Entre 1947 et 1955, René Capitant a été un des principaux dirigeants du Rassemblement du Peuple Français créé par le général de Gaulle pour revenir au pouvoir. Il en a été l’éminent théoricien constitutionnel, un théoricien à la réflexion contrainte par le cadre fixé dans le discours de Bayeux. Toutefois, tout en adhérant lui-même à ce schéma d’un régime parlementaire rénové et d’un exécutif restauré, Capitant a su proposer des voies originales pour conduire la « révolution démocratique » qu’il appelait de ses vœux, en faisant une large part au référendum, instrument privilégié de la souveraineté populaire, et à un fédéralisme destiné à être décliné au niveau de l’organisation territoriale, économique et sociale du pays, mais aussi de l’organisation des territoires d’Outre-mer.

René Capitant, constitutional theorist of the Rassemblement du Peuple Français (RPF). Between 1947 and 1955, René Capitant was one of the main leaders of the Rassemblement du Peuple Français created by General de Gaulle to return to power. He was the eminent constitutional theorist, a theorist whose thinking was constrained by the framework set in Bayeux's speech. However, while adhering himself to this scheme of a renovated parliamentary regime and a restored executive, Capitant was able to propose original ways to lead the "democratic revolution" he called for, by making it offshore. part in the referendum, privileged instrument of popular sovereignty, and in a federalism intended to be declined at the level of the territorial, economic and social organization of the country, but also of the organization of the overseas territories.

 

E

ntre son élection à la première Assemblée Constituante, en octobre 1945, et la mise en sommeil définitive du Rassemblement du Peuple Français (rpf) en septembre 1955, René Capitant est un constitutionnaliste qui plonge, avec ardeur, dans la mêlée politique et parlementaire du temps. Il s’agit ici de le saisir dans ce moment rpf, d’étudier les idées que Capitant infuse alors dans la doctrine constitutionnelle de la formation gaulliste, la continuité avec ses écrits passés, les éventuels prémisses du « second Capitant », le futur « légiste de la Cinquième ».

Au mitan des années 1930 déjà, René Capitant s’était projeté dans le champ politique, en publiant, au lendemain du 6 février 1934, sa brochure La réforme du parlementarisme, en rejoignant, en 1936 et pour quelques mois, le cabinet de Léon Blum président du Conseil. À partir de 1945, cette fois, il devient un acteur à part entière de la vie politique, déployant une large activité à l’Assemblée nationale et au sein du rpf. Il va en être « le principal théoricien constitutionnel », selon la formule de Nicolas Wahl. Cet emploi est singulier, et même contraignant pour une personnalité aussi affirmée que celle de René Capitant. Certes, il n’est pas le premier professeur à entrer dans la carrière parlementaire. Joseph Barthélémy, par exemple, l’y avait précédé entre les deux-guerres, à la Chambre des députés, entre 1919 et 1928. Pourtant, la particularité de la pensée constitutionnelle du professeur-député Capitant dans ces années d’après-guerre va être de se déployer à l’intérieur d’une formation politique constituée autour de la figure exceptionnelle du général de Gaulle, pour le ramener au pouvoir, et dotée, avec le discours de Bayeux, de véritables tables de la loi dans le domaine constitutionnel.

Se posent, dès lors, une série de questions : Au-delà des masses de granit jetées par le général de Gaulle dans le discours de Bayeux, comment évolue, en profondeur, la réflexion gaulliste sur les institutions entre 1947 et 1955 ? Comment le rpf a-t-il travaillé sur ces sujets ? Avec quelle liberté ? Dans quel sens René Capitant pèse-t-il dans la définition de la doctrine constitutionnelle du rpf ? Sur quels aspects principaux ? Dans quel rapport avec ses propres idées, celles d’avant 1939 ou celles de la période 1943–1946 ?

Le moment rpf constitue un moment charnière entre le « premier Capitant » et le « second Capitant ». Avant d’étudier les idées du « principal théoricien constitutionnel du rpf », il convient de rappeler, en un bloc, le contexte et le cadre politiques dans lesquels Capitant est, alors, appelé à agir.

De 1947 à 1955, René Capitant est une des principales figures du gaullisme politique. Il en a même été, d’une certaine façon, un précurseur. C’est lui en effet, qui a fondé, durant l’été 1946, la première formation politique se réclamant expressément du fondateur de la France libre, l’Union gaulliste pour la IVe République, dont l’objet principal était de peser dans le débat constitutionnel en faveur des idées exposées par le général de Gaulle à Bayeux. C’est pendant l’été 1946 que René Capitant publie sa brochure Pour une Constitution fédérale qui reprend pour partie les articles publiés dans Combat-Alger au moment des débats de la première Assemblée Constituante. Après le second référendum constituant, alors que le général de Gaulle ne s’engage pas directement dans les élections du 10 novembre 1946, destinées à élire la première Assemblée nationale de la IVe République, l’Union gaulliste décide, après beaucoup d’hésitations, de présenter ou de soutenir des listes à l’occasion de cette consultation. Au soir du 10 novembre, l’Union gaulliste obtient 3,1 % des suffrages et neuf élus, dont René Capitant lui-même dans le département de la Seine.

Le 16 avril 1947, René Capitant dissout l’Union gaulliste et invite ses adhérents à rejoindre le rpf dont le général de Gaulle vient d’annoncer la création à Strasbourg le 7 avril précédent. Il reste aussi, pour dix-huit mois encore, jusqu’à la fin de 1948, membre de l’udsr. L’une des particularités du rpf, qui se voulait avant tout un rassemblement et non un parti, était de permettre à ses membres de demeurer au sein de leur formation politique initiale, une double appartenance autorisée par les instances de l’udsr. Dans son combat contre la IVe République naissante, pour obtenir la dissolution de l’Assemblée nationale et une refonte profonde des institutions, le général de Gaulle se devait de recueillir le soutien de plusieurs des formations politiques représentées à l’Assemblée nationale. En permettant la double appartenance, il tente, ainsi, d’agréger à son action le mrp, l’udsr, le parti radical, les indépendants. Finalement, c’est, en novembre 1948, quand le comité directeur de l’udsr rejette par 30 voix contre 15 sa motion en faveur d’une dissolution immédiate de l’Assemblée nationale, que Capitant quittera, avec treize autres députés, ce parti et son groupe parlementaire à l’Assemblée pour aller créer un nouveau groupe baptisé Action démocratique et sociale (ads).

L’objectif d’une révision constitutionnelle est susceptible de cimenter une coalition allant du rpf au mrp En 1946, udsr, radicaux et indépendants avaient voté « non » aux deux référendums constitutionnels et le mrp n’avait finalement soutenu le projet constitutionnel du 13 octobre que pour des raisons d’opportunité politique, en réclamant, dès le lendemain de l’adoption de la Constitution, une révision rapide. Toutefois, cette perspective oblige le rpf à défendre, comme à Bayeux, un projet constitutionnel susceptible de rallier les autres partis, quitte à nuancer certaines divergences, comme par exemple sur le recours aux procédures référendaires. Ainsi, durant cette période, jusqu’aux élections législatives de 1951, René Capitant met surtout l’accent sur l’objectif de réformer le régime parlementaire sans avoir à convoquer une nouvelle assemblée constituante.

Après son semi-échec aux élections législatives du 17 juin 1951, le rpf, traversé de forces centrifuges, abandonné par une partie de son aile droite, ralliée au ministère Pinay en 1952, allait se raidir dans l’opposition au régime. Après sa non-réélection à l’Assemblée nationale, René Capitant durcit, lui-même, la tonalité de ses interventions constitutionnelles pour réclamer un « changement de régime » et l’abolition de la souveraineté parlementaire au profit de la souveraineté populaire. Finalement, le 6 mai 1953, le général de Gaulle coupa le lien entre le rpf et les parlementaires qui avaient été élus sur ses listes aux élections législatives et sénatoriales, en leur donnant leur liberté. Pendant un an et demi, il ne sembla plus savoir que faire de l’appareil militant, maintenu, hormis de l’engager dans le combat contre la Communauté Européenne de Défense (ced). Le 13 septembre 1955, le rpf fut définitivement mis en sommeil.

Au sein du rpf, cette réflexion constitutionnelle repose sur trois foyers : les idées du général de Gaulle lui-même d’abord, les assemblées statutaires du mouvement ensuite, composées des Assises et du conseil national, et le comité national d’études enfin.

D’abord et avant tout, c’est au général de Gaulle qu’il revient de fixer la doctrine constitutionnelle du rpf, au moins dans ses principales orientations. Il l’a fait en 1946, à Bayeux et à Épinal. Il n’y reviendra pas, précisément, avant 1958. D’abord, en raison de son appétence limitée pour les questions purement juridiques. Pour le fondateur du rpf, les institutions apparaissent davantage comme un moyen que comme une fin. Ensuite, il faut souligner que le général de Gaulle quand il est amené à s’exprimer sur ces questions avant fin 1958, l’est dans un contexte politique particulier, celui de la conquête du pouvoir. En juin 1946, dans le discours de Bayeux, rien n’était dit pouvant heurter le mrp que le général de Gaulle entend rallier derrière un contre-projet constitutionnel. À l’été 1958, de Gaulle reste prudent dans l’exposé de ses idées constitutionnelles en réponse aux questions de Guy Mollet et Pierre Pflimlin notamment, car il s’agit de préparer de préparer la plus large adhésion possible aux nouvelles institutions au référendum de septembre.

L’amitié de René Capitant avec le général de Gaulle est ancienne. Il a rencontré ce dernier au cours de l’hiver 1939–1940 sur le front alsacien. Il lui sera, désormais, lié personnellement et politiquement jusqu’à sa mort en mai 1970. C’est sans doute dans l’après-guerre que l’influence de René Capitant auprès du général de Gaulle sur les questions constitutionnelles est à son apogée.

Avec Debré, et peut-être avant lui – il a le bénéfice de l’âge, de la fonction, des titres et de la renommée – il est le constitutionnaliste, et de Gaulle le reconnaît volontiers : « Capitant, confie-t-il en juillet 1946, a des idées très saines sur la Constitution » (C. Mauriac, Un autre de Gaulle, Paris, Hachette, 1970, p. 216), c’est d’ailleurs à lui qu’il demande, en 1945, de choisir quelques ouvrages fondamentaux pour l’initier à ces questions constitutionnelles. À cette époque cruciale, l’influence de Capitant est sans doute plus grande que sa pensée n’a plus sa rigidité initiale, et pas encore le radicalisme qui la caractérisera par la suite. On observe à ce propos un intéressant phénomène d’influences croisées, ou réciproques.

Toutefois, comme l’a très justement souligné Jean-Marie Denquin,

le gaullisme est certainement la doctrine du général de Gaulle, mais il lui échappe également. (Ce qui ne lui échappe pas est, on l’a vu, gaullien). Il est la pensée d’un groupe d’individus qui le suivent mais aussi qui partagent (parfois à partir de prémisses différents) ses options. Certains sont fascinés par le personnage ou obéissent au chef de parti : ils sont prêts à le suivre même s’il change d’avis ; d’autres sont en phase avec lui – plus ou moins selon les moments. Le gaullisme est donc à la fois discipline et convergence, autonomie et hétéronomie. En outre, cette situation n’aide pas à répondre à une question apparemment simple : qui est habilité à parler au nom du gaullisme ? Ce titre ne s’acquiert par autodéfinition. Mais s’ensuit-il que toute opinion défendue par un gaulliste implique le gaullisme ? Certains auteurs auxquels on ne saurait contester l’épithète de gaulliste ont des idées personnelles dont on ne sait pas exactement jusqu’à quel point elles engagent la doctrine. D’où ce paradoxe : les idées de René Capitant, par exemple, sont dans le gaullisme, mais on en saurait en conclure que le gaullisme contient les idées de René Capitant. C’est là un problème d’orthodoxie : Origène est un penseur chrétien, mais il n’engage pas l’Église puisque celle-ci l’a jugé hétérodoxe. La difficulté dans le cas du gaullisme est qu’il n’y a pas eu de dogme : le parti a eu ses dissidents, la doctrine n’a pas eu ses excommuniés. Le principe implicite fut plutôt que cent fleurs s’épanouissent : le pragmatisme y gagnait, mais la tâche de l’analyste n’en est pas facilitée.

Le deuxième foyer de la réflexion constitutionnelle du rpf, ce sont les deux assemblées créées au sein du mouvement – le conseil national et les assises nationales. René Capitant qui préside la commission du conseil national sur la réforme de l’État, puis le conseil national lui-même après juin 1951, a largement la haute main, en leur sein, sur les orientations du rpf sur les questions institutionnelles. C’est lui qui, aux deuxièmes assises nationales de Lille des 11–13 février 1949, aux troisièmes assises de Paris des 23–25 juin 1950 et aux cinquièmes assises de Paris des 9–10 novembre 1952, présentera le rapport sur les questions institutionnelles, établi sur la base des travaux discutés précédemment au conseil national.

Enfin, un autre organe au sein du rpf réfléchit aussi aux questions constitutionnelles. Il s’agit du Comité national d’études constitué à l’initiative de Gaston Palewski. Il est chargé de réunir la documentation concernant les questions d’ordre administratif (réforme de l’État ; organisation du gouvernement ; Union française ; administrations centrales ; administrations locales, etc.) ; d’ordre économique et financier ; d’ordre social ; d’ordre international » et de formuler des propositions concrètes. Ce « véritable brain trust du rpf » comprend cinq membres permanents, Gaston Palewski, Georges Pompidou, Michel Debré, André Diethelm et Louis Vallon. C’est Michel Debré qui est plus spécialement chargé des questions constitutionnelles et électorales.

Dans les débats constitutionnels au sein du rpf entre 1947 et 1955, conditionnés pour partie à l’évolution de la situation politique, René Capitant demeure « l’avocat du parlementarisme » qu’il était avant-guerre tout en devenant « l’apôtre de la démocratie. Non qu’il juge qu’il y ait incompatibilité entre parlementarisme et démocratie, mais parce qu’il perçoit désormais que l’idéal démocratique dépasse la sphère du politique et l’ingénierie constitutionnelle ».

 

I. « Instaurer un véritable régime parlementaire »

 

Écartant résolument le modèle du « régime présidentiel », c’est bien à « instaurer un véritable régime parlementaire » que René Capitant appelle dans son rapport sur la révision de la Constitution aux deuxièmes assises nationales du rpf à Lille, les 11–13 février 1949. Pour lui, c’est bien le régime parlementaire, « dans ses véritables principes gravement altérés par la Constitution de 1946 », qui convient à la France et à la République. Il ouvre son rapport par un éloge de

la Constitution de 1875 [qui] a permis à la République de s’affermir et de durer pendant 65 ans. Elle a permis à la France de se redresser après la défaite de 1870, de fonder un vaste empire colonial et de gagner la première guerre mondiale avec l’aide de ses alliés.

Le révisionnisme constitutionnel de l’entre-deux-guerres est, ainsi, ramené à une entreprise de correction des défectuosités des institutions après 1919, quand

il apparut vite à tous les esprits clairvoyants que nos institutions politiques avaient cessé de fonctionner de façon satisfaisante et que la troisième République était menacée d’une crise mortelle si elle ne savait réaliser à temps et avec l’énergie nécessaire de profondes réformes de structure.

Mais il ne s’agissait pas alors, selon Capitant, à travers ces « tentatives de réforme [qui] se heurtèrent à la force d’inertie du régime », de mettre en cause l’ensemble de l’édifice de 1875. Faute d’avoir conduit la révision indispensable des institutions,

la guerre mondiale ne fut ni prévenue, ni préparée. La nation incertaine se divisa profondément. L’ennemi profita de ces fautes pour manœuvrer sur le plan diplomatique, pour nous surprendre sur le plan militaire et pour préparer notre écroulement politique par le travail de sape de sa cinquième colonne. Ainsi, fut rendu possible le vote du 10 juillet 1940, qui marque, non point la défaite de la France, mais l’abdication de la Troisième République.

Cette relecture succincte de l’histoire constitutionnelle de la IIIe République, le lien établi avec le révisionnisme « libéral et conservateur » des années 1930, permettent, ainsi, à Capitant de conférer une légitimité républicaine et quasi-historique au révisionnisme du rpf, sans doute pour écarter l’accusation portée par Léon Blum notamment d’une « analogie réelle et profonde » entre les mouvements boulangistes et gaulliste.

En 1949, le député de la Seine, « restaurer le régime parlementaire, c’est essentiellement : – Assurer l’existence d’un majorité stable et homogène au sein de l’Assemblée Nationale ; – Organiser la séparation des pouvoirs ». Sur le premier objectif, Capitant en revient très largement aux idées défendues en 1934, dans La réforme du parlementarisme. Sur le second, au contraire sa pensée constitutionnelle connaît de profondes évolutions par rapport au « premier Capitant ».

A. Des remèdes hérités du « premier » Capitant

En 1934, Capitant avait préconisé d’appuyer l’entreprise de modernisation du parlementarisme de la IIIe République sur le scrutin majoritaire pour l’élection des députés et la dissolution. En 1947, sur ces deux points, la réflexion initiale du R.P.F, est encore en construction. Le discours de Bayeux n’abordait pas, en effet, la question de la loi électorale et restait assez sibyllin sur les mécanismes constitutionnels du recours à la dissolution.

En 1945, pour des raisons d’opportunité politique, le général de Gaulle avait contraint René Capitant et Michel Debré, partisans du scrutin majoritaire, à rédiger l’ordonnance du 17 août 1945 relative au régime électoral applicable aux élections générales de 1945 en prévoyant le recours au scrutin départemental à un tour, avec représentation proportionnelle pour l’élection des membres de l’Assemblée nationale constituante. À l’inverse, très tôt, le rpf allait, sous l’influence de Capitant, défendre le principe du scrutin majoritaire, aussi bien pour des raisons fonctionnelles que du point de vue démocratique.

René Capitant considère que le régime parlementaire « ne peut fonctionner de façon satisfaisante sans une majorité parlementaire homogène et stable ». Il importe, donc, d’en revenir à ce mode de scrutin, qui, « seul », « permet à une majorité électorale de se dégager et d’être représentée par une majorité parlementaire conforme à la volonté des électeurs ». Plus largement, c’est aussi un primat démocratique qui, aux yeux de Capitant, impose le recours au scrutin majoritaire. Pour lui, la représentation proportionnelle « empêche a fortiori la majorité électorale de désigner directement la majorité parlementaire. Elle remplace l’élection par un plébiscite au profit des partis et abandonne aux accords arbitraires et incontrôlés de ceux-ci, le soin de former et de défaire des majorités parlementaires de rechange. Ainsi, elle substitue fatalement à la démocratie cette féodalité de partis dont la France fait actuellement l’expérience ». On le constate, « bien avant Maurice Duverger, [René Capitant] a mis en relation système politique, système des partis et systèmes électoraux ». Convaincu de l’importance jouée par la loi électorale dans le fonctionnement des institutions, il réclame, même, comme Gambetta en 1881, de l’« inscrire ce principe dans la constitution elle-même afin qu’il s’impose aux futures lois électorales ».

Toutefois, à la fin des années 1940, les modalités de l’application du scrutin majoritaire restent encore en débat au sein du rpf. En 1934, Capitant avait défendu le principe d’un scrutin majoritaire uninominal à deux tours, garantissant « un meilleur contrôle de l’électeur sur l’élu » et ayant « l’avantage de permettre une meilleure élection des élus ». En avril 1946, lors de la discussion d’une proposition de loi de Jacques Bardoux relative à l’élection des députés, il soutient, sans succès, un amendement visant à établir le scrutin uninominal majoritaire à un tour. Les effets attendus du recours au scrutin majoritaire, ont changé. Capitant souligne que ce mode de scrutin permettrait de « réduire le nombre des partis à deux […] un grand parti de gauche et un grand parti de droite, qui alterneraient au pouvoir suivant le verdict du suffrage universel, [permettant] de réaliser vraiment le régime parlementaire ». À Lille, en 1949, il ne tranche pas véritablement entre scrutin à un ou deux tours, ni même entre scrutin de liste ou uninominal, en ne retenant que le seul principe de « l’élection de l’Assemblée nationale au scrutin majoritaire ». La question semble rester pendante au sein du rpf Michel Debré, dans une note d’octobre 1947 au Comité national d’études, avait préconisé un scrutin majoritaire de liste à un tour.

Le débat semble avoir été tranché par la suite, puisqu’en 1951, aux quatrièmes assises nationales de Nancy des 23–25 novembre, Michel Debré, dans le rapport sur la révision constitutionnelle et la réforme de l’État, tout en soulignant l’intérêt du scrutin majoritaire de liste, celui « adopté en 1848 et en 1871, préconisé par Gambetta et par Jules Ferry », reconnaît qu’en « l’état actuel de l’opinion nationale, [le] retour au scrutin majoritaire suppose le retour au procédé traditionnel des deux tours » dans le cadre d’un scrutin uninominal et de circonscriptions redécoupées par rapport à celles d’avant-guerre. Conséquence toutefois de cette prise de position forte du rpf, intervenue sous l’influence de René Capitant, la grande formation située sur le flanc droit de l’échiquier politique défend, désormais, le scrutin majoritaire, pourtant combattu par les droites, par Tardieu et Reynaud avant la guerre. Par la suite, jusqu’à ce jour, toutes les formations néo-gaullistes ont toujours défendu le principe du scrutin majoritaire pour élire les députés sous la Ve République.

Le rétablissement effectif du droit de dissolution est l’autre principal remède grâce auquel René Capitant entendait moderniser le régime parlementaire à la fin de la IIIe République. En 1949, il met l’accent, plus que jamais, sur l’importance de ce mécanisme, en préconisant de « libérer l’exercice du droit de dissolution des entraves et des restrictions qui lui ont été imposées par la Constitution de 1946 ». Pour lui, la combinaison du scrutin majoritaire et du droit de dissolution doit permettre « à la majorité électorale d’élire une majorité parlementaire à son image », puis, de « garantir que la majorité parlementaire reste, après son élection, en harmonie avec la majorité électorale ». Cette vision mécaniste du scrutin majoritaire est renforcée par une conception démocratique de la dissolution en tant que forme majeure d’expression de la souveraineté populaire :

Le système d’après lequel l’Assemblée élue au suffrage universel est souveraine pendant tout le cours de la législature et ne doit pas de compte au pays avant le terme de son mandant est une forme étroite et périmée du régime représentatif. Il faut, au contraire, affirmer que l’Assemblée est responsable devant le corps électoral, comme le Gouvernement devant l’Assemblée. La majorité parlementaire dépend de la confiance populaire comme le Gouvernement dépend de la confiance parlementaire. Ce double degré de responsabilité est la condition de la souveraineté populaire, et par conséquent de la démocratie.

Pendant les premières années du rpf, la question du titulaire du droit de dissolution et des mécanismes de son déclenchement avait semblé rester en débat. Pour Capitant, avant-guerre, la dissolution qu’il défendait, était dans son essence une dissolution ministérielle, une dissolution gouvernementale. Tout change après le discours de Bayeux. Dans son projet de Constitution fédérale, Capitant préconise, désormais, que ce soit le Président de la République qui puisse « dissoudre chacune des deux assemblées » et, ainsi

faire appel à l’arbitrage du suffrage universel, soit pour résoudre un conflit permanent entre les deux Assemblées, soit pour trancher un conflit entre le gouvernement et elles. La dissolution est, de ce dernier point de vue, le corollaire indispensable de la motion de censure.

Dans son rapport de 1949, René Capitant va se faire plus précis sur les modalités de déclenchement de la dissolution. Il conditionne celle-ci à la mise en minorité du gouvernement par l’Assemblée nationale et à ce que le gouvernement propose « au Président de la République un décret de dissolution de l’Assemblée, destiné à provoquer de nouvelles élections qui trancheront souverainement ». Toutefois, pour Capitant, l’exercice même du droit de dissolution doit être à la discrétion du Président de la République. Ce dernier

doit rester libre d’accorder ou de refuser sa signature au décret de dissolution et d’apprécier ainsi si la gravité du conflit entre le Gouvernement et l’Assemblée, d’une part, l’état de l’opinion publique, d’autre part, légitime le recours à une procédure qui doit rester malgré tout exceptionnelle.

De pleinement gouvernementale avant-guerre, la dissolution devient, en partie, pour Capitant, une prérogative présidentielle, conditionnée, sans doute pour rassurer d’éventuels futurs alliés du rpf.

La réflexion de Michel Debré en ce domaine a suivi le même cheminement. En octobre 1947, dans sa note au comité national d’études, il avait proposé que la dissolution soit placée entre les mains du gouvernement. En définitive, son projet de révision constitutionnelle établi en juin 1948 confie l’exercice du droit de dissolution au Président de la République. Ce dernier pourrait y recourir au cas où le gouvernement aurait fait l’objet d’une motion de censure ou au cas où l’Assemblée refuse la confiance au gouvernement. Ensuite, en dehors de ces deux situations, le président de la République ne pourrait prononcer la dissolution qu’après avis du Conseil politique et du Conseil de la République.

Nul doute que l’inscription du droit de dissolution parmi les prérogatives du chef de l’État, retenue dans la doctrine constitutionnelle du rpf, corresponde bien à une conception personnelle et même ancienne du général de Gaulle. Pour ce qui concerne René Capitant, elle renvoie, plus largement, à une évolution de sa pensée constitutionnelle quant au rôle du le président de la République au sein d’un régime parlementaire.

B. Les apports du « second » Capitant sur la séparation et l’organisation des pouvoirs exécutif et législatif

Au-delà des solutions préconisées en 1934, d’autres remèdes apparaissent désormais nécessaires aux yeux de Capitant afin d’« instaurer un véritable régime parlementaire ». Ils consistent à « organiser la séparation des pouvoirs ».

Le rapport de René Capitant à cette notion de la séparation des pouvoirs a assez nettement évolué entre l’avant et l’après-guerre. Au début des années 1930, en bâtissant sa théorie du parlementarisme, il avait « découpl[é] les notions de régime et de séparation des pouvoirs », en soulignant que le lien entre elles était d’abord « d’ordre historique, et non pas conceptuel ». La vieille notion de la séparation des pouvoirs « fondée sur l’idée de deux pouvoirs qui s’opposent et se font équilibre », était, désormais, dépassée, par l’évolution du parlementarisme vers un régime de fusion des pouvoirs exécutif et législatif réunis au sein d’« un pouvoir gouvernemental », à l’instar de celle du parlementarisme britannique.

À la première Assemblée nationale constituante, en 1946, René Capitant dégagea l’enjeu principal du débat constituant comme étant l’opposition entre « deux conceptions de la constitution » qui « correspondent à deux notions distinctes de la démocratie ». La première était une « conception absolutiste de la démocratie » dans laquelle doit s’imposer, sans limite, la « volonté de la majorité ». Dans cette hypothèse, le « problème constitutionnel » se réduirait « uniquement à organiser cette volonté, à lui donner les moyens de s’exprimer et de prévaloir ». En effet,

qu’y a-t-il de plus alors, et quelle meilleure méthode concevoir que celle qui consiste à permettre au peuple d’élire des représentants, c’est-à-dire une assemblée et de donner ensuite tous pouvoirs à la majorité de cette assemblée ? C’est la monarchie absolue de l’Assemblée.

L’autre conception, défendue par Capitant, était celle de la « démocratie constitutionnelle », celle qui « tend, au contraire, à inclure cette assemblée dans un véritable système constitutionnel, lui apportant à la fois le contrepoids d’une Seconde Chambre et le complément de la séparation des pouvoirs ».

Après ces premiers débats constituants, la notion de séparation des pouvoirs revient en leitmotiv dans les principaux textes publiés par Capitant après le premier référendum constituant du 5 mai 1946. Ainsi, dans son projet de Constitution fédérale, précise-t-il sa propre définition de la séparation des pouvoirs :

Quant à moi, je suis tout simplement et bonnement de l’avis que le principe de la séparation des pouvoirs n’a rien perdu ni de sa clarté, ni de sa valeur – si toutefois l’on veut bien se garder des sophismes. La séparation des pouvoirs tel que Montesquieu – et tout aussi bien Jean-Jacques Rousseau – l’ont défini, signifie qu’il faut confier à des organes distincts l’exercice des différents pouvoirs de l’État. En d’autres termes, il faut, dans un État bien organisé, d’une part, un législateur qui ait le pouvoir de faire les lois, d’autre part, un gouvernement qui ait le pouvoir de gouverner, et enfin que des juges qui aient le pouvoir de juger. Il faut que ces trois organes investis chacun d’un des trois pouvoirs de l’État, soient essentiellement distincts et indépendants les uns des autres.

En 1949, dans son rapport aux assises de Lille, René Capitant inscrit cette notion de la séparation des pouvoirs au premier rang des remèdes destinés à « instaurer un véritable régime parlementaire ». Cela lui permet de rattacher le combat du rpf au constitutionnalisme révolutionnaire et républicain :

L’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 affirme qu’une société n’a point de constitution si la séparation des pouvoirs n’y est pas déterminée. Ce principe du droit public moderne reste intégralement valable à notre époque et doit donc être appliqué au régime parlementaire comme à tout autre forme de démocratie. Il est donc nécessaire de réviser la constitution de 1946 dans toute la mesure où celle-ci s’en écarte pour imposer un gouvernement d’assemblée.

Il s’agit, en suivant le principe de la séparation des pouvoirs, d’organiser les deux pouvoirs, pouvoirs exécutif et législatif, et les rapports entre eux.

Organisation du pouvoir exécutif d’abord : Renforcer l’exécutif, c’est avant tout restaurer la fonction présidentielle pour soustraire l’élection du chef de l’État de l’influence directe des parlementaires et, plus largement, le gouvernement de l’emprise des députés.

La conception de la fonction présidentielle, défendue par Capitant à partir de 1946, tranche avec ses idées d’avant-guerre. Il avait alors qualifié le président de la IIIe République de « rouage accessoire de notre parlementarisme », mais de « rouage nécessaire ». Soulignant que « le Président de la République n’est plus le chef du pouvoir exécutif », il lui reconnaissait, cependant, un « rôle triple » : celui d’« accoucheur du Parlement » en cas de crise ministérielle, de « conseil du gouvernement » et de titulaire du droit de grâce.

C’est à la fin du printemps 1946, après le discours de Bayeux, que la réflexion de Capitant sur le rôle et les prérogatives du chef de l’État dans le régime parlementaire français allait évoluer en profondeur. Le projet de Constitution fédérale promeut, nettement, un modèle parlementaire dualiste. Cette Constitution fédérale aura pour objet, tout particulièrement, d’assurer la séparation des pouvoirs. Le pouvoir exécutif ne devra pas y « appartenir aux assemblées législatives, mais au Président de la République. Celui-ci doit être, par conséquent, le chef du pouvoir exécutif ». Au rang des « règles essentielles du régime parlementaire à base de séparation des pouvoirs » qu’il préconise, René Capitant fait figurer la règle selon laquelle « le Président de la République nomme et révoque les ministres. C’est une compétence nécessaire de sa qualité de chef du pouvoir exécutif ». Dans le système envisagé, « le Président de la République peut dissoudre chacune des deux assemblées ». Il doit « pouvoir faire appel à l’arbitrage du suffrage universel, soit pour résoudre un conflit permanent entre les deux assemblées, soit pour trancher un conflit entre le gouvernement et elles ».

Au premier abord, les positions de René Capitant à Lille en 1949 semblaient se situer en-deca du logiciel dualiste de 1946. Il met avant tout l’accent sur les prérogatives dévolues au président de la République pour soustraire le gouvernement à l’emprise de l’Assemblée, en indiquant qu’« il importe, surtout, de revenir au parlementarisme pur », en supprimant le système de l’investiture du président du Conseil par les députés ». Dès lors, « les ministres, bien que responsables devant l’Assemblée, doivent être nommés par un pouvoir distinct de celle-ci, qui ne peut être que le Président de la République, chef du pouvoir exécutif ». Et surtout, Capitant souligne bien que « le Président de la République lui-même ne doit pas être l’élu du Parlement. La séparation des pouvoirs exige que les modalités de son élection le rendent nettement indépendant du pouvoir législatif ». Pour autant, Capitant écarte clairement de recourir à l’élection du chef de l’État au suffrage universel, « solution plébiscitaire dont notre histoire politique a révélé le danger ». Ce qu’il réclame, c’est l’élargissement du collège présidentiel, rendu d’autant plus nécessaire que le Président de la République doit être en même temps le représentant de l’Union française. Il encourage à le faire élire comme le « Sénat fédéral » dont il préconise la mise en place et qui serait composé de membres élus pour moitié par la Métropole, et pour moitié par les territoires d’Outre-mer ».

Dans le même temps, René Capitant ne reprend pas expressément l’idée, défendue en 1946, que le Président de la République puisse révoquer les ministres. Le droit pour le chef de l’État de dissoudre l’Assemblée nationale est, aussi, clairement conditionné, en 1949, à la survenance d’une crise ministérielle. Capitant n’évoque pas d’autre motif de dissolution, à la décision du président de la République. Relevons également, comme on le verra plus loin que René Capitant ne fait pas, non plus, intervenir le président de la République dans la procédure du référendum. Par conséquent, le président de la République imaginé par René Capitant en 1949, n’est pas encore le président d’un régime parlementaire inspiré du « dualisme démocratique » weimarien, même s’il n’est déjà plus le président agent de la IIIe République. Ce président n’est pas élu au suffrage universel et ne peut solliciter, lui-même, la décision du peuple souverain par la voie du référendum. À ce stade de la réflexion de René Capitant, il reste encore un objet constitutionnel mal identifié, peut-être par tactique politique. Toutefois, il est difficile d’imaginer que ce dernier si attentif à l’expression d’une « personnalisation du pouvoir », à une certaine forme de « leadership politique », entende cantonner le général de Gaulle à cette magistrature présidentielle encore incomplètement fixée.

Organisation du pouvoir législatif ensuite : Réorganiser le pouvoir législatif, ce doit être d’abord définir précisément les compétences de l’Assemblée nationale et, ensuite, rénover en profondeur le bicamérisme, afin d’asseoir le rôle essentiel que doit jouer la seconde Chambre.

Au nom du principe de la séparation des pouvoirs toujours, René Capitant réclame dans son rapport aux assises de 1949, « que soit défini le domaine propre » du pouvoir législatif ». C’est l’actualité immédiate qui motive cette proposition de mieux distinguer les compétences de chacun des pouvoirs en matière de législation. Pour Capitant,

le problème de cette délimitation, posé récemment devant le Parlement à l’occasion du projet de loi étendant le pouvoir réglementaire du gouvernement, a reçu alors une solution mauvaise consistant à rendre normale et permanente la pratique des décrets-lois qui avaient jusqu’alors toujours revêtu un caractère exceptionnel et avait d’ailleurs été solennellement condamné par la Constitution de 1946. Cette solution doit être rejetée, mais le problème demeure. On ne peut le résoudre qu’en restaurant le vieux principe tutélaire de la généralité de la loi.

Et Capitant de faire référence à Jean-Jacques Rousseau et à Montesquieu, qui avaient, en leur temps, « affirmé la nécessité pour la loi d’être générale. Et, en effet, seule la loi générale est juste. C’est dans la généralité de la loi que la minorité trouve sa véritable protection ». Or, pour Capitant, « les lois sont de plus en plus fréquemment des lois de circonstance ou des lois d’exception. On légifère de façon distincte et discriminatoire pour chaque catégorie de citoyens ». Il préconise donc d’imposer au Parlement « l’obligation constitutionnelle de ne faire que des lois générales », en renvoyant « l’application de ces lois générales aux situations concrètes – soit par mesures individuelles, soit par mesures réglementaires – définissant les mesures d’application » à la « compétence propre du pouvoir exécutif » et la fixation des « règles particulières, applicables à une fraction de citoyens seulement », à la compétence exclusive des « Assemblées ou les organes décentralisées ». René Capitant y reviendra, dans des termes similaires, aux assises de Paris en 1950 et en 1952.

Organiser le pouvoir législatif, c’est aussi, pour René Capitant, rénover en profondeur le bicamérisme.

Avant-guerre, René Capitant n’avait pas proposé de modification substantielle immédiate des prérogatives du Sénat. Soucieux d’associer les forces économiques et sociales à la prise de décision politique, il recommandait, toutefois, que le gouvernement s’entoure

de grands conseils qui guideront et prépareront son activité législative : Conseil d’État et Conseil national économique élargi. C’est au sein de ce dernier que pourra se réaliser ce principe de représentation des intérêts et des compétences que tant d’auteurs, tant de syndicalistes, tant de corporativistes cherchent à substituer au principe démocratique. C’est au Conseil économique qu’il conviendra de représenter les intérêts devant l’État, parce qu’il n’aura qu’un rôle consultatif.

Pendant la période du rpf, la réflexion de René Capitant sur la composition et les prérogatives de la seconde Chambre est, là-encore, en construction. Dans son projet de Constitution fédérale, en 1946, il avait été assez loin sur la rénovation du bicamérisme, considérant que la deuxième Chambre devait être

l’expression des grandes forces économiques et sociales qui prennent à notre époque une importance croissante dans la vie nationale : organisations représentatives des différentes catégories de producteurs, collectivités municipales et départementales, associations familiales, enfin, universités et – plus largement – groupement des intellectuels, des écrivains, des artistes, des chercheurs scientifiques surtout, dont le concours est si nécessaire au redressement moral et économique de la France.

Cette seconde Chambre participerait directement à la législation et devait pouvoir, en cas de conflit avec la première chambre, faire appel au suffrage populaire – c’est-à-dire pouvoir soit arrêter les lois jusqu’aux prochaines élections, soit provoquer un référendum dans des conditions qui restent à fixer .

À Lille, en 1949, René Capitant temporise quelque peu, en particulier sur l’introduction d’une représentation socio-professionnelle au sein de la seconde chambre, faute, selon lui, de procédures démocratiques adéquates pour la désigner. Cette assemblée devra avoir pour mission de « représenter les collectivités décentralisées », c’est-à-dire les collectivités communales et départementales. Mais il n’est pas question d’y introduire « des représentants des forces économiques, sociales, familiales et intellectuelles », en réalisant ainsi « la fusion du Conseil de la République et du Conseil économique ».

Le seul fondement légitime de la seconde chambre est la représentation de collectivités autonomes. C’est donc à cette notion qu’il faut s’en tenir. C’est donc seulement dans la mesure où apparaîtront, à côté des collectivités locales, des collectivités économiques ou sociales décentralisées, investies de pouvoirs autonomes, dans la mesure également où elles se prêteront à une procédure d’élection démocratique, qu’il sera légitime de les représenter au Conseil de la République. Une telle évolution est souhaitable, nous l’avons dit. Mais elle n’est pas suffisamment accomplie pour que l’on puisse en tirer cette conséquence.

Par contre, Capitant réaffirme la nécessité que le Conseil de la République participe « à l’œuvre législative » en particulier « pour y défendre l’autonomie des collectivités locales, qui est à la fois la contrepartie et la condition d’une bonne juste législation ».

Aux troisièmes assises de Paris, en 1950, René Capitant préconise d’accroître significativement les pouvoirs du Conseil de la République. En regrettant le rôle trop limité, jusque-là, exercé par le Conseil de la République, René Capitant réclame que les projets et propositions de loi soient d’abord discutés et votés par le Conseil de la République et ne viennent qu’ensuite devant l’Assemblée nationale, afin que « le dialogue entre les deux Chambres » puisse s’amorcer dès le début de la procédure législative. Pour vivifier ce dialogue, il suggère aussi « que, pour chaque projet ou proposition, un rapporteur soit désigné dans le Conseil de la République, afin de défendre oralement son avis devant l’Assemblée nationale, en commission d’abord, en séance publique ensuite ». En sus de la présence du « rapporteur sénatorial », il propose, parallèlement, pour mieux valoriser le travail en commission d’introduire en leur sein « un représentant du Gouvernement, lequel pourrait être le ministre lui-même, soit le sous-secrétaire d’État parlementaire, dont l’institution serait ainsi justifiée, soit un fonctionnaire les représentant ». Ce représentant du Gouvernement participerait directement aux travaux de la commission. René Capitant propose d’aller encore plus loin dans le renforcement des prérogatives de la seconde Chambre, en lui accordant « un certain droit d’opposition à un vote de l’Assemblée nationale ». Dès lors, pour surmonter l’opposition du Conseil, il faudrait « une majorité encore plus qualifiée – des deux tiers par exemple » à l’Assemblée nationale. Enfin, il préconise l’établissement d’une « procédure de conciliation, permettant à une Commission mixte de proposer un texte susceptible de faire l’accord des deux Assemblées ». Pour Capitant, de

tels pouvoirs seraient suffisants pour permettre au Conseil de la République de jouer efficacement son rôle de défenseur des collectivités locales. Il ne serait donc ni nécessaire, ni opportun de rétablir cette Assemblée dans toutes les prérogatives de l’ancien Sénat.

Toujours aux assises de Paris, en 1950, René Capitant soulève, à nouveau, la question de la représentation économique et sociale du pays au sein du Parlement, en proposant, cette fois, des procédures démocratiques pour la désignation de cette représentation. Il s’agit d’assurer, au sein du Conseil Économique institué par l’article 25 de la Constitution de 1946, la représentation du « fédéralisme économique dont on a annoncé l’avènement il y a plus d’un demi-siècle », la représentation de ce qu’il qualifie de « collectivités économiques autonomes ».

À la base de ces collectivités économiques autonomes, il y a, selon Capitant, l’entreprise, conçue en tant que « communauté organisée par les Contrats d’association passés entre les différents éléments qui la composent », en tant que « commune économique ». Les entreprises auraient elles-mêmes vocation à se grouper localement et nationalement en collectivités larges, que le législateur a, depuis assez longtemps déjà, commencé à organiser et auxquelles il a reconnu une certaine autonomie. Ce sont les Chambres de Commerce et d’Industrie, les Chambres d’Agriculture, les Chambres des Métiers et enfin, pour les professions libérales, les Ordres dont l’institution devrait être généralisés.

Afin d’élire au suffrage indirect le Conseil Économique, René Capitant propose d’organiser, à la base, l’élection de délégués dans les entreprises, représentant les chefs d’entreprise, les travailleurs, les apporteurs de capitaux. Ces délégués « primaires » éliraient, à leur tour, les membres des chambres consulaires et des conseils ordinaux. Enfin, les membres élus des Chambres et des Ordres procéderaient à l’élection des membres du Conseil Économique. Ainsi, « une Assemblée élue de cette façon serait pleinement représentative et jouirait d’une autorité et d’une légitimité auxquelles ne peut prétendre le Conseil Économique de 1946 ». Après une telle réforme, « il serait souhaitable et possible d’élargir les pouvoirs de celui-ci ». René Capitant propose de donner à ce Conseil Économique refondé les mêmes prérogatives qu’au Conseil de la République, c’est-à-dire la discussion des projets et propositions de loi, préalablement à leur examen par l’Assemblée nationale, la désignation d’un rapporteur du Conseil Économique à l’Assemblée nationale et, même, un droit d’opposition aux textes votés à la majorité simple au Palais-Bourbon.

Muni de ces pouvoirs, le Conseil Économique deviendrait, au même titre que le Conseil de la République, une assemblée législative. Pour bien marquer la parenté entre les deux assemblées et simplifier l’architecture du Parlement, il serait sans doute bon d’associer les deux Conseils, d’en faire les deux sections d’une même Assemblée. L’expression « Conseil de la République » pourrait, dès lors, désigner leur union, cependant qu’elles revêtiraient séparément les appellations de « Chambre économique » et de « Chambre des Communes ». Malgré cette association, elles continueraient à délibérer séparément les avis qu’elles sont chargées de donner, en revanche, elles exerceraient en commun leur droit d’opposition.

Le rpf s’est également penché sur la question, ancienne, d’une représentation politique de la famille. Ne souhaitant pas organiser celle-ci au niveau de l’Assemblée nationale, ni instituer une assemblée spéciale à cet effet, René Capitant propose d’introduire dans le collège des électeurs sénatoriaux, à hauteur d’un tiers, des délégués familiaux élus par des « électeurs primaires », les chefs de famille (père et mère).

En définitive, les idées de René Capitant sur la réforme du régime parlementaire (scrutin majoritaire, droit de dissolution rétabli, séparation des pouvoirs, arbitrage national du président de la République, bicamérisme rénové), ont largement nourri la doctrine constitutionnelle du rpf. Elles ont, souvent, été reprises in extenso dans les motions adoptées par les assises nationales à Lille en 1949, et à Paris en 1950. L’accueil des instances du mouvement fut, toutefois, plus mitigé sur le deuxième grand axe des propositions constitutionnelles de Capitant, celles qui visaient à conduire à son aboutissement « une révolution démocratique », consistant à « proclamer la souveraineté populaire » et à « édifier la démocratie politique ».

 

II. « Édifier la démocratie politique »

 

L’échec des élections législatives du 17 juin 1951, échec politique pour le rpf et personnel pour René Capitant qui n’est pas élu député de l’Isère, après avoir décidé de changer de département d’élection, marqua une forte inflexion dans leur doctrine constitutionnelle. Jusque-là, Capitant avait mis l’accent sur une révision de la Constitution destinée à « instaurer un véritable régime parlementaire » et pouvant être engagée après la formation d’un nouveau gouvernement constitué autour du rpf. Après les élections de 1951, après que les partis de la Troisième force aient recouru à la technique des apparentements, immorale à ses yeux, celui qui préside maintenant le conseil national du rpf, trace, désormais, la perspective d’un « changement de régime » provoqué par une « Révolution », immanquablement appelée à se produire « lorsqu’un régime a cessé d’être légitime, lorsque les principes sur lesquels il est fondé ont cessé d’être acceptés par le peuple ».

Aux cinquièmes assises nationales du rpf, à Paris, les 9–11 novembre 1952, Capitant le proclame :

notre but n’est pas de réviser la Constitution, ni même de réformer le régime, il est de le changer […]. C’est le principe du régime actuel que nous tenons pour mauvais. C’est lui que nous voulons abroger. C’est pourquoi ce que nous avons à accomplir n’est ni une réforme, ni un coup d’État, c’est une Révolution […].

Ou, singulièrement, une « Révolution démocratique », d’inspiration rousseauiste.

Après l’échec des législatives, René Capitant reprend son enseignement universitaire, et, cette fois, les passerelles entre son engagement au sein du rpf et sa propre réflexion philosophique vont incontestablement s’élargir, en particulier à travers cette inflexion rousseauiste que Capitant cherche à donner à la doctrine constitutionnelle du mouvement gaulliste. Si, dans ses interventions et ses écrits de l’immédiat après-guerre, il s’était régulièrement appuyé sur les théories du philosophe, c’est véritablement autour des années 1951–1952 que les réflexions du professeur et du « théoricien constitutionnel du rpf » sur l’œuvre de Rousseau se confondent. Ainsi, le contenu du rapport sur « le changement de régime » présenté par René Capitant aux assises de Paris, en novembre 1952, résonne en écho avec celui de son cours Principes du droit public à la Faculté de droit à l’Université de Paris en 1951–1952 et 1952–1953, largement consacré à la pensée politique de celui que Capitant qualifie, au début de son cours de l’année 1952–1953 sur les principes fondamentaux de la démocratie, de « fondateur de la démocratie à l’époque moderne ». Ainsi que le souligne bien Gérard Connac, la

réflexion [de Capitant] sur la démocratie moderne est d’abord un effort de compréhension, d’approfondissement du Contrat social. Pour lui, Jean-Jacques Rousseau qu’il avait méconnu – et il le reconnaît injustement jugé – est bien le fondateur de la démocratie.

Pour faire aboutir cette « Révolution démocratique », « dépasser le régime représentatif lui-même, et accéder à la démocratie véritable », René Capitant promeut deux outils principaux : le référendum, « expression de la souveraineté populaire » d’abord, le fédéralisme ensuite, décliné dans le champ politique, économique et social, et même, comme il le réclamait dès 1946 pour l’organisation de l’Union française.

A. Le référendum, instrument privilégié de la souveraineté populaire

Alors que le discours de Bayeux n’y faisait pas référence et que le discours d’Épinal mentionnait seulement le référendum en matière constitutionnelle, René Capitant, dans son moment rpf, va faire de l’instauration de procédures référendaires plurielles une des principales revendications de son combat pour « rendre la démocratie au peuple ».

Dans ce combat, il s’inscrit, dans son projet de Constitution fédérale, dans le sillage de son « maître » Raymond Carré de Malberg, qui, en 1931, « dans le dernier article qu’il écrivit avant sa mort, […] indiqua comment la démocratie française devrait un jour se renouveler, grâce au référendum, en restituant au peuple la souveraineté dont celui-ci s’était dépouillé au profit de ses élus ». Capitant donnait, alors, une première définition de la démocratie comme étant « la souveraineté du peuple, du peuple s’exprimant par la voie du suffrage universel », et réclamait que le peuple devienne « l’arbitre souverain de la législation ». Ainsi, la seconde chambre, « l’expression des grandes forces économiques et sociales » devrait, en cas de désaccord sur la législation en cours d’adoption, bénéficier du « droit essentiel […] de faire appel au suffrage populaire – c’est-à-dire de pouvoir soit arrêter les lois jusqu’aux prochaines élections, soit provoquer un référendum, dans des conditions qui seront à déterminer ».

Aux assises de Lille, en 1949, René Capitant proposa de faire figurer un dispositif identique dans le projet constitutionnel du rpf, pour conférer au Conseil de la République

un double droit d’appel, d’une part, devant le comité constitutionnel, dont les pouvoirs et la composition devraient être renforcées, et d’autre part, devant le suffrage universel, par la possibilité de déférer au référendum populaire, dans certaines conditions, un projet ou une proposition de loi adopté par l’Assemblée nationale, mais auquel il entendrait marquer son opposition.

Ainsi, dans la motion de la réforme des institutions adoptée à Lille, figure au point 5 « ° [la] reconnaissance de l’initiative législative au Conseil de la République, qui pourra également soumettre au référendum populaire les lois votées par l’Assemblée nationale ».

Avec la césure de 1951, le référendum devint l’outil par excellence de la « Révolution démocratique » prônée par Capitant. Ce qu’il dénonce, c’est la véritable confiscation par les représentants de la souveraineté attribuée au peuple.

Encore une fois, ce n’est point aux modalités, mais au principe du régime représentatif que nous en avons. Nous admettons bien volontiers que le régime parlementaire en soit la forme actuelle et irréversible. Mais nous voulons dépasser le régime représentatif lui-même, pour accéder à la démocratie véritable. C’est au nom de la démocratie que nous nous élevons contre le parlementarisme et que nous lui refusons la légitimité. C’est au profit de la souveraineté populaire que nous voulons abolir la souveraineté parlementaire.

Aux yeux de Capitant, c’est d’abord et toujours par la souveraineté populaire que se définit la démocratie. C’est pour la souveraineté populaire que la Résistance s’est « battue » après le « vote du 10 juillet [1940] […] application ultime extrême et rigoureusement logique du principe représentatif » et de la souveraineté parlementaire. Capitant entend bien inscrire le combat constitutionnel du rpf dans le fil « d’une révolution démocratique dont le cours a été provisoirement arrêté, mais que nous avons la mission sacrée de faire aboutir ». Cette « révolution démocratique », il la fait débuter avec la proclamation de la « constitution montagnarde de 1793 ». La référence à 1793 permet ainsi, tout à la fois, à René Capitant de légitimer sur le plan républicain le recours à la consultation populaire, tout en distinguant le référendum, mis en œuvre par le général de Gaulle en 1945, du plébiscite napoléonien « par lequel le peuple est convié à se déposséder de la souveraineté au profit d’un dictateur ou d’une assemblée ».

En conséquence, aux assises de 1952, René Capitant propose d’élargir considérablement le champ du recours au référendum en sus de ce qu’il avait déjà préconisé à Lille en 1949. Il réclame, dorénavant, que le recours au référendum devienne aussi la règle pour « toute révision constitutionnelle » et même « qu’une procédure d’initiative populaire puisse permettre au peuple de réclamer et d’obtenir la révision ». Il demande également que le peuple puisse arbitrer « en matière législative, les conflits qui pourront surgir entre les pouvoirs – soit entre les deux chambres, soit entre l’Exécutif et le Législatif. La loi litigieuse après un délai suffisant de conciliation, lui sera déférée par référendum ».

Contrairement à ce qui s’était passé aux assises du rpf depuis 1949, aucune motion sur la révision constitutionnelle ne fut adoptée à celles de Paris en 1952, comme si la force de la charge de René Capitant avait embarrassé. Déjà, au conseil national de Neuilly, en octobre, les attendus du rapport de Capitant, avaient, selon la relation qu’en a donné le secrétaire général du rpf de l’époque, Louis Terrenoire, fait frémir les derniers de nos conservateurs. L’un d’eux se lamente : « Il veut supprimer la propriété privée ». Le soir, Capitant développe son argumentation avec cette éloquence percutante qui le caractérise. Ce professeur de droit est un passionné, doublé d’un bretteur, qui accumulerait les touches, en bousculant l’adversaire sans se préoccuper des règles du jeu. En comparaison avec le lyrisme incantatoire de Malraux, il y a chez lui la fougue mordante d’un Clemenceau, qu’on n’appelait pas le Tigre sans raison.

Le général de Gaulle lui-même, quelques jours après les assises de Paris, devait s’employer dans une lettre du 15 novembre 1952 à calmer les colères de René Capitant :

Mon cher Capitant, n’exagérez pas ! Aux Assises, vous avez gagné avec votre doctrine dans l’esprit des militants. Je m’en félicite d’autant plus que je n’ai jamais incorporé, ni suivi d’autres principes que ceux que ceux qu’à présent vous doctrinez admirablement. Grâce à vous, qui vous êtes vous-même renouvelé, la direction qui est la nôtre est plus claire qu’auparavant et nous n’avons plus à ménager les détours, puisque n’ayant pu, l’an dernier, renverser le régime par l’intérieur, il nous faut livrer d’autres assauts. Mais c’est moi qui ait la charge de diriger le Rassemblement et, notamment, de régler sa marche. L’ayant lancé vers les conquêtes électorales et organisé en conséquence, je n’entends pas le faire dérailler en renversant d’un seul coup la vapeur. Il y a la manière. Il y a les choses à faire. Parlons-en ! Mais, s’il vous plaît, modérez à mon égard, vos expressions. Je vous verrai, je l’espère, mardi soir à 9h30 à l’hôtel Lapérouse. Croyez, mon cher Capitant, à mes sentiments amicalement dévoués.

Pour autant, l’orientation référendaire du mouvement gaulliste devait s’avérer irréversible. Au conseil national de Levallois-Perret des 27–28 février et 1er mars 1953, le rpf allait adopter une motion de révision constitutionnelle préconisant

la consultation directe du peuple par voie de référendum : a) dans tous les cas de révision constitutionnelle ; b) avant la ratification des traités entraînant disparition ou diminution d’une prérogative essentielle de la souveraineté française ; c) en matière législative, soit à l’initiative du Conseil de la République lorsque les deux assemblées sont en désaccord entre elles, soit sur l’initiative du Gouvernement lorsqu’il est en désaccord avec les Assemblées, sur un projet de loi d’importance nationale, soit enfin lorsqu’un projet de loi porte atteinte à une liberté publique fondamentale.

Un an après les assises de Paris, le conseil national du rpf consacrait en définitive, pour une large part, les propositions de René Capitant, sans toutefois reprendre l’idée d’une initiative populaire sur la révision de la Constitution. Certes, la motion adoptée allait encore plus loin que les propositions précédentes de Capitant sur le champ du référendum. Toutefois, ce dernier avait approuvé et défendait la nécessité d’une consultation populaire pour la ratification de traités d’une importance majeure, idée qui renvoie à l’actualité immédiate du débat sur la ced.

Quant à la consultation populaire sur les projets de loi portant atteinte à une liberté publique fondamentale, c’est une extension du champ référendaire qui n’avait pas été directement envisagée auparavant. Peut-être, faut-il y voir une proposition en lien avec la personnalité du rapporteur au conseil national sur la révision constitutionnelle, le professeur Marcel Waline, conseiller national du rpf et proche de René Capitant. Dans son rapport, celui-ci réclame aussi que « le chef de l’État [ait] le même pouvoir de consulter le peuple lorsqu’il l’estimera nécessaire avant de promulguer un projet de loi voté par les assemblées ».

Cette dernière proposition pose la question d’un débat – informel ou souterrain – au sein du rpf sur la nature elle-même du référendum, un débat entre les tenants, avec Capitant, d’une utilisation démocratique ou tribunicienne du référendum et les tenants d’une utilisation consulaire.

Dans toutes ses propositions, René Capitant réserve le déclenchement de la tenue d’une consultation populaire à l’initiative des représentants du peuple, voire du peuple lui-même. On l’a noté précédemment, il ne semble pas précisément vouloir faire intervenir le chef de l’État dans le déclenchement de la consultation, tout juste envisage-t-il, en 1952, qu’un référendum puisse se tenir en cas de conflit entre l’Exécutif et le Législatif. Or, dans les travaux conduits par un autre foyer de la réflexion constitutionnelle du rpf, le comité national d’études, la possibilité pour le chef de l’État de convoquer un référendum est, elle, clairement et largement évoquée.

Le projet de révision constitutionnel préparé par Michel Debré et validé, en juin 1948, par le Comité national d’études confiait au président de la République la possibilité, en sus du droit de dissolution, d’en appeler au suffrage populaire par la voie du référendum. D’abord, « le président de la République pourrait différer la promulgation des projets ou propositions de loi adoptés par le Parlement dans les matières qui font l’objet de lois organiques. Si, au cours d’une session ultérieure, le Parlement avait voté une nouvelle fois, et dans les mêmes termes, le projet ou la proposition dont la promulgation avait été différée, le président devrait promulguer la loi sans délai, sauf recours au référendum, lequel peut être ordonné sans avis préalable du Conseil de la République ». Ensuite, le président de la République pourrait, dans le cas où l’Assemblée refuse la confiance au gouvernement, soumettre au référendum le projet ou la proposition de loi au sujet duquel le désaccord s’est élevé. Enfin, le président de la République ne pourrait ordonner un référendum, sur un autre texte de son choix, qu’après avis du Conseil politique et du Conseil de la République ». Ce débat restait en suspens au moment de la mise en sommeil du rpf en 1955.

B. Le fédéralisme, nécessité démocratique

Comme dans d’autres domaines, le moment rpf constitue une période de maturation de la réflexion de René Capitant sur la notion de fédéralisme, en lien direct avec son questionnement sur la démocratie. C’est au début de la décennie 1950, là-encore, qu’il théorisera le plus complètement ses idées et sa pensée sur le fédéralisme, à la fois sur le plan universitaire, dans ses cours de 1952-1953 sur les Principes du droit public et dans le cours dispensé pendant l’été 1954 à l’Institut d’études juridiques de Nice sur le thème Fédéralisme et démocratie, mais aussi sur le plan politique, en tant que « théoricien constitutionnel du rpf », dans son rapport sur le changement de régime aux assises de 1952.

Entre 1946 et 1952, René Capitant va conduire sa réflexion sur le fédéralisme dans deux champs différents : l’organisation des territoires d’outre-mer, dès 1946, puis, l’organisation territoriale, économique et sociale de la métropole ensuite.

Le fédéralisme dans l’Union française tout d’abord : c’est à l’occasion des débats, au sein de la première Assemblée nationale constituante, sur l’organisation de l’Union française que René Capitant conduit ses premières réflexions sur la notion de fédéralisme. D’abord favorable au « principe unitaire », il se prononce, rapidement, en faveur de « l’idée fédérale », reconnaissant avoir été « mieux éclairé » sur la question. Il écarte, désormais, au nom de la démocratie, la solution unitaire, « fausse et inapplicable » : d’abord parce qu’il est impossible d’appliquer « le principe d’égalité entre tous les citoyens de l’Union française » en matière de représentation des populations à l’Assemblée nationale », ensuite parce que, pour lui, la démocratie suppose l’unité de législation. Or, les populations d’outre-mer sont appelées à conserver « une législation spéciale », tandis que leurs députés à l’Assemblée nationale vont participer à l’élaboration d’une législation qui ne s’appliquera pas à ces populations. René Capitant conclue donc à la « nécessité d’instituer une Chambre de l’Union française où tous les territoires français seraient représentés proportionnellement à leur importance et qui devra participer au pouvoir législatif », tout comme il faudra « une administration fédérale » spécifique en charge des grands services publics fédéraux, ainsi que du budget fédéral.

Il faut donc à la France une

Constitution fédérale distincte de la Constitution métropolitaine, distincte mais non séparée ; Car, pour garantir l’unité et la solidarité françaises, il serait nécessaire de lier fortement l’une à l’autre ces deux constitutions. Une certaine prépondérance de la métropole devrait être maintenue dans le cadre de l’Union française. Si la comparaison ne risquait pas de prêter à confusion, je dirais volontiers qu’il faut donner à la métropole la place privilégiée que Bismarck avait su donner à la Prusse dans le cadre du deuxième Reich.

René Capitant n’est pas, dans l’entourage du général de Gaulle, le promoteur initial de l’idée fédérale pour l’organisation de la future Union française. Pourtant, le légiste Capitant, soucieux de mettre fin au système colonial, mais désireux de maintenir la puissance française, allait en être le théoricien constitutionnel dans ses articles publiés en juin 1946 et repris, ensuite, quasi in-extenso, dans son projet de Constitution fédérale.

Dès l’été 1946, les grands axes du schéma constitutionnel de l’Union française sont fixés dans l’esprit de Capitant, qui les reprendra dans ses rapports aux assises du rpf, quitte à affiner, alors, certains dispositifs.

Pour constituer la Fédération française, il importe d’abord, selon lui, de créer, dans la France d’Outre-mer, des États et des pays – peu importe le nom – qui auront chacun leur propre législateur et leur propre gouvernement et même leur propre constitution. Devra être, également, formé, au-dessus de ces gouvernements fédérés, un gouvernement fédéral qui les unisse sous son autorité commune et représente les intérêts généraux de la Fédération.

Au sein des républiques fédérées, le pouvoir législatif sera exercé par un Parlement bicaméral, composé d’une chambre élue au suffrage universel par les citoyens de la République fédérée et d’une seconde chambre élue par les citoyens français, européens d’origine ou autochtones ayant acquis la citoyenneté française, avec pour mission d’équilibrer la première Chambre. Parallèlement, le pouvoir exécutif dans chacune des Républiques fédérées, sera confié au Président de l’Union française qui exercera ses attributions, soit personnellement, soit à travers un représentant, et nommera les ministres « locaux », responsables devant les assemblées locales. Aux assises de Lille, en 1949, René Capitant préconisera de ne plus avoir qu’une seule Assemblée dans les États fédérés, dont les modalités d’élection dépendront du degré d’évolution du territoire en cause.

Au niveau fédéral, le pouvoir législatif sera confié à une Assemblée fédérale au sein de laquelle le nombre des représentants des États fédérés sera proportionnel à leur population, en application du principe d’égalité politique. Toutefois, ce législateur fédéral sera bicaméral. Le Parlement métropolitain en formera la deuxième Chambre. Aux Assises nationales de Lille, en 1949, René Capitant se ralliera au principe d’une seule assemblée pour le pouvoir législatif fédéral avec un Sénat fédéral, composé pour moitié d’élus des Territoires d’Outre-mer, et pour moitié des Conseillers de la République. Cependant, les lois fédérales adoptés par ce Sénat fédéral devront être approuvées par l’Assemblée nationale.

L’Exécutif fédéral exercera ses compétences sur l’ensemble de l’Union française, y compris la métropole. Il sera superposé à l’exécutif métropolitain. Capitant insiste sur l’importance de cette présidence fédérale juridiquement distincte de la présidence métropolitaine. Le président de l’Union française, élu par les délégués des États fédérés (avec prépondérance de la métropole), sera chargé de faire respecter les lois fédérales, de gérer les services publics fédéraux, de veiller à la sauvegarde des intérêts généraux de l’Union française. Il sera assisté par des « secrétaires » ou ministres fédéraux. La responsabilité des « Secrétaires fédéraux » devant le Parlement fédéral sera réglementée et le vote concordant des deux assemblées requis. Des liens devront être établis entre les Secrétaires fédéraux et les ministres métropolitains. Aux Assises nationales du rpf de Lille, en 1949, René Capitant précisera que certains de ces ministres fédéraux (Affaires étrangères, Défense) sont aussi les ministres métropolitains.

Pour cette nouvelle organisation de l’Union française, René Capitant théorise la notion de « législation fédérale », une « législation supérieure », valable pour l’ensemble de l’Union française, au-dessus des lois des Républiques fédérées, au-dessus des lois de la métropole. Il récuse, toutefois, l’idée d’une répartition des compétences en matières législatives, distinguant des matières réservées au législateur fédéral ou aux législateurs fédérés. Le champ de la législation fédérale sera défini par le législateur fédéral lui-même. Il pourra intervenir dans tous les domaines. Car, pour Capitant, le procédé d’une répartition des compétences est « justifié lorsque la fédération est constituée par des États souverains qui s’associent et se soumettent à une entité commune, mais désirent en même temps se garantir une certaine zone d’autonomie contre les extensions possibles du pouvoir fédéral ». Il ne se justifie « nullement » dans le cas des nouvelles Républiques fédérées issues des anciens territoires coloniaux. René Capitant prévoit, enfin, l’établissement d’une Cour de Cassation fédérale, chargée d’assurer l’unité de la jurisprudence, de veiller à la supériorité des lois fédérales ou à la primauté de la Constitution.

Ce sont bien les principes démocratiques d’autonomie et d’égalité qui sont aux fondements de l’organisation fédérale de l’Union française proposée par René Capitant. Pour autant, tout en présentant d’indéniables avancées démocratiques pour les populations d’outre-mer, ce fédéralisme reste, toutefois, un « fédéralisme asymétrique » entre la métropole et les républiques fédérées, par la « prépondérance » qu’il continue d’accorder, sur de nombreux points, à la métropole dans le cadre de l’Union française.

À l’instar de la plupart des autres formations politique de l’époque, le rpf est traversé par des « différences d’approches et de sensibilités » sur la question de l’Union française. Les positions défendues par René Capitant y renvoient à une tendance décentralisatrice, autonomiste, fédérale ou fédérative, ayant émergé dès la conférence de Brazzaville, mais qui n’est pas véritablement majoritaire au sein du mouvement gaulliste, loin s’en faut. Ainsi, après l’adoption par le conseil national de Levallois-Perret des 27 septembre–2 octobre 1948 du rapport de René Capitant sur la révision de la Constitution et avant sa présentation aux assises de Lille, la commission de la France d’Outre-mer, présidée par Jacques Foccart est chargée de dégager un compromis entre les positions de Capitant et celles de la section de l’Union française, présidée par Raymond Dronne, quant à l’organisation constitutionnelle de l’Union française. C’est, en particulier, sur la question de l’attribution aux assemblées locales des pouvoirs législatifs pour le territoire intéressé que portait le désaccord, Raymond Dronne se montrant défavorable à conférer un pouvoir législatif local aux assemblées des Territoires d’Outre-mer, mais plutôt des pouvoirs de gestion très étendus. René Capitant accepta de considérer que la reconnaissance d’un pouvoir législatif propre aux Républiques fédérées ne pourrait être que le résultat d’une longue évolution dans les territoires en cause, prenant en compte le degré de développement des populations concernés. Ainsi, aux assises de Lille, il présenta la structure fédérative de l’Union française qu’il conviendrait de mettre en place à terme, tout en renvoyant à plusieurs reprises, pour des réformes immédiates, au rapport de Raymond Dronne et de la section de l’Union française. C’est d’ailleurs sur la base de ce dernier rapport, que les assises de Lille voteront une motion sur l’organisation de l’Union française.

Aux assises de Paris, en juin 1950, à nouveau, René Capitant, tout en rappelant « l’objectif » de la constitution d’une « République fédérative », formée par la Métropole et les Territoires d’Outre-mer, reconnaitra qu’il n’est pas possible de « l’atteindre sans délai ». Dans l’immédiat, il proposera quelques dispositions ponctuelles destinées à améliorer la prise en compte des attentes des territoires d’Outre-mer dans la préparation des textes législatifs. En réalité, les idées de René Capitant, « théoricien constitutionnel du rpf » sur l’organisation de l’Union française, essaimeront surtout pour l’avenir, dans les débats relatifs à la formation de la Communauté en 1958 et dans ceux portant, dans les années 1960, sur la décolonisation des derniers territoires de l’ancien Empire français.

Le fédéralisme territorial, économique et social ensuite : en 1949, la réflexion de René Capitant sur le fédéralisme territorial, économique et social, sur ce qu’il qualifie encore, alors, de « décentralisation », part de ses conceptions sur la nécessaire généralité de la loi. Cette généralité ne doit pas conduire, selon lui, à « proscrire tout espèce de règle spéciale édictée pour une collectivité particulière, territoriale ou économique, au sein de la Nation. La complexité des sociétés modernes exige, au contraire, de telles règles ». Toutefois, « la démocratie exige qu’elles soient votées par la collectivité à laquelle elles sont applicables, et par cette collectivité seulement. Ainsi, le principe de la généralité de la loi entraîne une conséquence nécessaire le principe de décentralisation ». Le procédé de la décentralisation est ici considéré comme instrument mis au service d’un idéal plus élevé, la démocratie, déclinée par les principes d’autonomie et d’égalité.

C’est d’abord au niveau de l’organisation politique et administrative du pays que Capitant appelle à compléter l’œuvre du constituant de 1946 :

La décentralisation est d’abord territoriale. C’est sous cette forme qu’elle a été d’abord reconnue et se trouve spécialement mentionnée par la Constitution de 1946. Les départements et les communes sont des collectivités décentralisées, qui doivent pouvoir jouir à ce titre d’une certaine autonomie, c’est-à-dire du droit de gérer leurs propres intérêts dans le respect de la loi.

René Capitant appelle, ensuite, à « une décentralisation économique et sociale ». Pour lui,

il existe, en effet, dans les États-modernes, une réglementation économique et sociale de plus en plus complexe que la restauration même du principe de la liberté, essentiel à toute démocratie, ne saurait abolir. La protection de la liberté et même l’organisation de la concurrence exigent, en effet, une réglementation appropriée.

Pour Capitant,

dans une vraie démocratie, la loi peut évidemment intervenir dans le domaine économique ou social, comme dans tout autre domaine. Mais elle ne doit pouvoir le faire que par des prescriptions générales. Dès qu’il s’agit de prescriptions particulières à un groupe déterminé, c’est à ce groupe à se donner ses propres règles. C’est de cette façon seulement que pourra s’organiser la démocratie économique.

Et l’ancien collaborateur de Blum, sous le Front populaire, de donner l’exemple des « conventions collectives, instituées par les lois sociales de 1936 [qui ont] été une première application de la décentralisation économique ».

Toutefois, Capitant entend borner strictement « le pouvoir de règlementation accordé aux collectivités décentralisées ». Les règlementations particulières ne pourront être contraire à la loi. Elles devront d’abord avoir pour de protéger la liberté et non de la limiter, voire de la supprimer. Elles devront être générales au sein des collectivités décentralisées en cause et respecter l’égalité entre leurs membres. Enfin, le principe de la séparation des pouvoirs devra « s’appliquer au sein des collectivités décentralisés », entre une assemblée élue et un organe exécutif qui ne devra pas procéder de cette assemblée.

Aux assises de Lille, en 1949, René Capitant propose, aussi, « d’inscrire dans la Constitution » elle-même le principe de décentralisation, « en laissant à des lois organiques le soin d’en assurer progressivement l’application », ce principe qui « fournit sa justification à la seconde Chambre. La première Chambre élue au suffrage universel représente les individus. La seconde Chambre doit représenter les collectivités décentralisées ». Comme les individus, ces dernières ont vocation à participer à l’élaboration de la législation nationale.

Dans son rapport sur le changement de régime en 1952, Capitant s’emploiera à associer, encore davantage, les notions de fédéralisme et de démocratie, décentralisation et souveraineté populaire :

La centralisation administrative, que nous avons reçue de Bonaparte et que nous subissons encore, est fille du régime représentatif. Que la représentation soit échue au Parlement, après avoir appartenu à l’Empereur, cela n’a pas changé le fond des choses. La nation se soumet toujours à un pouvoir souverain, dans toute autorité découle, de façon que, jusqu’au dernier village ou dans la plus humble profession, il faut toujours attendre que l’ordre ou l’autorisation vienne de Paris.

Pour Capitant,

tant que le Parlement restera souverain, la France restera centralisée. Toutes les concessions que ce souverain pourra consentir aux libertés locales et professionnelles ne seront jamais que des exceptions précaires et révocables au principe centralisateur. Qu’on proclame, au contraire, la souveraineté populaire, c’est-à-dire la souveraineté du citoyen, on renverse du même coup le principe et l’on ouvre la voie au fédéralisme. Car, si le député représente exclusivement l’État, le citoyen, lui, est membre simultanément de sa famille et de sa commune, de son département, de sa profession et des grandes coopératives publiques qui prendront demain en charge la gestion des entreprises nationales. Partout, à tous les échelons, il devient possible d’organiser démocratiquement ces collectivités, dans le respect d’une autonomie qui découlent naturellement de celle des citoyens qui les composent, dans une hiérarchie qui corresponde à celle des intérêts, – divers et pourtant concordants – de leurs membres communs et sous l’autorité de l’État qui les englobe et les contrôle.

Les idées décentralisatrices et fédéralistes de Capitant sont loin, cependant, d’être partagées au sein du rpf La motion sur la réforme des institutions adoptée par les assises de Lille en 1949 ne renvoie pas à ses propositions sur la décentralisation. Il n’y aura pas de motion sur les institutions adoptée aux assises de Paris en 1952 et la motion sur la révision constitutionnelle adoptée par le conseil national en 1953 se réfère seulement à une

modification de la seconde assemblée, de façon que celle-ci représente les différentes collectivités territoriales y compris celles d’Outre-mer et les travailleurs des différentes professions actuellement représentées imparfaitement au Conseil Économique.

Au même moment, un autre « théoricien constitutionnel » du rpf, Michel Debré s’était intéressé, lui-aussi, à la question des conséquences de la centralisation, en particulier pour préconiser un redécoupage des départements fixant leur nombre à 40 ou 50 au maximum. Pour le reste, comme le souligne Jean-Marie Denquin,

Michel Debré manifeste une allergie remarquable à l’idée de fonder la décentralisation sur une quelconque nature historique, géographique ou économique, d’entités supposées. Son idéal demeure le département, non parce qu’il est enraciné dans les mentalités, mais pour une raison inverse : parce qu’il est artificiel, et qu’on peut le refaire autre qu’il n’est. La décentralisation n’est pas un récif corallien où l’animal crée la structure qu’il habite, c’est une ruche que l’essaim va coloniser. D’où il résulte que la décentralisation se fait par en haut : de même que la ruche suppose l’apiculteur, la collectivité locale suppose l’État, auquel elle donne chair mais qui la définit et lui permet d’exister. Elle n’a pas pour fin la satisfaction d’aspirations locales. Elle est un moyen au service de l’État, lui-même tendu vers une fin qui le dépasse, le service de la nation.

Il faudra attendre la fin de la présidence du général de Gaulle, sous la Ve République, pour les idées de Capitant sur le fédéralisme trouvent, très partiellement, un « écho lointain […] dans le projet référendaire de 1969 […] ou encore avec la réforme de l’entreprise chère aux gaullistes de gauche ».

En définitive, pendant huit années, René Capitant a largement contribué, au sein du rpf, à façonner la doctrine constitutionnelle du gaullisme sur beaucoup de questions. Toutes ses idées ne se concrétiseront pas directement en 1958, au travers d’un nouveau texte constitutionnel dont il contestera d’ailleurs, alors, la qualité formelle et plusieurs manques, essentiels à ses yeux. Certaines de ses idées nourriront la pratique, comme les révisions aboutie ou inaboutie, de la première décennie de la Ve République. Quoi qu’il en soit, comme l’a souligné Léo Hamon, par « l’importance de sa contribution […] dans la construction sans cesse recommencée, reprise et élargie d’une théorie d’ensemble […] [René Capitant] aura bien été un des maîtres à penser du gaullisme ».

 

Jean-Félix de Bujadoux

Docteur en droit de l’Université Paris II (Panthéon-Assas).

Pour citer cet article :

Jean-Félix De Bujadoux « René Capitant, théoricien constitutionneldu Rassemblement du Peuple Français (RPF) », Jus Politicum, n°26 [https://juspoliticum.com/articles/Rene-Capitant-theoricien-constitutionneldu-Rassemblement-du-Peuple-Francais-RPF]