Covid-19 et décision publique en situation d’incertitude. Illustrations et illusion de l’état d’exception en Afrique subsaharienne
La décision d’urgence est le pivot de la réaction des États subsahariens à la crise sanitaire, sécuritaire et économique provoquée par la pandémie de la Covid-19. Elle s’inscrit formellement dans le cadre des régimes d’exception organisés par les textes constitutionnels, notamment l’état d’urgence proclamé partout, à quelques exceptions près. Mais, à l’examen, l’ordre de l’exception s’avère proche de l’ordre normal. Outre une dérivation formelle, on peut relever leur identité de fonctionnement. La distribution du pouvoir est toujours déséquilibrée en faveur de l’exécutif. Celui-ci, pour maintenir l’image d’un État efficace et souverain, doit parvenir à gérer les conflits sociopolitiques internes persistants et ingérer la pression des flux internationaux. En fait, l’urgence révèle, moins le changement paradigmatique de l’État subsaharien, que l’indissociabilité nécessaire du droit et de la politique dans sa conception.
“Covid-19 and Public Decision in an Uncertain Situation. Illustrations and Illusion of Order of Exception in Sub-Saharan Africa”. The emergency decision is the pivot of the response of sub-Saharan states to the health, security and economic crisis caused by the Covid-19 pandemic. It is formally part of the emergency regimes organized by constitutional texts, in particular the state of emergency proclaimed everywhere, with a few exceptions. But, on examination, the order of the exception turns out to be close to the normal order. In addition to a formal derivation, we can note their functional identity. The distribution of power is always skewed in favor of the executive. In order to maintain the image of an efficient and sovereign state, the latter must manage to manage persistent internal sociopolitical conflicts and ingest the pressure of international flows. In fact, the urgency reveals, less the paradigmatic change of the sub-Saharan state, than the necessary inseparability of law and politics in its conception.
Résumé indisponible
« Si l’État est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons. »
P. Valéry, Regards sur le monde actuel, fluctuations sur la liberté.
La réaction des États africains subsahariens qui, loin d’être épargnés quoique moins affectés que ceux des autres continents par la crise inhérente et subséquente à la pandémie de la Covid-19, a été rapide tout en révélant une variété des situations. Elle a naturellement mobilisé des moyens de droit. Mais, s’inscrivant dans l’ordre de l’imprévisible, en dehors de la planification normale des politiques publiques, elle a nécessité le recours à des solutions exceptionnelles. Le droit sollicité par les autorités normatives, pour résorber la crise, a donc le plus souvent été celui de la situation d’exception. La décision publique de lutte contre la pandémie s’inscrivait ainsi indifféremment dans le cadre des situations d’exception organisées par les Constitutions subsahariennes qui emploient les notions d’état d’urgence, d’état de siège, d’état de nécessité ou d’état d’alerte. À quelques exceptions près, la réponse à la pandémie commence avec la proclamation de l’une de ces situations, très souvent l’état d’urgence.
La conséquence de la situation d’exception est de générer un renversement du fondement de l’ordre juridique et, éventuellement, une redistribution du pouvoir politique. Le droit public de cette période s’entend désormais, ainsi que l’exprime F. Castberg, comme
le droit, quand cela devient d’extrême urgence dans une situation exceptionnelle, d’agir d’une manière qui, tout en restant dans l’esprit des principes constitutionnels, est contraire aux règles positives formulées pour régir le fonctionnement normal des pouvoirs publics.
C’est un moment extraordinaire qui retient traditionnellement l’intérêt de la théorie du droit public, en ce qu’elle porte réévaluation de ses présupposés. Les formules croisées « nécessité fait loi » et « nécessité n’a point de loi », ou encore celle bien connue de Carl Schmitt, est souverain « celui qui décide de la situation d’exception », témoignent de la fascination constante de la théorie pour la situation d’exception.
Néanmoins, les situations exceptionnelles en Afrique suscitent la fascination doctrinale d’une manière originale. Un bref parcours de l’africanisme révèle en effet que le thème de l’état d’exception est abordé, notamment dans les approches sociologiques dominantes, comme un chapitre du thème de la crise de l’État et de ses institutions. Cela tient à la nature politico-militaire de ses causes et à un caractère quasi permanent que les régimes d’exception revêtent en pratique dans des États marqués pour la plupart par une instabilité politique chronique. Une permanence qui a tendance à brouiller la ligne de démarcation entre le régime normal et le régime d’exception, malgré une distinction qui devrait ressortir de la consécration générale de dispositions spécifiques relatives à la légalité d’exception dans les constitutions subsahariennes. En conséquence, une approche strictement institutionnelle de la légalité d’exception paraît donc compliquée dans ces systèmes. S’il ne faut point occulter les quelques études qui lui ont été consacrées sous cette approche, leur nombre ténu démontre concomitamment à quel point ce terrain, pour fertile, demeure néanmoins en friche. Par ailleurs, les systèmes africains – à l’exception de l’Afrique du sud – ne sont pas référencés dans les études d’ensemble, notamment à titre de variante dans les approches comparatives, qui ont tendance à se limiter aux systèmes libéraux occidentaux desquels ils s’inspirent pourtant le plus souvent. Le renouvellement récent de la réflexion autour de ce thème, qui intéresse désormais le philosophe autant que le juriste, à la faveur de la globalisation, depuis le début des années 2000, de la menace terroriste, n’a pas changé cette donne.
Aussi, dans le cadre de la réflexion que nous nous proposons de mener ici, le retour sur la décision publique conduisant à l’adoption des mesures anti-Covid-19 constitue certes une opportunité d’interroger l’efficacité des réponses juridiques apportées à la crise sanitaire, mais dissimule aussi l’objectif qui nous anime véritablement, à savoir, celui de participer, sur la base d’une évaluation empirique, à la réflexion plus générale relative à la notion d’état d’exception et à ce qu’elle peut impliquer du point de vue proprement juridique dans les systèmes africains. Pour œuvrer à l’accomplissement de cet objectif, nous analyserons, à partir d’une conception large du cadre normatif des systèmes sur lesquels nous nous appuierons, la structure (I) et la portée (II) de la décision publique d’urgence dans le contexte de la lutte contre la Covid-19. Le déficit de travaux juridiques sur la question demeurera certainement au terme de ces quelques lignes. Mais n’ayant nullement la prétention de le résorber, elles entendent surtout se situer sur le terrain d’une ouverture maïeutique de la réflexion.
I. La formulation de la décision publique de réaction à la pandémie de la covid-19
Elle est marquée par une imprégnation autoritariste qui se dégage de sa forme (A) comme de sa motivation (B). Dans cette veine, la décision publique de réponse à la crise révèle une exaspération du déséquilibre dans la distribution du pouvoir en faveur des exécutifs et une exploitation extensive par ceux-ci des pouvoirs spéciaux.
A. La forme de la décision publique d’urgence sanitaire
La décision d’urgence sanitaire est diverse et sa qualification revêt des formes qui relèvent tant de la catégorie générique de la norme d’exception que de la catégorie spécifique que lui confère sa nature formelle et organique. Sur la base de cette distinction, les mesures anti-Covid-19 peuvent être identifiées en fonction, soit de ce qu’elles ont été précédées de l’activation des règles constitutionnelles et législatives d’exception (1), soit tout simplement de l’urgente motivation à les prendre qu’imposait le contexte de leur adoption lié à l’impératif sanitaire (2).
1. Le recours aux formes organisées de la légalité d’exception
Dans la plupart des États subsahariens, la première décision a été de déclarer l’état d’urgence, à travers un décret du président de la République pris en Conseil des ministres, en application des dispositions constitutionnelles relatives aux régimes d’exception. Il est notable, du point de vue terminologique, que tous ces décrets emploient la notion d’état d’urgence, y compris là où, comme au Niger ou en Côte d’ivoire, le texte constitutionnel ne mentionne pas cette notion et parle plutôt d’état de siège. Cette assimilation, sur fond d’interprétation constructive de la Constitution, se démarque – de façon assez originale pour des États d’Afrique francophone – de la distinction que consacrent classiquement, entre ces deux régimes d’exception, le droit positif français et la doctrine française. De même, la notion d’« état d’urgence sanitaire » y est souvent employée dans les communiqués officiels, mais n’y représente pas, comme en France, un régime spécifique et différent de l’état d’urgence « ordinaire ».
Au demeurant, la proclamation de l’état d’urgence entraine un renforcement et un élargissement des pouvoirs de police administrative exprimant l’application de la législation d’exception. Mais, elle fut souvent accompagnée ou suivie de l’adoption de mesures d’urgence supplémentaires. Ce qui laisse voir qu’elle ne rend pas entièrement applicable le régime spécial et nécessite de nouvelles normes d’application. Il semble que s’applique ici la distinction procédurale retenue dans d’autres systèmes entre la déclaration et l’application de l’état d’urgence. Il est en effet constant que les autorités aient eu à prendre par la suite et dans des actes différents de la déclaration d’état d’urgence, d’importantes mesures restrictives telles que l’instauration de couvre-feux nocturnes, les fermetures des frontières, écoles, marchés, universités, aires de jeux, salles de spectacle, restaurants, débits de boisson, lieux de culte ; la réglementation restrictive du nombre de passagers dans les transports, la restriction des déplacements intra et inter urbains, la limitation des rassemblements publics et dans les voies et lieux publics, l’instauration de l’obligation de porter des masques de protection par les citoyens dans les lieux publics.
Il convient de souligner que ces dispositifs d’urgence ont principalement été actés par les organes exécutifs auxquels les textes constitutionnels réservent la part essentielle des pouvoirs spéciaux. Par conséquent, la décision publique d’urgence émane le plus souvent de l’exécutif, qu’elle soit contenue dans un acte de nature législative ou dans un acte de nature réglementaire. Les constituants subsahariens ne semblent que partiellement conquis par la doctrine, prônée par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, selon laquelle « il est plus efficace et plus démocratique de confier au législateur le pouvoir de déclarer l’état d’urgence, d’adopter les lois qui délèguent des pouvoirs spéciaux pour faire face à la crise et de contrôler l’exécutif ». À rebours de cette prescription, les régimes d’exception qu’ils organisent limitent les parlements aux fonctions consultative et ratificative. Ainsi est-il prévu dans la plupart des cas que les parlementaires se réunissent de plein droit en cas de déclaration d’état d’urgence, mais aussi qu’ils sont protégés par une règle de stabilité, la suspension du droit de dissolution pendant l’état d’urgence.
Quelques interventions parlementaires, comme cette loi sud-africaine visant à incriminer la désinformation sur la pandémie, ne sont toutefois pas à occulter. Il n’en demeure pas moins que les parlements se sont bornés à un rôle secondaire, se laissant même dépossédés de la fonction législative au profit de l’exécutif. Le président sénégalais s’est fondé sur l’article 77 de la Constitution pour obtenir du parlement « l’autorisation de prendre, pour une durée de trois mois, des mesures relevant du domaine de la loi, afin de faire face aux impératifs d’ordre budgétaire, économique, social, sanitaire et sécuritaire de la lutte contre le Covid-19 ». La technique correspond au droit constitutionnel de la majeure partie des États et fait donc tache d’huile. Les exécutifs s’approprient, sur la foi de la lutte contre la pandémie, le domaine de la loi. Ils prennent ainsi des ordonnances qui peuvent plus ou moins être associées à cet objectif, comme celle portant modification de la loi de finances afin d’y insérer des dispositions permettant la couverture budgétaire des actions de lutte contre la Covid-19 au Cameroun ou celle qui a permis au président ivoirien d’adopter, le 8 avril 2020, au beau milieu de l’état d’urgence, une loi portant révision du code électoral.
De même, à l’exception notoire de la Haute Cour du Malawi qui s’est illustrée par la suspension de la mise en œuvre du confinement en raison de l’impact dévastateur qu’il aurait eu sur les travailleurs et les populations les plus fragiles, l’intervention du juge est restée très limitée dans les systèmes et les expériences subsahariennes. La fonction de contrôle de la décision d’urgence, que lui assignent certaines constitutions, demeure largement léthargique à l’épreuve de la crise de la Covid-19, à l’exception des hypothèses où elle est obligatoire, comme au Kenya ou en République démocratique du Congo. Par ailleurs, cette crise a fourni une nouvelle occasion de souligner la curieuse absence de développement d’un contentieux du régime d’exception, dans un contexte où foisonnent pourtant les abus dans les actes et les faits des autorités. L’explosion contentieuse contestataire des normes d’exception qui a été remarquée dans les démocraties occidentales, ainsi que l’expérience jurisprudentielle du contrôle des mesures d’urgence sanitaire dans certains États d’Asie, tranchent donc considérablement avec une quasi-absence de confrontation au contrôle juridictionnel de la décision publique d’urgence sanitaire en Afrique subsaharienne. Il demeure pourtant vrai qu’à l’exception de celles qui bénéficient de l’immunité juridictionnelle, l’état d’urgence n’entraîne pas la suspension des recours contre les décisions des autorités publiques.
De fait, exemptée de tout contrôle véritable, la décision d’urgence sanitaire, qui concentre le pouvoir normatif aux mains de l’exécutif, s’exprime surtout dans les actes du pouvoir réglementaire et éclaire certains principes de sa répartition entre le président de la République et le gouvernement et au sein de l’équipe gouvernementale. Se sont ainsi révélées au grand jour, quelques failles de cette répartition dans une inflation institutionnelle où se chevauchent les structures interministérielles, les ministères techniques classiques et les structures techniques spéciales, les ministères à vocation générale, les ministères financiers et les ministères dépensiers. Au Cameroun, le chef du gouvernement a été amené, courant avril, à rappeler à ses pairs la nécessité du maintien de la cohésion de l’action et de la communication gouvernementales afin de maintenir la maîtrise de la coordination du dispositif réglementaire de riposte contre la pandémie. La réunion hebdomadaire du Comité interministériel institué à cet effet a ainsi tenu à rester au centre de tout le processus décisionnel, en termes d’évaluation et de suivi de la mise en œuvre de la stratégie gouvernementale de riposte. Si l’on ne peut recenser toutes les difficultés, on peut souligner celle liée à l’origine sanitaire de la crise et qui suppose d’articuler les pouvoirs en matière de police sanitaire reconnus au ministre de la santé avec les compétences en matière de police générale de son homologue de l’intérieur ou de l’administration du territoire, ce dernier subissant une « concurrence » inhabituelle sur le terrain des dispositifs d’urgence.
Par ailleurs, l’élargissement des pouvoirs de police administrative en raison de l’urgence sanitaire implique, outre les autorités gouvernementales, les différentes structures administratives, les autorités locales et les forces de sécurité et de défense. L’efficacité administrative dépend donc également de la coordination entre les actions de ces diverses autorités. Si le sacro-saint principe hiérarchique impose que l’impulsion vienne du niveau central qui prend les décisions les plus larges, une certaine réactivité s’impose également au plus près du terrain de la part des autorités locales, qui peuvent prendre directement des décisions individuelles ou plus spatialement limitées. Cette activité normative localisée peut toujours se justifier par la déclaration d’état d’urgence qui apparaît comme un acte « validant » de l’action effective relative au maintien de l’ordre renforcé. Une source d’autorité qui a cependant fait défaut à la décision d’urgence sanitaire dans certains cas.
2. Le recours à la règle exceptionnelle intégrée à la légalité normale
La décision d’urgence sanitaire anti-Covid-19 n’est pas passée tout le temps par la proclamation préalable de l’état d’urgence ou de tout autre régime d’exception prévu par la Constitution. Le cas du Cameroun est illustratif à ce titre. Les autorités y ont opté pour le procédé de la « stratégie gouvernementale de riposte » dont le point de départ était l’instruction par le chef de l’État, au terme d’une réunion interministérielle de crise, de treize mesures essentielles destinées à encadrer désormais la décision publique et les comportements en vue de contenir et juguler la pandémie. Cette stratégie a ensuite fait l’objet de réajustements par assouplissement, élargissement, adjonction ou réduction des mesures, en fonction de l’évolution des préoccupations sanitaires, sociales et gouvernementales. Lesdites mesures, prises sans déclaration d’état d’urgence, relèvent d’un régime de droit commun, quoiqu’elles se rapprochent, au moins à un double titre, de ce que prévoit la loi camerounaise relative à l’état d’urgence. D’une part, de par leur nature, certaines d’entre elles correspondent aux mesures de police exceptionnelles que le législateur autorise l’administration à prendre lorsque l’état d’urgence est déclaré. D’autre part, de par leur finalité, car leur but affirmé est de gérer un état de crise généré par la pandémie.
L’absence de déclaration de l’état d’urgence révèle une conception stricte de l’interprète habilité à apprécier et à décider de cette qualification qui en exclut probablement le péril sanitaire. Elle exprime également la grande liberté dont il dispose dans cette interprétation. En l’occurrence, la Constitution camerounaise ne soumet la décision de recourir à l’état d’urgence à aucune forme de contrôle, encore moins de consultation. C’est donc un pouvoir complètement discrétionnaire du président de la République qui témoigne de l’hyper domination présidentielle de ce régime politique. Ce qui n’est pas sans rappeler les enseignements théoriques d’un Carl Schmitt qui, promoteur d’une conception exclusivement subjective du pouvoir de décider de la situation d’exception, préconise au surplus que, mieux que le législatif et le judiciaire, c’est à l’exécutif qu’il revient d’être l’agent réel face à la nécessité.
Mais le problème se pose toutefois de qualifier juridiquement – par rapport à la théorie générale du droit de la nécessité porteuse de dualité de la légalité – des mesures qui sont adoptées hors état d’urgence mais qui s’apparentent néanmoins à des mesures d’exception. En effet, les restrictions qu’elles portent dérogent à la fois au droit commun et au régime d’exception prévu par la Constitution, sans que cette double dérogation repose sur une habilitation constitutionnelle. Il se pose donc un problème de cohérence juridique, notamment de compréhension de l’organisation juridique des régimes d’exception. La doctrine administrativiste d’inspiration française répondrait certainement que de telles mesures se fondent sur un régime prétorien, celui de la « théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles ». Mais il convient justement de savoir ce qui pourrait conduire un juge à reconnaître exceptionnellement à ces mesures dérogatoires, une validité juridique. Une telle qualification est d’autant plus importante que si l’état d’exception déroge au droit commun, il n’en demeure pas moins du droit. En ce sens, une thèse quelque peu radicale a été soutenue selon laquelle « l’état d’exception n’a rien d’exceptionnel ». Autrement dit, la règle d’exception s’inscrit dans une rupture de fondement avec l’état de droit mais n’en perd pour autant pas sa nature de règle de droit. Les enseignements jurisprudentiels montrent que le juge ne va pas chercher ce fondement du droit de l’exception ailleurs que dans les dispositions ou les principes de l’État de droit préexistant. Ainsi, la mission confiée au président de la République de veiller au fonctionnement en toute époque des services publics et la mission de maintien de l’ordre public dont dispose toute autorité administrative en vertu de la loi ont été retenues dans la jurisprudence inspiratrice de la théorie des circonstances exceptionnelles comme fondement de décisions qui avaient pris quelques écarts avec la légalité dans des situations d’exception. Une tradition jurisprudentielle similaire s’est développée au Cameroun qui admet, sur la foi que tout dépend des circonstances, que l’on peut reconnaître une valeur normative aux « nécessités de l’ordre public », mais en insistant que soient respectés les principes généraux du droit.
Il reste néanmoins qu’état d’urgence ou non, la qualification exceptionnelle d’un dispositif normatif anti-Covid-19 nous ramène à des difficultés théoriques traditionnelles. Elle suppose en effet que soit formellement identifié le point de rupture avec l’ordre normal. En l’absence de franchissement de cette barrière, ce moment où « la force de la vie réelle brise la carapace d’une mécanique figée dans la répétition », aucun régime d’exception n’est identifiable. Mais ce principe méthodologique révèle immédiatement l’importance d’une autre question juridiquement insoluble, celle de savoir l’autorité habilitée à identifier les lignes de rupture ainsi que la légitimité qui fonde une telle autorité à agir. On tentera en vain de remonter l’ordre juridique pour trouver la règle ultime qui permet de déterminer cette autorité et cette légitimité. N’existant plus ou étant fortement relativisée, elle ne peut plus fonder le droit de l’État. En fait, la situation exceptionnelle permet de revenir aux lumières de la vision institutionnaliste du rapport entre le droit et l’État. Ce n’est pas le droit qui fonde l’État, mais c’est l’État qui fonde le droit. Ce n’est pas la circonstance exceptionnelle qui implique le droit de l’exception, c’est le droit de l’exception qui établit la circonstance exceptionnelle. Et, la préséance de l’exécutif repose ici sur un fondement davantage politique que juridique. Il suffit, pour s’en convaincre, de se rendre compte à quel point peut apparaître, contre toute attente, controversée, aléatoire et évanescente la motivation à l’origine de la décision d’urgence, au cœur de la crise sanitaire.
B. La motivation de la décision publique d’urgence sanitaire
L’objectivisme positiviste fondé sur le critère de l’évidente nécessité se montre court dans la justification du recours au régime d’exception. Celle-ci a plutôt tendance à se rapprocher du subjectivisme décisionniste. La motivation de la décision publique d’urgence, à l’ère de la Covid-19, n’est que faussement évidente. Elle ne se limite pas à contrecarrer l’insécurité sanitaire (1). Il semble qu’il ne s’agisse que de la motivation principale qui dissimule sans succès les motivations autres (2), souvent véritables.
1. La motivation principale : contrecarrer l’insécurité sanitaire
Lorsqu’on se penche sur les dispositions constitutionnelles des États subsahariens, on relève une tendance commune au laconisme sur le régime de l’état d’urgence et au renvoi de son organisation au législateur. La condition relative à la motivation de la décision d’y recourir suit cette tendance. Ainsi, derrière l’expression, reprise dans les différentes Constitutions, mais fort évasive des « circonstances » qui justifient ce recours, le législateur tend à identifier les hypothèses de « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public », « de troubles portant gravement atteinte à l’ordre public ou à la sûreté de l’État », « d’agression venant de l’extérieur », ou encore « d’évènements présentant par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Toutefois, c’est un truisme, ces expressions « mal définies » sont encore peu explicites. La motivation de toute décision d’urgence n’en dérive pas automatiquement. Elle est donc toujours à rechercher. Il en est ainsi de celle relative à la décision d’urgence sanitaire, sujet de la présente étude. Si elle semble au premier abord mettre en valeur l’hypothèse de la circonstance présentant le caractère de « calamité publique », une appréciation du contexte général de sa formulation suscite néanmoins une vision plus nuancée.
En principe, l’insécurité sanitaire conduit à recourir à l’état d’urgence selon un schéma simple qui commence avec la mise en évidence de son effectivité. Ainsi, la propagation mondiale et inexorable de la crise – c’est une pandémie, le déficit de solution médicale (absence de vaccin, incertitude et efficacité des méthodes thérapeutiques disponibles), les cas de contamination recensés, sont des éléments factuels qui conduisent fatalement les pouvoirs publics à constater l’existence d’une circonstance présentant par sa nature et sa gravité le caractère de « calamité publique » susceptible de compromettre la vie nationale. Le ton passionnel des discours comme celui du président sénégalais Macky Sall est donc naturellement choisi par les autorités subsahariennes pour informer les populations de l’imminence d’un « sérieux risque de calamité publique ». Et, la réponse fondée sur un dispositif exceptionnel se justifie pleinement devant une calamité imprévisible. Ce schéma correspond à la définition objective retenue par la théorie positiviste d’un état d’exception « au cœur du rapport entre pression des faits et stabilité de l’ordre juridique ». La crise de la Covid-19 apparaît sous cet angle comme une hypothèse qui confirme que le critère du recours à l’exception peut, comme le soutient une certaine doctrine, être celui de « l’évidente nécessité » agissant comme une cause extérieure à toute volonté politique mais qui s’impose à la décision politique. Dans une telle perspective, le lien de dépendance entre l’état d’urgence et le régime politique sus évoqué est moins affirmé. Le responsable politique se défend d’user d’une puissance mais excipe un devoir « salutaire » qu’il lui incombe d’accomplir pour la survie de la communauté, dans une configuration où il n’y a pas d’alternative entre « agir d’une façon ou d’une autre et entre agir et ne pas agir ». Les choses semblent en effet se présenter telles que les pouvoirs publics subsahariens n’avaient pas d’autre choix que de recourir au droit de la nécessité – tant à travers les régimes organisés que par des mesures pragmatiques, pour lutter contre la crise générée par la pandémie de la Covid-19, survenant sous la forme d’un péril manifeste et qui était imprévisible.
Certes. Cependant, certains éléments tendent à relativiser les évidences qui semblent ressortir de ce constat. Ainsi, peut-on faire droit à l’hypothèse selon laquelle la crise du coronavirus, pour avoir longtemps été en suspens, était prévisible en Afrique. Une telle réserve s’appuie sur des éléments tangibles. Tout d’abord, la menace d’une infection virale à portée planétaire n’est pas nouvelle et est bien connue des experts africains comme de toute la communauté des experts internationaux. Ensuite, les États africains ont une expérience des catastrophes sanitaires d’origine virale (vih/Sida, Ébola, Chikungunya) favorable à une approche sereine de toute nouvelle menace. Enfin, on pourrait ajouter que la pandémie a connu un long parcours partout ailleurs avant d’affecter l’Afrique qui disposait ainsi d’un temps considérable et d’une importante marge d’anticipation.
Ces réserves participent à l’explication globale de la résilience des États africains face à la pandémie de la Covid-19. Mais pour notre propos, elles permettent également de réinterroger l’intérêt des règles d’exception comme dispositif public de réaction. En effet, autant que ces réserves conduisent à relativiser les notions d’incertitude et d’imprévisibilité dans la situation africaine, elles font perdre au recours à l’état d’urgence sa justification. La décision d’urgence sanitaire aurait bien pu passer par le droit commun de la santé et de la prévention des maladies infectieuses qui s’est développé à l’occasion des catastrophes sanitaires et des grandes épidémies qui n’ont cessé d’affecter l’Afrique. Cette législation ordinaire de la santé offre aux autorités sanitaires une panoplie de moyens efficaces pour endiguer les crises sanitaires. Cette possibilité, qui a été implémentée avec exemplarité en Asie, relativise le monopole de la motivation sanitaire, voire même sa pertinence, comme fondement du recours des pouvoirs africains à un dispositif d’exception en vue de lutter contre la propagation du coronavirus.
2. Des motivations inavouées (?), sous un arrière-fond de tensions sociopolitiques
Il semble que la motivation sanitaire ne soit pas unique dans le cadre du recours à la législation d’exception. Les contempteurs de ce recours ont dénoncé, dans la décision publique une surenchère autour de la menace de la Covid-19 qui dissimulait les vraies motivations, notamment celles tenant à des préoccupations politiques. Ces critiques ne font que confirmer la difficulté qu’il y a à établir le caractère objectif de l’argument de la nécessité dans la justification du recours à l’urgence. Ce qui a permis à Carl Schmitt de voir dans le cas exceptionnel le talon d’Achille du normativisme kelsénien. Il s’agit d’un argument dont la pureté est insaisissable, toujours susceptible d’être regardé comme un prétexte. La suspicion est encore plus grande dans des contextes subsahariens en proie à de vives et persistantes tensions politiques, sociales et économiques.
La critique peut prendre appui sur les tensions antérieures à la crise. Certains gouvernements ont été accusés d’utiliser le dispositif spécial anti-Covid-19 pour régler des questions politiques souvent éloignées des préoccupations de sécurité sanitaire, voire pour réprimer certains mouvements de contestation politique. La technique consisterait à exagérer la menace sanitaire pour pouvoir prendre des décisions fortement restrictives pour les libertés, y compris les droits politiques. Ce qui permet de mettre hors-la-loi les mouvements encombrants de contestation politique et sociale et de réprimer sévèrement les récalcitrants. Ainsi, l’édiction d’une mesure de confinement portant l’interdiction de regroupements dans un État comme la Guinée a été regardée comme visant davantage à faire taire le front de contestation par les partis politiques de l’opposition, les syndicats et les organisations de la société civile contre le projet de réforme constitutionnelle dont l’aboutissement est déterminant pour le sort du président Alpha Condé, qu’à juguler la propagation du coronavirus. Une telle critique se renforce du constat de la tendance frénétique des autorités à recourir à l’état d’urgence dans ce pays, à l’instar de cet épisode de l’année 2007 où l’état d’urgence a été proclamé de manière à laisser songeur quant à la proportionnalité de la réaction qu’il constituait face à des manifestations de grève générale contre le régime en place.
L’instrumentalisation de l’urgence sanitaire liée à la Covid-19 pour régler de vieux contentieux est même avouée ou apparaît clairement dans certains cas. Au Nigéria, les autorités locales dans dix-neuf États du Nord n’ont pas fait mystère de leur volonté de mettre à profit l’état d’urgence pour exécuter enfin leur projet de fermer définitivement les madrasas, projet qui se heurte depuis des années aux traditions et au poids des religieux. Elles ont ainsi fait l’annonce qu’après la fermeture des écoles pour cause de coronavirus, ces établissements coraniques ne rouvriraient plus. Au Lesotho, le Premier ministre Tom Thabane, en proie à des difficultés judiciaires, a initié l’instauration d’un régime exceptionnel, à travers une mesure de confinement pour une durée de trois semaines, dès la fin mars, bien avant que soit officiellement déclaré le moindre cas d’infection au coronavirus dans le pays, la suspension du parlement en début avril et le déploiement de l’armée dans la capitale à partir du 19 avril. Il s’en est suivie une crise politique heureusement très vite résolue grâce à une mission spéciale sud-africaine qui a permis sa chute et le retour à la légalité constitutionnelle.
De même, les gouvernements en fin de mandat essuient la fronde de l’opposition qui les soupçonne de profiter de la suspension des activités politiques, notamment l’inscription sur les listes électorales au Burkina Faso, par ailleurs en proie au terrorisme djihadiste, pour organiser l’élection présidentielle de novembre suivant un calendrier qui permet au régime en place de traverser et contourner une conjoncture politique trouble. Il se susurre que des motivations similaires nourrissent dès l’apparition en mai de l’épidémie dans le pays, l’idée d’un report de l’élection présidentielle prévue pour le début 2021 en Ouganda. Il est également notable que le président ivoirien ait adopté le 8 avril 2020 par ordonnance la nouvelle loi électorale qui, en discussion au parlement, était l’objet de vives tensions entre la majorité et l’opposition, cette dernière ayant même claqué la porte des négociations au cours de la session antérieure. Dans ce dernier cas, la question de l’opportunité s’adjoint clairement à celle de l’efficacité pour mettre en doute la participation de cette mesure à la résolution de la crise.
Les tensions peuvent également apparaître à l’occasion de la gestion de la crise. Dans d’autres pays en effet, c’est plutôt la continuité de la vie politique, malgré une reconnaissance officielle de l’exposition à la pandémie ou au contraire grâce au refus d’une telle reconnaissance, qui a suscité l’interrogation. Il en fut ainsi de la tenue des élections législatives des 29 mars et 19 avril 2020 au Mali. Le pouvoir a été vivement critiqué pour cette décision qui ne tenait pas compte, en plus du coronavirus qui faisait ses premières victimes, de la montée en puissance des violences djihadistes. Il en fut de même de la tenue de l’élection présidentielle du 20 mai au Burundi, qui n’a été possible que grâce à l’attitude du gouvernement qui a mis du temps à reconnaitre que le pays était touché par le coronavirus. De manière quelque peu ubuesque, ce sulfureux gouvernement a estimé que le Burundi était protégé par la force divine et a ordonné la fermeture des frontières dès le 15 mars pour se protéger de la contamination en provenance des États voisins, principalement du Rwanda avec lequel il entretient des tensions diplomatiques. Mais la fermeture des frontières a eu un autre effet qui n’est pas politiquement anodin, celui de permettre la tenue du scrutin « à huis-clos », à l’abri du regard critique des observateurs internationaux.
Ainsi se formule, avec les relents d’un autoritarisme atavique que la critique observe impuissamment, la décision publique d’urgence sanitaire. Elle ne s’étend pas pour autant à une portée sans limites.
II. Les limites de la décision publique de gestion de la crise
La décision d’urgence se caractérise par l’accroissement des pouvoirs de police qui en résulte. Mais il faut bien savoir l’ampleur de cette extension. La question de la limite est fondamentale ici, comme dans toute approche de l’état d’exception. Elle peut être cernée à travers une appréciation des indicateurs de l’applicabilité de la décision publique d’urgence sanitaire, tels qu’ils ressortent de ses propositions internes (A). Mais elle repose aussi sur les déterminants hétéronomes de cette applicabilité (B).
A. Les limites internes à la décision publique
Il s’agit de celles qu’indique la décision publique d’urgence elle-même. Elles relèvent des trois ordres classiques de la limitation du champ d’application des actes normatifs, les ordres temporel, territorial et matériel. Les lois organisant les régimes d’exception prévoient que les actes qui sont pris dans leur cadre comportent obligatoirement ces éléments. L’examen de la portée de la décision publique d’urgence suppose donc le parcours successif de son champ spatiotemporel (1) et de son champ matériel (2).
1. Le champ spatiotemporel de la décision
Le champ d’application territorial de la décision sanitaire d’urgence revêt un caractère progressif et diversifié. Il est à la fois étroit et large, selon le moment et selon le pays. Elle peut s’appliquer progressivement, c’est-à-dire se limiter en priorité à quelques circonscriptions territoriales touchées et s’étendre au reste du pays au fur et à mesure de la propagation du virus. On a ainsi ordonné l’isolement du reste du pays des villes où ont été déclarés des cas de personnes atteintes par le virus comme Niamey au Niger, Tananarive à Madagascar, le quartier de Gombe à Kinshasa en République démocratique du Congo, les villes de Malabo et Bata en Guinée équatoriale, la capitale tchadienne Ndjamena ainsi que vingt-deux autres villes de ce pays. Au Bénin et au Gabon, il a été établi un cordon sanitaire regroupant toutes les communes infectées.
Elle peut aussi s’appliquer immédiatement à l’ensemble du territoire national. Dans certains pays, les mesures ont été, dès la découverte du premier cas – très souvent dans la capitale, en provenance de l’étranger – appliquées de façon indifférenciée, à rebours de la tendance à la limitation géographique des législations sur l’état d’urgence et, probablement, en intégrant la dimension préventive. Le cas le plus illustratif ici – et qui a d’ailleurs concerné tous les pays – est celui de la mesure de fermeture des frontières qui ne pouvait épargner aucune porte d’entrée officielle.
Du point de vue temporel, l’état d’exception, moment fugace et provisoire ne saurait en aucun cas perdurer. La question de la durée est fondamentale dans le régime de l’état d’urgence. Son indication est une formalité essentielle de la validité de l’acte qui en fait proclamation. Il en est de même pour tout autre acte relatif à une mesure qui est prise au cours de son application. Il est en effet établi que, d’une part, le gouvernement peut interrompre avant son terme l’état d’urgence et, d’autre part, les mesures prescrites au titre de cet état cessent avec lui, pour un retour immédiat à la légalité normale. Aussi, les réglementations nationales, s’alignant sur un standard international, prévoient-elles un « principe de temporalité » qui implique que les mesures d’urgence soient prises « strictement en fonction des exigences du moment ».
Malgré la confiance que l’on peut faire aux prévisions des experts sur l’évolution de la pandémie, il est impossible d’en prévoir le terme. La limitation temporelle de la décision d’urgence sanitaire ne pouvait bénéficier d’infaillibles repères précis pour sa fixation. Par conséquent, elle s’est souvent alignée sur ce que prévoit la législation de l’état d’urgence. Aussi, les décisions d’urgence sanitaire révèlent-elles à la fois une programmation progressive, à temporalité multiple, et une certaine démarcation entre les systèmes africains. La durée initiale de l’état d’urgence sanitaire, avant toute prorogation, a ainsi visé une période assez courte. Elle a été fixée à douze jours, quatorze jours, ou le plus souvent à quinze jours. Mais il arrive aussi que l’on vise une période plus longue de vingt jours ou d’un mois. On a même des cas comme celui de l’Éthiopie où l’état d’urgence a été décrété le 8 avril 2020 pour une durée d’au moins cinq mois.
Mais la limitation temporelle a parfois été absente de la décision d’urgence initiale. Ce fut le cas principalement là où elle ne reposait pas sur une déclaration préalable et formelle de l’état d’urgence comme au Cameroun où les treize premières mesures d’urgence édictées par le chef de l’État l’ont été pour être applicables à compter du 18 mars 2020, « jusqu’à nouvel ordre ». Mais, cette formule a également été employée par le gouvernement du Botswana dans sa déclaration d’état d’urgence qui précisait qu’elle prenait effet à compter du 2 avril 2020, « jusqu’à nouvel ordre ».
Il est notable que dans ces deux cas, le principe de temporalité ait repris ses droits au moment du renouvellement des décisions d’urgence. Ainsi, depuis le premier renouvellement des premières mesures d’urgence applicables dès le 18 mars 2020, avec ajout de mesures nouvelles, le 1er avril 2020, le gouvernement camerounais a pris l’habitude de préciser que leur application s’étend sur la quinzaine qui suit leur adoption. Au Botswana, l’état d’urgence initialement déclaré a ensuite fait l’objet d’un vif débat parlementaire au terme duquel il a été prorogé mais pour une période maximale de six mois.
Au-delà de ces deux expériences, la durée initiale de l’état d’urgence a rarement été définitive. La technique de la prorogation et du renouvellement a été abondamment utilisée. Venant à la rescousse des prévisions courtes, elle semble s’opérer de façon automatique. Le 6 juillet 2020, l’état d’urgence sanitaire en était à sa sixième prorogation, depuis mars, en République démocratique du Congo.
L’intérêt de la prorogation est de rétablir l’illusion démocratique de l’association de la représentation du peuple – dont on a souligné la relégation par l’exécutif – à l’adoption de la décision publique d’urgence. La plupart des constitutions et des législations prévoient en effet que la durée de l’état d’urgence ne peut être prorogée que sur autorisation du parlement. Mais, si des divergences se sont parfois révélées entre les exécutifs et les parlements, elles n’ont jamais été jusqu’à empêcher que le parlement autorise le gouvernement à proroger l’état d’urgence. Ce qui manifeste d’une commune reconnaissance, malgré tout, de son bien-fondé.
La temporalité multiple de la décision d’urgence sanitaire s’aperçoit enfin au niveau de sa sortie de vigueur. L’état d’urgence a pris fin dans certains États en disharmonie temporelle avec les mesures qui ont été prises au titre de cet état, contrairement au principe de la liaison des deux. Certaines mesures comme le confinement ont connu une application particulièrement brève. D’autres, comme celles ordonnant des mises en isolement ou en quarantaine, ou encore le port obligatoire du masque, continuent à être adoptées tant que sévit la pandémie. Mais la dissociation d’avec le régime d’urgence qui ressort de cette continuité pose le problème du régime d’encadrement de telles mesures. Bénéficient-elles, en réintégrant la légalité normale, de la même mobilisation des moyens de police et de la restriction du contrôle juridictionnel que sous état d’urgence ? Par ailleurs, de nombreuses mesures adoptées aux plans social, pénitentiaire, économique, fiscal, et ayant une portée large, continuent forcément de produire leurs effets, au-delà de la période exceptionnelle.
2. Le champ matériel : mesures anti-Covid-19 et libertés
L’antagonisme est patent entre les mesures exceptionnelles et les droits fondamentaux auxquels elles apportent des restrictions drastiques pendant le régime d’exception. Il est de tout temps et en tout système impératif de penser leur conciliation. Il est ainsi intéressant de lire dans la Constitution tchadienne que les « mesures exceptionnelles ne sauraient justifier les atteintes aux droits à la vie, à l’intégrité physique et morale et aux garanties juridictionnelles accordées aux individus ». Dans le cadre de la crise de la Covid-19, les droits des individus et des groupes sont à protéger non seulement en raison de leur lien avec les impératifs de santé publique, mais aussi en raison de la tendance à l’accroissement de leur fragilité en période de crise.
La protection des droits de la personne malade est prioritaire dans un contexte de crise sanitaire. La décision publique ne peut faire fi des droits des patients atteints de la Covid-19, autant comme usagers du service public hospitalier qui les accueille que comme citoyens. Il est impératif d’assurer un accès intégral, libre et égal à toutes les personnes contaminées à une prise en charge efficiente par les structures médicales. La prise en charge de ces patients doit tenir compte de la trilogie dignité, liberté et égalité. La dignité, qualité intrinsèque de la personne humaine « inhérente à tous les membres de la famille humaine », selon les termes du préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, est non seulement un droit fondamental, mais aussi le fondement des autres droits. Par conséquent, la dignité humaine ne saurait être mise à mal par la circonstance exceptionnelle, a contrario, la dignité de la personne malade balise nécessairement la décision d’urgence sanitaire. Cette dernière doit tenir compte de ses droits à la vie, à l’inviolabilité, à l’intégrité, à l’absence de caractère patrimonial du corps humain, que consacrent les normes générales de bioéthique. Il n’est donc pas inutile d’indiquer à ce titre que, malgré l’urgente nécessité à trouver une thérapie, toute expérimentation de vaccin ou de quelque traitement que ce soit sur des personnes malades ou contaminées par le coronavirus est proscrite en l’absence de leur libre consentement.
Il faut admettre que la composante liberté du malade peine à s’épanouir dans le contexte de l’urgence sanitaire. D’une part, en ce qu’elle est classiquement liée au respect du secret médical, elle peut être compromise par un environnement d’hypermédiatisation, mais aussi par la volonté des pouvoirs publics de mener à bien les politiques de prévention à travers la sensibilisation. Comment concilier le secret avec des mesures peu discrètes comme la quarantaine (ou précisément quatorzaine), l’isolement ou le confinement ? D’autre part, entendue comme son droit de participer à la thérapie qui lui est administrée, la liberté du malade apparaît comme particulièrement difficile à réaliser en raison de l’incertitude thérapeutique.
L’égalité des citoyens trouve sa projection dans l’égalité des malades. Elle se réalise dans la nécessité de respecter, pour tous, indépendamment du sexe, de l’âge, de la filiation, du statut social ou des capacités physiques, le droit à la non-discrimination et l’égal accès aux soins. Ces exigences peuvent être mises en cause en période de crise sanitaire par l’amenuisement abrupt de l’offre hospitalière. La décision publique doit donc impérativement s’attacher à optimiser la couverture sanitaire et à améliorer son accessibilité. Elle contient une exigence de solidarité nationale à laquelle concourent nombre de mesures sociales que les autorités ont été amenées à adopter, à l’instar de la création de centres de dépistage et d’analyse du coronavirus, de l’augmentation des capacités d’accueil et de prise en charge des malades, rendue possible par l’ouverture d’unités spéciales dans les hôpitaux classiques ou l’érection d’hôpitaux de campagne. Mais il faut aussi mentionner la réquisition de lieux publics ou privés en vue de l’isolement des personnes atteintes par le virus ou susceptibles de l’être, comme celles entrant nouvellement sur le territoire national que la plupart des États ont soumises à la quatorzaine obligatoire. La gratuité des soins, essentielle dans l’optique d’assurer l’égalité des patients, figurait souvent en bonne place parmi ces mesures. Elle a nécessité, de la part des gouvernements, des actions sur les circuits d’importation, de production et de commercialisation des médicaments et matériels médicaux.
Au-delà des simples patients, il est important de souligner que la santé dépend toujours d’un ensemble de déterminants sociaux et constitue une préoccupation majeure pour les groupes déjà confrontés aux difficultés sociales et économiques. La protection du droit à la santé apparaît ainsi liée à celle des autres droits et pas seulement les droits-créances. Le confinement a par exemple entrainé un accroissement exponentiel des cas de violences domestiques, dénoncés par les organisations de la société civile. De même, l’état d’urgence sanitaire a souvent paralysé l’activité économique et donc affecté les libertés économiques, comme celle d’entreprendre ou celle du commerce et de l’industrie. Les mesures mobilisées pour contrer la pandémie se sont souvent avérées désastreuses pour des secteurs entiers de l’activité économique tels que la restauration, l’hôtellerie, le transport, les arts et la culture… L’aléa économique, additionné aux fragilités sociales, justifiait que bénéficient d’une attention particulière, les personnes et corps économiques ou professionnels défavorisés et qui apparaissaient ainsi particulièrement impactés. Aussi est-il notable que la décision publique d’urgence soit également allée dans le sens de la mise en place de facilités de crédit, de mesures d’assouplissement de la fiscalité des entreprises, mais aussi de protection des consommateurs contre les opérateurs économiques véreux – notamment ceux opérant dans les secteurs stratégiques et hautement sensibles de la fourniture de l’eau, de l’électricité et des communications électroniques. Les gouvernements se sont montrés volontaristes en accompagnant les mesures barrières de mesures sociales comme la distribution de denrées alimentaires et de produits d’hygiène sanitaire. La prise en charge par l’État, comme au Niger, pour une certaine période des factures d’électricité et d’eau pour les pauvres est une illustration de l’amplitude que peut prendre ce volontarisme. Dans le domaine des finances et de l’économie publique, la gestion de la crise a mobilisé des dispositifs originaux de programmation économique et budgétaire à court terme, à savoir des plans de relance, de résilience : plan tchadien d’urgence nationale, plans d’aide sociale, alimentaire au Niger et au Sénégal, Fonds spécial de solidarité au Cameroun. À l’ère de la Covid-19, la décision publique ne se borne pas à une prescription publique, elle préconise autant la prestation publique.
Enfin, le statut général des droits et libertés fondamentaux demeure concerné. Parce que la restriction ne signifie pas l’abolition, un minimum de respect des droits fondamentaux est toujours attendu d’une décision publique, y compris en période d’incertitude. C’est même la principale limite à toute prise de décision, selon l’approche libérale – dominante – de l’état d’exception. Le contrôle juridictionnel vise à préserver les droits des personnes et groupes les plus vulnérables.
L’existence d’un point d’équilibre est une utopie entre les mesures d’isolement, de quarantaine ou de confinement et les libertés de circulation, de réunion ou de manifestation publique, pour ne s’en tenir qu’à ces exemples. Certes. Mais il est impératif, au risque de néantiser l’état de droit et les principes constitutionnels fondamentaux, que le citoyen continue à bénéficier et jouir de ses droits intangibles, à sa vie privée, à l’éducation, au travail, au respect de l’intégrité physique et morale – au contraire des violences policières et autres abus des autorités publiques que le dispositif sécuritaire anti Covid-19 a semblé multiplier, ainsi que l’actualité rapprochait les exemples de la Côte d’Ivoire, du Togo, du Zimbabwé ou encore du Kenya. De tels abus ont parfois causé la mort. En République démocratique du Congo, la presse a rapporté la mort de deux personnes, l’une le 7 juin à la Place Mulamba et l’autre le 15 juin à Bagira à la suite d’un usage excessif de la force publique dans l’application des mesures barrières.
Il faut néanmoins souligner que, nonobstant une permanence du droit de recours, la réparation intégrale de ces violations des droits individuels s’inscrira plus efficacement dans la période postérieure à la crise sanitaire. En effet, tant que perdure le régime d’exception, l’examen des recours rencontre un obstacle conjoncturel : les nécessités d’adaptation du système judiciaire aux mesures de limitation de la propagation du virus et l’application d’un régime de réduction des activités des tribunaux qui en découle. Au Bénin par exemple, après une circulaire du Ministre de la justice et des libertés qui instruisait aux chefs des cours et tribunaux de procéder à cette adaptation, certains aménagements ont été opérés. À ce titre, les mesures de garde à vue et de rétention ont été réservées aux situations d’extrême nécessité et les renvois des dossiers sont privilégiés dès lors que les délais et la situation des prévenus le permettent. Des mesures similaires – réduction du nombre des audiences, audiences à huis-clos, distanciation dans les salles de jugement, désinfection des bâtiments judiciaires, basculement vers le traitement numérique des dossiers – ont été prises dans pratiquement tous les autres États. L’examen des recours ne peut être optimal lorsque le service public de la justice apparaît ainsi marqué par la crise sanitaire. Un ordre des priorités s’impose entre les affaires. L’enjeu est de réaliser, face à l’urgence, l’équilibre entre l’efficacité maximale dans le traitement des dossiers considérés comme prioritaires et la préservation des principes essentiels du droit à un procès équitable. La mission est difficile, mais pas impossible comme en témoignent quelques décisions retentissantes. On se rappelle notamment le fait d’arme judiciaire le plus éclatant de cette période, en matière d’exercice de recours contre l’autorité publique, savoir la saisine de la Haute Cour par une organisation non gouvernementale, qui a entrainé la suspension du confinement au Malawi.
B. Les limites hétéronomes
Il s’agit de celles qui reflètent une certaine pression de l’environnement sur la norme que prescrit la décision d’urgence sanitaire. Cette pression est venue de tensions politiques internes (1), mais aussi de la gestion internationale de la crise (2).
1. La pesanteur de la réaction sociale à l’égard des mesures de restriction et de confinement
Au plan interne, les mesures prescrites en vue de résoudre la crise n’ont pas toujours rencontré l’adhésion des populations. Ce qui fut souvent à l’origine d’une certaine effervescence sociopolitique. La contestation sociale du dispositif normatif anti-Covid-19 a parfois connu une tournure violente. Le cas des émeutes dans les townships sud-africains nous en fournit une parfaite illustration. Il est similaire à cette mobilisation spontanée de la rue malawite au mois d’avril quand des milliers de citoyens qui survivent au jour le jour du commerce informel ont vivement manifesté leur opposition au confinement décidé par le président Peter Mutharika. Est également notable, cette manifestation du 16 juin 2020 en République démocratique du Congo contre les abus policiers ayant causé la mort d’un homme, qui a entrainé des destructions au Centre d’isolement des cas positifs de Bukavu.
Globalement, les populations africaines se sont montrées hostiles à l’égard des mesures qui allaient dans le sens de la restriction de l’accès aux espaces publics de socialisation tels que les marchés, les lieux de culte, les espaces de détente et de divertissement, et du confinement dans leurs résidences qui sont le plus souvent exiguës dans la promiscuité des bidonvilles. La fronde a souvent reçu le soutien inattendu des autorités locales, morales ou religieuses. Ainsi, sous la pression des regroupements d’acteurs de l’informel, le maire de Ouagadougou au Burkina Faso a rappelé au gouvernement, pour appuyer les commerçants mécontents de la fermeture des marchés, que 49 % du pib vient du secteur informel qui par ailleurs occupe une très large majorité de la population active du pays.
De manière systématique, la contestation exprime des craintes d’insécurité alimentaire, sanitaire et économique de populations vivant au jour le jour, dans une extrême précarité qui les expose à la pénurie permanente, de l’eau, de l’énergie électrique, de la nourriture. La décision d’urgence sanitaire a donc été confrontée à la pesanteur sociale, économique et culturelle. L’exemple de la République démocratique du Congo peut de nouveau être évoqué à propos du report du confinement total intermittent de la ville de Kinshasa auquel ont été contraintes les autorités, juste à la veille de la date initialement prévue. Le gouvernement a justifié son recul par la nécessité de définir des modalités préalables susceptibles d’empêcher que se poursuive l’insécurité et « les bousculades » qui s’observaient dans la ville dès l’annonce du confinement. Il faut noter que l’opposition parlementaire avait vivement critiqué la décision de confiner Kinshasa comme comportant le risque de provoquer une catastrophe humanitaire et des émeutes dans une ville déficitaire en eau et électricité et où les commerçants avaient commencé à se livrer à des spéculations sur les prix des produits de première nécessité, ainsi qu’il en était mentionné dans un communiqué du gouvernorat urbain.
Au demeurant, les tensions générées par la gestion de la pandémie de Covid-19 sont le plus souvent exacerbées en Afrique subsaharienne par des contextes déjà tendus et conflictuels, du fait de divergences antérieures sur les enjeux politiques, sociaux et économiques. On peut citer pêle-mêle, parmi les cas les plus aigus, le contexte électoral et post électoral au Mali, les enjeux de maîtrise territoriale de l’État dans le contexte de la crise anglophone au Cameroun, la fragilité des équilibres politiques à la suite de l’alternance au pouvoir en République démocratique du Congo, l’instabilité chronique en Centrafrique, les difficultés de la lutte contre le terrorisme djihadiste dans la ceinture sahélienne et une certaine lassitude des populations confrontées aux dérives des régimes répressifs mis en place pour enrayer cette menace…
Autant de pesanteurs qui constituaient des facteurs déterminants du sens et de l’efficacité de la décision d’urgence sanitaire, qui ne put jamais se déconnecter, dans le contexte subsaharien, de l’environnement sociopolitique ambiant.
2. L’inscription de la décision publique d’urgence dans la gouvernance internationale
Selon l’article 4 (1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, l’ordre international pourrait constituer une limite normative à la décision d’urgence sanitaire. Celle-ci peut en effet, bien qu’il n’en découle aucune contrainte juridique, reprendre l’écho de « l’urgence de santé mondiale » que l’Organisation Mondiale de la Santé (oms) a décrétée le 30 janvier 2020, consistant en une action internationale coordonnée par un Comité d’Urgence et qui aide les 193 États membres reconnus par l’onu à se préparer et à agir face à des situations pouvant impacter la santé publique, en l’occurrence la pandémie de coronavirus.
Dans cette lancée, la crise de la Covid-19 se présente en Afrique subsaharienne comme l’occasion d’un renouvellement des paradigmes coopératifs autour des notions classiques du droit d’ingérence et de la souveraineté internationale des États. Il faut relever que, si l’importance de la coopération internationale est à souligner, la révélation est aussi importante qu’au fur et à mesure que l’État africain s’ouvre à elle, l’autonomie de sa décision publique va en s’amenuisant.
La coopération technique est inoffensive et profitable. Elle est construite sur des partenariats qui visent la solidarité internationale dans le management de la crise. Certes, on peut relever le cas de certains États qui s’y sont montrés hostiles, à l’instar du Burundi qui a déclaré persona non grata le représentant et les membres de l’équipe de l’oms chargée d’appuyer le Burundi dans sa riposte contre la Covid-19, pour cause « d’ingérence inacceptable » dans sa gestion du coronavirus. Mais cela ne remet nullement en cause l’intérêt du mouvement de solidarité internationale, notamment dans sa dimension régionale. Un exemple positif est celui des Centres africains de prévention et de lutte contre les maladies (Africa cdc), l’agence de santé publique de l’Union africaine (ua), créée en 2013 pour faire face à une épidémie d’Ébola, mais qui est devenue permanente, bénéficiant d’un financement à hauteur de 0,5 % du budget opérationnel de l’ua, avec pour mission d’aider les États membres à faire face aux crises sanitaires qui touchent le continent. Elle a réuni le 22 février 2020, les ministres de la santé des États d’Afrique, huit jours après le premier cas déclaré, ce qui a permis à ces administrations africaines d’être proactives face à la crise à bien d’égards.
De même, les orientations et directives de l’oms n’ont pas porté atteinte à l’autonomie de la décision publique étatique qui ne s’y est pas toujours soumise. Il en est ainsi de l’obligation de transparence dans la communication relative à la pandémie que prônait l’organisation, mais qui a été clairement ignorée par les instances de communication gouvernementales qui centralisaient l’information. La question semble avoir été considérée comme tellement sensible qu’elle a suscité la promulgation par le gouvernement d’Afrique du Sud d’une loi criminalisant la « désinformation » sur l’épidémie. Ailleurs, en Côte d’Ivoire ou en Tanzanie notamment, le dispositif pénal existant a été suffisamment mobilisé par les autorités pour traiter comme hors-la-loi et réprimer sévèrement la communication indépendante des médias privés.
L’oms n’a par ailleurs pas pu coordonner les protocoles de traitement au sujet desquels les États africains ont affiché une grande liberté dans la politique médicale, notamment en ce qui concerne l’acquisition, la production et la distribution des médicaments. Ainsi, ses tergiversations relatives à l’usage thérapeutique de l’hydroxychloroquine – qui a profondément divisé les médecins et organismes scientifiques, n’ont pas suscité la moindre hésitation au Sénégal qui a très vite affiché et n’a jamais renoncé à son option en faveur de cet usage. Le cas le plus intéressant est celui de Madagascar qui n’a pas attendu une quelconque homologation ou approbation de l’organisation onusienne pour appliquer et promouvoir une solution thérapeutique originale, le Covid organics (cvo), décoction à base de la plante aux vertus antipaludéennes artémisia, mais ayant surtout pour caractéristique d’être un produit de sa pharmacopée nationale.
Ce décalage entre la directive publique de santé internationale et la décision publique nationale n’est pas propre au contexte de son application dans les États africains, loin s’en faut. L’urgence sanitaire n’a pas renforcé le consensus autour de l’organisation qui a subi de nombreuses pressions, au point d’apparaître à certains égards comme une scène d’affrontements entre les États puissants.
Il n’est pas extraordinaire non plus et rappelle l’idée traditionnelle selon laquelle les résolutions des organisations internationales adressées aux États n’ont pas valeur obligatoire et n’affectent en rien les droits ou obligations de leurs destinataires. Elles ne sont en principe que de simples recommandations. Ce qui ne veut pas dire qu’elles soient dépourvues de tout effet juridique. Ce sont des actes hétéro-normateurs qui, n’ayant pas de force contraignante autonome, n’en comportent pas moins une certaine « valeur ajoutée ou un plus juridique ». On dit pour cela qu’elles relèvent d’un droit doux ou mou et n’impactent donc que subtilement la souveraineté des États.
En revanche, la réduction de la marge d’autonomie de la décision publique découle surtout de ce que la crise a révélé l’insuffisance des finances publiques africaines, obligées de solliciter le concours des partenaires extérieurs du fait de leur incapacité à faire face à la pandémie et surtout aux distorsions économiques générées par les mesures restrictives destinées à limiter sa propagation. La sollicitation s’est étendue à l’appel en direction des partenaires financiers au non-paiement, à la réduction, à la suspension voire, à l’annulation de la dette extérieure. Parallèlement à ses conséquences économiques, cet appel pose le problème du fondement juridique de ce qui s’assimile à une incitation à l’inexécution des obligations contractuelles des États subsahariens, un comportement considéré comme illicite vis-à-vis du droit international. L’incertitude que génère cette approche a justifié que certains États africains se soient montrés hostiles ou réticents à une annulation de la dette, tout en affirmant leur préférence pour de nouveaux financements en vue de contenir les impacts économiques de la crise et préserver la crédibilité des pays pauvres auprès de leurs créanciers.
On peut recourir à deux notions de la théorie générale des obligations, reprises par la doctrine de droit international comme causes de non-exécution des engagements internationaux des États, pour donner un fondement juridique à une suspension, pour cause de Covid-19, des obligations contractuelles des États subsahariens vis-à-vis de leurs créanciers. Il s’agit de la force majeure et de l’état de nécessité, circonstances qui peuvent valablement être considérées comme découlant de la crise du coronavirus. Toutefois, bien connues du droit interne – public comme privé – elles sont rarement invoquées de manière efficace en droit international où elles s’entremêlent parfois. La force majeure résulte d’un évènement imprévisible et irrésistible, extérieur aux sujets de l’obligation et qui rend impossible l’exécution de cette obligation. Elle n’est admise que sous des conditions strictes et difficiles à établir, notamment l’absence de contribution de l’État à la survenance de l’évènement du fait par exemple de sa négligence. L’état de nécessité peut être invoqué s’il constitue le seul moyen de protéger un intérêt essentiel de l’État contre un péril grave et imminent. Cette notion a du mal à s’imposer en droit international et fait l’objet de controverses au sein de la Commission du droit international, car elle est suspectée de favoriser l’invocation par les États de la notion subjective et contestable – incontrôlable – de la défense des intérêts vitaux des États.
Certes, on ne peut présumer de l’application de ces circonstances pour exonérer les États africains de toute responsabilité en cas de non-respect de leurs engagements contractuels. Mais, la question de la dette dépend surtout du consensus des partenaires internationaux sur les orientations de l’aide publique au développement, de l’économie et de la finance internationales. Et, il semble que la crise de Covid-19 rassemble un consensus large sur les effets dévastateurs qu’elle entraine sur les économies africaines et sur l’urgence d’une réaction globale à cet égard. Les prévisions alarmistes du Fonds Monétaire International (fmi) témoignent de cette prise de conscience. Le Fonds estime que « l’Afrique subsaharienne est confrontée à une crise sanitaire et économique sans précédent », avec des conséquences graves comme une récession de 1,6 % en 2020, soit le « pire résultat jamais enregistré ». Il va de soi que « ces circonstances exceptionnelles exigent une action exceptionnelle ». D’où l’engagement de l’institution à : offrir des possibilités de financement rapide et accru ; obtenir un appui à l’allègement de la dette ; définir des mesures de riposte visant prioritairement à renforcer les services de santé et protéger ainsi les populations les plus vulnérables et certaines parties de l’économie. Dans cette lancée, le fmi et le Groupe de la Banque Mondiale ont, le 17 avril 2020, mobilisé leurs partenaires dans la lutte contre la Covid-19 en Afrique. Il en est ressortit une mise au point sur les apports substantiels des créanciers officiels qui ont mobilisé des ressources à hauteur de 57 milliards de dollars et des estimations situant le montant probable de l’aide privée à 13 milliards. Mais il a aussi été mis en évidence la nécessité d’apports additionnels, les besoins du continent pour combattre la Covid-19 en 2020 étant estimés à 114 milliards de dollars, soit un déficit de financement d’environ 44 milliards. Le fmi a affirmé son engagement à accorder davantage de financements concessionnels. Il entend s’appuyer sur ses mécanismes de décaissement rapide ; une nouvelle facilité de décaissement à court terme pour les pays dont les fondamentaux économiques sont très solides ; son fonds fiduciaire d’assistance et de riposte aux catastrophes (fonds fiduciaire arc) par lequel vingt-trois (23) pays africains à faible revenu ont bénéficié dès le 13 avril 2020 d’un allègement immédiat du service de leur dette.
Cependant, la stratégie d’urgence du Fonds permet de réévaluer certains aspects de la coopération financière internationale en Afrique. Il est intéressant de tenir compte, comme le fait le fmi de la disparité des situations économiques africaines. Le principe d’égalité souveraine des États admet des applications différenciées qui reposent sur une idée simple : ne traiter de manière égale que ceux qui se trouvent dans une situation égale.
De même, pour le bonheur des gouvernements africains, l’urgence oblige le fmi à prôner une aide financière inconditionnelle. On sait que la « conditionnalité » illustre traditionnellement le déséquilibre des relations entre le fmi et les États africains. Dans le cadre de l’Ajustement structurel notamment, le fmi impose, à travers ses programmes, de lourdes contraintes économiques et politiques aux États africains. Ces contraintes mettent à mal leur souveraineté. Mais ces États sont dépourvus de moyens juridiques de défense, en raison du caractère formellement non contraignant d’une relation à laquelle le Fonds refuse de reconnaitre une nature conventionnelle.
Mais un point demeure particulièrement préoccupant : la dette publique extérieure des pays africains est assez diversifiée et désormais répartie presqu’équitablement entre les accords avec des créanciers publics et les contrats avec des créanciers privés – le partenariat avec ces derniers s’étant développé à la faveur de la crise financière de 2007 qui a entrainé une forte baisse des taux directeurs des Banques centrales, notamment sur le marché international des Euro-obligations (Eurobonds). Aussi, la solution du problème ne peut se faire que de manière nuancée. Une analyse qui associe l’économie et le droit permet de soutenir que « même si ces initiatives [d’annulation de la dette] permettent de dégager des ressources pour faire face à la crise du Covid-19, il ne faut pas oublier que les besoins des pays africains pour faire face à la pandémie n’ont aucune raison d’être corrélés avec l’endettement ». Les auteurs de cette analyse démontrent dans la même veine que les parts des créanciers publics et privés s’équilibrant, une annulation de la dette bilatérale – c’est-à-dire celle des créanciers publics – faciliterait le remboursement des créanciers privés, ce qui reviendrait à les subventionner indirectement. Or, ceux-ci bénéficient déjà d’une protection en amont en intégrant le risque de défaut dans les taux d’intérêt auxquels ils prêtent ou souscrivent aux obligations. L’annulation ne peut donc être efficace que si elle concerne l’ensemble des créanciers des États africains. Mais la différence de traitement entre les accords et les contrats de dette impose de requérir préalablement l’accord des créanciers privés qui, habituellement, ne se laissent pas associer à ce type d’initiative – rappelons que le montant sus évoqué de l’aide privée représente le quart des engagements des créanciers publics. Les auteurs rappellent ainsi judicieusement qu’
une annulation de dette étendue à l’ensemble des créanciers a été faite dans le cadre des initiatives Pays pauvres très endettés (ppte) de 1996 et 1999, mais de façon non consensuelle, conduisant certains créditeurs privés à assigner en justice les pays bénéficiaires afin de recouvrer leurs créances.
Le renouvellement d’une telle unilatéralité pourrait reproduire les mêmes effets, dans la mesure où les circonstances d’exonération sus évoquées ne s’imposent pas de plein droit à un juge des relations économiques internationales qui a tendance à privilégier, au détriment des intérêts des États, la protection de l’investisseur étranger. Cela pourrait en plus avoir pour effet de susciter l’aversion des investisseurs à l’égard des émissions obligataires africaines et d’exclure les États africains des marchés financiers.
En somme, si le contexte exceptionnel de la lutte contre le coronavirus rappelle à l’humanité la dimension globale des problèmes divers auxquels nous sommes confrontés et qu’il impose, en l’occurrence, des mesures d’aide publique internationale d’urgence, parmi lesquelles des actions décisives de résolution de la dette des États subsahariens, il faut se garder de toute conception excessive de l’effet positif de ce contexte sur les comportements des acteurs internationaux. Il relève d’un optimisme béat que d’occulter les difficultés habituelles que génèrent les mesures d’assistance financière dans un monde où l’inégalité économique relègue l’égalité souveraine des États à l’état de mythe. L’urgence sanitaire apparaît donc également comme un moment pendant lequel la marge d’action des pouvoirs publics africains demeure soumise à la pression externe, du fait de leur déficit de ressources économiques et financières. L’Afrique doit prendre conscience de la nécessité de se donner les moyens de s’affirmer avec plus d’autonomie et de liberté dans sa présence au Monde. Le renforcement des mécanismes régionaux africains, Fonds monétaire africain, Banque africaine de développement (bad), constituerait une évolution importante dans ce sens.
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Au terme de cette réflexion, la décision publique d’urgence apparait, à l’ère de la Covid-19, comme un outil pertinent d’évaluation de la gouvernance en Afrique subsaharienne. Mais elle ne permet pas, sous quelque aspect que ce soit, d’autonomiser, comme nous l’espérions, l’approche proprement juridique de l’état d’exception en Afrique. En effet, sa structuration ne décrit pas le conflit de valeurs entre le libéralisme de l’état de droit et la dictature de l’état d’exception. L’autoritarisme de sa formulation reflète tout simplement l’autoritarisme traditionnel des régimes africains, encore en attente de consolidation de la démocratie et le plus souvent dominés par les exécutifs. Elle laisse, de par sa portée, apparaître les limites d’un autoritarisme dans lequel le pouvoir fort ne correspond pas nécessairement à l’État fort. La décision d’urgence sanitaire est soumise à des contraintes diverses qui en déterminent le sens et la portée. Elle ne s’applique donc effectivement qu’au terme d’un compromis qui tient compte d’interventions diverses, formelles ou informelles. Ce qui revient à un processus décisionnel somme toute ordinaire. On assiste au paradoxe de la survenance d’un moment de rupture qui ne fait que mettre en lumière l’ordre de la continuité politique. En cela, la décision publique d’urgence n’est pas véritablement le reflet d’un régime d’exception. Elle ne se démarque pas du paradigme de gouvernance antérieurement dominant. Et, pour le comble du paradoxe, la formule de M. Troper, conçue pour défendre le recours à l’état d’exception dans l’État libéral, s’y appliquerait bien, tant cet « état d’exception n’a rien d’exceptionnel » ! La décision d’urgence sanitaire reflète avec une terrible exactitude le régime politique dans lequel elle se déploie, mais n’autorise jamais à déduire son efficacité ou, a contrario, son inefficacité de la nature de ce régime politique.
Richard Martial Mvogo Belibi
Enseignant-chercheur à l’Université de N’Gaoundéré (Cameroun).
Pour citer cet article :
Richard Martial Mvogo Belibi « Covid-19 et décision publique en situation d’incertitude. Illustrations et illusion de l’état d’exception en Afrique subsaharienne », Jus Politicum, n°26 [https://juspoliticum.com/articles/Covid-19-et-decision-publique-en-situation-d-incertitude-Illustrations-et-illusion-de-l-etat-d-exception-en-Afrique-subsaharienne]