Préhistoire législative du délit d’offense en France. De l’offense au Roi à l’offense au président de la République (1819–1875)
Cet article vise à retracer la préhistoire législative du délit d’offense au président de la République instauré en 1881, mais dont l’origine remonte à la loi de 1819 sur la loi de la presse qui contient un article sur l’offense au Roi. Il montre comment ce délit, conçu au début de façon assez libérale, a été progressivement utilisé de manière autoritaire par les deux régimes monarchiques, puis repris, paradoxalement, par la IIème République, avant de connaitre un durcissement autoritaire sous le Second Empire. Ainsi se révèle la plasticité d’un délit censé défendre la chef de l’État mais dont l’application varie fortement selon les régimes.
The Legislative Prehistory of the Head of State Offence in France : From offending the King to offending the President (1819-1875). This article aims at exploring the legislative prehistory of the presidential offence, created in 1881, whose origins can be traced back to the law on press of 1819 which contains an article dedicated to offences towards the King. It demonstrates how this delict, originaly of liberal conception, later became authoritative under french monarchy, before being paradoxically kept by the IInd Republic and finally used by the Second Empire. Thus, these origins reveal the high plasticity of the offense, which was intended to defend the Head of State but proved to depend on the political regime at stake.
Résumé indisponible
O
n a coutume de faire remonter le délit d’offense au chef d’État à la loi du 29 juillet 1881, la loi sur la presse toujours encore en vigueur de nos jours, dont l’article 26 et l’article 36 – depuis lors abrogés – avaient pour objet de réprimer, respectivement, l’offense au président de la République et celle aux chefs d’État et chefs de gouvernement étrangers. En réalité, cette double incrimination a été introduite par la loi du 17 mai 1819 à l’époque de la Restauration où régnaient les Bourbons (Louis XVIII, puis plus tard Charles X). L’offense au chef de l’État fut alors introduite sous le nom d’offense au roi car la France était sous le régime de la monarchie parlementaire. À l’offense au Roi a succédé, en 1849, puis en 1881, l’offense au président de la République, sans oublier l’offense à l’Empereur prévu par la législation du Second Empire. La généalogie législative du délit d’offense que nous proposons au lecteur, s’avère indispensable si l’on veut comprendre la particularité du délit qu’on appelle l’offense au président de la République. Ce délit est évidemment un héritage du délit d’offense au Roi inventé par la loi de 1819, mais cet héritage mérite d’être évalué de plus près. En effet, une lecture un peu rapide pourrait faire penser à une stricte identité entre les deux délits, quel que soit le régime en cause – monarchie constitutionnelle ou République – alors que l’identité du délit apparaît plutôt comme un trompe-l’œil.
Une double considération de méthode doit ici être introduite pour justifier et éclairer une telle histoire législative de l’offense. Celle-ci suppose, d’abord, d’entremêler l’histoire du droit de la presse avec l’histoire constitutionnelle et politique. Selon que le régime politique est libéral ou autoritaire, la loi sur la presse est marquée soit par la liberté, soit par la répression et le contrôle de la presse. En d’autres termes, une histoire des délits de presse doit être mise en relation avec l’histoire politico-constitutionnelle. En outre, une telle préhistoire législative du délit d’offense se révèle plus riche si l’on entreprend d’expliquer la loi, c’est-à-dire le texte de la loi, par une source trop souvent négligée jusqu’à présent, à savoir les débats parlementaires, dont on peut dire qu’ils éclairent considérablement la genèse du phénomène ici étudié.
I. De l’offense au roi, le premier cas d’offense au chef de l’État (1819)
Revenir à la loi initiale du 16 mai 1819 est un préalable obligé pour quiconque veut comprendre le délit d’offense dans sa longue durée. Cette loi constitue le socle législatif de l’histoire des délits de presse et en offre le premier moment libéral.
A. « L’offense au roi », une nouvelle incrimination et un délit spécial de presse (1819)
On pourrait s’étonner du fait que l’organisation de la presse et de la liberté de la presse occupe autant le Parlement de 1814 à 1819 dans la mesure où la Charte du 4 juin 1814 reconnaît la liberté d’opinion : « Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté » (art. 8). Mais comme l’a dit un député en 1819, lors des débats parlementaires, « calqué sur la déclaration de l’Assemblée Constituante » cet article de la Charte « est bon quant aux principes mais il est insuffisant quant à l’exécution ». Il ne suffit pas de proclamer la liberté d’expression pour qu’elle soit effective. En effet, il faut l’organiser en pratique, c’est-à-dire prévoir non seulement un statut pour les journaux et les imprimeurs, mais aussi un régime pénal pour réprimer les abus de la liberté de la presse. De 1814 à 1819, diverses conceptions de cette liberté vont se refléter dans les versions de la loi sur la presse adoptées successivement par le Parlement français.
Dans un premier temps, les « ultras » – ces nostalgiques de l’Ancien Régime – vont imposer au Parlement un régime de presse particulièrement autoritaire. Ainsi, l’article 5 de la loi du 9 novembre 1815 punissait comme séditieux tous cris, discours ou écrits ayant pour effet d’affaiblir par des calomnies ou des injures, le respect dû à l’autorité ou à la personne du roi. Pour de tels propos, la peine pouvait aller jusqu’à cinq ans de prison. Cette loi ultra-répressive était en même temps maladroitement rédigée car elle ne permettait pas de condamner tous les outrages en limitant la répression aux deux seuls cas de calomnie et d’injure. Elle ne satisfaisait donc personne. Après la dissolution de la fameuse « Chambre introuvable » en 1816, les gouvernants tentent, à plusieurs reprises, de libéraliser la législation sur la presse qui est, à cette époque de naissance du gouvernement représentatif, une des grandes questions institutionnelles. En 1819, les résultats électoraux donnent une chambre des députés plus modérée, comprenant davantage de libéraux comme Benjamin Constant ou ceux qu’on appelle les doctrinaires comme Royer-Collard, ou le comte de Serre, Garde des Sceaux. Celui-ci présente en avril 1819 « trois projets de loi sur la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse ou tout autre moyen de publication ».
La loi qui en résulte, la loi du 17 mai 1819, est la première loi du xixe siècle qui libéralise l’ensemble du régime de la presse. Elle met fin à l’autorisation préalable de parution pour les journaux. Concernant les délits de presse, elle est la première à prévoir une nomenclature des délits et une échselle des peines. Pour ce qui concerne particulièrement l’offense au roi, son article 9 punit l’auteur d’une offense au roi, mais diminue de moitié les peines prévues en 1815 pour les cris séditieux. Surtout, la nouvelle loi de 1819 précise les conditions de réalisation de l’offense dans l’article 9 qui énumère les moyens de réalisation du délit : en dehors de ces cas, les juges ne peuvent pas sanctionner autre chose que l’offense au monarque. La comparaison avec ce qui se passait sous l’empire des lois précédentes suffira à illustrer le progrès relatif réalisé par cette loi de 1819. Auparavant, un individu qui apostrophait par un discours ou un cri le roi, pouvait se voir inculper pour rébellion ou complot parce qu’il incitait au désordre. Il n’était pas poursuivi uniquement pour outrage, mais pour un crime nécessairement plus grave. Ainsi, en 1814, un individu qui avait insulté le Roi dans un cabaret, disant qu’il « emm. Louis XVIII ; que si jamais, il tenait le roi, il le battrait et qu’il était toujours pour l’empereur », fut condamné pour complot sans que la Cour de cassation n’y vît aucun obstacle juridique. Les précisions apportées par l’article 9 de la loi du 17 mai 1819 interdisaient de telles dérives. C’est pourquoi le nouveau régime de l’offense au roi fut considéré comme constituant « un sérieux progrès par rapport au régime antérieur. À défaut d’une définition précise de la notion, elle éclairait les conditions de réalisation du délit et réduisait d’autant le risque d’arbitraire ».
Toutefois, si cette loi du 17 mai 1819 mérite d’être évoquée comme étape marquante dans l’histoire du délit d’offense au chef de l’État, en France, c’est parce qu’elle utilise pour la première fois le mot même « offense » pour définir cette incrimination visant à offrir une protection pénale au monarque. Dans le projet de loi initial, l’expression retenue était celle d’« imputations ou allégations offensantes ou injures ». Lors des débats, la commission proposa, à l’initiative du député Courvoisier, un amendement visant à remplacer cette dernière expression par celle d’offense, ce qui ne provoqua pas de réelle discussion. Le seul moment où la question de l’offense fut vraiment discutée, fut lors de son application aux Souverains ou chefs d’États étrangers car ce délit soulevait de délicats problèmes de relations internationales. Certains parlementaires exigeaient la réciprocité comme condition d’admission d’une telle clause et rappelaient les précédents cas ayant eu lieu en Angleterre. En réalité, ce qui frappe à la lecture des riches débats de la loi de 1819, c’est la faible attention accordée par les parlementaires à ce délit d’offense au roi qui est pourtant une nouveauté. Le contraste est net avec les intenses discussions autour de la question de savoir, s’il fallait, ou non, incriminer les outrages à la « morale publique » ou à la religion. Celle-ci oppose vigoureusement les partisans les plus conservateurs – les « ultras » – qui veulent défendre un ordre moral en criminalisant les attaques contre la religion et la morale publique – et les partisans d’un libéralisme modéré qui rejettent l’idée même d’une « morale publique », et d’une criminalisation de l’outrage à la religion. Lors de ces débats. Benjamin Constant s’y distingue ; le 14 avril 1819, il fit observer, à ses collègues députés : « L’outrage aux bonnes mœurs se comprend ; l’outrage à la morale publique ne se comprend pas, ou ce qui est la même chose, peut se comprendre de mille manières ». Un tel délit par son indétermination, était illibéral et pouvait se prêter à de graves abus. Le Garde des Sceaux (le comte de Serre) met alors tout son poids dans la balance pour faire rejeter les amendements visant à réintroduire des « outrage faits à la religion » ou introduire l’outrage à la morale publique. Mais il perd cette cause puisque l’article 7 de cette loi réprime finalement de tels outrages.
En revanche l’offense au roi, qui est pourtant une innovation, ne suscite aucun débat car elle semble aller de soi. Ainsi dans son discours préliminaire de présentation de la loi, le Garde des Sceaux se borne à observer à propos de l’article 7 punissant l’offense au roi, qu’il « n’a pas besoin de commentaire ». Pourquoi ?
Si en vertu du principe de l’inviolabilité, la personne du Roi est en quelque sorte élevée au-dessus de toute puissance des lois, ô combien à plus juste titre doit- elle être placée hors des atteintes de témérité du sujet ! Quand le respect dû à la majesté suprême est méconnu, on peut dire que la société est ébranlée toute entière dans un des plus fermes appuis.
Le Garde des Sceaux use donc un raisonnement a fortiori pour justifier la nécessité d’incriminer l’offense au roi. Il part du principe d’inviolabilité du monarque qui est prévu par l’article 13 de la Charte du 4 juin 1814 : « la personne du roi est inviolable et sacrée ». Selon l’interprétation qu’en donne un grand juriste français, il faut comprendre que cet article 13 de la Charte « pose le principe de l’irresponsabilité du roi, irresponsabilité non seulement politique, mais aussi criminelle car la personne du roi est inviolable et sacrée, et de la responsabilité ministérielle ». S’il est pénalement irresponsable pour les actes qu’il commettrait, il faut lui concéder, à plus forte raison, le droit d’être protégé spécialement contre les attaques de la presse.
Ce mot même d’offense est donc accepté sans encombre alors que les contours de sa signification ne sont pas clairement établis et que la réminiscence théologique peut intriguer. En effet, le mot d’offense évoque immanquablement le péché considéré comme une faute qui outrage Dieu. On pourrait donc considérer qu’il s’agit là d’un concept théologique sécularisé car celui qui outrage le roi commettrait la même faute que celui qui outrage Dieu notamment par des paroles déplacées. Il serait pourtant hâtif d’en déduire que la protection du Roi équivaut à faire revivre le monarque de droit divin de l’Ancien Régime car la défense pénale de l’offense au roi dans le cadre de la monarchie constitutionnelle (la Restauration) n’a rien à voir avec le crime de lèse-majesté qui protégeait le roi de droit divin. Il suffit de songer aux sanctions prévues – on passe du crime au simple délit. La Révolution française a supprimé le lien essentiel existant entre le crime de lèse-majesté et la théorie de la raison d’État en admettant solennellement dans la Déclaration des droits de l’homme que : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par les lois » (art. 10). La Restauration, monarchie constitutionnelle, retient cette leçon en plaçant la liberté de la presse au premier plan et en inventant ce délit, l’offense au roi, conçu comme une simple exception au principe de la liberté.
Pourtant, l’introduction de ce délit pose une série de questions au commentateur. La première est celle de savoir ce que le droit pénal protège en réprimant ceux qui s’attaquent à « la personne du roi ». La réponse à cette immense question est tout sauf claire, comme il ressort des débats parlementaires de 1819. Selon certains parlementaires, l’offense au roi, en protégeant la personne du roi, protège aussi bien sa personne privée que la personne publique tant il est difficile de séparer chez le roi ces deux figures. L’offense apparaît alors s’adosser à la fiction d’un roi ne pouvant mal faire qui est propre à son inviolabilité. Ainsi, le marquis Cuvier recueille l’approbation presque unanime de l’Assemblée lorsqu’il note que
le Roi ne peut avoir ni le vouloir ni la puissance de faire le mal. Cette maxime est le fondement de toute monarchie établie sur des bases constitutionnelles. Il faut que ces idées, que ces mœurs pénètrent partout il faut qu’on sache, qu’on reconnaisse que le Roi ne peut vouloir que le bien, et que celui-là qui outrage le Roi, outrage la France entière.
De même, Royer-Collard justifie la nécessité de protéger ces symboles de l’autorité que sont non seulement le Roi français, mais aussi les Souverains étrangers :
En adoptant le mot offense pour toute allégation contre le Roi, la famille royale et les souverains étrangers, vous avez reconnu avec raison que des imputations injurieuses ne peuvent monter jusqu’à eux et que la majesté ne pouvait en recevoir de dommage.
Enfin, dans son rapport, présenté à la Chambre des Pairs le 12 mai 1819, le duc de Broglie justifie l’offense par l’idée selon laquelle la position éminente du monarque dans la Restauration lui autorise une protection spéciale : « On a pensé qu’il existait des êtres individuels ou collectifs placés si haut dans le respect des hommes que le trait le plus empoisonné, bien que lancé contre eux, ne peut les atteindre ». L’offense serait donc ce délit qui punirait l’offenseur, sans pour autant qu’il y ait une véritable victime « personnelle ».
Toutefois, il est une autre acception possible de l’atteinte à « la personne » du roi que l’on retrouve en 1819 dans les interventions d’autres parlementaires. L’offense au roi protège surtout, voire exclusivement l’institution qu’il représente, donc la « fonction » qu’il exerce, celle de chef de l’État. Selon les tenants d’une telle exégèse, toute attaque excessive contre le chef de l’État porte atteinte à la Nation et à la société tout entière car le roi représente la Nation. Un esprit aussi libéral que Benjamin Constant justifie cette incrimination en disant que « L’honneur, la réputation, la gloire du Roi, qui règne par une Charte, est un patrimoine national. Dans une telle organisation, le Roi et le peuple sont inséparables, et quiconque outrage l’un porte atteinte à la dignité de l’autre. »
Le roi doit donc être pénalement protégé contre la presse parce qu’il est une institution capitale de la monarchie constitutionnelle et de l’État qu’il faut préserver. Le protéger contre des outrages, des insultes ou des diffamations, explique Constant, c’est donc protéger le régime constitutionnel dans son ensemble. Un autre député ajoute que le citoyen lui-même a intérêt à ce que le chef de l’État soit respecté, donc protégé :
Chaque citoyen d’un État doit vouloir que rien ne reste impuni de ce qui peut blesser la dignité du chef de l’État. Chaque citoyen réclame sa part de solidarité dans la conservation intacte de l’honneur de son roi. Le Roi pour nous ne peut vouloir que le bien, ne peut faire que le bien, […]. Ce n’est pas le Roi c’est chacun de nous qui poursuit la punition de cet insensé.
Le même thème est repris à la Chambre des pairs par le baron Mounier qui voit dans l’offense une atteinte portée non à un homme, le Roi, mais à la société elle-même qui est « offensée ».
Savoir quelle est la « personne » du roi protégée par l’offense reste assez mystérieux après avoir lu ces débats parlementaires. Le même halo de mystère entoure la question du contenu même de ce délit qu’on appelle l’offense. Lors de la séance du 16 avril 1819, le député Courvoisier, qui avait introduit le mot pour ce délit, précise que l’offense était « le genre, l’imputation d’un fait diffamatoire et l’injure sont les espèces définies à l’article 9 ». Ainsi, il prétend sans être contredit par quiconque que l’offense recouvre deux infractions pénales bien déterminées (injure et diffamation), mais le texte de l’article 9 ne le précise pas, de sorte que l’offense peut être interprétée comme pouvant réprimer des attaques excessives qui ne seraient ni injurieuses, ni diffamatoires, mais tout simplement irrévérencieuses ou malignes. On s’aperçoit que dès l’origine, dès 1819, la notion d’offense au roi est grevée par cette double indétermination sur l’expression de « personne » et sur le sens matériel du délit proprement dit qui perdurera ensuite, se renouvelant de 1881 à la Ve République.
En revanche, le régime juridique du délit d’offense est plus précis concernant deux points essentiels. Le premier concerne la poursuite du délit. Puisque l’offense est assimilable à l’outrage aux bonnes mœurs dans la mesure où c’est « la société qui est attaquée », la poursuite d’un tel délit appartient exclusivement au Parquet qui peut agir d’office. La personne offensée, le roi, ne peut pas agir en justice pour défendre son honneur blessé car c’est l’intérêt de la société, de la Nation – représenté par le Parquet (le ministère public) – que d’agir de son propre mouvement en le protégeant contre les attaques excessives de la presse. Ce serait d’ailleurs abaisser le monarque que de lui donner le droit de poursuivre les citoyens qui l’attaquent dans la presse. De ce point de vue, l’offense peut être décrite comme un délit qui porte atteinte à la res publica, à la chose publique. Le second élément du régime juridique a trait à la preuve des faits reprochés à l’offenseur. Les juristes expliquent que, en matière d’offense, la preuve n’est pas admissible, à la différence des attaques contre les particuliers. Ils recourent à la technique de la fiction pour justifier cette dérogation au droit commun :
Aucune imputation ne peut atteindre le Roi […] parce que, d’après l’esprit de la loi, aucune imputation ne peut être vraie à son égard ; parce que, en d’autres termes, la loi suppose fausses toutes les imputations dirigées contre sa personne. Cette fiction de la loi est commandée par le pacte constitutionnel, qui veut que le Roi soit irresponsable, inviolable et sacré. Le Roi, en effet, toujours en cause comme personne publique, comme Roi. Ce n’est qu’à ce titre qu’il peut être offensé.
En réalité, plus tard, les tribunaux recourront plutôt la technique dite de la présomption « irréfragable » – présomption qui ne peut être renversée – pour protéger le Roi. C’est une arme technique particulièrement dissuasive que les tribunaux utiliseront au cours de la Monarchie de Juillet pour faire punir des journaux ayant attaqué Louis-Philippe. Pour le profane, la leçon du droit peut paraître sévère : « que l’imputation soit fausse ou non, le délit est de même nature » ; il suffit donc que le contenu de l’article soit offensant pour que le délit soit constitué. Les avocats n’auront presque jamais la possibilité de faire relaxer leurs clients, une fois que la poursuite est enclenchée.
Ces deux derniers traits particuliers du régime juridique de l’offense font comprendre que ce régime de protection pénale confère un privilège important au monarque constitutionnel. Le délit d’offense ne risque-t-il pas alors de déboucher sur des abus en conduisant le pouvoir à museler la presse ? Les parlementaires de 1819 en étaient bien conscients et ils ont cru trouver la parade dans la compétence du juge de l’offense et des délits de presse. Selon eux, c’est à la seule Cour d’assises, c’est-à-dire un jury composé de citoyens, que doit revenir le droit de juger du délit d’offense au roi et de tous les délits de presse, ou presque. C’est ce que prévoyait l’article 13 de la loi. Le député Courvoisier insiste sur le lien entre le mot d’offense et la compétence de la Cour d’assises. « En employant le mot offense, vous rendrez nécessaire l’intervention du jury ; en employant le mot injure, vous abandonnez le délit aux tribunaux correctionnels. » Son point de vue l’emportera comme on l’a vu. Les souvenirs de la Révolution française, si présents dans ce débat de 1819, ressurgissent quand certains députés rappellent que l’institution du jury d’assises fut une conquête de l’Assemblée nationale constituante et qu’elle serait la seule manière de concilier « l’affermissement de l’ordre et de la liberté ». Mais le plus éloquent pour défendre le jugement des délits de presse par les jurés (les citoyens donc) fut Benjamin Constant qui en avait fait l’un des grands axes de sa défense de la liberté de la presse. Dans un écrit antérieur datant de 1817, il avait clairement exposé la raison de principe qui devait attribuer au jury de citoyens la connaissance des délits de presse :
Les jurés décident, d’après leur conscience, d’après le bon sens naturel à tous les hommes. Ils sont les représentants de l’opinion publique parce qu’ils la connaissent ; ils évaluent ce qui peut agir sur elle ; ils sont les organes de la raison commune, parce que cette raison commune les dirige, affranchie qu’elle est des formes qui ne sont imposées qu’aux juges, et qui, ne devant avoir lieu que pour assurer l’application de la loi, ne peuvent embrasser ce qui tient à la conscience, à l’intention, à l’effet moral. Vous n’aurez jamais de la liberté de la presse tant que les jurés ne décideront pas de toutes les causes de cette nature.
Royer-Collard développe la même idée en proclamant à la même époque que « là où il y a de “l’arbitraire” dans la loi, il faut un “arbitre”, un juge prudentiel ». Même si lors des débats d’avril et mai 1819, le jury est pourtant critiqué en raison de la nomination des jurés par les préfets – ce qui peut nuire à l’impartialité de son jugement –, il est défendu avec succès par le Garde des Sceaux (de Serre) et avec ferveur par le marquis de Catellan qui s’exclame : « La France sait que sans le jury, il n’y aurait plus de liberté de la presse et que, sans la liberté de la presse, très probablement le jury bientôt disparaîtrait ».
On perçoit ainsi l’équilibre qui sous-tend le système de l’offense au roi et qui correspond aussi à celui valant pour l’offense au président de la République en 1881. D’un côté, le délit est intrinsèquement dangereux, en ce qu’il est indéterminé et poursuivi par le Parquet, dont on connaît le lien de filiation avec le pouvoir politique. Mais d’un autre côté, ce risque est compensé par le fait qu’il sera jugé par un jury d’assises, c’est-à-dire des citoyens « jurés » et non pas par des magistrats professionnels qui, comme l’a noté aussi Constant, « pencheront toujours pour l’autorité contre l’écrivain ». La probabilité de la relaxe existe donc et le Parquet sera donc prudent dans ses poursuites pour offense au roi.
B. Le durcissement de la législation de 1822 à 1835
L’époque de la Restauration fut marquée par un durcissement des délits de presse qui commença par la loi du 22 mars 1822, conséquence lointaine de l’assassinat du duc de Berry dans la nuit du 13 février 1820. Un nouveau délit apparut à l’article 4 qui sanctionnait toute personne qui, par ses écrits ou paroles, aurait « excité à la haine et au mépris du gouvernement du roi », ce qui n’empêchait pas la libre discussion des actes des « ministres ». Mais pour les infractions concernant les offenses proprement dites, elles furent « extrêmement rares » sous la Restauration. Elles ne furent néanmoins pas inexistantes. Ainsi, sous le règne de Charles X, un journal fut poursuivi et condamné pour offense et probablement pour un autre délit, pour avoir publié le portrait suivant du roi : « Figurez-vous un joli mouton blanc, frisé, peigné, lavé chaque matin, les yeux à fleur de tête, les oreilles longues, la jambe en forme de fuseau, la ganache lourde et pendante… il marche à la tête du troupeau, il en est presque le monarque ». La Cour royale de Paris n’apprécia guère la charge contre le Souverain et condamna le journaliste à cinq ans de prison. La législation et la pratique se durcirent davantage sous la Monarchie de Juillet qui, née de la Révolution de Juillet (1830), aboutit à remplacer au trône la branche des Bourbons par celles des Orléans. Le nouveau roi, Louis-Philippe, fut l’objet d’attaques de plus en plus violentes de la part de la presse d’opposition. Le pouvoir politique répliqua en introduisant l’offense par geste, délit introduit dans le Code pénal (art. 86) par la loi du 28 avril 1832. Mais cette aggravation du régime de l’offense n’était rien en comparaison de ce qui se produisit lors de la loi du 9 septembre 1835, une loi de circonstance adoptée à la suite de l’attentat perpétré contre le roi par Fieschi. Cette loi opérait une gradation en distinguant entre les offenses légères et les offenses graves. Les premières continuaient à être régies par l’article 8 de la loi du 16 mai 1819 tandis que ces dernières étaient qualifiées d’attentats à la sûreté de l’État et devenaient alors passibles de la Cour des pairs en vertu de l’article 28 de la Charte de 1830. Dans ce dernier cas, l’offense au roi devenait expressément un objet de justice politique et la distinction des offenses dépendait uniquement du mobile de l’offenseur, un critère extrêmement subjectif car le délit était établi si l’écrit conduisait à exciter la haine envers le roi et les autorités. Malgré l’opposition des députés libéraux, cette loi fut adoptée et témoigna du retour des délits d’opinion sous la Monarchie de Juillet.
Des journaux furent de plus en plus condamnés pour avoir seulement publié des articles mettant en cause Louis-Philippe de façon seulement désobligeante ou irrévérencieuse. Au moyen du délit d’offense, le pouvoir pouvait frapper n’importe quel journaliste s’étant rendu coupable « d’insinuations perfides ou de gauloiseries coupables », ou encore d’un simple « écart de plume ». La Cour des pairs avait condamné un publiciste qui avait osé dire que Louis-Philippe était, « de tous les Français, le plus incapable de sauver la France ». Deux autres affaires suffisent à établir l’ampleur du recours à l’offense au roi pour faire condamner les journaux insolents. À Paris, à la fin de l’année 1832, la police arrêta un voleur prénommé Louis-Philippe qui avait tenté de subtiliser un parapluie à un quidam dans la rue. Charivari, le journal humoristique, profitant de l’identité de prénom avec le Souverain, titra alors : « Arrestation du grand voleur Louis-Philippe, surpris en flagrant délit de vol de parapluie, rue de Rivoli, non loin du Palais-Royal ». Charivari fut non seulement saisi, mais condamné pour offense à 6 000 francs d’amende. Fut condamné également l’auteur d’un article se moquant de l’avarice du Roi dans un quatrain ravageur :
Le peuple en ce jour le couronne
Ce bon prince avide d’argent,
On a beau dire qu’il se donne
Autrement dit, le respect exigé à l’égard du monarque était tel que « toute atteinte, même légère » à ce respect était considérée comme une offense. Un juriste pouvait résumer le droit en vigueur sous l’empire de la loi de 1819, en disant que de « simples irrévérences de langage ou [des] plaisanteries familières à l’esprit gaulois » pouvaient constituer des offenses. Par ailleurs, dans un arrêt de 1831, la Cour de cassation avait tenu à préciser, pour justifier l’absence d’un l’acte d’accusation dans un procès pour offense au roi, que ce dernier délit était « entièrement distinct de celui de diffamations ou d’injures publiques prévu par les articles 13 et 14 de la même loi précitée de 1819 ». La spécificité du délit d’offense était donc réaffirmée par le juge. On aurait donc pu penser que les républicains qui ont renversé la monarchie parlementaire, en 1848, allaient se débarrasser d’un tel délit. Ce ne fut pourtant pas le cas.
II. Le maintien paradoxal de l’offense sous la IIe République
Que le président la République diffère d’un roi ou d’un empereur semble une évidence. Pourtant en matière d’offense, la IIe République, qui se veut la continuatrice de la Ire République de l’époque révolutionnaire, ne va pas rompre avec la monarchie parlementaire dans la mesure où elle reprend ce délit d’offense inventé au profit du roi. Pourtant, on a bien vu que la principale justification de l’offense au roi était de protéger une certaine idée de la majesté royale qui ne saurait être abaissée par des attaques inadéquates ou excessives. Ainsi, une telle survivance du délit sous la République semble, a priori du moins, étrange tant on connaît l’aversion des républicains envers tout ce qui peut évoquer un quelconque « pouvoir personnel » et tant on pourrait penser que le délit de l’offense, serait intrinsèquement « monarchique ». Il n’en reste pas moins que la Deuxième République conserva ce délit. Ce ne fut pas sans mal, comme on va le voir.
Pour effectuer ce constat didactique, il faut commencer par rappeler que la Révolution de février 1848 fit à la fois chuter la Monarchie de Juillet et advenir la Deuxième République. Ce régime politique concerne une période aussi courte que troublée du xixe siècle (1848–1851). Les émeutes des 23–25 juin 1848 réprimées par le général Cavaignac avaient clairement montré que la République « sociale » ne serait pas socialiste, la révolte des ouvriers, née de la dissolution des ateliers nationaux, étant brisée dans le sang. Ce premier tournant du régime fut suivi par l’élaboration d’une législation visant à protéger les pouvoirs publics. Le décret du 11–12 août 1848 modifiait les lois antérieures sur les délits de presse en ajoutant certains délits visant à protéger la République – notamment les attaques contre « les institutions républicaines et la Constitution » (art. 1er). Elle incriminait l’offense faite à « l’Assemblée nationale » constituante (art. 2). Il ne pouvait être alors question d’offense au président de la République car une telle institution n’existait pas encore. Il fallut en effet l’adoption de la Constitution du 4 novembre 1848 pour que les institutions de ce régime fussent fixées. Une telle Constitution avait pour originalité de prévoir deux institutions se faisant face, le président de la République élu au suffrage universel et doté de larges pouvoirs, et de l’autre, l’Assemblée législative, chambre unique du Parlement. Cette constitution avait fait du président, élu pour quatre ans, « un roi sans l’hérédité », selon l’expression critique du socialiste Louis Blanc. Elle n’avait surtout prévu aucun moyen de résoudre le cas d’un conflit entre le chef de l’Exécutif et l’Assemblée et avait, en outre, interdit au président élu, de se représenter devant les électeurs après quatre ans de mandat. Cette constitution, mal construite – « œuvre bâtarde » –, provoqua en quelque sorte le conflit entre Louis-Napoléon Bonaparte, le président élu par le peuple en décembre 1848, et l’Assemblée, qui fut résolu par le coup d’État du premier, le 2 décembre 1851. Les constituants n’avaient pas prévu qu’en créant un président de la République, ils ouvraient la voie du pouvoir au neveu de Napoléon Bonaparte.
Pour ce qui concerne l’offense, la loi du 27 juillet 1849 étendait au chef de l’État la protection accordée aux chambres par les deux premiers articles du décret du 11 août 1848. Ceux-ci étaient donc applicables non seulement aux « attaques contre les droits et l’autorité que le président de la République tient de la Constitution mais aussi « aux offenses envers sa personne » (art. 1er). Comment peut-on expliquer que les républicains aient ajouté un tel privilège à la fonction présidentielle ? Un détour par le contexte politique semble s’imposer. Entre le décret du mois d’août 1848 et la loi du 27 juillet 1849, s’est interposé l’épisode de l’expédition de Rome et la conséquence qui fut l’émeute du 13 juin 1849 où certains députés de la Montagne, emmenés par Ledru-Rollin voulurent renverser le régime dominé par Louis-Napoléon Bonaparte. Cette loi circonstancielle du 27 juillet 1849 doit donc être interprétée dans ce contexte politique à haute tension : le Prince-Président a choisi Odilon Barrot, un orléaniste qui entend gouverner avec l’appui de l’Assemblée. Quelques mois plus tard, Louis-Napoléon accentuera la dérive personnelle de son exercice du pouvoir en prenant des ministres en dehors de la majorité parlementaire. L’été 1849 est une période encore « normale » de cette présidence atypique, mais elle révèle la division du camp républicain à l’Assemblée.
La discussion du projet de loi sur la presse commence le 23 juillet 1849. Elle est marquée par une longue intervention de M. de Montalembert qui justifie, même au nom de la liberté de la presse, son caractère plutôt répressif. Il est vigoureusement attaqué par le socialiste Pierre Leroux et le républicain Albert Grévy qui critiquent non seulement la règle du cautionnement des journaux, mais le retour de certains délits de presse qui rappelle l’odieuse loi de septembre 1835 de sinistre mémoire. Les députés ne se privent pas de reprocher aux républicains au pouvoir qu’ils ont donc trahi leurs promesses, ne faisant pas mieux, une fois aux commandes de l’État, que les tenants de la monarchie parlementaire. Les républicains modérés qui sont au Gouvernement – Odilon Barrot, le président du Conseil et Dufaure, le ministre de l’Intérieur – sont obligés de justifier ce durcissement du régime de la presse. Cette opposition se reflète à propos des principaux articles de la loi. Il n’est pas étonnant que, lors de la séance du 25 juillet 1871, où fut examiné l’article prévoyant le délit d’offense au président de la République, l’opposition de certains députés républicains soit vive. Si cet article maintenait le délit d’offense, il réduisait les peines applicables puisque la personne condamnée pour un tel délit encourait – toujours devant la Cour d’assises – une peine d’un mois à trois ans de prison et une amende allant de 100 à 5 000 francs. L’introduction de cet article est ainsi justifiée par la commission par l’idée selon laquelle le président de la République « est le délégué direct du peuple français ; sa personne et son caractère doivent être l’objet d’une protection spéciale ».
Certains députés républicains contestent alors vigoureusement le maintien de l’offense tant ce délit leur paraît intrinsèquement lié à la monarchie et à la défense du monarque. Tel est le sens de la première intervention critique du député Charamaule, député de l’Hérault, républicain modéré, qui dépose un amendement afin de remplacer cette expression d’offense au président de la République, trop large selon lui, par celle, plus restrictive « d’injures et diffamations contre sa personne ». Son amendement, précise-t-il, « ne vise pas à diminuer la mesure de garantie due au respect qui doit être portée au premier magistrat de la République », mais plutôt à éviter le terme d’offense qui correspondrait à un « ordre d’idées peu en harmonie avec la constitution sous l’empire de laquelle nous sommes tous placés ». La constitution de 1848 aurait rendu obsolète le délit d’offense parce que celui-ci ne vaut que pour « les pouvoirs irresponsables » (le Roi et Souverains étrangers, protégés par loi de la loi de 1819 ou encore les assemblées parlementaires, protégées par la loi de 1835). Or, poursuit-il, on ne saurait appliquer l’offense au président de la République qui est, politiquement responsable aux termes de la nouvelle constitution (art. 68). Par ailleurs, il réfute l’interprétation large de l’offense par la commission qui a choisi le mot d’offense plutôt que celui d’outrage car il permet de réprimer « toute espèce d’attaque, l’attaque à tous les degrés, dans toutes ses nuances envers le président de la République ». Un tel argument lui semble contenir « une contradiction absolue » car selon Charamaule, il « est absolument impossible de maintenir le droit de libre discussion dans ses limites naturelles, incontestables, en prohibant ainsi toute sortes d’attaques, l’attaque dans toutes ses nuances ». Enfin, il conteste l’idée, défendue par la commission des lois, selon laquelle il revient au jury d’assises le soin de marquer les limites du droit de critique et de libre discussion « dans une souveraine et consciencieuse appréciation ». Une telle solution serait une négation de la loi qui ne remplit plus son office – car elle ne fixe plus les limites de l’action licite ou illicite – et surtout conduirait à « l’omnipotence du jury contre laquelle tous les parquets se sont constamment élevés ».
L’intervention critique de Charamaule est contestée par le rapporteur de la loi (Combaret de Leyval) qui justifie le maintien du délit au motif qu’il permet de réprimer au profit du président de la République « des insinuations portant atteinte à sa considération ou son honneur » sans pour autant être des outrages au sens strict du mot. Il conteste l’interprétation de la constitution que font les représentants de la gauche républicaine faisant du Président un simple « fonctionnaire public » alors qu’il serait plutôt un « pouvoir, un vrai pouvoir ». Surtout, il souligne le fait qu’on ne peut pas laisser le chef de l’État à la merci de toutes les attaques de la presse et le contraindre à se défendre lui-même devant des juges si l’on retenait le droit commun (diffamation et injure) au lieu de l’offense :
À la place de cette Assemblée, qui seule d’après la constitution, peut être l’accusatrice du président de la République, vous auriez pour accusateur quiconque serai armé d’une plume, et pour juge, au lieu de la Haute cour, tous les jurys de France. Je dis que c’était un résultat que vous ne pouvez pas vouloir.
– Une voix à gauche : Pourquoi pas ?
– Le citoyen rapporteur : On dit pourquoi pas ? C’est parce qu’on ne gouverne pas à ce prix, c’est parce que le pouvoir a besoin de respect, de considération. Parce que, s’il est attaqué tous les jours, il est impossible qu’il remplisse sa mission. Vouloir que l’on gouverne ainsi, c’est vouloir qu’il n’y ait pas de gouvernement ou vouloir usurper le gouvernement pour soi-même.
L’intervention du rapporteur du projet de loi en faveur du maintien de l’offense ne convainc pas davantage un autre député, Alfred Nettement qui est lui monarchiste légitimiste. Il défend lui aussi l’idée de l’incompatibilité de principe entre l’offense et la République, car il entend défendre la majesté du monarque. À ses yeux, « le mot d’offense est lié, inséparablement lié à l’irresponsabilité et à l’inviolabilité du pouvoir royal ; l’irresponsabilité et l’inviolabilité n’existant plus, je crois que le pouvoir exécutif doit être protégé par d’autres garanties et par des lois conçues en d’autres termes ». La protection du président de la République lui semblerait suffisamment garantie si l’on reprenait les notions usuelles en matière de délits de presse : outrage, diffamation et injure. Ainsi, des deux côtés, républicain et monarchiste, on défend la thèse de l’incompatibilité radicale entre offense au chef de l’État et République.
Après cette seconde intervention critique, le président du Conseil, Odilon Barrot, choisit de monter à la tribune de l’Assemblée pour justifier le maintien du délit d’offense dans l’arsenal répressif, y compris sous la République. Il rejette d’abord la thèse d’une prétendue antinomie entre le délit d’offense et la responsabilité du président de la République en martelant l’idée que le premier n’exclut pas la seconde. Il défend le délit d’offense au président de la République avec une éloquence telle que les extraits de cette partie de son discours seront toujours ultérieurement repris. Selon lui, la loi, en protégeant pénalement le président de la République, défendrait essentiellement, une fonction constitutionnelle, celle de chef de l’État. Il attaque donc les républicains de la « gauche de la gauche » (amis de Ledru-Rollin) qui en s’attaquant à l’offense visent surtout l’institution présidentielle. Ceux-là, s’exclame-t-il,
Oh je le comprends parfaitement, se préoccupent très peu de la dignité de la magistrature, de cette force morale ; ils ne demanderont pas mieux que de voir cette magistrature exposée à descendre incessamment, et tous les jours, en police correctionnelle pour se débattre contre le premier journal qui viendra lui jeter son défi et lui donner son rendez-vous à la barre du tribunal correctionnel.
Contre eux, il entend défendre la République et sa constitution (celle de 1848) à travers son président. Voici alors le passage toujours cité de son intervention en faveur du maintien du délit d’offense en République :
Ceux qui ont pris au sérieux cette magistrature, ceux qui ont reconnu qu’il était une puissance garantie de liberté, de sécurité dans l’État, qui ont mieux aimé cette magistrature responsable que la puissance irresponsable d’un pouvoir collectif, ceux qui ont constitué cette magistrature, en faisant reposer sur elle les pouvoirs immenses attribués aux chef du pouvoir exécutif, en ne le combattant que par la responsabilité sérieuse devant l’assemblée nationale, ceux-là voudront au moins lui assurer le respect qui lui est nécessaire pour accomplir dignement sa fonction. Là est toute la question.
Admettre l’offense au profit du président de la République suppose donc d’admettre que celui-ci doit jouir d’un traitement spécifique parce qu’il est le chef de l’État. De ce point de vue, la question de savoir s’il faut retenir soit l’offense soit la diffamation comme infraction pénale le protégeant est décisive. En plaidant en faveur de cette dernière infraction, les républicains de gauche auraient tort, selon Odilon Barrot, de vouloir le traiter
comme « un simple citoyen » parce que, en le traitant comme un simple fonctionnaire, vous le soumettez à la preuve, alors vous le faites descendre dans l’arène judiciaire, tous les jours, incessamment ; vous détruisez sa dignité, vous lui enlevez toute force morale, et alors que vous l’avez élevé, vous semblez ne l’avoir élevé si haut que pour qu’il soit un but plus assuré de tous les coups qui lui seront portés.
La défense de l’incrimination de l’offense est indispensable pour les partisans d’un statut pénal spécial au profit du président de la République car un tel délit préserve, mieux techniquement parlant, ce dernier contre des attaques de la presse. C’est que réaffirme Odilon Barrot à la fin de son intervention :
La diffamation n’est donc pas le mot propre ; il ne s’agit pas de protéger son honneur contre une imputation il ne s’agit pas de protéger son honneur par la défense de faire la preuve. Il s’agit de protéger en lui son autorité et sa dignité ; il s’agit de protéger en lui non pas l’individu, non pas la personne, mais le pouvoir que la constitution a érigé, le pouvoir auquel la constitution doit conserver toute sa force.
Ces grands mots visent à justifier une réalité plus prosaïque : le délit d’offense permet plus facilement que la diffamation de sanctionner ceux qui ont attaqué, selon « toutes les nuances », le président de la République.
Cette longue intervention ne convainc pas, évidemment, les tenants de la gauche républicaine comme le prouve la suite de la séance, fort animée, du 23 juillet 1849. C’est désormais, un autre député républicain, Théodore Bac – député de la Montagne, plus à gauche encore que le député Charamaule – qui intervient à la tribune pour appuyer l’amendement de ce dernier et pour réfuter les propos du président du Conseil. Cet avocat, qui a beaucoup plaidé dans des affaires de presse, connaît parfaitement la question. Il réussit à condenser dans son bref propos tous les arguments hostiles à l’offense au président de la République. Il commence par évoquer l’arbitraire du délit, indéfini, et le risque que font peser des « termes vagues » comme ceux de l’offense ou de l’outrage, qui rappellent immanquablement le mauvais souvenir du crime de lèse-majesté. Puis il évoque la conséquence résultant de cette indétermination du délit, à savoir l’arbitraire de la décision du jury d’assises. Enfin et surtout, il dénonce la malencontreuse continuité de ce nouveau projet de loi républicain avec la monarchie parlementaire, évoquant de façon critique les nombreuses décisions de justice ayant condamné les journaux pour s’être moqué de Louis-Philippe. Sur ce point décisif, il conclut son intervention par l’idée fondamentale d’égalité entre les citoyens qu’il décline selon deux modalités.
La première ; c’est le principe d’égalité devant la loi et la Constitution qui serait consubstantielle à l’idée républicaine. Or, en retenant l’offense, on considère que le chef de l’État, dans une République, est d’une essence différente des autres gouvernants ou fonctionnaires. Ici le député Bac fonde son argumentation sur le sens et la portée non seulement de l’élection présidentielle au suffrage universel, mais aussi sur la nature de l’institution présidentielle, telle que de vrais républicains se la représentent :
Nous n’avons pas voulu faire un président de la République trop grand, nous n’avons pas voulu que les destinées de la France puissent se personnifier dans un homme ; nous avons voulu que la France pût toujours les tenir dans ses mains ; nous avons voulu que le président de la République, chef du pouvoir exécutif, fût en même temps le premier sujet du suffrage universel et de la constitution ; nous avons voulu qu’il n’eût droit à d’autres prérogatives, à d’autres respects que ceux qui sont dans la constitution et dans la loi. Nous avons voulu qu’il ne fût, en un mot, que le premier des citoyens, et que le principal signe de sa grandeur fût celui-ci : qu’il fût soumis aux mêmes lois que les autres citoyens (Mouvement).
Ainsi, le principe d’égalité devant la loi et la Constitution interdirait que le président de la République qui n’est autre que le premier de magistrats ou le plus haut des fonctionnaires, soit davantage protégé que le président du conseil. Cet argument culmine dans une vigoureuse défense de la liberté d’expression :
nous ferions mieux de laisser le président de la République exposé à cet air violent des tempêtes révolutionnaires et des discussions de journaux que de l’enfermer dans je ne sais quelles précautions qui, sous prétexte de le protéger, pourraient bien, plus tard, servir à l’étouffer.
Quant à la seconde modalité du principe d’égalité entre citoyens avancée par le député Bac, elle concerne l’égalité de tous devant la justice. D’après lui, le président de la République ne devrait pas craindre la justice, à l’instar des autres citoyens. Si les républicains pensent le contraire, poursuit Bac, c’est uniquement par ce qu’ils sont encore sous l’influence des « mœurs de la monarchie ». Un vrai républicain est là pour se déprendre de telles mœurs et doit tendre à créer à de véritables mœurs républicaines. Celles-ci devraient inclure le principe d’égalité de tous devant la justice, comme il le dit de façon éloquente :
Vous voyez l’abaissement, l’humiliation du président de la République à venir lui-même solliciter une décision de la justice de son pays ; moi j’y voyais autre chose : je voyais de la grandeur (réclamation à droite) […]. Je reconnais qu’il y a quelque chose de singulier, au premier abord, à voir le chef, non pas de l’État, remarquez-le bien, mais du Gouvernement, descendre lui-même dans l’arène de la justice, se résigner comme un simple citoyen à la décision qui va être rendue. Il faut qu’on s’habitue à cela dans une république il faut qu’on sache que, dans une république, tous les citoyens sont parfaitement égaux, qu’il n’y a aucune exception, aucune différence que chacun porte avec soi sa propre responsabilité, que tout le monde est soumis à tous les avantages et à tous les inconvénients de la loi, que chacun doit supporter sa part du fardeau social et que le président de la République, comme la nôtre doit donner cette preuve d’obéissance aux lois on en se rendant devant les tribunaux (Assentiment à gauche).
Il conclut enfin son intervention par un argument plus juridique : l’article 68 de la Constitution assimile, pour ce qui concerne la responsabilité pour « les actes du gouvernement et de l’administration », le président de la République à tous les autres agents dépositaires de l’autorité publique. Il ne faut pas rompre avec cette assimilation en ce qui concerne leur protection pénale. Par conséquent, il faut « que le président de la République ne soit pas plus protégé que ne l’est le président du conseil ».
Cette véhémente intervention de la gauche républicaine est à nouveau contestée par les républicains de gouvernement. Le député Pierre Baroche – avocat à l’origine mais nommé procureur par le Prince-Président et déjà connu à cette époque pour son zèle répressif contre la presse – lui réplique qu’on ne peut pas admettre « cette faculté illimitée d’attaque contre le président de la République », sauf à se résigner à déconsidérer totalement le président de la République. Il entend surtout réfuter cette thèse selon laquelle les républicains au pouvoir entendraient perpétuer la monarchie en consacrant la protection pénale spéciale du chef de l’État.
Ce n’est pas – dit-il – pour la personne du président de la République que nous avons proposé cette loi, mais pour la défense du pouvoir exécutif dont il est le représentant, et parce qu’il faut, de toute nécessité si vous voulez que le pouvoir exécutif, qui est apparemment un élément essentiel de la constitution soit respecté, que vous défendiez la personne entre les mains de laquelle le suffrage universel l’a placé.
Il poursuit sa défense de l’offense en montrant d’une part, que l’institution du jury est préservée et que ce seront les citoyens qui diront s’il y a, ou non, offense, et d’autre part, qu’elle n’atteint pas la liberté de discussion des actes du président de la République qui continuera à exister aussi bien au Parlement que dans la presse :
vous pourrez discuter, vous pourrez déférer à l’opinion publique les actes du président ; vous pourrez les attaquer dans ce langage qui devrait toujours être celui de la discussion et de la presse, mais vous ne pourrez pas l’offenser ; le droit de discussion reste dans son intégrité.
Il entend aussi mettre en difficulté les deux députés d’opposition, Bac et Charamaule, en leur objectant qu’ils n’ont pas protesté en août 1848 lorsque l’offense a été réintroduite dans la loi pour défendre la dignité de l’assemblée nationale. Enfin, il entend souligner que la justice ne devrait pas être le lieu des affrontements politiques tandis que l’Assemblée législative, le Parlement devrait être le seul lieu adéquat pour traiter de la responsabilité politique du président de la République. Il faudrait selon cet argument mieux à distinguer ce qui ressort, analytiquement, d’un côté de la responsabilité politique du chef de l’État et, de l’autre de sa protection pénale spéciale par des délits de presse déterminés. Ce jour-là, la séance se termine dans une certaine confusion car le député Bac veut absolument expliquer pourquoi l’offense à l’Assemblée Nationale n’a pas été contestée en 1848 alors que des voix ne cessent d’élever dans l’assemblée pour réclamer la clôture du débat et le vote sur l’amendement Charamaule. Après d’ultimes escarmouches, un scrutin public est exigé pour le vote de l’amendement. Celui-ci donne une écrasante victoire aux républicains de gouvernement qui rejettent l’amendement à une majorité confortable (395 contre et 153 pour). Le terme d’offense est donc conservé pour désigner le délit protégeant le président de la République contre des attaques excessives de la presse.
Ainsi, pour la première fois, la question même de la légitimité de l’offense au président de la République fut âprement discutée au Parlement, devant l’Assemblée législative. Cette passe d’armes entre les députés offre un condensé des arguments hostiles ou favorables à ce délit, contenant la panoplie d’arguments dans laquelle puiseront les futurs publicistes discutant de l’offense. On y découvre la justification du statut pénal protecteur du président de la République alors même que, sous l’empire de la Constitution de la IIe République, il était élu au suffrage universel et doté de pouvoirs importants – ce qui n’est pas sans évoquer quelques similitudes avec la Ve République. On peut, sans exagération, parler d’un précédent constitué par cette Deuxième République. Il n’est pour autant pas interdit de constater le résultat paradoxal, pour ne pas dire problématique, auquel aboutit le nouvel article réprimant l’offense au président de la République :
il n’est pas douteux que la preuve des faits imputés est interdite en ce qui concerne le délit d’offense envers le président. Mais il n’est pas douteux aussi que le droit de discussion, de critique et de censure de sa politique personnelle ou de celle de ses ministres, n’est pas atteint par la disposition dont il s’agit.
N’est-ce pas une pure acrobatie verbale tant il paraît, a priori, difficile de concilier en pratique la liberté d’expression avec l’offense au président de la République ?
L’examen de la pratique laisse quelques doutes sur le caractère possible d’une telle conciliation. Après le tournant présidentialiste opéré le 29 octobre 1849, Louis-Napoléon Bonaparte impose une politique réactionnaire au pays symbolisé par les deux grandes lois : la loi Falloux sur l’enseignement privé du 15 mars 1850 et la loi électorale du 31 mai 1850 qui revient en pratique sur le suffrage universel. De façon presque concomitante, les procès pour offense semblent se développer contre les opposants. Ainsi, le 26 octobre 1850, L’Écho du Midi prend à partie le régime et son Chef en écrivant :
le bonapartisme n’est qu’une ombre sans consistance ; le Président n’a que des velléités, il est d’ailleurs sans influence personnelle et réelle. Tout cela est vrai, excepté pourtant les velléités de M. Louis-Napoléon Bonaparte, que nous avons toujours crues plus persistantes, comme l’est toute ambition effrénée qui n’a de bases que dans la médiocrité des appétits cupides.
Pour de tels propos, le gérant du journal et le journaliste sont poursuivis et condamnés pour offense au président de la République.
Cette défense pénale du Prince-Président prendra un tour encore plus autoritaire sous le Second Empire, où cette fois c’est l’Empereur – c’est toujours Louis-Napoléon Bonaparte – qui sera pénalement protégé et qui mettra au pas la presse dans son ensemble.
III. Le délit d’offense sous le Second Empire (1851–1870) : une parenthèse autoritaire
Après le coup d’État du 2 décembre 1851, fomenté par Louis-Napoléon Bonaparte, la naissance du Second Empire s’accompagna immanquablement de modification de la législation sur la presse et donc sur l’offense. Il n’y eut pas de véritable liberté de la presse sous le Second Empire ; de ce point de vue, un mot célèbre de Jules Favre devant le Corps législatif en 1862 résume la situation : « En France, il n’y a qu’un journaliste, et ce journaliste, c’est l’Empereur ». C’est seulement en 1868 que la loi se libéralisa un peu, mettant fin à l’autorisation préalable des journaux et au cautionnement.
Comme on s’en doute, la législation sur l’offense refléta cette pente autoritaire. Le Second Empire renouait avec la pratique bonapartiste du Premier Empire en faisant réprimer les délits de presse uniquement par le Code pénal. La loi du 10 juin 1853 modifiait l’article 86 du Code pénal en punissant l’offense publique faite à l’empereur d’une peine de prison de 6 mois à 5 ans et d’une amende de 500 à 10 000 francs. L’offense se trouve associée à l’attentat contre la vie ou la personne de l’empereur, ou contre des membres de la famille impériale. La législation du Second Empire illustre la tendance récurrente des régimes autoritaires à alourdir les sanctions pour offense au chef de l’État. En 1853, au cours de la discussion de cette loi, le Corps législatif ne discuta réellement que la question de savoir s’il fallait rétablir la peine de mort pour les crimes politiques de sorte que la question de l’offense passa largement au second plan. Seul son ajout aux membres de la dynastie impériale fit l’objet d’un très court commentaire du rapporteur de la loi devant le Corps législatif :
Longtemps, avant de renverser les trônes, on s’applique à les dégrader. L’offense ne sera jamais une arme de discussion. La vérité et la lumière ne sortent pas de l’injure et de la calomnie. Le respect de l’autorité et de ceux qui la personnifient, surtout au sommet de la hiérarchie politique, est un des besoins les plus impérieux de notre temps et de tous les temps. Ce qui le garantira ne profitera pas seulement à la société, mais aussi à la liberté. Apprendre à un grand peuple à se respecter dans les pouvoirs qui le dirigent et dans les dynasties qui règnent sur lui, c’est lui apprendre la vertu des peuples libres.
Ainsi, c’est au nom de la liberté des peuples qu’on justifie la répression de l’offense à l’empereur et à sa famille. Cette justification est typique d’un discours d’ordre, discours conservateur, où c’est l’autorité qui fonde la liberté.
Dans la pratique, les opposants au régime subiront les rigueurs de la répression de l’offense. Le pamphlétaire Rochefort qui lance son journal La Lanterne, l’année où la législation sur la presse est libéralisée (en 1868) est condamné pour offense à l’empereur par un jugement du tribunal correctionnel de Paris du 14 août 1868. Il est condamné à un an de prison, peine confirmée en appel. Ce ne sont pas seulement les journaux et journalistes qui sont condamnés sous le Second Empire. En effet, le citoyen ordinaire fut aussi condamné pour des paroles publiques malencontreuses envers Louis-Napoléon Bonaparte. Un ivrogne qui avait fait du tapage nocturne en criant « à bas l’Empereur, Napoléon III et la Famille Impériale ; j’emm. la Famille Impériale » fut condamné par le tribunal correctionnel de Saint-Michel à cinq ans de prison. L’offense à l’empereur fut un moyen parmi tant d’autres utilisé par le régime pour museler l’opposition politique, mais les autres moyens étaient si nombreux que le recours à ce procédé ne fut pas, semble-t-il, si répandu qu’il le sera sous d’autres régimes (sous Vichy notamment). La chute du Second Empire et la loi du 12 avril 1871 sur la presse, qui abroge les lois impériales, ont pour effet de remettre en vigueur la loi de 1849 qui avait, pour la première fois, introduit le délit d’offense au président de la République.
IV. Un dernier hoquet autoritaire pendant la période transitoire de 1871 à 1875
Comme il est très courant d’assimiler la question des délits de presse sous la IIIe République à la seule loi du 29 juillet 1881 tant celle-ci a marqué de son empreinte l’histoire de la liberté de la presse en France, on a un peu tendance à oublier ce qui s’est passé entre la fin du Second Empire et 1881. Or, cette période est quand même instructive, comme nous voudrions le montrer.
Après la défaite de Sedan, scellant la fin du Second Empire, le gouvernement de la Défense nationale est proclamé à Paris le 4 septembre 1870 et une Assemblée, dite « Assemblée de Bordeaux » est élue dans la foulée ; elle est largement dominée par les monarchistes. Commence alors une longue période de transition constitutionnelle qui durera cinq ans. L’époque est troublée comme on le sait, marquée par la guerre franco-prussienne, mais surtout par l’insurrection de la Commune et sa répression sanglante (mars à juin 1871), et enfin par l’échec du retour à la monarchie en raison de l’intransigeance de l’héritier de la branche des Bourbons, le comte de Chambord, qui ne veut pas abandonner le drapeau blanc de la monarchie (29 octobre 1873). Du point de vue institutionnel, l’Assemblée nationale, unique à l’époque, crée la fonction de chef du pouvoir exécutif de la République française nommément attribuée à Thiers (décret du 17 février 1871) et qui acquiert officiellement le nom de « président de la République » par la loi du 31 août 1871. Curieuse époque où il y a une présidence de la République, sans instauration d’une République car les députés monarchistes font tout pour en empêcher l’instauration, comme en témoigne la loi du septennat, le 20 novembre 1873. Celle-ci confère un long mandat (7 ans) au chef de pouvoir exécutif, au duc de Magenta, le maréchal de Mac-Mahon, dans le seul but de permettre à celui-ci de faciliter une éventuelle restauration monarchique. Cette lutte, à la fois rude et sournoise, entre républicains et monarchistes aboutit à un premier grand compromis politique qui fut l’adoption de l’amendement Wallon (30 janvier 1875) reconnaissant l’élection du président de la République par les deux Chambres et donc le septennat impersonnel : le principe de la République était enfin accepté. La transaction libérale entre le centre droit et le centre gauche fut renforcé par l’adoption des lois constitutionnelles des 24 et 25 février, et du 16 juillet 1875.
Parallèlement à cette histoire constitutionnelle tourmentée se déroule une histoire globalement symétrique en matière de presse qui affecte indirectement le destin de l’offense au chef de l’État. La fin du Second Empire marque le retour à la loi de 1849 qui avait reconnu pour la première fois l’existence du délit d’offense au président de la République. Mais les soubresauts de la vie politique et la vive opposition entre monarchistes et républicains ne vont pas manquer de se répercuter sur la législation sur la presse dans les années 1871–1875. Ces turbulences se reflètent dans la question cruciale de la compétence juridictionnelle qui donna lieu à une remarquable volte-face.
Dans un premier temps, la loi du 12 avril 1871 « relative aux poursuites en matière de délits commis par voie de presse » eut pour effet principal de retirer la connaissance de ces délits aux tribunaux correctionnels pour l’attribuer, de nouveau, à la cour d’assises, malgré quelques rares exceptions. En termes plus juridiques, cette loi abrogeait les dispositions du décret impérial du 17 février 1852 et de la loi du 11 mai 1868 élaborées par le législateur du Second Empire. Dans son rapport fait au nom de la commission, le duc de Broglie exposait magistralement les deux raisons classiques justifiant la solution du jury. D’une part, en raison de l’imprécision inévitable de ce genre de délits, « il y a là une appréciation très délicate sur laquelle les règles de la jurisprudence seront toujours muettes, tandis que l’opinion du public éclairé se trompe rarement ». La seconde raison est encore plus importante car elle tient à la nature inévitablement politique de tels procès. Or, « soumettre de pareils délits au jugement de la magistrature, c’est donc inévitablement la faire descendre dans l’arène de la politique : c’est enlever à la justice ce caractère d’impartialité qui lui assure seul le respect de la société ». En quelques mots, le duc de Broglie avait parfaitement résumé l’ambivalence des délits de presse qui sont à la fois des délits de droit pénal, mais qui sont en même temps des délits « politiques » – dont l’offense en est un exemple parfait. Son point de vue explique la réticence souvent exprimée par les magistrats, surtout ceux du siège, à juger des affaires politiquement sensibles.
Ainsi, la loi du 12 avril 1871 scella la fin de la législation impériale sur la presse en rendant désormais applicable la loi du 27 juillet 1849. On pouvait croire l’état du droit bien établi mais, quatre ans plus tard, alors que les lois constitutionnelles de 1875 étaient adoptées, la loi du 29 décembre 1875 vint encore modifier les règles de compétence pour la connaissance des délits de presse. Cette loi porte « sur la répression des délits qui peuvent être commis par la voie de la presse ou par tout autre moyen de publication, et sur la levée de l’état de siège ». Comme l’explique sobrement l’exposé des motifs de la loi, le rôle de cette loi « consiste à pourvoir aux dangers que peut entraîner la disparition de l’état de siège dans la plupart des départements ». En d’autres termes, la mise hors de vigueur de l’état de siège dans la presque totalité du pays aurait pour effet de desserrer l’étreinte exercée par le pouvoir militaire sur la presse et de rendre, corrélativement, nécessaire, le durcissement des délits de presse. Opposé à ce projet de loi, son rapporteur à la Chambre des députés, Albert Grévy, propose de disjoindre les deux volets de ce projet, refusant ainsi le compromis boiteux proposé par le Gouvernement selon lequel le vote de la fin de l’état de siège serait obtenu contre le vote d’une loi sur la presse plus répressive. Quant à Édouard de Laboulaye, il prétend que ce marché de dupes lui fait penser au discours de Calonne qui, réunissant les notables pour leur dire à quelle sauce ils allaient être mangés, et se voyant rétorquer par ceux-ci qu’ils affirmaient ne pas vouloir être mangés, leur répondit qu’ils « sortaient de la question ». À la fin des débats, Louis Blanc et Noël Madier de Monjau useront de leur verve pour dénoncer une loi liberticide qui, sous prétexte d’efficacité de la justice, visait à museler la presse.
Ces débats parlementaires révèlent que ce projet de loi voulu par les partisans de l’Ordre moral (Mac-Mahon et ses amis) constitue, aux yeux de nombreux républicains, un grave recul pour la liberté de la presse. En effet, la nouvelle loi reconnaît certes le principe de la compétence du jury d’assises, mais elle en vide la substance en ne prévoyant pas moins de huit exceptions, c’est-à-dire huit délits, au profit de la compétence des tribunaux correctionnels (art. 5). Dans cette longue liste figure le délit d’offense « envers le Président de la République, ou l’une des deux Chambres ou la personne du souverain ou d’un chef de Gouvernement étranger » (art. 5-2o). Selon la justification donnée dans l’exposé des motifs du projet de loi, le Gouvernement a entendu réagir contre la tendance regrettable de la presse « à oublier les discussions de principes pour les polémiques injurieuses et personnelles, à tourner l’attaque et la dérision contre les personnes, à jeter l’outrage contre tous ceux qui sont dépositaires de l’autorité publique ». C’est donc au nom de la « décence publique » que le Gouvernement par la voix de son Garde des Sceaux (Dufaure) entend réagir contre de tels prétendus excès. Les délits qui sont principalement visés dans l’exposé des motifs, sont les délits de « diffamation, d’outrage et d’injure publique envers toute personne et tout corps constitué ». Le délit d’offense est alors assimilé à ces délits et sa répression est justifiée par le Gouvernement de la même manière que pour les autres délits ainsi « correctionnalisés » : « La liberté de discussion n’est pas ici en jeu ; elle demeure intacte à condition que l’expression de la critique ne soit pas injurieuse ; qu’elle ne cesse pas d’être respectueuse ou tout au moins convenable dans la forme. » C’est une des rares fois où le pouvoir avoue publiquement défendre le délit d’offense envers le président de la République par la nécessité de contraindre les citoyens à manifester un minimum de respect envers le chef de l’État. Cela suppose donc une modération dans la critique non seulement sur le fond, mais aussi sur la forme. La formule du rapport Dufaure mérite d’être retenue tant elle contient des similitudes avec certaines formulations contenues dans des décisions de justice rendues sous la Ve République pour protéger la dignité du chef de l’État et du général de Gaulle.
En réalité, la véritable « révolution » de cette loi hypocrite consiste à « correctionnaliser » ces délits de presse, c’est-à-dire à transférer la compétence juridictionnelle et de la Cour d’assises aux tribunaux correctionnels. Le ministre de la justice considère que les délits de presse devant continuer à relever de la Cour d’assises – par exemple, les délits d’excitation à la haine et au mépris du Gouvernement et d’outrage à la morale publique et religieuse – sont ceux qui « touchent à la politique » ou dont « le caractère est le plus politique ». Il faut en déduire que le délit d’offense ne ferait pas partie des délits les « plus politiques » – ce qui est contestable. Ce critère de la nature plus ou moins politique du délit fut d’ailleurs pourfendu par le député Madier de Monjau, dans une des interventions les plus corrosives de ces débats. En réalité, ce retour à la solution du Second Empire opéré par cette loi du 29 décembre 1875 s’explique par le contexte politique de l’ordre moral dont le nom reste associé à celui du maréchal Mac-Mahon. Édouard de Laboulaye, grand jurisconsulte et opposant libéral à cette loi, ne s’y est pas trompé : il a démoli l’argumentation du gouvernement en qualifiant la loi proposée de « loi d’exception ». Après avoir fait un éloge convenu des magistrats, il s’étonne que « le gouvernement ne n’aperçoive pas quel peut être le danger d’un pareil système qui fait de la magistrature un pouvoir politique ». Cette critique de la compétence des tribunaux correctionnels apparaît prophétique au regard de la vague de procès pour offense qui aura lieu après la crise de mai 1877, lors du conflit frontal entre Mac-Mahon et Gambetta. La loi du 29 décembre 1875 est l’un des malheureux précédents législatifs sur lesquels la grande loi sur la presse du 29 juillet 1881 entendit revenir.
V. Offense au roi et offense au président de la République : une fausse symétrie ?
Cette brève histoire de la législation sur l’offense au cours des deux premiers tiers du xixe siècle pourrait laisser penser que l’offense au président de la République est un simple succédané de l’offense au Roi et que la continuité entre les deux délits prédomine. En réalité, il vaut mieux parler de fausse symétrie pour décrire leurs relations car si ces deux délits appartiennent au même genre, l’offense, ils ne sont pas pour autant identiques.
A. Éléments de continuité entre les deux délits
L’histoire de ce délit de presse enseigne certes qu’il y a bien une unité du concept de l’offense au chef de l’État. En effet, si la personne protégée par le droit pénal (Code pénal ou loi sur la presse) peut varier et être aussi bien le roi, l’empereur que le président de la République, il demeure que, dans tous les cas, c’est le titulaire d’une fonction constitutionnelle qui est protégé : le chef de l’État. La question de l’offense fait donc partie d’un ensemble plus vaste qu’on appelle le statut du chef de l’État et à l’intérieur duquel il faut isoler son statut pénal dont les deux principales composantes sont l’immunité pénale et l’offense.
Ensuite et surtout, il y a un régime juridique commun à l’offense, que celle-ci défende le roi, l’empereur ou le président de la République. Ce délit spécial a un régime juridique commun, même s’il se rapproche certes des autres délits voisins, comme l’injure ou la diffamation. C’est un délit contre la chose publique et par là même, il suppose que la poursuite incombe au seul ministère public, ce qui exclut la plainte personnelle du chef de l’État. Par ailleurs, à la différence de la diffamation ou de l’injure, c’est un délit qui est indéterminé. Enfin et surtout, il est très difficile de faire la preuve de son innocence, une fois que ce délit est poursuivi par le Parquet. En effet, comme on l’a vu, l’intention coupable de l’auteur de l’offense est largement présumée de sorte que l’accusé est en grave position de faiblesse dans un procès qui vise structurellement à protéger l’autorité publique au détriment éventuel de la liberté d’expression.
Enfin, le dernier élément d’unité et de continuité du délit d’offense tient à l’embarras récurrent des commentateurs des diverses lois sur l’offense pour justifier pareille atteinte à la liberté de la presse. En effet, ils sont tous obligés, quelle que soit la loi en cause, de relever la contradiction manifeste entre deux exigences contraires impliquées par un tel délit. D’un côté, ce dernier est censé réprimer un abus, une exagération, le principe devant demeurer la liberté de discussion et de critique, – la liberté d’expression. D’un autre côté, il a pour objet de sanctionner une attaque jugée excessive envers le chef de l’État qui menace son autorité, sa dignité, voire son prestige. La contradiction semble évidente, quoi qu’en disent les auteurs, entre ces deux impératifs. C’est donc l’étude de la pratique juridique qui donnera la réponse et l’équilibre ne sera jamais parfait : tantôt la balance penchera dans un sens tendanciellement favorable à la répression, tantôt dans l’autre sens, dans celui de la mansuétude ou bienveillance, favorisant la liberté de critique.
S’il existe des traces évidentes de continuité entre 1819 et 1875 à propos de l’offense, des lignes de rupture existent et elles permettent d’invalider la thèse d’une totale identité du délit d’offense d’une période à une autre.
B. Variété de l’offense ou les lignes de rupture historique
D’abord, cette unité conceptuelle recouvre une grande variation suivant les régimes politiques. De cette histoire de l’offense de 1819 à 1875, il ressort que le délit d’offense a non seulement survécu aux fréquents changements de régime, mais qu’il s’adapte à chaque fois à la nouvelle donne constitutionnelle. Sa naissance en 1819 est un peu circonstancielle. La chute de la royauté sous la Révolution française a fragilisé celle-ci, son retour sous la forme de la Restauration avec Louis XVIII est teinté d’une grande ambivalence car la royauté n’a plus le caractère d’évidence qu’elle avait sous l’Ancien Régime. Le respect qu’on était censé avoir envers le Roi ne peut plus être le même après la Révolution française dont l’un des événements les plus traumatiques fut la décapitation de Louis XVI, le 21 janvier 1793. L’introduction de la notion même d’offense au roi signale qu’il faut désormais à la monarchie une béquille juridique pour protéger la dignité du roi. Puisque le crime de lèse-majesté est désormais inenvisageable, on lui substitue un succédané « soft » qu’est l’offense, mise en relation de façon systématique avec l’inviolabilité royale. Pourtant, les deux concepts n’ont pas du tout la même signification car l’offense est un moyen de protection pénale alors que l’inviolabilité sert à ériger un principe d’irresponsabilité politique dans un régime constitutionnel qui verra apparaître le couple du chef de l’État irresponsable et du Gouvernement responsable politiquement devant le Parlement, typique d’un régime parlementaire.
Le maintien de l’offense sous la IIe République témoigne du fait qu’elle est compatible avec la forme républicaine et n’est pas limitée à la forme monarchique de gouvernement. Les républicains veulent aussi défendre la République en exigeant, indirectement, le respect dû au titulaire de la magistrature suprême. De ce point de vue, la véritable innovation ou rupture apparaît sous la IIe République – et non sous la IIIe République – dans la mesure où c’est pendant cette courte période (1848–1851) qu’est reconnue cette idée – incongrue, voire hérétique, pour nombre de républicains radicaux – selon laquelle le chef de l’État mériterait, même en République, une protection spéciale. Quant au Second Empire, il se situe dans la continuité du Premier Empire, comme le prouve la répression de l’offense par le Code pénal, et non pas par une loi sur la presse. L’offense à l’empereur est clairement envisagée comme visant à renforcer l’autorité du Prince. Dans ce cas, la dimension autoritaire du délit saute aux yeux.
Par ailleurs, l’histoire législative de l’offense démontre aussi la frappante homologie entre répression de l’offense et la nature du régime. Plus le régime est autoritaire, plus les sanctions prévues sont lourdes, et plus on tend à attribuer la compétence aux tribunaux correctionnels, et à éviter la Cour d’assises. Ainsi, le régime le plus autoritaire – le Second Empire – refuse la solution du droit pénal spécial (délits d’offense prévu par une loi sur la presse) et recourt au droit pénal général (Code pénal) pour sanctionner les offenseurs. De ce point de vue, le délit d’offense apparaît comme un fidèle sismographe des évolutions politiques au cours du xixe siècle – évolutions qu’une historienne du droit a su résumer, ainsi :
le sens donné au mot « offense » par les monarchies constitutionnelles et par le Second empire, était une définition tournée vers le passé qui faisait davantage référence au crime de lèse-majesté qu’à la protection juridique d’une personne haut placée.
L’unité juridique du concept d’offense ne doit pas masquer sa diversité qui varie en fonction du régime constitutionnel. La distinction entre l’État et les formes de gouvernement permet de comprendre comment un seul et même concept – l’offense au chef de l’État – peut revêtir des significations différentes.
Enfin, la protection offerte par le délit d’offense au roi (1819) ou à l’empereur (1853) n’est pas identique à celle offerte par l’offense au président de la République (1849, 1871 et 1881) pour une raison juridique bien précise. En effet, les deux premiers cas d’offense étendent une telle protection pénale aux membres de la famille du roi et de l’empereur. L’offense aux membres de la famille royale, est prévue par l’article 10 de la loi du 17 mai 1819 qui punit le prévenu d’un mois à trois ans de prison, et une amende de 100 à 5 000 francs. La Cour de cassation appliqua le délit d’offense envers le roi à un individu qui avait attaqué la mémoire du duc de Berry assassiné en 1820 et qui fut condamné à trois ans de prison. Ce fut le cas aussi sous la Monarchie de Juillet où furent poursuivis des étudiants en médecine de Montpellier qui avaient gravement offensé l’épouse du roi Louis-Philippe par des paroles égrillardes prononcées dans un café. Cette protection « collective », voire « dynastique », vaut aussi sous le Second Empire pour l’offense à l’empereur. Tout comme l’attentat contre la vie et la personne des « membres de la famille impériale », l’article 86 du Code pénal punit l’offense commise publiquement contre les membres de la famille de Louis-Napoléon Bonaparte. Le rapporteur de la loi justifie cette extension dans le cas de ce crime (attentat) et de ce délit (offense) par le fait que « la dynastie appartient à l’État : il doit à tous ceux qui la composent une protection spéciale qui est la garantie de ses propres intérêts ». En revanche, la protection de l’offense cesse de valoir dès que le régime dynastique cesse d’exister. Par exemple, sous la IIIe République, le fils de Louis-Napoléon Bonaparte tenta de faire condamner pour offense le journal Le Siècle qui avait présenté son père comme étant un chef d’État corrompu. Sa demande fut sèchement rejetée par la Cour de cassation qui lui objecta : « le délit d’offense destiné à protéger un régime politique est devenu sans objet lorsqu’il n’y a plus d’empire et de dynastique impériale ». Seule l’incrimination de diffamation commise envers un dépositaire de l’autorité publique pour faits en relations avec ses fonctions » restait ouverte au plaignant.
Il y a donc bien une spécificité de l’offense au roi et à l’empereur qui tient à cette protection plus large s’étendant à la famille tout entière. Une telle composante dynastique de l’offense est littéralement impensable dans un système républicain où celle-ci ne protège pas, au moins théoriquement, l’épouse du président, ni ses enfants, ni ses frères et sœurs. Sous la IIIe République, le Parquet refusera de poursuivre un journal qui avait mis en cause la moralité de l’épouse du président Poincaré. Sous la Ve République, l’épouse du président Pompidou fut vigoureusement caricaturée dans Hara-Kiri : pour sanctionner le journal et le dessinateur (Cabu), les juges ont dû expliquer, de façon assez laborieuse, que c’était par là même le président qui était lui-même offensé. Ils ont donc implicitement reconnu que, dans une République, l’offense ne protégeait pas l’épouse du chef de l’État.
⁂
Au terme de cette histoire législative du délit d’offense antérieure à la IIIe République, il est possible d’affirmer à la fois la continuité entre les deux délits – offense au Roi et offense au président de la République – et les dissemblances résultant de ce que l’on ne peut pas isoler ce délit de son bénéficiaire. Le chef de l’État est une institution qui dépend d’un ensemble institutionnel, plus large, qu’on appelle le régime politique ou constitutionnel. La seule question qui se posait en 1870 au moment de la chute du Second Empire était celle de savoir si ce délit d’offense allait être conservé. Il le fut aussi bien en 1871 qu’en 1875 pendant cette curieuse période transitoire où le régime constitutionnel était encore incertain avant qu’il ne se fixât en République. La IIIe République a cru régler ce problème des délits de presse en élaborant un monument législatif, la loi du 29 juillet 1881, qui voulait débarrasser le pays des délits d’opinion.
Olivier Beaud
Professeur de droit public, Institut Michel Villey, Université Panthéon-Assas.
Pour citer cet article :
Olivier Beaud « Préhistoire législative du délit d’offense en France. De l’offense au Roi à l’offense au président de la République (1819–1875) », Jus Politicum, n°26 [https://juspoliticum.com/articles/Prehistoire-legislative-du-delit-d-offense-en-France-De-l-offense-au-Roi-a-l-offense-au-president-de-la-Republique-1819-1875]