plus forte de l’État pour répondre aux effets de la crise économique et pour préparer le pays à la guerre. La complicité entre les deux hommes fut manifeste au temps du rpf, au moment de l’Union démocratique du travail, le rassemblement des gaullistes de gauche fondé en 1959, et de Notre République, le journal dans lequel ils devaient exprimer leurs idées politiques sous la Ve République. Elle fut également très étroite à l’Assemblée Nationale au cours des années 1960, alors que Capitant était président de la Commission des lois et Vallon, rapporteur général du budget.
Capitant et Vallon illustrent assez bien la diversité des sensibilités politiques des gaullistes de gauche. Un Louis Joxe, un Georges Gorse viennent, tout comme eux, de la gauche. Mais il y a également des personnalités issues de la démocratie chrétienne, telles que le syndicaliste Yvon Morandat, Francisque Gay, François Mauriac et Edmond Michelet. D’autres proviennent de milieux conservateurs, comme le général Pierre Billotte ou l’entrepreneur Gilbert Grandval. Un Léo Hamon a, pour sa part, suivi un parcours complexe, du parti communiste au mrp, avant de rejoindre les gaullistes de gauche. Il n’en demeure pas moins que ces hommes d’origines diverses se retrouvent dans une fidélité portée jusqu’à la ferveur au général de Gaulle et dans un passé commun au sein de la Résistance et de la France libre. Pour René Capitant, le thème majeur de la politique gaulliste est, ce n’est pas un hasard, celui de la libération : libération du territoire, libération des citoyens enserrés dans un régime, la IIIe République, insuffisamment démocratique, libération des femmes qui n’obtiennent le droit de vote qu’en 1944, libération des peuples colonisés, libération de l’économie asservie par des intérêts capitalistes et libération de la politique étrangère, désormais fondée sur l’indépendance réciproque et de la coopération des nations. C’est d’ailleurs ce thème qui était au cœur du discours prononcé par le général de Gaulle le 25 novembre 1941 à l’université d’Oxford, dans lequel il y dénonçait l’hitlérisme, vu comme un produit de la civilisation moderne dominé par la machine et le conformisme collectif. De Gaulle appelait alors à une « rénovation spirituelle, morale, sociale autant que politique », afin de lutter contre la « mécanisation générale » et l’uniformisation des vies et des esprits, propices aux dictatures de toutes sortes.
Certains discours du général de Gaulle ont été des sources d’inspiration importantes pour les gaullistes de gauche et pour René Capitant en particulier. Outre le discours d’Oxford, il faut citer l’important discours prononcé par le général le 4 janvier 1948 à Saint-Étienne. Il y esquisse un nouveau modèle de société qui dépasserait l’opposition entre le capitalisme et le communisme et qui permettrait à la fois la rénovation économique de la France et la promotion ouvrière. Le mot d’ordre de de Gaulle est « l’Association », c’est-à-dire que tous les salariés des entreprises, des cadres dirigeants aux ouvriers, fixeraient ensemble les conditions de leur travail, notamment leurs rémunérations. La mise en place de ce nouveau monde du travail devrait s’accompagner d’une représentation des salariés au sein de l’État. Pour de Gaulle, le Conseil de la République ne devrait pas seulement représenter les assemblées locales, mais également les professions. Il reprenait ainsi une idée déjà lancée lors de son discours de Bayeux. En 1966, et alors que le débat fait rage chez les gaullistes sur l’orientation sociale à donner à la politique du gouvernement Pompidou, Capitant rappelait, dans Notre République, que
Transformer dans l’entreprise le salarié en associé, telle est la promesse que fit le général de Gaulle, à Saint-Étienne, en 1947 [sic], devant les mineurs, qui en masse, étaient venus l’entendre. Cette promesse, quoi qu’on en dise aujourd’hui, eut un immense retentissement et l’écho n’en est pas encore éteint dans les consciences ouvrières. C’est parce qu’ils s’en souviennent et qu’ils croient à sa réalisation que tant d’ouvriers mettent encore leur espoir en de Gaulle.
La question sociale est au cœur de l’engagement politique de Capitant et des gaullistes de gauche, même si elle n’est pas l’objet exclusif de leurs préoccupations. Leur ambition est en effet de fonder une démocratie politique et sociale qui trancherait avec le régime purement représentatif et parlementaire de la IVe République et avec l’économie capitaliste. Ils vont donc militer pour un changement de régime politique qui soit plus démocratique et qui respecte la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. Leur projet vise également à une réforme profonde du système capitaliste, en transformant les salariés en associés au sein des entreprises. Sous la Ve République, Capitant assigne aux gaullistes de gauche la mission de « comprendre, préparer et revendiquer la réforme qui fera de notre pays une véritable démocratie sociale ». En théoricien soucieux de fonder son action politique et celle de ses amis, Capitant édifie, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, le programme d’une démocratie politique et sociale qu’il souhaite voir mise en place (I). Ce programme, qu’il n’a cessé d’enrichir par la suite, a servi de ligne directrice à ses combats politiques menés sous la IVe et la Ve République, en faveur d’un gaullisme progressiste et émancipateur (II).
I. La construction d’une doctrine : l’édification d’une démocratie politique et sociale
Universitaire engagé dans l’action publique, René Capitant est sans doute « l’homme qui s’est le plus profondément attaché à donner au gaullisme de gauche, et plus largement au gaullisme, le caractère d’une doctrine politique ». Il a commencé à forger ses idées, à partir des années 1930, en procédant à une analyse critique du régime parlementaire de la Troisième République. Mais c’est surtout au sortir de la Deuxième Guerre mondiale qu’il va développer les éléments de ce qui peut apparaître comme un programme politique, correspondant en réalité à sa vision du gaullisme.
Le gaullisme, écrit-il, n’est pas une obéissance, ni une acclamation, ni même un sentiment de confiance passive, mais une volonté civique de concourir à l’œuvre de redressement national. De là découle la nature essentiellement démocratique du gaullisme. Qu’est-ce en effet que la démocratie, sinon la participation du citoyen à la chose publique ?
Prenant comme boussole l’idée démocratique en s’inspirant du Contrat social de Rousseau, Capitant ne s’est pas contenté, en simple constitutionnaliste, de proposer une refondation du régime républicain prenant la forme de ce qu’il considérait être une véritable démocratie politique (A). Il a également proposé une nouvelle société du travail qui devait avoir but de parachever la démocratie politique qu’il appelait de ses vœux. C’est ce qu’il a appelé la démocratie sociale (B).
A. Une véritable démocratie politique
René Capitant a d’abord été un observateur critique du fonctionnement de la Troisième République dans les années 1930. Prolongeant les analyses de son maître Carré de Malberg, il a stigmatisé les faiblesses d’un régime parlementaire dans lequel « la Chambre est devenue comme une baraque foraine où les députés massacrent des silhouettes ministérielles » et où « la France est un pays sans gouvernement ». Pour conjurer une instabilité ministérielle, vue comme un poison des institutions républicaines, Capitant propose des pistes de réformes qui empruntent au parlementarisme britannique : rétablissement du droit de dissolution de la chambre des députés, mode de scrutin majoritaire à un tour pour obtenir une structuration partisane permettant de dégager une majorité parlementaire cohérente, réduction des pouvoirs du Sénat qui ne devrait plus pouvoir être autorisé à engager la responsabilité des ministres. Il suggère également une réorganisation interne du gouvernement qui passe par l’institutionnalisation de la présidence du conseil, la création d’un secrétaire général au sein de chaque ministère et une assistance à sa fonction d’initiative de la loi par le Conseil d’État et le Conseil national économique élargi, indice déjà de sa sensibilité aux sujets économiques et sociaux.
Ces propositions ne sont pas en elles-mêmes originales. Elles s’inscrivent dans le vaste mouvement de réforme de l’État de l’entre-deux-guerres et reprennent des idées chères à Léon Blum et à André Tardieu. Capitant souhaite une inflexion des institutions républicaines qui aille dans le sens d’une meilleure gouvernabilité. Mais il n’est pas encore question, comme il le soutiendra après 1946 d’un changement de régime politique. Entretemps, il y aura eu la guerre et les combats menés dans la Résistance, notamment à Alger, en faveur de la France libre. Capitant est alors accaparé par la lutte avec les alliés contre l’Allemagne nazie et la libération du territoire national. Les textes qu’il publie dans Combat–Alger à partir de 1943 le montrent soucieux avant tout de soutenir l’action du général de Gaulle. La réflexion constitutionnelle n’est pas alors sa priorité, même s’il est convaincu qu’il faut se débarrasser au plus vite du régime de Vichy et bien qu’il estime que le retour à la légalité républicaine ne sera pas nécessairement synonyme de rétablissement des institutions de la IIIe République. Les derniers mois de la guerre seront surtout l’occasion pour Capitant de se consacrer à la réorganisation de l’administration de l’éducation nationale. Il sera du reste titulaire de ce portefeuille ministériel dans le gouvernement provisoire dirigé par le général de Gaulle.
C’est après que ce dernier eut quitté le pouvoir en janvier 1946, que Capitant, parallèlement à son mandat de député à la Constituante, puis de membre de la première Assemblée Nationale de la Quatrième République, va proposer un programme ambitieux qui s’éloigne progressivement du réformisme pour aboutir à une rupture politique et sociale. Certaines de ses propositions institutionnelles avaient déjà été présentées au moment de la difficile gestation de la nouvelle constitution de la Quatrième République. Après l’échec du premier projet de constitution, Capitant lance un mouvement, l’Union gaulliste, qui a pour but de défendre les thèses du discours de Bayeux et le mode de scrutin majoritaire. Devant l’insuccès de ses entreprises, il reprend et développe ses idées en faveur de la démocratie politique et de la démocratie sociale dans des rapports présentés au conseil national du rpf entre 1948 et 1952.
On trouve aussi des échos de ses préoccupations politiques dans les enseignements de doctorat qu’il dispense à la Faculté de droit de Paris au début des années 1950 et qui sont consacrés à la démocratie. Dans ces cours, la figure de Jean-Jacques Rousseau occupe une place majeure. Rousseau est présenté comme le fondateur de la démocratie moderne et c’est à l’aune de la théorie rousseauiste que Capitant dégage ce qui lui paraît être la voie authentique de la démocratie qu’il décline selon le triptyque suivant : démocratie politique, démocratie fédérale, démocratie sociale. Son projet est justement de permettre à la France qu’elle se dote d’un régime politique et social qui se conforme à cette triple exigence. Sa contribution au programme du rpf qui part d’une critique sans concessions du fonctionnement de la IVe République obéit à cette préoccupation.
Intervenant au Conseil national du rpf à l’automne 1948, Capitant tire les leçons de deux ans d’application de la Constitution du 27 octobre 1946. Avec des accents très gaulliens, il stigmatise l’action des partis politiques qui, dès la Constituante, ont perverti le régime parlementaire. À une période où le retour du général de Gaulle au pouvoir apparaît proche, il ne propose alors qu’une révision du texte constitutionnel. Mais le contenu de cette révision est d’une grande ampleur car elle vise à « restaurer le régime parlementaire dans ses véritables principes », à introduire une décentralisation à la fois territoriale et économique et sociale permettant de fonder une démocratie locale et une démocratie économique, complémentaire de la démocratie politique et à organiser l’Union française sur une base fédérative, donnant ainsi une dimension fédérale à la République française. Capitant propose en particulier que le Président de la République, élu par un collège plus large que le Parlement, puisse nommer les ministres, sans investiture de l’Assemblée Nationale et dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans la signature du décret de dissolution de celle-ci. Au nom de la séparation des pouvoirs, il souhaite également que soit défini un domaine propre du pouvoir législatif. Défenseur du bicaméralisme, il se prononce pour que le Conseil de la République voit ses prérogatives normatives étendues, sans retrouver tous les pouvoirs dont disposait le Sénat de la IIIe République. Il envisage encore qu’il puisse y avoir dans l’avenir une fusion du Conseil de la République et du Conseil économique et milite pour que l’Assemblée de l’Union française, dont les missions sont purement consultatives dans la Constitution de 1946, puisse adopter les lois concernant les territoires d’outre-mer.
Le projet de réforme institutionnelle défendu par Capitant ne porte pas seulement, comme on le voit, sur le renforcement du pouvoir exécutif, dont bénéficiera à la fois le chef de l’État et le gouvernement qui disposera d’une majorité parlementaire stable, ce que le mode de scrutin majoritaire pour l’élection des députés doit notamment lui conférer. Il vise aussi à une démocratisation des institutions républicaines qui, dans son esprit, passe en particulier par l’affirmation d’une république fédérale.
L’idée fédérale est importante dans la pensée politique de Capitant. Elle a commencé à apparaître dans ses écrits, peu de temps avant le discours de Bayeux et elle est exposée dans sa brochure Pour une constitution fédérale. « Seul le fédéralisme peut nous permettre de résoudre le problème capital de l’Union française », écrit-il alors. L’idée fédérale obéit à la préoccupation qu’ont les gaullistes de gauche, très favorables au processus de décolonisation, de défendre les droits des peuples d’outre-mer qui ont vocation à être des nations susceptibles de se gouverner démocratiquement. Elle est pour Capitant intrinsèquement liée à l’idée démocratique. Elle constitue une des réponses au régime représentatif de la IVe République, accusé à la fois de méconnaître les droits du peuple français en accordant l’essentiel du pouvoir législatif à une Assemblée Nationale élue à la représentation proportionnelle et de ne pas accorder d’autonomie aux populations d’outre-mer. Il regrette en particulier que la Constitution de 1946 accorde le pouvoir de légiférer sur les départements et territoires d’outre-mer, ainsi que sur les États associés, à la seule Assemblée Nationale et que l’Assemblée de l’Union française, composée pour moitié de représentants de ces territoires, n’ait qu’une fonction consultative. Ces dispositions accréditent sa conviction que les institutions de la IVe République ne sont pas démocratiques.
Dans son cours de doctorat sur Les principes fondamentaux de la démocratie, René Capitant voit dans l’enseignement de Proudhon la principale source d’inspiration pour l’analyse du fédéralisme démocratique. Le penseur socialiste est celui qui a conçu « la société comme formée par une série de groupes sociaux, de collectivités territoriales et professionnelles, dont l’État n’est qu’une des variétés ». Au sein de ces groupes concentriques que sont respectivement la famille, la profession, la commune, la nation et la société universelle, les êtres humains seront au centre du système fédéral. Il est en cela le plus démocratique car il « confie le pouvoir politique au sein de chacun des groupes aux citoyens qui les forment ». Capitant retient de l’idée fédérale de Proudhon que l’individu est souverain dès lors que tous les groupes auxquels il appartient fonctionnent de manière démocratique. Il relativise par là même l’importance de l’État qui ne peut revendiquer d’avoir le monopole des règles démocratiques.
[…] une démocratie centralisée est une démocratie mutilée, écrit-il. Une démocratie limitée aux frontières d’une nation est une démocratie fractionnée. La démocratie, pour être intégrale, exige d’être à la fois locale, économique, nationale et internationale.
L’État n’est en effet qu’une entité parmi d’autres du fédéralisme. En cela, ce dernier est un pluralisme social mais qui ne peut être qualifié stricto sensu de néo-féodalisme car il est conçu démocratiquement. Il postule en effet non seulement le pluralisme des collectivités juridiques, mais aussi l’organisation démocratique de l’ensemble de ces collectivités.
Cette réflexion théorique sur le fédéralisme démocratique trouve une déclinaison politique dans la proposition de Capitant, formulée à la même période, de créer une assemblée législative qui voterait les lois fédérales communes à la métropole et à l’outre-mer. Elle serait élue au suffrage universel direct ou indirect par l’ensemble des citoyens de l’Union. Elle serait distincte des assemblées qui voteraient les lois propres à la seule métropole. Conscient toutefois que cette solution de l’assemblée fédérale est prématurée, il suggère, en attendant, d’introduire à l’Assemblée Nationale et au Conseil de la République des représentants d’outre-mer qui ne participeraient au vote que des lois applicables Outre-Mer.
Le concept de fédéralisme oppose les deux principaux théoriciens du droit constitutionnel du gaullisme que sont René Capitant et Michel Debré. S’ils se retrouvent sur l’idée d’instituer un véritable régime parlementaire, mot d’ordre que l’on retrouvera dans le discours de Michel Debré au Conseil d’État du 27 août 1958, ils s’opposent en revanche sur le contenu de l’Union française. Debré est en effet hostile à l’idée d’une fédération, potentiellement porteuse selon lui de sécession et préfère le concept plus vague de « Communauté ». En 1958, c’est lui qui sera à la manœuvre pour rédiger l’avant-projet de constitution, Capitant étant alors au Japon. Ce dernier, critique sur certains points, notamment formels du texte, applaudira néanmoins les dispositions concernant « la Constitution fédérale » qui permettent en particulier aux territoires d’outre-mer de « choisir ou de rester dans la République française […] ou de s’en détacher […] ».
Ce désaccord entre les deux hommes sur la création d’une république fédérale permet déjà d’identifier, au sein du gaullisme, deux interprétations du droit constitutionnel : une vision progressiste et décentralisatrice portée par Capitant et une lecture conservatrice et centralisatrice, celle de Michel Debré. Elle traduit aussi une opposition politique majeure sur le dossier majeur qu’est le rattachement de l’Algérie à la France. Capitant est favorable à l’autodétermination de l’Algérie, tandis que Debré est un fervent partisan de l’Algérie française.
La démocratie politique selon Capitant consiste donc en l’énoncé d’un certain nombre de principes : la souveraineté du peuple, la séparation des pouvoirs, la responsabilité des pouvoirs appréhendée à la fois devant le parlement – c’est la responsabilité ministérielle propre au régime parlementaire – et devant le peuple grâce au droit de dissolution, un bicaméralisme égalitaire et une décentralisation qui doit aller jusqu’au fédéralisme. Mais la défense d’une démocratie intégrale passe aussi par l’instauration d’une démocratie sociale, ce qui est une marque distinctive de cette sensibilité du gaullisme de gauche, dont Capitant est un des principaux représentants.
B. La défense d’une démocratie sociale
Pour René Capitant, il ne suffit pas de réformer l’État dans un sens démocratique. Il convient également de démocratiser la société. C’est ce qu’il explique dans une intervention importante au Conseil national du rpf en octobre 1952 intitulée « le changement de régime », avant d’être présentée aux assises nationales du mouvement en novembre. Son discours aura un grand retentissement parmi les militants et sera même repris, avec des nuances il est vrai, par le chef du rpf, le général de Gaulle. Pour Capitant, la révision constitutionnelle ne suffit plus. Il faut désormais faire une révolution, c’est-à-dire « changer à la fois d’ordre social et d’ordre politique ». Il entend ainsi remplacer la constitution politique, celle de 1946 et changer ce qu’il appelle « la constitution sociale », ce qui correspond dans son esprit au système capitaliste.
Sa critique de la constitution sociale est en quelque sorte symétrique de celle de la constitution politique. Il reproche à l’une et à l’autre d’introduire de grandes inégalités et d’être contraires à l’idée démocratique. La constitution politique, en consacrant le régime représentatif, attribue la souveraineté aux représentants, tandis que le peuple en est privé. Le capitalisme tend pour sa part à subordonner les ouvriers aux entrepreneurs : « il est un système d’oligarchie, où le pouvoir social est réservé au patronat et où les salariés sont privés de leur liberté sociale ». La révolution que Capitant appelle de ses vœux tend donc, au nom de la légitimité démocratique, à changer le régime représentatif et le régime capitaliste, afin d’établir l’autonomie individuelle et l’égalité entre les citoyens et entre les travailleurs.
La critique du capitalisme comme étant antidémocratique est étroitement liée à la présence du salariat et du contrat de travail. « Le capitalisme, écrit-il, est le régime social où les ouvriers sont liés aux entrepreneurs par un contrat de travail ». Or, le contrat de travail méconnaît les exigences de la démocratie car « l’ouvrier aliène sa liberté pour se mettre aux ordres du patron. C’est, selon la définition légale et jurisprudentielle, un contrat de subordination. Quant au salaire, il est le prix de cette aliénation ». Au-delà de l’exactitude de la définition juridique du contrat de travail qui met l’accent sur le lien de subordination, critère toujours d’actualité, on relève l’utilisation du terme politiquement connoté d’« aliénation ». Capitant n’hésite d’ailleurs pas un peu plus loin à qualifier ce type de contrat de « monstrueux », avant d’ajouter : « toute la critique marxiste, dirigée contre l’aliénation ouvrière et l’illégitimité du profit résultant de cette aliénation, est rigoureusement juste ». Cela ne signifie pas pour autant un ralliement au communisme qui ne trouve pas davantage grâce à ses yeux car loin de vouloir supprimer le salariat, ce dernier entend le maintenir en le soumettant à un seul patron, l’État.
Capitant entend par conséquent la démocratie sociale comme la recherche d’une voie nouvelle qui dépasse l’opposition entre le capitalisme et le communisme. Dans son cours de doctorat sur les Principes fondamentaux de la démocratie qui est dispensé au même moment, il définit la démocratie sociale comme « un régime où les contrats, par lesquels les individus règlent leurs relations, sont conclus en conformité aux principes démocratiques, et notamment au principe d’égalité ». Le contrat de travail qui introduit une profonde inégalité entre le patron et le salarié ne peut être retenu dans le cadre de la démocratie sociale. À la place, Capitant propose « le contrat d’association du capital et du travail ».
Présentant son rapport Le changement de régime au conseil national du rpf à l’automne 1952, il envisage ce contrat d’association selon les modalités qui avaient été déterminées dans une proposition de loi longuement débattue deux ans auparavant par le conseil national du parti gaulliste, puis déposée sur le bureau de l’Assemblée Nationale. Louis Vallon et René Capitant avaient participé à l’élaboration d’un texte qui leur paraissait une bonne base de départ pour faire évoluer le système économique et social, mais que la pratique devrait selon eux amplifier, l’association n’étant pas considérée comme une obligation légale dans l’avant-projet.
L’idée du contrat d’association est d’intéresser les ouvriers à la productivité de l’entreprise, c’est-à-dire le produit de celle-ci en proportion de leur contribution. Il n’est pas question en revanche de leur confier une part du capital qui doit rester la propriété des épargnants.
Le contrat d’association a justement pour but, écrit-il, de déterminer concrètement, pour chaque entreprise, quelle est cette quote-part de copropriété attribuée au travail sur la production et, finalement – puisque cette production est destinée à la vente – sur le profit. Elle doit varier pour chaque ouvrier, pour chaque équipe, suivant des critères objectifs, tenant compte de l’efficacité de chacun des facteurs en cause et de leur contribution réelle à la production.
En faisant des ouvriers des copropriétaires de l’entreprise, intéressés aux résultats de l’entreprise, le contrat d’association vise à les libérer de la subordination vis-à-vis de leur employeur et à transformer des salariés en associés. C’est en même temps désamorcer la critique des communistes qui avaient beau jeu de dénoncer le salariat comme un instrument de domination. Louis Vallon l’avait d’ailleurs bien expliqué lorsqu’il écrivait que « le but fondamental de l’association est la suppression du salariat, dont la disparition libérera les travailleurs de leur sentiment collectif d’infériorité sociale, fondement psychologique de la séduction qu’exerce sur eux le communisme stalinien ».
Dans son enseignement sur les Principes fondamentaux de la démocratie, Capitant suggère que tout en maintenant la société de capitaux, il serait possible de constituer une ou plusieurs associations de travailleurs qui se fédéreraient contractuellement avec cette société pour son exploitation. La solution retenue permettrait, estime-t-il, d’aller au-delà de la répartition du profit entre les associés pour permettre à ces derniers de contrôler également la direction de l’entreprise. Il suggère également une autre formule qui serait le contrat de louage d’ouvrage. Ce type de convention, caractéristique de la condition d’artisan, pourrait, selon lui, prendre la forme de contrats collectifs conclus par l’entrepreneur avec des groupes d’ouvriers car il ne lui paraît pas possible de répliquer des contrats de louage d’ouvrage à titre individuel.
Chacun de ces groupes de salariés peut être transformé en un groupe d’artisans associés, formant une coopérative de production au sein de l’entreprise, s’engageant à accomplir une transformation déterminée, sous sa responsabilité et contre un prix fixé par la convention. Un tel système d’ateliers « autonomes » a déjà été expérimenté. Il constitue une des formes possibles de la démocratie sociale.
La démocratie sociale suppose donc pour Capitant une démocratie contractuelle, « c’est-à-dire l’application de la démocratie aux contrats, au contrat de travail, sans doute, mais aussi à tous les contrats ». Sa conviction est fondée sur plusieurs sources d’inspiration. Il constate d’abord que les progrès du contrat dans l’histoire récente du droit privé français traduisent une démocratisation de ce droit. Citant l’ouvrage de Georges Ripert, Le régime démocratique et le droit privé, il montre comment l’autonomie de la volonté, qu’elle concerne les enfants majeurs par rapport à l’autorité paternelle, l’émancipation politique et privée de la femme ou la suppression des corporations d’Ancien Régime, s’est étendue, faisant progresser les procédures contractuelles et traduisant ainsi un progrès de la démocratie au sein du droit civil.
Par l’intermédiaire de la doctrine civiliste, Georges Ripert et Emmanuel Gounot en particulier, Capitant se réfère également au philosophe solidariste, Alfred Fouillée. Il a pu trouver chez ce dernier l’idée selon laquelle la démocratie ne doit pas se contenter d’être politique, mais doit également être sociale, afin d’améliorer notamment « la situation matérielle, intellectuelle et morale de ses membres ». Cette démocratie sociale, marquée par la place accordée aux associations et à l’État, ne doit toutefois pas aboutir au collectivisme. Capitant a pu également retenir de Fouillée la conviction que la démocratie doit être un organisme contractuel.
La démocratie a pour but la réalisation de la société idéale, écrit Fouillée ; or toute société est un ensemble de liens offrant un caractère à la fois vital et volontaire […] Ce qui même, au sein du corps social, est purement organique ne laisse pas de devenir contractuel par l’acceptation implicite des membres de ce corps. L’idéal d’une société digne de ce nom est que la conscience et la volonté du tout pénètrent dans chaque partie de l’organisme, que la vie du tout soit, pour la plus large part, l’expression de la libre volonté de chaque individu. Or, c’est là l’idéal même de la démocratie. Celle-ci, en conséquence, doit être à la fois très organisée et très libre.
Toutefois, Capitant ne suit pas la fameuse formule de Fouillée, selon laquelle « qui dit contractuel dit juste ». Il n’admet pas que tout ce qui est consenti est juste car il peut y avoir des conventions, comme le contrat de travail, qui introduisent une inégalité entre les parties et qui ne peuvent pas être considérées comme justes. Une situation dans laquelle règnerait le tout contractuel et où toute réglementation légale serait supprimée, ce qui est la tendance libérale qu’il voit à l’œuvre chez un auteur comme Wilhelm Röpke, lui paraît tout aussi critiquable qu’une société dominée par ce qu’il appelle « le dirigisme autoritaire ». On retrouve chez Capitant ce souci de trouver une voie moyenne entre le libéralisme et le socialisme étatique. C’est pourquoi le modèle de la démocratie économique défini par Proudhon lui paraît le mieux convenir à son idéal de démocratie sociale. Au-delà de Proudhon, c’est chez les premiers théoriciens socialistes, Saint-Simon, Victor Considérant notamment, qui ont pensé l’association et les coopératives, mais aussi au sein du catholicisme social qu’il trouve son inspiration. Dans les années 1960, lorsqu’il militera en faveur de la participation, Capitant en appellera encore à « Saint-Simon, le prophète de l’industrialisme moderne, Buchez, le fondateur de la démocratie chrétienne et Proudhon, le théoricien obscur, mais génial de l’autogestion sociale ». Et il puisera dans la doctrine sociale de l’Église des arguments supplémentaires pour justifier sa défense de la participation des travailleurs aux fruits de l’activité de l’entreprise.
Il ne faut pas négliger non plus l’intérêt de Capitant pour la pratique de l’autogestion en Yougoslavie et pour la mise en place de la cogestion dans les entreprises allemandes. Comme a pu l’écrire un de ses amis yougoslaves,
combattant pour la libération nationale et sociale, conscient de la nécessité de donner leurs droits aux producteurs, c’est-à-dire à la classe ouvrière, Capitant acceptait, sans réserve, l’idée de l’autogestion et reconnaissait son importance pour la libération de l’homme, la stabilité du pays et du monde dans leur ensemble.
L’autogestion est sans doute le terme qui permet le mieux de résumer les engagements sociaux de René Capitant qui, de l’association capital-travail au début des années 1950 à la participation à la fin des années 1960, n’a cessé de la défendre.
Il est en tout cas significatif que René Capitant ne conçoit pas son engagement politique, sans l’accompagner d’une réflexion sur le sens de cet engagement. Cela tranche avec beaucoup de compagnons du gaullisme qui voient ce dernier comme « une manière d’agir », « un état d’esprit » ou le « sens de l’intérêt général ». L’effort de mise en perspective et de cohérence doctrinale qu’il a entrepris pour définir ce qui était pour lui l’essence du gaullisme a été un guide constant dans les combats politiques qu’il a menés.
II. Les combats politiques de René Capitant en faveur d’un gaullisme émancipant les peuples et les hommes
En rendant hommage à René Capitant, Léo Hamon a confié que « son gaullisme n’était que l’expression de son combat pour l’émancipation des peuples et des hommes ». Son admiration pour de Gaulle n’empêchait pas son intransigeance, voire son impatience à voir ce dernier adopter des positions politiques plus progressistes (A). Cela devait le conduire, en particulier sur la question de la participation, à s’affronter avec les tenants d’un gaullisme plus conservateur, et notamment à Georges Pompidou, qui devient, à la fin de sa vie, son principal adversaire politique (B).
A. Une volonté de donner une inflexion progressiste à la politique gaullienne
Des liens étroits d’amitié et de fidélité ont uni, pendant plus de trente ans, le général de Gaulle et René Capitant. « Il y a des visages que j’aime regarder. Arrangez-vous que je puisse voir des hommes comme Capitant », avait dit de Gaulle à Gaston Palewski, lorsque ce dernier lui avait proposé un placement à la table du Conseil des ministres au moment du départ de Capitant du gouvernement en novembre 1945. Les tensions ont néanmoins pu exister entre eux. Le général a parfois dû tempérer l’ardeur d’un Capitant, plus gaulliste que de Gaulle lui-même. À l’automne 1952, au lendemain des assises nationales du rpf, où Capitant avait brillamment plaidé pour « le changement de régime » et où il avait remporté un grand succès parmi les militants, de Gaulle lui rappelle que tout en partageant ses idées, il ne souhaite pas, en tant que dirigeant du parti, aller à l’affrontement avec le régime de la IVe République.
Leurs relations politiques étaient étroitement dépendantes de l’attention chaleureuse que de Gaulle portait aux gaullistes de gauche, dont Capitant était l’une des principales figures. « Ce sont, disait-il, mes meilleures bouteilles ; il est dommage qu’il n’y en ait pas davantage… » C’est d’ailleurs le général qui à propos de Capitant et de Vallon aurait, pour la première fois en 1943, évoqué l’expression de « gaullistes de gauche ». Il les a toujours soutenus, y compris en finançant leur journal Notre République, alors même qu’ils constituaient une petite minorité par rapport au parti gaulliste dominant. Il n’est pas déplacé de les qualifier de grognards du gaullisme, Capitant le premier.
L’attachement du général de Gaulle pour le petit groupe des gaullistes de gauche était d’abord lié à une vision partagée du gaullisme originel : le combat pour la libération de la France, puis pour sa reconstruction qui les a conduits à défendre le bilan du gouvernement provisoire, dont les avancées sociales étaient importantes. Au-delà de cette fraternité d’armes forgée par la guerre, de Gaulle a vu tout l’intérêt de se servir des gaullistes de gauche pour contrebalancer le courant conservateur du gaullisme et pour lui permettre de préserver ses marges de manœuvre dans les politiques qu’il souhaitait mener. C’est ainsi qu’il n’a pas hésité à s’appuyer sur eux pour contrebalancer l’influence des tenants de l’Algérie française, tels que Jacques Soustelle. Appréhendant un éventuel éclatement de l’unr après les accords d’Évian, il a veillé à ce que l’Union démocratique du travail (udt), le parti des gaullistes de gauche, ne manque de rien. Il obtient aussi qu’une trentaine de ses représentants recueillent la double investiture unr–udt aux élections législatives de novembre 1962, afin cette fois de faire contrepoids aux républicains indépendants de Valéry Giscard d’Estaing. Cela permettra à quinze d’entre eux d’être élus députés, dont Capitant dans la 3e circonscription de la Seine (Quartier latin) et Louis Vallon en Seine-et-Oise. Il s’appuie à nouveau sur eux après l’élection présidentielle de 1965, lorsqu’il veut faire avancer l’important sujet de la participation. Tirant les conséquences de la crise de mai 1968, il nomme René Capitant Garde des sceaux, afin de donner une teinte plus sociale au gouvernement remanié de Georges Pompidou et le confirme à son poste, lorsque Maurice Couve de Murville est nommé à Matignon en juillet 1968.
Au sein des gaullistes de gauche, René Capitant est davantage à l’aise dans l’habit du théoricien que dans celui du stratège électoral. Ses tentatives de structuration partisane de ses amis politiques qui ont pourtant commencé tôt, n’ont pas été couronnées de succès. C’est le cas de l’Union gaulliste, mouvement qu’il avait fondé le 29 juin 1946 pour promouvoir la constitution de Bayeux et qui est le premier mouvement gaulliste, avant même le rpf. Cette première initiative suscita des controverses parmi les gaullistes qui se divisèrent sur la dénomination – fallait-il utiliser le terme « gaulliste » ? – et sur la démarche qui faisait rentrer le gaullisme dans le jeu des partis. De Gaulle ne soutint que mollement l’initiative qui devait rapidement échouer, les élections législatives de novembre 1946 n’apportant que dix sièges à l’Union gaulliste. Ses cadres et ses réseaux aideront toutefois au démarrage du rpf en 1947. En février 1955, Capitant fonde avec Louis Vallon la première udt. Seize signataires venant de l’aile gauche du rpf et de la démocratie chrétienne appellent à l’indépendance nationale en rejetant la logique de l’affrontement entre les blocs, dénoncent le « réarmement de l’Allemagne », veulent « abolir le capitalisme en libérant la classe ouvrière de la condition salariale » et le remplacer par une « démocratie où les travailleurs participeront à la gestion et à la planification de l’économie ». Ils souhaitent également la liquidation du colonialisme et « l’organisation de la souveraineté effective du peuple, par l’initiative populaire et le référendum législatif ». La première udt s’intègre rapidement dans le mouvement uni de la Nouvelle Gauche qui vise à fédérer tous les hommes de progrès, fidèles aux idéaux de la Résistance, refusant la dépendance à l’égard des États-Unis et rejetant le jeu des trois grands partis, le pcf, la sfio et le mrp. Mais cette tentative rencontre à nouveau l’échec, à l’occasion des élections législatives de janvier 1956, survenues après la dissolution du 2 décembre 1955, qui sont une déroute générale pour les hommes de la Nouvelle Gauche.
Lorsqu’est envisagée la refondation de l’udt au début de 1959, René Capitant est alors au Japon. C’est Louis Vallon qui est à la manœuvre, mais c’est le général de Gaulle qui a été cette fois à l’initiative de la structuration politique des gaullistes de gauche. Ce sera également à sa demande que l’udt sera intégrée à l’unr à la fin de 1962. Capitant qui avait rejoint l’udt à son retour du Japon a également accepté l’intégration du parti des gaullistes de gauche dans l’unr deux ans plus tard. Il l’a justifiée d’abord par la survenance de l’indépendance algérienne qui ne nécessitait plus d’avoir un mouvement concurrençant, au sein des gaullistes, les partisans de l’Algérie française. Il a également pu expliquer que le rapprochement entre unr et udt avait permis la victoire aux législatives de novembre 1962, puis avait contribué à la formation d’une majorité de gouvernement cohérente, sur le modèle anglais. Enfin, il voyait dans l’intégration de l’udt au sein de l’unr un apport nécessaire au mouvement gaulliste pour mener à bien son programme de réforme, mais n’excluait pas que l’udt puisse reprendre son indépendance, au cas où la réforme sociale qu’il appelait de ses vœux n’aboutirait pas.
René Capitant a espéré, à plusieurs reprises, que les gaullistes de gauche puissent être le pivot d’une restructuration politique autour des hommes de progrès. Il a souhaité, au début des années 1950, au moment de la discussion du projet d’association capital-travail, que de Gaulle puisse prendre la tête d’un nouveau Front populaire. C’était une idée similaire qui le guidait au moment de la Nouvelle gauche en 1954, même si le général s’était cette fois mis à l’écart de la vie politique active. On retrouve de sa part un espoir semblable, lorsque Gaston Defferre, « Monsieur X », est pressenti pour être candidat à l’élection présidentielle de 1965. Il voit dans la candidature Defferre la possibilité de rallier la gauche aux nouvelles institutions et estime même que ce dernier pourrait, tout en fédérant l’aile gauche du gaullisme et les socialistes, devenir l’héritier du général de Gaulle. Mais ces multiples tentatives de rapprochement se soldèrent toutes par un échec cuisant. Cela tient en particulier à ce que les gaullistes de gauche, en nombre trop réduit, étaient vus par la gauche traditionnelle comme de simples « alibis d’un système foncièrement conservateur ». Il y eut en outre, du côté des partis de gauche, des désaccords persistants avec les gaullistes sur les institutions de 1958, sur la réforme de 1962 et sur le style de gouvernement du général qui empêchaient un rapprochement.
Capitant eut davantage de satisfaction dans les politiques qu’il souhaita voir adopter par de Gaulle. En matière institutionnelle, il a vu une large partie de ses souhaits exaucés, qu’il s’agisse du renforcement du pouvoir exécutif ou d’une démocratisation du régime républicain, notamment par l’adoption de l’outil référendaire. En 1945, il est l’un des principaux artisans de l’ordonnance du 17 août 1945 qui organise la consultation du peuple, afin de déterminer s’il souhaite revenir aux lois constitutionnelles de 1875 ou changer de constitution. Il est un fervent soutien des thèses constitutionnelles du général, exposées en 1946 dans les discours de Bayeux et d’Épinal. Il est certes nettement plus réservé sur le texte constitutionnel de 1958 qui propose un système « d’inspiration libérale plus que démocratique [et qui] tend à la division de la souveraineté plutôt qu’à la souveraineté du peuple ». Mais il va être rapidement rassuré par la pratique gaullienne des institutions qui accorde au Président une véritable responsabilité politique devant le peuple, alors que la constitution, décidément mal rédigée, semblait opposer l’irresponsabilité présidentielle à la responsabilité ministérielle, sur le modèle de la IIIe et de la IVe Républiques. Et il applaudit à la réforme constitutionnelle de 1962, y compris dans le recours au référendum en application de l’article 11 et non de l’article 89. Sur le fond, cette réforme lui paraît d’autant plus nécessaire qu’« elle a donné à la Ve République sa forme cohérente. Du régime bâtard institué en 1958 elle a fait une République équilibrée et démocratique ». Pour Capitant, ce qui donne sa force démocratique au régime fondé par le général de Gaulle, c’est « la responsabilité du président devant le suffrage universel […] clé de voûte de tout le système ».
Capitant fut également un grand soutien de la politique étrangère du général de Gaulle, dont le mot d’ordre était la défense de l’indépendance nationale. En 1954, avant même l’accession au pouvoir du général, il bataille contre le projet de Communauté européenne de défense et n’hésite pas, aux côtés de Louis Vallon, à participer à de nombreux meetings, y compris en compagnie des communistes, pour le dénoncer. À partir de 1958, il sera un fervent soutien du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de la politique de non-alignement. Il reconnaît ainsi le droit d’un peuple à opter pour le communisme, si telle est sa volonté, et admet que la coexistence pacifique des régimes communistes et des régimes capitalistes est une réalité en Europe. Il est très critique à l’égard du « protectorat américain », notamment en Asie, où les États-Unis sont accusés de mener une politique impérialiste, en soutenant le gouvernement nationaliste de Formose contre la Chine communiste de Mao Tsé-Toung et en intervenant au Vietnam. Il applaudit en revanche la décision de de Gaulle d’engager des relations diplomatiques avec celle-ci, puis de sortir de l’otan. Il envisage également une « grande Europe » composée de nation indépendantes, allant de l’Atlantique à l’Oural, et bien différente de la « petite Europe », celle de Jean Monnet et de Robert Schuman. Pour lui, la France gaulliste, en refusant l’allégeance aux États-Unis ou à l’urss et en ayant la prétention de mener une politique étrangère indépendante est en accord avec ses principes fondamentaux de 1789 qui mettent en avant l’idée démocratique : « la démocratie internationale, écrit-il, repose sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, comme la démocratie interne repose sur l’autonomie des individus ».
Une des grandes revendications de Capitant et de ses amis fut la décolonisation et en particulier, la reconnaissance des droits du peuple algérien. Capitant s’est intéressé très tôt au problème algérien, dès son arrivée à Alger en 1941. Il a soutenu les revendications en faveur de l’autonomie de l’Algérie et de l’égalité politique de tous ses habitants. Au lendemain du discours de de Gaulle à Constantine le 12 décembre 1943 qui annonçait l’attribution à plusieurs dizaines de milliers de Français musulmans de la pleine citoyenneté et l’augmentation de la proportion des Français musulmans dans les assemblées locales, il pouvait écrire : « Il y a désormais, pleinement et complètement, une France musulmane, comme il y a une France catholique ou une France protestante. Un grand acte vient de s’accomplir, non seulement dans l’histoire de l’Algérie, mais dans l’histoire de la France ». Lors de la discussion à l’Assemblée du statut de l’Algérie en août 1947, Capitant réclame la citoyenneté pour l’ensemble des ressortissants algériens et propose que l’assemblée algérienne, au lieu d’avoir des compétences budgétaires et un simple rôle de transposition des lois votées par le Parlement métropolitain, puisse voter des « lois algériennes » réglant « les matières proprement algériennes ». Il demande en outre que le titre relatif à l’Assemblée algérienne s’intitule « De l’autonomie de l’Algérie ». Bien que n’étant que partiellement suivi, il soutient le statut organique de l’Algérie régi par la loi du 20 septembre 1947, avant de déplorer, quelques années plus tard, que ce statut ne soit pas appliqué avec sincérité par les autorités françaises.
Un tournant majeur dans la position de Capitant sur l’Algérie intervient à partir de l’éclatement de l’insurrection algérienne, le 1er novembre 1954. Comme de nombreux anciens résistants, il se reconnaît dans la volonté de libération des indépendantistes. Il dénonce dès lors sans relâche la politique de répression menée par le gouvernement français et réclame l’indépendance pour l’Algérie, préalable avant une éventuelle association avec la République française. Lors de la bataille d’Alger, il est profondément ému par le sort de son ancien étudiant, Ali Boumendjel, qui est torturé puis défénestré le 23 mars 1957, alors que la version officielle avance la thèse du suicide. En protestation, il décide de suspendre son cours à la Faculté de droit de Paris. Dans la préface qu’il rédige, au même moment, sur le livre de Louis Vallon, L’histoire s’avance masquée, il assimile la « politique de passivité » du régime de la Quatrième République à la « philosophie de l’attentisme et de l’irresponsabilité » incarné par Vichy. Il reproche en particulier au gouvernement les promesses non tenues, celle de de Gaulle lors du discours de Constantine, puis du statut de 1947. Il ne mâche pas ses mots :
Les musulmans ont été maintenus injustement dans une situation de dépendance juridique, politique et morale qui traduisait un racisme français, auquel devait nécessairement répondre un jour le contre-racisme qui se déchaîne aujourd’hui contre nous. Mais le racisme n’est pas la France ; c’est même l’anti-France. Son masque hideux doit être arraché du visage de la patrie.
Lorsque le général de Gaulle annonce, le 4 novembre 1960, un « chemin nouveau […] [qui] conduit, non plus à l’Algérie gouvernée par la métropole française, mais à l’Algérie algérienne », Capitant salue, dans Notre République, « les principes du 4 novembre ». Il s’agit, selon lui, du « principe des nationalités », c’est-à-dire la reconnaissance que l’Algérie est une nation distincte de la nation française, et du « principe démocratique », puisque ce sera au peuple algérien de se doter de ses institutions et de son gouvernement. Capitant y voit là les principes qui inspirent la politique gaullienne depuis 1940, soucieux qu’il est de théoriser une décision qui n’échappe pourtant pas au poids des circonstances. Il approuve ensuite les accords d’Évian qu’il analyse comme une victoire de la démocratie car « il n’y a rien qui soit plus contraire à la démocratie que le régime colonial ». La cohérence est pour lui totale entre le de Gaulle, adversaire irréductible du fascisme, rénovateur de la démocratie française et liquidateur du colonialisme : « Le gaullisme décolonisateur de 1962 est dans la droite ligne du gaullisme libérateur de 1944 » peut-il conclure, d’autant plus satisfait que la Cinquième République, contrairement à la précédente, a montré qu’elle était capable de résoudre la crise algérienne.
Outre la décolonisation, la question sociale fut, on le sait, l’un des grands combats politiques de René Capitant et de ses amis gaullistes de gauche. Au début des années 1950, ils militaient pour l’adoption de l’association capital-travail. Mais la sensation produite au Conseil national du rpf par le discours révolutionnaire de Capitant sur « le changement de régime » se dissipe rapidement, du fait de la prudence de de Gaulle et du scepticisme de l’opinion. Au milieu des années 1960, Vallon et Capitant reprennent leur cheval de bataille, en tentant d’imposer leur projet de participation. Mais ils se heurtèrent aux réticences des gaullistes conservateurs, en particulier de celles du Premier ministre du général de Gaulle, Georges Pompidou.
B. Le combat pour la participation
Une fois la question algérienne réglée, René Capitant annonce « le temps de la réforme sociale ». De Gaulle, note-t-il, a institué une constitution démocratique, il a transformé la diplomatie de la France, en la faisant reposer sur les principes de libertés et d’égalité des peuples, il a même institué un nouveau type d’économie, à la faveur de la planification. Il faut désormais poser « les principes d’un nouvel ordre social ». Ce constat de l’inachèvement de la politique gaullienne, en l’absence d’une grande réforme sociale, Capitant le rappellera à de nombreuses reprises dans ses articles de Notre République. En 1966, il indique ainsi que l’objectif du gaullisme est « de doter la France d’une nouvelle constitution sociale ». Et il précise en utilisant des formules qu’il employait déjà dans ses textes politiques et ses cours du début des années 1950 :
[…] dans notre siècle, on ne saurait concevoir une constitution politique sans le complément d’une constitution sociale. À la démocratie politique fondée en 1962 doit correspondre une démocratie sociale, dont le gaullisme a l’obligation de jeter les fondements pendant le second septennat.
La réforme qu’il appelle de ses vœux s’inscrit en droite ligne de ce qu’il défendait au temps du rpf. Ainsi, le 8 mars 1963, peut-il écrire :
Le gaullisme n’est-il pas porteur d’un message social ? N’a-t-il pas défini depuis longtemps les réformes par lesquelles la classe ouvrière peut être libérée du salariat et promue à l’égalité sociale, c’est-à-dire au rang d’associée, au sein de l’entreprise comme à tous les échelons de la décision économique ?
Quelques semaines plus tard, il ajoute : « Notre doctrine se résume en un mot : l’association. Il faut associer la classe ouvrière aux responsabilités de l’entreprise comme aux responsabilités de l’économie nationale (autant dire de la planification). Voilà le message dont nous sommes porteurs ». Trois ans plus tard, il observe qu’« il est aussi nécessaire aujourd’hui de réformer le régime capitaliste qu’il était hier nécessaire de réformer le régime représentatif ».
René Capitant a pris, aux côtés de Louis Vallon, une part importante dans la bataille en faveur de la mise en place de la participation dans les entreprises. Tout a véritablement commencé avec le § 4 de l’article 33 de la loi du 12 juillet 1965, issu d’un amendement déposé par Louis Vallon à l’Assemblée qui disposait : « Le gouvernement déposera avant le 1er mai 1966 un projet de loi définissant les modalités selon lesquelles seront reconnus et garantis les droits des salariés sur l’accroissement des valeurs d’actifs des entreprises dû à l’autofinancement ». Cette disposition programmatique n’était pas, il faut l’avouer, d’une grande clarté. La commission Mathey, mise en place par le gouvernement Pompidou pour donner une suite à cet amendement, l’avait d’ailleurs souligné. S’agissait-il uniquement de redistribuer une partie des bénéfices aux salariés ou fallait-il envisager en outre l’attribution à ces derniers de droits de propriété sur leur entreprise ? Dans le premier cas, on privilégiait, par une mesure financière, une hausse des revenus des salariés ; dans le second, on accordait des droits à ces derniers de participer à la direction de l’entreprise, ce qui équivalait à s’engager dans la voie de la cogestion. Du fait de l’ambiguïté des objectifs de l’amendement Vallon et des réticences, voire de l’hostilité des partenaires sociaux, la commission Mathey avait conclu à l’impossibilité d’une telle réforme, ce qui n’était pas sans satisfaire le gouvernement, mais avait fortement irrité les gaullistes de gauche. Pour ces derniers, la participation n’avait pas seulement une signification économique, mais également une signification sociale. René Capitant devait le souligner dans ses articles de Notre République. L’autofinancement, c’est-à-dire l’épargne des entreprises, doit appartenir autant aux salariés qu’aux actionnaires. S’appuyant sur les calculs du polytechnicien Marcel Loichot issus de son livre La réforme pancapitaliste, Capitant estime qu’en accordant chaque année aux salariés la moitié de l’accroissement de capital de l’entreprise, sachant que cet accroissement était de l’ordre de 6 à 7 % par an à l’époque, les salariés posséderaient la moitié du capital de l’entreprise au bout de vingt-cinq ans et les trois-quarts après quarante-cinq ans. Pour compenser en particulier l’absence de hausse de salaires, il serait accordé chaque année aux salariés des actions de l’entreprise avec tous les droits associés, à savoir le versement d’un dividende et le droit de vote à l’assemblée générale. Une telle réforme conduirait selon lui à
un type nouveau de régime social [qui] s’opposerait clairement au capitalisme actuel, ou « oligocapitalisme », dans lequel les entreprises appartiennent à une minorité d’hommes et où, par voie de conséquence, la majorité composée des travailleurs est exclue de cette propriété.
C’est à l’initiative du général de Gaulle qui, à deux reprises au cours de l’année 1966, demanda que les travailleurs aient leur part des résultats et des responsabilités dans le progrès des entreprises, que fut adoptée l’ordonnance no 67-693 du 17 août 1967 relative à la participation des salariés aux fruits de l’expansion des entreprises. Elle prévoyait l’intéressement des travailleurs aux résultats des entreprises qui n’était obligatoire que pour les entreprises de plus de cent salariés. Les sommes dégagées étaient affectées à une réserve spéciale de participation, mais les droits constitués au profit des salariés ne pourraient être exigibles que dans un délai de cinq ans à compter de l’ouverture de ces droits. Ces sommes étaient exonérées de l’impôt sur les sociétés et de l’impôt sur le revenu. Il n’était donc question ici que d’une redistribution financière aux salariés qui ne pouvait être assimilée à la grande réforme sociale que les gaullistes de gauche appelaient de leurs vœux. Louis Vallon l’interpréta ainsi, en qualifiant la réforme de « trompe l’œil » et en constatant qu’« il ne s’agit que d’un fort modeste intéressement converti en salaire différé pendant cinq ans, sans aucune participation des salariés au capital ou aux responsabilités ». De Gaulle lui-même n’était que partiellement satisfait par une réforme qui n’allait pas assez loin à son goût. Sa volonté avait été clairement contrecarrée par Matignon. Il relancera le chantier de la participation après mai 1968, mais le cœur du projet, celui relatif aux entreprises, ne sera pas inclus dans le référendum qui ne portera que sur la fusion du Sénat et du Conseil économique et social, ainsi que sur la création des régions en tant que collectivités territoriales, ces dernières comprenant également une représentation socio-professionnelle. Au sein du gouvernement Couve de Murville, le Garde des Sceaux René Capitant fut néanmoins invité à proposer des modifications de la législation commerciale, afin d’informer les travailleurs à la marche de leur entreprise et aux problèmes les concernant directement, tels que l’emploi et la durée du travail. En novembre 1968, il exprimait encore sa confiance dans la réalisation prochaine de la réforme, assurant que « l’arbitrage du chef de l’État avait joué en sa faveur ». Mais le départ du général de Gaulle devait mettre fin à ce projet.
Dans le débat sur la participation, les gaullistes de gauche eurent un allié, le président de la République, et un adversaire, le Premier ministre Georges Pompidou. La proximité qui existe entre le général de Gaulle et René Capitant tient non seulement à un compagnonnage qui date de 1940, mais aussi à une fibre sociale partagée, puisée à des sources communes, le catholicisme social et le socialisme français pré-marxiste, Proudhon en particulier. Il ne faut pas exclure non plus des influences réciproques. Car si Capitant et Vallon se sont réclamés des discours de de Gaulle sur l’association – discours de Saint-Étienne du 4 janvier 1948, déclaration du 17 août 1950 … – il est fort possible qu’ils aient suggéré au général les idées de coopération et d’harmonie sociale, en lui parlant des premiers théoriciens socialistes. Au moment de la discussion sur la participation, de Gaulle se réfère, tout comme Vallon et Capitant, au livre de Marcel Loichot et se déclare « fort impressionné ». De son côté, Capitant affirme publiquement qu’il a la caution personnelle du général de Gaulle pour faire aboutir le projet de participation des salariés à l’autofinancement des entreprises. Lorsque le général souhaite relancer le chantier de la participation après mai 1968, il n’hésite pas à rendre hommage à René Capitant qui avait été à l’initiative de l’ordonnance de 1945 sur les comités d’entreprise.
Toutefois, il ne faudrait pas en tirer la conclusion que de Gaulle est pleinement d’accord avec Capitant sur le contenu de la réforme de la participation. Ses prises de position publique sont en effet nettement plus prudentes que les interprétations qu’en donne Capitant. Ainsi, lorsque de Gaulle annonce le 28 octobre 1966 que les travailleurs auront leur part et leur responsabilité dans les progrès des entreprises, il précise néanmoins que « cette réforme doit s’accomplir sans ébranler les autres piliers, qui sont d’une part l’investissement des capitaux pour l’équipement des entreprises et, d’autre part, l’initiative et l’autorité de ceux qui ont à les diriger ». Capitant cite cette conférence de presse en expliquant qu’« il s’agit de réformer le régime capitaliste en transformant les travailleurs de salariés qu’ils sont en associés qu’ils doivent devenir, dans les entreprises d’abord et ensuite, par voie de conséquence, dans l’ensemble du processus économique national » ! De même, lorsqu’à l’automne 1967, de Gaulle souhaite la participation directe du personnel aux résultats, au capital et aux responsabilités des entreprises, Capitant proclame : « C’est l’autogestion ouvrière qui est ici visée » et propose d’organiser, à côté de l’assemblée des actionnaires, l’assemblée des salariés devant laquelle la direction de l’entreprise serait également responsable. Il est clair que Capitant allait bien au-delà de ce que souhaitait de Gaulle qui n’avait pas l’intention de remettre en cause l’autorité du chef d’entreprise.
En privé, de Gaulle ne manquera pas de prendre ses distances avec Capitant sur le dossier. En juin 1968, au lendemain du deuxième tour des législatives, de Gaulle demande à Georges Pompidou s’il souhaite faire la réforme de la participation avec lui. Celui qui est encore son Premier ministre lui répond alors : « Mon Général, je ne pourrais vous répondre que si je savais ce que c’est que la participation. Si j’en crois Capitant, c’est, soit la soviétisation, soit l’établissement dans les entreprises du régime d’assemblée. Si c’est cela, je ne suis pas d’accord ». Et de Gaulle de répliquer : « Mais il ne s’agit pas de cela. Capitant est fou. Il s’agit d’associer les travailleurs à l’activité des entreprises, de leur fournir des informations sur cette activité. Mais nous en reparlerons ».
Georges Pompidou fut pour sa part toujours réservé sur la question de la participation et fit son possible, lorsqu’il était Premier ministre, pour limiter les effets d’une réforme qu’il appréhendait, suscitant la colère de de Gaulle et de Capitant. Une fois élu président de la République, il devait dire publiquement ce qu’il avait déjà confié au général, à savoir sa crainte que la participation se traduise soit par la soviétisation, soit par le régime d’assemblée et donc l’anarchie, et qu’elle aboutisse finalement à une dilution de responsabilité dans l’entreprise. Il ne percevait pas en tout cas la participation comme « un grand mythe social mobilisateur » et lorsqu’il utilisait le terme, il l’entendait dans le sens de l’intéressement, c’est-à-dire d’un avantage matériel accordé à la classe ouvrière, afin de permettre sa meilleure intégration dans la société. Dans Le nœud gordien, ouvrage dont le manuscrit avait été rédigé avant le référendum du 27 avril 1969, Pompidou reconnaît qu’
il est bon que la loi encourage et, dans certaines conditions, impose certaines modalités d’intéressement. De même, la législation doit-elle encourager l’actionnariat ouvrier […] de même peut-on inviter, et s’il le faut, obliger les chefs d’entreprise à un plus large effort d’information et de concertation, tant d’ailleurs vis-à-vis des actionnaires que des salariés, afin que tous se sentent associés, réellement aux progrès, aux profits, aux difficultés aussi de l’entreprise. Mais, là encore, je suis convaincu que le rôle de l’État doit être d’exemple et d’incitation plus de contrainte […].
On mesure par ces lignes ce qui sépare le réalisme de Pompidou de l’idéalisme de Capitant, ou pour le dire autrement ce qui distingue le réformisme conservateur du premier à la volonté de rupture par rapport à la société capitaliste du second. Les deux hommes qui se connaissaient depuis la Libération étaient de toute façon trop différents, par leur tempérament, par leur parcours, par leurs idées également pour s’entendre. Le caractère passionné et entier de Capitant, peu enclin aux concessions, tranchait avec la modération et le sens du compromis de Pompidou. Ce dernier, membre du cabinet du général de Gaulle, a laissé un témoignage de leurs relations tendues au temps du gouvernement provisoire :
À l’Éducation nationale, j’avais affaire à René Capitant, dont le gaullisme était notoire, mais chez qui je discernai assez vite un penchant à la mégalomanie. Il avait imaginé une « réforme » de son administration qui comprenait, je crois, quelque vingt directions. J’essayai avec succès de limiter les dégâts. Il est possible que René Capitant en ait, dès cette époque, conclu que j’étais un faux gaulliste.
Au moment du rpf, Capitant reproche à Pompidou de rester dans l’ombre et de ne pas s’engager dans une campagne électorale. Mais c’est surtout après l’élection présidentielle de 1965 que le conflit entre Capitant et Pompidou s’envenime pour deux raisons essentielles : la réforme de la participation et l’avenir des institutions, lié en réalité à la définition de l’après-gaullisme.
Sur la participation, Capitant reproche au Premier ministre de freiner la réforme souhaitée par de Gaulle. Il l’accuse d’être trop prudent, voire de reculer. Mécontent du manque d’ambition de l’ordonnance du 17 août 1967, il finit par dire de Pompidou que « son nom est devenu un symbole du capitalisme », propos qui suscite l’irritation de de Gaulle. Quant à la question des institutions, Capitant s’oppose à Pompidou, accusé de vouloir construire une majorité parlementaire sur un seul parti, dont le programme serait de droite, alors qu’il défend pour sa part l’idée d’une majorité élargie à d’autres forces politiques et qui ne serait pas figée. Lorsqu’est annoncée la convocation des assises nationales de l’unr–udt à Lille en novembre 1967, l’éditorial de Notre République annonce « Nous n’irons pas à Lille », afin de contester la mainmise de Pompidou sur le parti et l’inflexion conservatrice et anticommuniste donnée au gaullisme. La guerre de succession paraît alors engagée, Pompidou et dans une moindre mesure Capitant, pouvant être des prétendants possibles.
La première déclaration de Capitant, à peine nommé Garde des Sceaux fin mai 1968, traduit l’animosité qu’il éprouve : « J’avalerai la couleuvre Pompidou. Je ne dis pas que cela sera agréable mais c’est mon devoir ». Après le retrait du général de Gaulle, Capitant, poussé par certains de ses amis, envisage même de se présenter à l’élection présidentielle. Il s’agit en particulier de combattre Pompidou, pour lequel les hommes de Notre République éprouvent une « hostilité viscérale ». Mais Capitant, sous la pression des principaux barons du gaullisme, dont Gaston Palewski et Jacques Chaban-Delmas, mais aussi du gendre du général, Alain de Boissieu, finit par renoncer. Il déclare dans un meeting le 19 mai que la candidature de Pompidou est « le moindre mal », avant d’annoncer quelques jours plus tard que, s’il fera campagne contre Alain Poher, il n’est pas certain de voter Pompidou. Entretemps, l’affaire Markovic aura éclaté qui, en compromettant la femme de l’ancien Premier ministre, conduira celui-ci à chercher des responsables, au premier rang desquels il placera le Garde des Sceaux, René Capitant. Pour autant, aucune preuve formelle de l’implication de Capitant n’a été établie et c’est bien plutôt l’embarras qui l’a semble-t-il emporté chez lui. Le 12 mars 1969, il publiera un communiqué dénonçant dans cette sordide affaire « des rumeurs mensongères […] afin de nuire à certaines personnalités ».
Les derniers mois de la vie politique de René Capitant sont consacrés à une opposition sans concession au nouveau Président de la République, accusé de vouloir brader l’héritage gaulliste et d’ignorer en particulier sa dimension sociale. Avec Louis Vallon, il fait renaître l’udt le 19 septembre 1969 et redonne vie à Notre République qui avait cessé de paraître en avril 1969. Le nouveau numéro du journal paraît en octobre 1969 avec une photographie du général de Gaulle et un titre sans équivoque, « Résister ». Il apporte également son soutien à Louis Vallon, exclu de l’udr le 28 octobre, en raison de la parution de son pamphlet L’anti de Gaulle. Dans Le Monde du 3 novembre 1969, il déclare que « l’udr n’a pas qualité pour exclure Louis Vallon du gaullisme », signifiant ainsi que le gaullisme ne se réduit pas à un parti politique. Son décès, le 23 mai 1970, qui survient quelques mois avant celui du général de Gaulle, marque symboliquement la fin de l’âge d’or des gaullistes de gauche. Il y aura certes encore des gaullistes de gauche, mais nombre d’entre eux, de Louis Vallon à Léo Hamon, après avoir soutenu la politique de Chaban-Delmas à Matignon, se rallieront à François Mitterrand, lors des élections présidentielles suivantes. Ils ne parviendront par la suite, malgré les efforts d’un Jean Charbonnel, à occuper une influence politique significative.
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Peut-on dire, pour résumer l’action politique de René Capitant, que « le gaullisme de gauche n’est au fond que le gaullisme véritable ; rien de plus, rien de moins ! », ainsi que l’écrivait Louis Vallon ? S’il faut comprendre le « gaullisme véritable » comme celui du général de Gaulle, il est frappant de constater que les hommes de Notre République défendaient des thèses souvent très proches de celles du fondateur de la Ve République. Qu’il s’agisse de la conception des institutions ancrées dans l’idée d’un chef de l’État fort responsable directement devant le peuple, de la politique étrangère de non-alignement, de la vision d’une Europe de la coopération, de la décolonisation appliquée partout, y compris en Algérie ou de la politique économique de planification, les convergences idéologiques sautent aux yeux. Le vif intérêt pour les question sociales, appréhendées en toute indépendance par rapport au patronat, est aussi un indéniable point commun, même si de Gaulle, en restant flou sur le contenu de l’association capital-travail puis sur la participation, n’était sans doute pas prêt à assumer une réforme en profondeur du système capitaliste, comme la souhaitait René Capitant, dont le discours radical a souvent heurté les consciences dans son propre camp.
On mesure en tout cas ce qui sépare le gaullisme de gauche du gaullisme social. Le gaullisme du général de Gaulle est assurément social, par l’intérêt qu’il porte à la condition des travailleurs et aux politiques qu’il tente de mettre en place pour l’améliorer. Le gaullisme fut également social au temps de la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas, où la politique contractuelle fut mise en avant, notamment dans le secteur public. Le gaullisme fut encore social, lorsque Philippe Seguin apportait, dans les années 1980 et 1990, une attention particulière aux droits des salariés et à la solidarité, au sein d’un parti clairement orienté à droite. Mais, quelle que soit sa déclinaison, il ne peut être assimilé au gaullisme de gauche qui visait, par l’association, puis par la participation, à une transformation profonde du capitalisme.
Une autre leçon de René Capitant est que le gaullisme n’est pas réductible à un camp politique, et surtout pas à la droite conservatrice ou nationaliste, comme on a pu l’écrire. Le gaullisme occupe pour lui une place centrale, certains diraient centriste, sur l’échiquier politique car il montre qu’une troisième voie est possible entre capitalisme et marxisme du point de vue économique, entre fascisme et communisme du point de vue politique. Le gaullisme a pu d’autant plus assumer cette position centrale qu’il était en étroite résonance avec les réalités de son temps, marquées par l’exigence démocratique. « La conjonction […] entre de Gaulle et la démocratie, c’est le secret même du gaullisme, écrit Capitant, le secret qui explique sa force de rayonnement dans le peuple et permet de comprendre son importance historique. »
Alain Laquièze
Professeur de droit public, Université de Paris.
Pour citer cet article :
Alain Laquièze « René Capitant, gaulliste de gauche », Jus Politicum, n°26 [https://juspoliticum.com/articles/Rene-Capitant-gaulliste-de-gauche]