D’abord réservé à l’égard de la Constitution de 1958, René Capitant l’a ensuite défendue. Son évolution coutumière, sans être contraire au texte, répondait en effet selon lui aux impératifs d’efficacité et de conformité à la volonté populaire. L’évolution ultérieure n’est cependant pas allée en ce sens. La dimension démocratique du système s’est estompée et son équilibre global n’apparait plus conforme à l’analyse qu’en proposait Capitant.

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É

tudier l’interprétation de la constitution de la Ve République par René Capitant semble de prime abord une tâche aisée. Celui-ci, né en 1901, est en 1958 un homme d’expérience. Il a été membre de l’Assemblée consultative provisoire, de la première Constituante élue le 21 octobre 1945, puis député de la première législature de la IVe République. Sous la Ve, il sera député de 1962 à 1968 et ministre de la justice. Mais il est surtout connu pour son œuvre scientifique commencée sous la IIIe République. Son bref article sur « La coutume constitutionnelle » demeure une référence insurpassée : en une dizaine de pages il a montré l’ambiguïté d’un terme sans cesse invoqué mais mal défini et en propose une analyse dont la fécondité demeure aujourd’hui intacte. Il est également connu pour son engagement gaulliste et sa vision très critique des institutions et de la pratique de la IVe République. Politiquement opposé au régime déchu, analyste sans complaisance de la tradition parlementaire française, il n’est pas, à la différence de la plupart des auteurs en vue de l’époque, a priori hostile à l’innovation radicale que représente l’élaboration d’une nouvelle Constitution. On pourrait être tenté d’en conclure qu’il en fut un interprète privilégié et en demeure un grand témoin – le recours à ce cliché journalistique semble, une fois n’est pas coutume, pertinent.

Pourtant, si l’on y regarde de près, la réalité s’avère plus complexe. Bien que toujours favorable au régime nouveau, il n’a pas caché, notamment au début, ses réserves et son insatisfaction. Si sa fidélité à la personne et son soutien à l’action du général de Gaulle ne se sont jamais démentis, il nourrissait des doutes et des interrogations sur l’agencement des institutions et la pratique du régime. Ses positions ne sont pas demeurées figées : il a toujours souligné les inflexions et les nuances du système qui s’élaborait sous ses yeux. Loin d’être le chantre organique et officiel de la Ve République, il est demeuré dans une certaine marginalité, active et assumée. René Capitant a été, de 1958 à sa mort le 23 mai 1970, un témoin paradoxal.

Comment comprendre ce rapport, fort et ambigu, à la Constitution ? Le positionnement politique de René Capitant semble fournir une explication simple : gaulliste, mais de gauche, n’est-ce pas un oxymore, voire une contradiction dans les termes ? Que l’on partage ou non ce sentiment – la réalité est bien plus complexe, mais ce n’est pas ici le lieu d’en débattre – il serait trop simple de s’y arrêter, car l’œuvre d’un grand auteur n’est jamais réductible à son engagement politique, même jugé paradoxal ou téméraire. La raison de la situation de René Capitant en tant qu’interprète du régime de la Ve République parait plutôt tenir à la diversité des rôles qu’il a été conduit à jouer : il fut, successivement ou simultanément, l’avocat, le partisan insatisfait et le chroniqueur du régime. Or ces divers emplois sont parfois difficiles à concilier. Les deux premiers, à l’évidence, sont divergents. Mais le troisième ne facilite pas les choses. Même si l’audience à laquelle s’adressait René Capitant à travers le journal des gaullistes de gauche, Notre République, est demeurée limitée, les écrits restent. Ils ont le mérite de présenter une analyse vivante, attentive à la conjoncture : ils conservent pour ainsi dire le grain de l’événement, significatif d’un climat et de péripéties importantes, inévitablement sacrifiées dans les synthèses ultérieures. Mais traiter hebdomadairement de questions complexes suppose de réagir à chaud, avec les risques toujours menaçants de se tromper dans l’instant et de se contredire dans la durée. À l’inverse ne pas être contraint de traiter chaque événement, jouir d’un délai de réflexion avant de se prononcer constitue parfois un avantage. L’œuvre des auteurs qui ne sont pas obligés de prendre position tout de suite sur tout revêt au regard rétrospectif un aspect plus cohérent et majestueux.

Les choses ont mal commencé. René Capitant, en exil au Japon depuis 1957, a peut-être été déçu de ne pas être consulté sur l’élaboration de la nouvelle Constitution. Il est en tout cas hors de doute que celle-ci ne ressemble pas au projet qu’il avait esquissé à l’époque du rpf. Sa critique s’exprime dans la célèbre préface qu’il rédige pour l’ouvrage de Léo Hamon, De Gaulle dans la République. Très sévère sur l’écriture – « le texte le plus mal rédigé de notre histoire constitutionnelle » dont la forme « restera une cause d’humiliation permanente pour ceux qui ont tenu la plume » – Capitant ne dissimule pas ses réserves sur le fond.

Il observe d’abord la dualité de l’objet, à la fois constitution fédérale, qui prétend fonder une Communauté française, et constitution métropolitaine. Il approuve la première, qui va enfin mettre un terme au « conflit […] entre principe démocratique et principe colonial ». Il ne ménage pas, en revanche, ses critiques à la seconde – la seule qui ait duré.

Le projet lui paraît en effet d’inspiration plus libérale que démocratique. Or « l’État moderne a besoin de souveraineté et la seule souveraineté légitime est celle du peuple. Voilà pourquoi, au-dessus des organes de représentation, il fallait organiser l’arbitrage populaire ». Certes, le projet remet en honneur la dissolution et le référendum. « Mais la dissolution ne joue pleinement son rôle que dans un système de scrutin majoritaire et de bipartisme, à l’anglaise. Le domaine du référendum n’est que faiblement élargi et « son usage […] ne peut être qu’exceptionnel ». Au total

l’idée d’arbitrage populaire a été en fait remplacée par celle de l’arbitrage du chef de l’État, mais de façon équivoque, car le président de la République n’est pas chargé, comme le peuple, d’exprimer la volonté populaire souveraine, mais seulement d’arbitrer le fonctionnement de la Constitution.

En ce domaine, il fera « fréquemment double emploi avec le Conseil constitutionnel, organe lui-même bâtard, inspiré du Comité constitutionnel de la IVe République, plus que de la Cour suprême américaine ».

René Capitant reconnaît cependant quelques avantages au nouveau système. Il constate que sont opérées des réformes qui visent à « limiter les pouvoirs, antérieurement souverains, de l’Assemblée nationale, et à renforcer l’Exécutif ». Il approuve le fait que le gouvernement reçoive « les moyens de gouverner, c’est-à-dire de diriger l’activité législative du Parlement ». Sous le IIIe République déjà il observait que l’opposition classique entre le législatif qui légifère et l’exécutif qui exécute était obsolète, car gouverner implique aussi de légiférer. Il juge positivement les dispositions que l’on qualifie, d’un terme d’ailleurs équivoque, de parlementarisme rationalisé, mais il réprouve comme legs des « dernières pratiques, les plus dégradées, de la IVe République » le mécanisme des articles 34 et 37 et les décrets-lois, qui font retour sous le nom d’ordonnances – sans compter la faculté reconnue au président de la République d’édicter, en vertu de pouvoirs exceptionnels, des mesures ayant valeur législative.

Le négatif, cependant, l’emporte :

Si donc il fallait juger le projet de Constitution métropolitaine pour lui-même, isolé de son contexte et des circonstances dans lesquelles il nous est présenté, il y aurait peu de raisons de l’approuver et tous les motifs de demander sa remise en chantier.

« Une occasion a été perdue. »

Cette analyse sans concession ne conduit pourtant pas René Capitant à suggérer un vote négatif. D’une part les circonstances du moment l’excluent : « l’adoption du projet constitutionnel, malgré toutes les insuffisances de celui-ci, marquera le début de cette grande entreprise » qu’est « la reconstitution d’un État légitime » alors que la guerre d’Algérie a conduit la IVe à n’être plus en fait qu’un « fascisme en action ». D’autre part Capitant est convaincu que la Constitution métropolitaine présente un caractère nécessairement provisoire. Prenant au sérieux l’idée de Communauté, il fonde cette certitude sur une anticipation rationnelle mais que l’histoire n’a pas ratifiée : « Si la Fédération se constitue […], un problème capital sera posé : celui de l’intégration de la Constitution métropolitaine dans la Constitution fédérale ». En effet il ne sera pas tenable dans la durée que le président de la République exerce en même temps les fonctions de président de la Fédération et de chef d’État dans la métropole, donc « un gouvernement fédéral apparaitra, nécessairement distinct du gouvernement métropolitain ». Une révision de la Constitution s’avèrera indispensable, et elle ne manquera pas d’influer sur la répartition des compétences au sein de la Constitution métropolitaine.

On sait que le problème anticipé par René Capitant a été réglé d’une toute autre manière, par la disparition rapide de la Fédération présumée. Le pronostic avancé s’est cependant manifesté par un tout autre scénario : la pratique de la Constitution a été fort différente de ce que prévoyait Capitant, comme d’ailleurs la plupart des observateurs, et elle a été révisée.

Il serait réducteur de ne voir dans cette analyse initiale du texte, purement exégétique par la force des choses, qu’une manifestation de mauvaise humeur. L’expérience acquise sous la IIIe et la IVe Républiques ne prédispose pas René Capitant à surestimer le pouvoir démiurgique d’une Constitution. Penseur de la coutume, il sait que celle-ci, faiblement déterminée par des dispositions inévitablement ambiguës, fixe en dernier ressort le véritable sens d’un système politique. Il sait aussi qu’elle peut être évolutive, et même progressiste. Dans la trinité laïque texte, esprit, pratique, il n’est pas douteux qu’il privilégie, préventivement puis pratiquement, les deux derniers termes. Enfin rien ne l’incite à penser que le sens d’un texte constitutionnel puisse dépendre de la décision d’un juge. Pour lui la compréhension et l’analyse d’un système politique commence après l’exégèse du texte présumé fondateur. Elles ne peuvent être entreprises qu’à la lumière d’un rapport dialectique de celui-ci et de la pratique effective, médiatisé par l’invocation – peu compromettante – de l’esprit.

Dès son retour du Japon en 1960, le témoin critique de 1958 se transforme en avocat des institutions : le régime « a été approuvé par 80 % des Français et représente un progrès évident par rapport aux institutions de la IVe République ». Il va le demeurer jusqu’à sa mort. Une anecdote rapportée par Hélène Truchot dans sa thèse illustre parfaitement ce rôle.

En novembre 1965, René Capitant déclare lors d’un débat que la pratique institutionnelle du général de Gaulle a toujours été conforme à la Constitution. Cette affirmation provoquant des rires, Capitant déclare : « J’en ferai la démonstration quand vous voudrez ». Deux convictions s’affrontent ici : pour Capitant, il est hors de doute que de Gaulle respecte la Constitution ; pour ses contradicteurs, il n’est pas douteux qu’il la viole. Aussi il faut-il s’interroger : comment les deux parties savent-elles ce qu’elles savent – ou croient savoir ?

Les adversaires de Capitant ne peuvent à l’évidence s’appuyer sur une interprétation authentique du texte par un juge, puisque celui-ci n’existe pas. S’ils sont juristes, ils se fondent sur une contradiction entre les actes du chef de l’État et le sens qu’ils prêtent à telle ou telle disposition constitutionnelle ; s’ils ne le sont pas, ils répètent ce qu’ils ont entendu dire. Dans les deux cas il s’agit d’un point de vue où thèses juridiques et positions politiques se trouvent mêlées. Les premières sont-elles la cause des secondes ou l’inverse ? Il est impossible d’en décider faute d’un accès direct à la conscience (voire à l’inconscient) des intéressés. Capitant, en revanche, affirme disposer d’une démonstration. Celle-ci doit être générale, puisqu’il ne fait pas référence à une controverse particulière mais à une conformité globale de la pratique gaullienne au texte constitutionnel.

Tel est le cas : Capitant élabore une interprétation d’ensemble de la Constitution. Sa démarche, toutefois, présente un caractère spécifique qui fait à la fois, selon le point de vue adopté, sa force et sa faiblesse. Le nerf de sa démonstration consiste en effet à montrer que la nature du régime est déterminée en fait par sa pratique, puis à prouver que celle-ci n’est pas en droit incompatible avec le texte constitutionnel. Par conséquent ce n’est pas le texte qui détermine la pratique, ce qui permet d’établir la conformité de la seconde au premier ; c’est au contraire celle-là qui confère un sens à celui-ci : toute divergence entre l’une et l’autre est donc a priori exclue.

On peut évidemment objecter que le procédé vide la loi fondamentale de sa dimension normative. Mais celle-ci n’est-elle pas, ici comme toujours, problématique ? Même si un juge constitutionnel était consulté sur toutes les mesures prises en application de la Constitution, l’interprétation prétorienne qu’il en donnerait ne revêtirait un caractère authentique que par convention. Il existe à l’évidence une différence certaine entre des dispositions constitutionnelles qui excluent ou rendent absolument obligatoires certains comportements et d’autres où l’ambiguïté propre au langage crée une marge d’incertitude, compatible avec plusieurs interprétations. Dans ce second cas un choix s’avère nécessaire. Il n’est pas inconcevable que la pratique opère celui-ci et détermine le sens des termes, qui est donc susceptible d’évoluer coutumièrement.

En 1958, René Capitant, se fondant sur le texte, estimait que la Constitution fait du président le République un arbitre qui ne gouverne pas : le gouvernement gouverne, le Premier ministre est son chef. Mais il va rapidement défendre la thèse inverse : le Président est bien le chef du pouvoir exécutif. Toutefois

il ne faut pas s’étonner que l’interprétation de la Constitution qui prévalut dans la doctrine pendant les premières années de la Ve République ait donné de celle-ci une image très proche de la IIIe République. Le président de la République, personnage irresponsable, simple arbitre du jeu constitutionnel, n’était pas habilité à exercer le pouvoir gouvernemental […]. [La majorité des auteurs] ne se trompaient pas car, entre l’Assemblée élue au suffrage universel et le président élu au suffrage restreint, il y avait un déséquilibre tel que, passée les circonstances exceptionnelles qui avaient imposé l’homme du 18 juin même à ses adversaires, le chef de l’État eût été privé de tout moyen de soutenir […] sa politique contre celle de la majorité parlementaire […]. C’est pourquoi la réforme constitutionnelle de 1962 était nécessaire. Elle a donné à la Ve République sa forme cohérente.

L’évolution, dans ce cas, est donc achevée par une révision du texte constitutionnel. La réforme a d’ailleurs une portée plus large, qui transforme moins l’esprit des institutions qu’elle ne le confirme :

l’élection présidentielle n’a pas seulement pour avantage de donner au chef de l’État la base politique à défaut de laquelle celui-ci serait privé de l’autorité nécessaire pour remplir sa fonction ; elle présente encore l’utilité de permettre au corps électoral d’exprimer plus complètement et plus efficacement sa volonté.

Les principes également nécessaires de légitimité et d’autorité convergent ici.

Capitant ne minimise donc pas la portée de la réforme de 1962. Mais il la considère moins comme une innovation radicale, susceptible à elle seule de bouleverser l’économie du système, que comme une mise en conformité de la lettre avec la logique profonde, auparavant inachevée, du régime. La pratique était en avance sur la théorie : elles se rejoignent maintenant. Aussi peut-il sans contradiction montrer que l’évolution constatée n’est pas incompatible avec la lettre des dispositions constitutionnelles dont, à l’exception des articles 6 et 7, rien n’a été modifié. Il est possible de déduire de celles-ci que le Premier ministre est « constitutionnellement responsable devant le chef de l’État », bien que l’expression ne figure pas dans le texte de 1958. La méthode de Capitant vise à concilier deux impératifs qui, pour lui et par postulat, n’impliquent pas contradiction : le respect des textes dont les termes et les dispositions sont pris en compte d’une part, mais aussi, d’autre part, une logique globale des institutions que révèle sa pratique effective, génétiquement issue du texte bien que sous-déterminée par lui. Autrement dit, selon Capitant, elle le met en œuvre mais rétroagit sur lui. Elle constate, mais également crée, sous condition de ne pas entrer frontalement en contradiction avec son modèle, la signification médiate de la Constitution écrite.

Toutefois, quand il discute de l’interprétation du texte constitutionnel, René Capitant ne s’enferme pas dans une vision purement formelle qui déduirait mécaniquement le droit applicable du droit appliqué. Il attache au contraire une importance essentielle à la dimension matérielle de l’action politique : la pratique ne s’impose que si et seulement si elle met en œuvre une action conforme à des valeurs supérieures. La normativité est ainsi réintroduite. Mais elle s’exerce au nom de principes transcendants, non d’un respect fétichisé de la lettre. La légalité formelle importe moins que la légitimité matérielle.

Celle-ci a, comme on l’a déjà observé, deux aspects. Pour René Capitant, la IVe République « était à la fois illégitime et inefficace ». Le nouveau régime doit évidemment faire l’inverse. Il doit être efficace : « au xxe siècle, convient l’État fort de la démocratie plutôt que l’État faible et divisé auquel aspiraient les libéraux ». Mais, comme sa définition l’implique déjà, cet État doit être légitime. Les deux exigences sont inséparables : « L’État moderne a besoin de souveraineté et la seule souveraineté légitime est celle du peuple ». Celle-ci est définie – dans une perspective clairement influencée par Rousseau – comme « le droit pour un peuple, et pour chaque citoyen de ce peuple, de se gouverner lui-même, ou, du moins, de participer à égalité aux mécanismes gouvernementaux ».

René Capitant a toujours insisté sur la nécessité de restaurer l’autorité de l’État. Mais comme d’une part il pense que cet objectif a été pris en compte par le texte constitutionnel de 1958, comme d’autre part ce thème fait à l’époque l’objet d’un consensus assez général, ce n’est pas le point sur lequel il insiste le plus dans ses écrits politiques ultérieurs. En revanche, il développe fréquemment la question de la démocratie. Celle-ci lui sert de pierre de touche pour légitimer l’évolution globale des institutions et certaines interprétations du texte constitutionnel. Mais elle peut aussi justifier des critiques.

Un exemple paradigmatique de la méthode interprétative de Capitant peut être trouvé dans son analyse de la controverse constitutionnelle autour du référendum du 28 octobre 1962. Dans un article publié dans Notre République le 4 octobre 1962 et intitulé « Réfutation du “non” », il examine les diverses raisons invoquées par les opposants au projet pour justifier une réponse négative à la consultation référendaire. Sur la question de la constitutionnalité de la procédure – l’article 11 est-il applicable ou la révision constitutionnelle ne peut-elle être opérée que par l’article 89 ? – il observe d’abord que « si l’on devait s’en tenir à la lettre de la Constitution […] il serait impossible de trancher avec certitude dans un sens ou dans l’autre ». On peut en effet soutenir qu’il existe deux voies différentes pour réviser le texte : un choix doit donc être fait. Mais sur quelle base ? Capitant pose que « derrière la lettre, il faut saisir l’esprit de la loi ». Puis il poursuit :

« Relisons le texte fondamental : “la souveraineté nationale appartient au peuple, qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum”. […] [L]e principe est clairement affirmé : la souveraineté appartient au peuple ; celui-ci ne l’exerce plus seulement par ses représentants ; il peut l’exercer directement par la voie du référendum. »

Comment dès lors admettre une interprétation du texte qui aboutirait à priver le peuple souverain du pouvoir constituant ? « La réponse populaire fera loi », d’autant que le Conseil constitutionnel est « incompétent en cette matière ». Le raisonnement est cohérent : en l’absence d’un juge, qui jouit du privilège de décider sans démontrer, il convient d’interpréter le détail par le tout, autrement dit la lettre par les principes. Capitant ne se borne donc pas à évoquer « l’esprit ». Il trouve dans la lettre de la Constitution des arguments textuels – le monopole de l’article 89 n’est pas explicitement posé, la souveraineté du peuple peut emprunter deux voies – qui justifient une herméneutique : la controverse constitutionnelle peut être tranchée à la lumière du principe surplombant que constitue l’expression directe de la souveraineté du peuple.

Il s’agit là d’un débat juridique ciblé, où la question posée est celle de la conformité d’un acte à la lettre constitutionnelle. Mais la réflexion de Capitant porte aussi sur un objet qui, bien que ne figurant pas, et pour cause, dans le texte de la loi fondamentale, influe lourdement sur le fonctionnement du régime : la notion de majorité.

En 1958, on l’a vu, René Capitant observe que le scrutin majoritaire ne saurait suffire à créer, comme le croient naïvement certains, un régime parlementaire efficace et stable : il y faudrait aussi une « majorité à l’anglaise ». Il est intéressant d’observer dans la durée l’évolution de sa pensée sur cette question.

En 1960, il estime que le « retour au scrutin majoritaire » constitue « une réforme capitale » car « les élections redeviendront ce qu’elles n’auraient jamais dû cesser d’être : la désignation d’une majorité de gouvernement. […] Le citoyen reprendra conscience de son rôle. L’esprit civique se réveillera ». Il est vrai que la division des partis subsistera. « La droite et la gauche […] ne seront que deux “blocs” […]. Mais ce n’en est pas moins l’arbitrage électoral […] qui aura désigné les représentants de ces deux formations au Parlement et donné la victoire à l’une contre l’autre ».

Pronostic osé à l’époque où il est émis, mais qui se trouve confirmé deux ans plus tard. Pourtant René Capitant n’est pas pleinement satisfait. Le scénario qu’il envisageait supposait en effet rempli un préalable : le ralliement nécessaire – qui donne son titre à l’article cité – de la gauche à la Ve République. Or il s’avère, au lendemain des élections de novembre 1962, que la majorité espérée est apparue, mais sans que la condition supposée en ait été la cause ni la conséquence.

En février 1966, un an avant les élections législatives où l’on pressent que le sort du régime va de nouveau se jouer, René Capitant écrit un article très significatif intitulé « La structure de la majorité ». Il pose un constat : « aussi longtemps que la République nouvelle n’aura pas été définitivement consolidée, la vie politique française sera dominée par l’affrontement de ses partisans et de ses adversaires. » Il ne lui parait pas douteux que le pays approuve majoritairement les institutions de la Ve République. Il constate « avec la plus grande satisfaction que les interprétations de la Constitution données par [ses] éminents collègues Georges Vedel et Maurice Duverger sont beaucoup moins éloignées de la [sienne] qu’elles ne l’étaient il y a encore un an ». Mais il observe que lorsque François Mitterrand appelle « coup d’État » ce qui est l’application normale et nécessaire de la Constitution, il fait preuve d’une hostilité au régime que les partisans de celui-ci sont obligés de combattre.

Il y a donc, pour René Capitant, superposition de deux clivages : une « alternative politique », d’une part, oppose la droite et la gauche ; une « alternative constitutionnelle », d’autre part, met en présence les partisans de la Ve République et ses adversaires. La victoire de 1962 était donc nécessaire mais non suffisante. L’idéal qu’il appelle de ses vœux n’est pas que ces deux clivages se superposent – ce qui signifierait l’identification du régime et de la droite – mais que le second disparaisse sans laisser de trace. Que la question posée soit, en d’autres termes, celle d’une alternance dans le régime et non sur le régime. Dans la perspective des élections législatives de 1967, il évoque diverses hypothèses : celle d’une majorité ouverte, où devraient être accueillis « tous ceux qui se rallient sincèrement à la Ve République, au fur et à mesure de leur conversion » ; ou bien en revenir au modèle qui avait présidé à la création du rpf « sur la base d’une double appartenance de ses membres, laissés libres de demeurer dans leurs partis respectifs tout en adhérant au Rassemblement ».

On sait que ces spéculations demeurèrent sans suite. La victoire de 1967 est courte, mais suffisante pour que Capitant y voit l’esquisse d’« un mouvement très net vers le bipolarisme » qui est « une des conséquences nécessaires de nos nouvelles institutions ». Cette évolution est en effet le résultat d’une conjonction entre le scrutin majoritaire et la dissolution :

les partis, contraints de lutter pour la majorité, sont au moment des élections puissamment incités à se grouper en deux blocs opposés. Et, comme la menace de la dissolution fait peser, pendant toute la durée de la législature, la menace de nouvelles élections possibles, l’effet du système majoritaire persiste dans l’intervalle des élections et tend ainsi à maintenir de façon durable la cohésion des blocs.

Sous la IIIe République au contraire, l’existence du scrutin majoritaire ne suffisait pas à garantir un tel résultat car l’éclipse du droit de dissolution aboutissait à ce que « presqu’automatiquement […] les deux blocs se formaient au moment des élections mais se dissociaient dans l’intervalle ». Toutefois ce système se combine, sous la Ve République, avec l’arbitrage du chef de l’État qui « ne veut pas être le chef d’un des partis ou des blocs représentés à l’Assemblée. Il veut être, en face des partis, l’élu de la Nation ».

Le phénomène décrit par Capitant s’est en effet imposé avec la signature du Programme commun de la gauche en 1972 puis le ralliement, au deuxième tour, du parti gaulliste à la candidature de Valery Giscard d’Estaing en 1974. Mais l’alternance dans le système ne se produira qu’en 1981 : pour que le coup d’État cessât d’être permanent, il fallait que François Mitterrand fût élu président de la République.

Il convient enfin d’observer que si, pour René Capitant, l’acceptation du régime par l’ensemble des forces politiques demeure toujours un objectif, à ses yeux sa légitimité se fonde sur un autre postulat. Puisque « le vieux dogme monarchique de l’irresponsabilité présidentielle est périmé », cette légitimité nouvelle se fonde sur le

grand principe qui fait l’originalité de la Ve République et lui donne sa forme démocratique : « La responsabilité du président devant le suffrage universel ». Cette responsabilité est la clef de voûte de tout le système. Elle exige que le président ait la confiance de la majorité du peuple. Sans cette confiance il ne peut rien et doit se retirer.

Ce principe implique que « le septennat ne dure pas nécessairement sept ans. Le président peut, à chaque instant, poser la question de confiance devant le peuple ou s’y voir contraint par l’opposition ».

Cette déclaration lapidaire mais formelle induit à l’évidence deux interrogations : comment le Président pose-t-il la question de confiance devant le peuple ? Comment l’opposition peut-elle le contraindre – et à quoi ?

Sur le premier point la réponse est connue : il peut organiser un référendum. L’idée se heurte, il est vrai à des objections puissantes. D’une part elle aboutit à inverser la logique de la question de confiance. Celle-ci n’est plus, comme devant une assemblée, un moyen ultime pour obtenir le vote d’un texte ; à l’inverse le texte devient un prétexte puisque la consultation vise à tester l’état de l’opinion. Opération pour le moins problématique, comme l’a montré l’exemple du référendum avorté de 1968. D’autre part on n’a pas manqué d’observer que le chef de l’État n’est jamais obligé de poser cette « question de confiance » : par cette voie, il n’est donc responsable que s’il a choisi de l’être.

C’est ainsi que Capitant interprètera le scrutin du 27 avril 1969. Très significatif à cet égard apparaît le fait qu’il ait protesté véhémentement, dans un article de Notre République (qui devait être le dernier), contre un propos tenu par Georges Pompidou et au terme duquel « le général de Gaulle “résilia volontairement ses fonctions” » après sa défaite au référendum. Selon Capitant, « cette affirmation est évidemment contraire à la réalité. Si le général de Gaulle s’est démis de ses fonctions, c’est parce qu’il avait l’obligation de le faire après le scrutin par lequel le peuple français lui avait retiré sa confiance ». La nuance peut, d’un point de vue pragmatique, paraître ténue. Mais aux yeux de Capitant elle est essentielle car, d’un point de vue juridique, elle met en cause un élément fondamental de sa théorie : si le chef de l’État engage sa responsabilité, il a le devoir, en cas d’échec, d’en tirer les conséquences.

Sur le second point, en revanche, la formule de Capitant semble trop elliptique. À quoi l’opposition peut-elle contraindre le président de la République ? À improviser un référendum ? Il faut certainement entendre que l’opposition peut contraindre le Président à démissionner si elle l’emporte aux élections législatives. Dans un texte de novembre 1966, où il dénonce vertement la thèse, évoquée, avec des objectifs différents, par François Mitterrand et par certains gaullistes, selon laquelle le président de la République pourrait, en cas de défaite électorale, mettre en vigueur l’article 16, il s’exprime sans ambiguïté :

en cas de conflit entre [le chef de l’État] et la majorité parlementaire, l’arbitrage est donné au peuple, statuant par voie de référendum ou d’élections générales […]. C’est pourquoi, assurés que nous sommes d’être dans la ligne tracée par le général de Gaulle, nous disons : le peuple français a le droit de renverser le président de la République au cours du septennat.

Cette analyse exclut donc l’idée de cohabitation. Il va de soi que René Capitant n’a connu ni le mot ni la chose. Il ne peut donc envisager cette réponse. Mais l’hypothèse qui conduit à poser la question, espoir ou hantise selon le bord politique considéré, est connue dès le lendemain des élections victorieuses de 1962 : quid si le miracle ne se renouvelle pas, si une majorité oppositionnelle sort des urnes ? Dans l’article qui vient d’être cité, René Capitant y répond sans ambiguïté. Mais il semble avoir envisagé d’autres cas de figure. Le caractère purement spéculatif de l’exercice suffit à expliquer ces tâtonnements : divers scénarios étaient concevables. Il paraît néanmoins probable que les fluctuations de la conjoncture politique expliquent aussi ces nuances : les considérations théoriques et tactiques étaient étroitement mêlées.

En 1965 René Capitant, observe que

si le verdict populaire avait été différent et si, comme la majorité parlementaire l’escomptait, le suffrage universel avait désavoué le chef de l’État [en 1962], celui-ci aurait été, comme son lointain prédécesseur de 1877, dans l’obligation de se soumettre ou de se démettre.

Au lendemain des élections de 1967, il écrit :

Sans doute le régime fonctionne-t-il mieux s’il existe, au sein de l’Assemblée, une majorité élue pour soutenir la politique présidentielle […]. Toutefois une telle majorité n’est pas imposée par la Constitution et le régime n’en continuerait pas moins d’exister si l’Assemblée se trouvait épisodiquement privée de majorité gouvernementale. […] Dans le régime présidentiel qui est le nôtre […] c’est au Président, appuyé sur des ministres personnellement choisis par lui, qu’il appartient de prendre et de conserver l’initiative politique, sans trop se préoccuper de l’accueil que la majorité parlementaire fera à ses projets, sans préjuger non plus de l’attitude de l’opposition.

Plus tard, comme on l’a vu, il estimera qu’une semblable hypothèse doit être considérée comme une mise en cause de la responsabilité politique du Président et implique donc sa démission. L’opinion émise en 1967 est donc conjoncturelle. La majorité sortante l’a emporté d’extrême justesse, une motion de censure paraît à court terme peu probable, d’où une tranquillité relative bien que précaire, qui explique sans doute l’euphémisme « épisodiquement ». Des manœuvres dilatoires, des majorités de rechange pourraient être envisagées. Face à une majorité nette et déterminée, comme dans l’hypothèse d’une question de confiance explicite, le président de la République se trouverait dans l’obligation de démissionner. Jamais Capitant n’a pu concevoir l’hypothèse d’un compromis constitutionnel, fondé sur un accord d’arrière-pensées, entre ennemis politiques. L’idée, invraisemblable à l’époque, était destinée à le rester jusqu’en 1986.

On voit ainsi comment l’interprétation de la Constitution que présente René Capitant suit et légitime l’évolution du régime. À partir d’un texte sans grâce, s’élabore, autour de la personne du général de Gaulle et sous son action, un régime politique nouveau qui, sans violenter la lettre du texte adopté par référendum, développe sa logique propre. En devenant progressivement ce qu’il est, le régime se rapproche peu à peu, selon Capitant, de ce qu’il doit être. Le Président n’est plus cantonné dans le rôle, ambigu et réducteur, d’arbitre. Il devient le chef de l’exécutif. Il n’est plus l’élu d’« un collège réduit de notables, très semblable au collège chargé d’élire les sénateurs » et « d’où sont pratiquement exclus les femmes et les jeunes », mais l’élu du suffrage universel. Le référendum n’est plus circonscrit à quelques domaines limitativement définis : il permet au chef de l’État de s’assurer périodiquement de la confiance du pays. L’existence d’une majorité suscite et constate l’existence d’une authentique « volonté politique du peuple ». La responsabilité du chef de l’État est effective. Elle est garantie par la possibilité qui lui est offerte de poser, par la voie du référendum, une question de confiance, mais aussi par le renouvellement périodique de l’Assemblée nationale : en cas de désaveu massif de la majorité parlementaire qui soutient le chef de l’État, celui-ci est contraint de démissionner. Certes le système demeure imparfait, des progrès pourraient être mis en œuvre. Mais l’idéal rousseauiste qui est celui de Capitant demeure asymptotique : la démocratie parfaite est inaccessible. Il n’y a donc aucune contradiction dans le fait d’affirmer du régime de la Ve République « qu’il n’en existe pas de plus démocratique dans le monde ».

En résulte-t-il que René Capitant s’estime entièrement satisfait ? Non. En 1958 il constatait « que le système proposé est d’inspiration libérale plus que démocratique. Il tend à la division de la souveraineté plus qu’à la souveraineté du peuple ». Selon son analyse, l’évolution du régime est heureusement allée en sens contraire. Le référendum est en effet « l’institution par excellence de la démocratie directe » et s’oppose au plébiscite qui est « l’instrument du césarisme ». Il regrette toutefois que le domaine du référendum n’ait pas été élargi par rapport à la définition restrictive qu’en donne, contrairement au désir du général de Gaulle, le texte constitutionnel. Il appelle également de ses vœux la création d’un mécanisme d’initiative populaire. Son grand regret demeure l’absence des réformes profondes destinées à créer une véritable démocratie économique et sociale, qu’il appelle et parfois annonce. Mais ce n’est pas le lieu de développer cet aspect de sa pensée, qui – bien qu’il implique l’usage du référendum – excède à l’évidence l’objet de cet article.

On peut observer, en revanche, que l’évolution ultérieure du régime n’a que partiellement confirmé les thèses de René Capitant. Certes le rôle prépondérant du président de la République n’a pas été remis en cause. Il s’est même encore développé. Le ralliement des partis de gauche au système s’est affirmé dès lors qu’ils ont eu accès au pouvoir. La bipolarisation s’est imposée et a permis d’atteindre l’idéal jadis inaccessible d’une alternance « à l’anglaise » – infléchie d’ailleurs par le cadre institutionnel instauré en 1958 – même si l’évolution de la conjoncture politique a singulièrement compliqué les choses.

La vision des questions constitutionnelles s’est trouvée d’autre part entièrement modifiée par l’affirmation du contrôle de constitutionnalité. René Capitant ne fondait guère d’espoir sur ce mécanisme, et moins encore sur l’organe censé l’exercer. Son expérience politique comme sa pensée juridique ne le prédisposait pas – autre euphémisme – à nourrir de grands espoirs à ce sujet. Non, comme on l’a vu, qu’il ait ignoré les textes. Mais d’une part il était enclin à penser que ceux-ci s’avèrent toujours ambigus, donc faiblement contraignants ; d’autre part il n’aurait ni compris ni accepté que des juges, mêmes compétents, puissent constituer « l’organe de la volonté générale ». Le développement de la jurisprudence constitutionnelle a suscité un mouvement de retour au texte, souvent ambigu, portant sur des détails plutôt que sur l’équilibre global du système et les rapports de force qui le déterminent, mais qui a conduit à s’intéresser moins aux aspects institutionnels et politiques du droit constitutionnel qu’à sa dimension étroitement contentieuse.

Mais c’est évidemment sa théorie de la démocratie qui s’est trouvée la plus délaissée. L’idée même de démocratie a perdu l’importance politique, idéologique et affective qu’elle connaissait encore dans les années soixante. Elle n’est plus, comme à l’époque, un idéal, un étendard et un enjeu. Ce n’est pas ici le lieu de se demander pourquoi, mais il faut enregistrer le fait : le regard porté sur l’œuvre de René Capitant ne peut qu’en être transformé.

Aussi n’est-il pas surprenant que sa vision institutionnelle, entièrement structurée par l’impératif démocratique, ne soit plus qu’un objet d’histoire. On peut même dire qu’elle a été minutieusement déconstruite.

Le référendum, dont on pouvait déjà observer le déclin en 1998, paraît de fait abandonné. Lors de deux dernières consultations, en 2000 et 2005, il avait été préalablement convenu qu’un résultat négatif serait sans influence sur le maintien au pouvoir de ses organisateurs – précaution qui s’est avérée utile dans le second cas.

Les projets d’instauration d’un mécanisme d’initiative populaire, rebaptisé référendum d’initiative citoyenne, partent d’une toute autre logique. Il est d’ailleurs fort probable qu’ils n’ont aucune chance d’aboutir en raison de l’hostilité, proclamée ou silencieuse, des responsables politiques mais aussi des multiples activismes minoritaires et sectoriels qui craignent, sans doute à juste titre, d’être moins populaires auprès des électeurs que des médias.

Se retirer après des élections législatives perdues par son camp ? Deux présidents de la République ont vertueusement résisté à cette tentation.

Plus généralement, la pertinence du clivage majoritaire, qui a fonctionné quelques temps, s’est trouvée ensuite brouillée sous l’influence conjuguée de deux facteurs.

Le premier, interne, provient des transformations du système des partis. À droite puis à gauche, l’essor de partis extrémistes a d’abord réduit l’audience des partis de gouvernement. Puis ceux-ci, autour desquels se groupaient traditionnellement les coalitions potentiellement majoritaires, se sont effondrés. D’où un retour en grâce de coalitions centristes, laminées auparavant par la bipolarisation, qui l’emportent par défaut. Mais, assumant un pouvoir sans alternative, elles subissent de plein fouet les aléas de la conjoncture, y compris les plus imprévus, et additionnent tous les mécontentements, globaux ou sectoriels, légitimes ou non.

D’autre part la conjonction du quinquennat et de la priorité des élections présidentielles sur les élections législatives, posée par la loi organique du 15 mai 2001, crée – a jusqu’ici créé – une majorité automatique à l’Assemblée nationale. Conjugués – car il est simpliste de faire porter l’entière responsabilité des déboires actuels sur le seul quinquennat – ces deux phénomènes confrontent un mécontentement général et l’irresponsabilité systémique d’un pouvoir inamovible pendant cinq ans. C’est le contraire exact du schéma décrit par Capitant : une alternative claire entre les termes de laquelle la majorité des citoyens choisit et manifeste ainsi, faute d’unanimité, « la volonté politique du peuple » tout en gardant le pouvoir de mettre en cause la responsabilité politique des gouvernants.

Il ne faut pas toutefois perdre de vue que le système actuel a été bricolé, sans que ses conséquences aient été anticipées, dans un but précis : empêcher la cohabitation. Ainsi l’évolution du régime a imposé un choix entre deux cas de figure que Capitant récusait également : la cohabitation, qui paralyse l’État, et l’hyperprésidence qui confère au chef de l’État, pour la durée de son mandat, un pouvoir irresponsable et sans partage. Certes il n’est pas exclu que l’élection au suffrage universel – seule survivante – désigne un « bon » Président. Mais, outre que ce caractère est par nature subjectif, l’inverse peut aussi se produire, ou la convergence des oppositions peut retourner du pour au contre une opinion d’abord favorable. On parvient ainsi à cumuler tous les inconvénients. La vision de Capitant était peut-être un rêve. Il est peu douteux que son contraire soit un cauchemar.

 

René Capitant a compris la Ve République à partir d’un savoir théorique qu’il avait élaboré sous les Républiques antérieures. Il était donc intellectuellement préparé d’une part à mettre en lumière les avantages qu’offrait la Ve – qui avait été explicitement conçue de manière à pallier les défauts de celles-ci –, d’autre part à développer les arguments en défense susceptibles d’être opposés à ses adversaires – la pratique du système, légitime car plus efficace et plus démocratique, détermine l’interprétation de la lettre des textes, non l’inverse. Mais la pertinence de sa réflexion a été dans une certaine mesure occultée par son engagement politique : il était facile de réduire ses analyses à son militantisme gaulliste – d’autant plus facile que ce positionnement demeurait, chez ses pairs, nettement minoritaire. Il est plus facile aujourd’hui de comprendre son point de vue, non que ses thèses l’aient emporté – sur des points qu’il tenait pour essentiel, c’est l’inverse qui est vrai – mais parce que les choix collectivement effectués par les dirigeants politiques de tous bords, qui sont allés très généralement à rebours de ce que souhaitait Capitant, ont révélé leurs effets pervers. En outre, le changement radical de problématique en matière constitutionnelle permet de regarder les débats des années soixante avec la distance qu’introduit le temps. Le témoin paradoxal est devenu un témoin historique.

Demeure une question : la transformation, voire la transfiguration rétrospective du sens imputé au texte constitutionnel par la logique de sa mise en œuvre, dont René Capitant a été le plus éloquent avocat, est-elle réversible ?

La pratique, qui détermine la signification du texte sans le contredire formellement, suscite une nouvelle normativité, distincte de celle qu’une lecture prospective du texte semblait annoncer sans l’établir, a fortiori la garantir, comme la suite l’a prouvé. Cette lecture rétrospective modifie à la fois le sens général de la Constitution, donc du système politique considéré globalement, et le détail de ses dispositions, qui sont maintenant interprétées à la lumière du premier.

Mais si la configuration initiale fait retour et invoque des textes inchangés, quelle option choisir ? René Capitant ne s’est pas posé la question : il en est resté à l’idée de constitution coutumière, telle qu’il l’avait élaborée en analysant le régime impulsé plutôt que déterminé par les lois constitutionnelles de 1875. Il avait de bonnes raisons de ne pas envisager l’hypothèse d’un retour au texte. D’une part il considérait l’évolution du régime de 1958 comme la manifestation, progressive mais logique et nécessaire, du véritable sens de celui-ci. Comment un tel progrès pourrait-il être réversible ? D’autre part l’auteur est mort avant que se manifestent les signes d’une régression institutionnelle, bien que la régression politique ait été, pour lui, accomplie déjà en la personne de Georges Pompidou. L’optique actuelle est différente puisque l’idée d’un conflit des normativités n’est pas, pour nous, une hypothèse d’école. Aussi improbable qu’il soit le phénomène a eu lieu et possède un nom : c’est la cohabitation.

Le conflit en question oppose en effet deux normes : celle qu’a imposée la pratique du régime, celle que l’on peut, pouvait ou pourrait induire du texte fondateur de celui-ci. Il est évident qu’une telle confrontation ne saurait être et n’a pas été tranchée sur la base de critères purement juridiques. Le point de vue qui l’emporte est déterminé par un rapport de forces politique : le cas pratique de la cohabitation l’a montré sur le tas. L’idée de constitution coutumière est ici dépassée, puisque l’on ne forge pas coutumièrement une norme nouvelle mais que l’on choisit, pour des motifs qui n’ont par hypothèse aucun caractère normatif – le contraire supposerait une métanorme : or celle-ci, précisément, n’existe pas – entre deux normes possibles. Ne serait-on pas en présence d’une, ou deux, constitutions politiques ?

Dans une telle problématique, une absence doit être notée : celle du juge constitutionnel. Celui-ci, en effet, n’agit, au mieux, qu’à la marge. Il tranche, de manière plus ou moins convaincante, des différends ponctuels, relatifs à des normes particulières. Quelle que soit l’importance, parfois considérable, des solutions qu’il dégage, la question de la signification globale du système n’est jamais posée en termes contentieux et ne peut l’être. Le droit définit et répartit des compétences, c’est-à-dire des domaines où les personnes habilitées sont autorisées à décider conformément aux règles qu’il édicte. Mais où se situe le véritable pouvoir ? Qui décide en fait ? Si les formes sont respectées, comment apprécier le contenu des consciences ? Comment un juge pourrait-il empêcher un Premier ministre de démissionner à la demande du chef de l’État, malgré le sens apparent du premier alinéa de l’article 8 de la Constitution, ou garantir le respect de la lettre du premier alinéa de l’article 20, c’est-à-dire imposer que le gouvernement détermine et conduise, en pratique et exclusivement motu proprio, la politique de la Nation ? Pour le meilleur et pour le pire, le régime politique, résultante de l’interprétation globale du texte constitutionnel, est hors de portée du juge. C’est un drame politique, dont le juge est acteur, mais dont il n’est pas l’auteur, pas même le metteur en scène.

 

Jean-Marie Denquin

Professeur émérite de l’université Paris Nanterre, est l’auteur de plusieurs ouvrages en droit constitutionnel et théorie du droit, parus notamment dans Jus politicum. Un recueil de ses textes a été publié chez Dalloz en 2019.

 

Pour citer cet article :

Jean-Marie Denquin « L’interprétation de la Constitution de la Ve République par René Capitant », Jus Politicum, n°26 [https://juspoliticum.com/articles/L-interpretation-de-la-Constitution-de-la-Ve-Republique-par-Rene-Capitant]