La théorie constitutionnelle du professeur René Capitant
Dans ce texte de 1972, le constitutionnaliste Yōichi Higuchi présente au lectorat japonais, les subtilités de la pensée constitutionnelle de celui qui fut son maître français, René Capitant. À cette fin, il parcourt trois domaines explorés par Capitant, la « validité du droit », le « gouvernement » et l’« organisation économique et sociale » en utilisant comme clés de compréhension les notions de « démocratie directe » et de « participation », au centre de l’œuvre de Capitant. Cela lui permet de revenir sur l’opposition souveraineté du peuple–souveraineté de la nation constitutive de la tradition constitutionnelle française, et qu’Higuchi a contribué à problématiser pour le Japon.
Résumé indisponible
C
et article est basé sur une présentation faite à l’Association de recherche de droit franco-japonais [Nichi futsu hō gakkai] le 20 décembre 1972. Si l’Association m’a demandé de faire une présentation sur le thème de la théorie constitutionnelle de René Capitant, c’est que depuis que je me suis engagé dans des travaux de recherche sur les Constitutions et le droit constitutionnel français, la stimulation théorique que j’ai reçue des travaux de mon maître Capitant a été extrêmement importante. Et j’ai été infiniment honoré d’avoir la chance de pouvoir payer mon tribut académique à mon professeur au sein d’une association dont il a été le véritable géniteur.
Si vous voulez bien excuser quelques souvenirs personnels, je l’ai rencontré pour la première fois alors que j’étais un étudiant briguant une bourse d’études à l’étranger et lui un examinateur. J’ai, à cette occasion, eu la chance d’être invité, par l’intermédiaire du professeur Ishizaki Masaïchirō (ancien président de l’Association de droit franco-japonais) et de son épouse, à un repas d’adieu donné en son honneur pour son départ en France, alors qu’il venait de terminer son mandat à Tokyo. J’ai ainsi pu m’entretenir avec Monsieur et Madame Capitant et j’ai souvent été invité par la suite à leur résidence de La Tour Maubourg durant mes études en France. Mes deux regrettés maîtres, les professeurs Capitant et le professeur Ishizaki, vivent maintenant dans la « haute tour de Jade blanc », et j’en ressens une profonde tristesse. Que ce texte soit à nouveau l’occasion de prier pour le repos de leurs âmes.
Introduction
René Capitant a travaillé sous des formes variées en tant que constitutionnaliste, et s’est exprimé sur de nombreux sujets, mais dans le cadre de cet article, nous diviserons ses travaux en trois domaines : (1) sa théorie de la validité du droit ; (2) sa théorie du gouvernement ; et (3) sa théorie des organes sociaux et économiques (qui relève d’une problématique des droits de l’homme, si on le voit du point de vue des droits économiques et sociaux). Nous chercherons, en étudiant la théorie constitutionnelle de Capitant dans ces trois domaines, la cohérence fondamentale de celle-ci. Et nous pourrons en dégager les notions clés de démocratie directe* et de participation*.
Le premier domaine concerne la position selon laquelle « la loi est la norme telle qu’elle est effectivement appliquée ». Cette position est parfois nommée positivisme sociologique* par opposition au positivisme juridique. Le fondement d’une telle position est que c’est le consensus du peuple qui détermine l’application de la loi. C’est pourquoi les normes qui sont effectivement appliquées et dont l’effectivité est prouvée forment le droit en tant qu’elles sont l’expression directe de la volonté du peuple à un moment donné. C’est pourquoi lorsque la coutume constitutionnelle entre en conflit avec la loi promulguée, elle est considérée néanmoins comme le droit véritable, qui l’emporte sur la volonté du législateur, et donc sur la volonté du peuple à une époque antérieure.
La théorie constitutionnelle de Capitant dans le second domaine critique le régime représentatif* du point de vue de la démocratie directe*, dans une position de condamnation fondamentale de la souveraineté parlementaire* en ce qu’elle usurpe la souveraineté populaire*. Si le pouvoir administratif est le pilier du gouvernement, Capitant plaide pour un lien direct entre celui-ci et la volonté du peuple, que ce soit en tant que théorie législative ou théorie de l’interprétation. Ceci a pris la forme d’une typologie des régimes parlementaires mettant l’accent sur le régime parlementaire moniste durant la période troublée du parlementarisme en état de guerre. Après-guerre, ce lien a pris la forme de la défense de prérogatives renforcées du président, d’un système d’élections au suffrage universel direct, et de l’importance accordée à la responsabilité directe du président vis-à-vis du corps électoral par le biais du droit d’initiative référendaire pour le président. Il propose la notion de régime populaire* comme institutionnalisation de la responsabilité du président vis-à-vis du peuple, en écho au régime parlementaire* qui désigne sa responsabilité vis-à-vis du parlement.
Enfin si on considère que ce second domaine relève de la participation politique*, il est question dans le troisième domaine de la participation économique et sociale*, où Capitant réprouve violemment le régime capitaliste et défend la participation des travailleurs dans les entreprises, et la distribution des bénéfices aux travailleurs.
C’est dans cet ordre que nous mènerons notre étude.
I. L’idée de démocratie directe dans sa théorie de la validité du droit
Ces lignes illustrent la position fondamentale de Capitant sur la validité du droit : « Le droit positif n’est pas seulement le droit posé par le législateur […], il est le droit en vigueur, c’est-à-dire le droit appliqué, dont les prescriptions reçoivent généralement exécution dans une société donnée ». Il développe en détail cette position dans l’étude de philosophie de droit qu’il a soumise comme thèse de doctorat L’illicite, t. 1, L’impératif juridique. Il y cite la définition du publiciste Gaston Jèze du droit positif comme « l’ensemble des règles appliquées par les tribunaux », qu’il élargit en remarquant que « les tribunaux ne sont pas, en effet, le seul organe d’application du droit ; l’administration notamment […] prend, elle aussi, une part très active dans l’application du droit ».
Cette position veut que le droit positif soit constitué des normes effectivement appliquées. Ici droit positif* doit s’entendre comme le geltende Recht : si la validité* ou Geltung est un attribut du droit, il finit par se confondre avec lui et la positivité* des normes peut être considérée comme dépendante de leur effectivité. Le terme de positif* est polysémique, mais ici outre qu’il renvoie à l’effectivité*, il signifie également promulgué*. Comme on le sait, il existe différentes positions sur « ce qu’est le droit », mais en substance, on peut en distinguer deux : l’une selon laquelle il existe un droit au-delà de la volonté humaine et en dehors d’elle, l’objectivisme selon la terminologie de Bonnard, et l’autre qui veut que le droit soit le produit de la pensée humaine, le volontarisme* selon Bonnard. Du point de vue des sciences constitutionnelles, la première est représentée, entre autres, typiquement par Duguit, qui soutient qu’il existe une loi sociale objective qui peut être reconnue par l’observation sociologique, et Maurice Hauriou qui va jusqu’à reconnaître le droit naturel. Dans la seconde position, il y a le positivisme juridique qui professe que la loi est la loi promulguée, et la position de Capitant, qui contraste avec celui-ci, en postulant que ce sont les normes efficaces et réellement appliquées qui constituent le droit.
Le professeur de droit administratif Marcel Waline a autrefois qualifié, après s’être lui-même rangé dans le positivisme juridique*, les positions de Jèze et Capitant de « positivisme sociologique », et en effet, la position du professeur Capitant occupe une place importante dans l’histoire du droit constitutionnel français en tant que représentant typique* de la théorie de la validité du droit.
Cependant, le professeur Waline critique ce positivisme sociologique, car
le positivisme sociologique établit une échelle des valeurs juridiques toute différente de celle à laquelle nous sommes habitués, puisque le législateur s’y trouve primé par le juge, et celui-ci à son tour par le gendarme ; et on y arrive à cette conclusion paradoxale que la plus haute autorité juridique du pays, en définitive, c’est le gendarme, puisqu’il n’y a de règles juridiques, par définition, que celles qu’il veut bien faire appliquer. Rien ne saurait mieux montrer la faiblesse de cette position.
En effet, Capitant conçoit le pouvoir administratif comme un organe d’application du droit, en élargissant la définition de Jèze du droit positif comme « l’ensemble des règles appliquées par les tribunaux ». Il prend l’exemple du stationnement illégal toléré par la police : s’il arrive qu’un fonctionnaire « de mauvaise humeur » puisse sanctionner l’auteur du délit, cette exception ne saurait prévaloir contre la règle, et dans ce cas, « nous sommes en présence d’une règle de droit appliquée par la Cour de cassation, mais qui, malgré cela, n’est pas une règle de droit positif ».
Cependant, il y a deux problèmes dans cette interprétation. D’abord, qu’est-ce qu’une « règle de droit effectivement appliquée », qu’est-ce que l’effectivité d’une norme* ? C’est un problème d’ordre épistémologique. Même si l’on ne peut nier que l’application interprétative du droit par ceux qui se trouvent en bout de chaîne des organes administratifs a un sens important, leur application interprétative du droit est soumise à la possibilité d’une réévaluation par ceux qui se trouvent au-dessus de ces dispositifs d’autorité de l’État, ceux qui au final se trouvent au sommet (ou aux sommets) de la pyramide des interprètes institués par la Constitution : c’est ainsi que se maintiennent l’unité et la hiérarchie de l’interprétation officielle.
Cela soulève un problème du point de vue de la compréhension de l’effectivité des normes, mais surtout, déduire la positivité des normes de leur effectivité crée un second écueil. À vrai dire celui-ci n’est pas strictement d’ordre épistémologique : donne-t-on aux normes effectives la qualité de droit promulgué ou pour le dire autrement, la qualité de source de droit* ? À cet égard, ce n’est pas seulement une question soulevée par le positivisme sociologique*, mais également en partie par le positivisme juridique, et même par l’objectivisme*, qui veut que le droit social latent à une société tout comme le droit naturel latent à un état de nature soient les sources du droit. Ces positivismes possèdent les mêmes similitudes, qui sont de se présenter comme un acte d’identification de sources du droit, lequel va déterminer les sources du droit objectives et effectives, observables par tous, mais qui sont en réalité les sources rendues nécessaires par leur théorie. Pour justifier celle-ci, chacun propose un élément légitimant, la volonté divine pour le droit naturel, l’État de droit pour le « positivisme juridique* ». Mais qu’en est-il du positivisme sociologique ?
Pour la théorie de Capitant, le critère du droit positif dans l’optique de faire des normes effectives, c’est la volonté du peuple, envisagée comme s’exprimant dans l’application* des normes, qui joue ce rôle de légitimation. Le professeur Capitant explique l’application* qui est au cœur du concept de droit positif comme un problème d’obéissance*, et non de sanction*. Une norme positive* serait « la loi qui est généralement obéie » avec pour cela trois arguments :
(1) En droit international et en droit constitutionnel, notamment lorsqu’il n’existe pas de système de contrôle constitutionnel des lois, il n’y a pas d’institutionnalisation de véritables sanctions.
(2) Pour qu’une norme soit sanctionnée, il faut que la violation soit exceptionnelle, et donc que la norme soit généralement respectée : le principe de la sanction* conduit à celui de l’obéissance*.
(3) La sanction en elle-même est un fait d’obéissance au droit.
D’ailleurs, si on entend par sanction* la coercition exercée par le système judiciaire comme dans le premier point (et même si pour le droit constitutionnel cela présente des contradictions et des insuffisances), comme le récepteur des normes d’une constitution, ou du moins son récepteur principal est les institutions étatiques, la positivité des normes peut être envisagée comme découlant non pas de l’obéissance du peuple, mais de l’obéissance de ces institutions. Pour le deuxième point, il est indéniable que, pour envisager un cas extrême, « les membres du groupe social ne peuvent pas être jetés tous en prison, ni a fortiori être tous décapités », mais dans un cadre normal, l’obéissance populaire est une absence passive d’opposition, qui est obtenue par la menace de sanctions.
Pour le troisième point, il est vrai que la sanction est l’obéissance du pouvoir vis-à-vis des règles. Cependant peut-on dire qu’il s’agisse de l’obéissance du peuple ? Capitant lui-même distingue « le temps normal » où les règles imposées par le pouvoir et les règles telles qu’elles sont obéies par le peuple coïncident, créant une unité du droit positif, et le temps révolutionnaire ou de la guerre civile, où deux droits qu’on ne peut considérer comme positifs s’affrontent. Mais en temps normal, l’obéissance du peuple est, comme nous l’avons expliqué plus haut, passive et donc rétroactive. Ainsi, lorsqu’il écrit à propos de l’idée d’obéissance du peuple, que « Ce qui crée la positivité d’une règle de droit idéal, c’est la reconnaissance de cette règle par la masse, c’est le consensus de la généralité des individus. Ou plutôt la positivité est ce consensus même », cette reconnaissance*, ce consensus*, doivent être vus comme possédant un caractère passif et rétroactif.
La structure logique de sa théorie de la validité du droit est encore plus claire dans sa théorie de la coutume constitutionnelle. Capitant a publié dans le troisième tome du Recueil d’étude Les sources du droit en l’honneur de François Gény, un article intitulé « Le droit constitutionnel non écrit ». Il y reprend la citation précédente voulant que « le droit positif n’est pas le droit posé par un législateur, il est le droit en vigueur, c’est-à-dire le droit appliqué […] ». Et il l’explique en notant que si c’est la jurisprudence qui exprime cette distinction dans le droit administratif et privé, c’est la constitution non écrite qui l’élabore dans le droit constitutionnel, affirmant que « [l]e droit non écrit ne peut rester lui-même qu’autant qu’il n’est enserré ni dans des codes, ni dans des recueils d’arrêts, et jaillit directement de la source nationale ». Capitant l’explicite dans une conférence sur la coutume constitutionnelle :
Qu’est-ce que la coutume, sinon la conscience et la volonté nationales ? Et si la nation est souveraine, si elle est le constituant suprême et si tous les autres pouvoirs sont nécessairement constitués par elle, n’est-ce pas la coutume, par quoi elle s’exprime, qui est la base de tout ordre juridique ? […] Ainsi, la force constituante de la coutume n’est qu’un aspect de la souveraineté nationale. […] Ce qu’on appelle la souveraineté, c’est […] la participation de la nation à l’élaboration du droit écrit […]. Lors même qu’elle n’a pas le droit de manifester par écrit sa volonté, elle a néanmoins une volonté et qui s’impose. Elle reste au moins maîtresse de son obéissance, et par conséquent détient la positivité du droit… En cessant d’obéir à une règle, la nation lui retire donc son caractère positif, autrement dit l’abroge ; en la reconnaissant valable et en se soumettant à ses prescriptions. Elle lui confère le caractère positif, autrement dit elle lui donne vigueur… C’est en ce sens que la nation est souveraine et que la coutume, directement créée par la nation, est supérieure au droit écrit. La coutume possède donc la valeur constitutionnelle puisqu’elle s’impose au législateur ordinaire.
Ainsi, l’idée de l’approbation et du consensus des masses qui est lue généralement comme relevant de l’effectivité des normes*, apparaît dans la théorie de la coutume constitutionnelle de Capitant en prenant le sens du pouvoir constituant de la nation*. En effet, dans la sphère du droit positif écrit, des dispositions au sein de la Constitution déterminent la forme juridique d’une révision constitutionnelle, mais ici, une modification constitutionnelle peut s’opérer grâce à la coutume constitutionnelle, en tant qu’émanation du pouvoir constituant appartenant au peuple. La France a pour tradition de faire du pouvoir constituant de la nation un absolu, comme on peut le lire chez Sieyès, « la nation peut modifier la constitution à tout moment, et ces modifications n’obéissent à aucune injonction de forme : elles peuvent dépasser la forme prévue par la constitution elle-même, et la volonté de la nation est toujours la loi suprême ». Depuis l’avènement du constitutionnalisme moderne, la doctrine dominante de la théorie constitutionnelle, dans la ligne de Sieyès, a retiré le pouvoir constituant* supérieur au droit écrit, voire potentiel destructeur du droit écrit du champ juridique, mais la théorie de la coutume constitutionnelle l’y réinstalle, et reconnaît l’existence d’une catégorie d’une révision constitutionnelle par la bande, au moyen d’une révision sans forme établie.
Une telle coutume constitutionnelle se trouvera légitimée au nom du pouvoir constituant du peuple*, mais étant donné que les créateurs de précédents constitutionnels, qui constituent l’essence de la coutume constitutionnelle, ne sont autres que les organes de l’État, et en premier lieu le parlement, il est nécessaire, sur le fond, de reconnaître à d’autres organes constitutionnels de l’État le pouvoir qui devrait normalement être réservé au pouvoir de révision spécifique établi par la constitution elle-même. En d’autres termes, cela signifie la reconnaissance juridique, au côté du pouvoir de révision défini dans la constitution, de la capacité des organes étatiques, qui sont la source des précédents constitutionnels, à réviser la constitution sans disposition constitutionnelle, et donc nécessairement sans forme définie. C’est pourquoi il est reproché à la théorie de la coutume constitutionnelle de faire prévaloir les précédents constitutionnels, c’est-à-dire la volonté souveraine peu claire et discutable*, sur la constitution promulguée, c’est-à-dire la volonté souveraine claire*, et par conséquent de « priver la constitution de sa raison d’être ».
Comme on peut le voir dans ce qui précède, le « positivisme sociologique » en général et la théorie de la coutume constitutionnelle en particulier ont deux aspects. Premièrement, ils ont une signification importante en tant que proposition selon laquelle le droit ne devrait pas être indifférent au droit tel qu’il est réellement appliqué, le droit mouvant, mais devrait en faire activement un objet de recherche. Une telle exigence évidente pour du positivisme scientifique* doit être soutenue sans réserve. Mais en second lieu, ils proposent de faire prévaloir la validité de la norme effective reconnue ainsi sur la loi promulguée, et en ce sens, son essence n’est rien d’autre qu’une revendication pratique. Ce positivisme sociologique*, en tant que revendication pratique, utilise comme argument de justification les notions d’approbation des masses* et d’expression directe de la volonté du peuple constituant*. Mais ceux qui appliquent la loi, ceux qui créent les précédents constitutionnels, ce sont les organes étatiques, et ces notions sont des idéologies qui légitiment la qualification de ces organes à être source de droit positif.
Tant qu’il s’agit d’une position pratique, il ne faut pas la confondre avec une proposition scientifique, et il faut discuter de sa pertinence au regard de ses effets pratiques. Quelle a été la fonction de la théorie des coutumes constitutionnelles de Capitant, soutenue sous la IIIe République ? Comme le montrent les exemples de coutume constitutionnelle de cette époque, tels que le renoncement au droit de dissolution de la chambre basse par le Président et plus généralement, le passage d’un gouvernement parlementaire bicaméral à un gouvernement parlementaire monocaméral depuis 1877 (et la crise du 16 mai), cette théorie a eu pour rôle de soutenir la poursuite de la direction républicaine* de l’application de la Constitution, en lieu et place de la Constitution promulguée de 1875 qui était une constitution républicaine en attente du roi*. En ce sens, sa théorie de la validité du droit a fonctionné comme une excellente idéologie juridique républicaine dans la IIIe République, dans laquelle les concepts de démocratie directe de consensus populaire* et d’« expression directe de la volonté de la nation en tant que pouvoir constituant » ont joué un rôle majeur. En Allemagne et au Japon, la théorie de la coutume constitutionnelle est discutée en termes de Verfassungswandlung de mutation constitutionnelle, et l’argument légitimant en est la normativité des faits*.
Que la coutume puisse avoir force de loi a son fondement dans les phénomènes psychologiques naturels de l’homme, et nos habitudes peuvent d’elles-mêmes donner naissance à une conscience juridique. Cette disposition naturelle de l’humanité ne peut être supprimée par le pouvoir des lois promulguées .
Face à une telle légitimation dans l’Allemagne et le Japon impériaux, il est intéressant de noter que les justifications prises au sein d’une France républicaine, même si elles reposent sur des théories de la validité du droit qui justifient la coutume constitutionnelle, présentent un aspect différent. Et parmi elles, celle du professeur Capitant est la plus complète dans sa construction de l’idée de démocratie directe.
II. Le concept de démocratie directe dans sa théorie du gouvernement
Le professeur Capitant n’a plus travaillé sur la théorie de la validité du droit après la Seconde Guerre mondiale, mais il a fait de nombreuses déclarations dans le domaine de la théorie du gouvernement depuis l’avant-guerre jusqu’à récemment. Sa position de base est de critiquer fortement le caractère dit internaliste du système parlementaire français de la IIIe à la IVe République, dont le principe est qu’un régime représentatif* induit une souveraineté parlementaire*. Il prône son remplacement par la souveraineté du peuple*, c’est-à-dire la démocratie*. Il est notable que Capitant développe son observation du système parlementaire français autour des travaux de Carré de Malberg qu’il estime hautement. Celui-ci était un grand aîné pour Capitant, mais ils avaient été également collègues à l’Université de Strasbourg, et il a eu une profonde influence sur lui. Dans un essai écrit au moment de la mort de Carré de Malberg il loue l’approche politique de ce dernier qui a su « déchirer la fiction qui voilait la réalité constitutionnelle aux yeux de la majorité des juristes ». Pour ses vues sur cette question, on peut se référer à ses notes de cours de doctorat à l’Université de Paris et de façon plus synthétique, à sa conférence faite à l’occasion du symposium pour le centenaire de la naissance de Carré de Malberg ouvert à l’université de Strasbourg en 1961, intitulée « Régimes parlementaires ».
Capitant, en suivant la doctrine de Carré de Malberg, explique que le régime parlementaire français est un croisement du régime parlementaire anglais et du régime représentatif français où le parlement est supérieur au gouvernement, comme dans le régime anglais, mais où les relations entre le corps électoral et le parlement sont en opposition totale avec le modèle anglais, adoptant un parlementarisme héritier de la pensée de la représentation de 1789. Le régime représentatif qui veut que la nation souveraine s’exprime et agisse par le biais de ses représentants est « fondamentalement antidémocratique », non seulement anti-démocratie directe, mais également anti-démocratie indirecte, où le peuple tout en déléguant le gouvernement au Parlement, contrôle celui-ci. Les hommes de 1789, dont Sieyès, « ont eu pleinement conscience de ce caractère antidémocratique du régime qu’ils fondaient ».
Quoi qu’il en soit
[Les hommes de 1789] ont fondé un régime électif, aboutissant au gouvernement du peuple par les notables, et non une démocratie visant au gouvernement du peuple par le peuple. N’est-ce pas aujourd’hui un fait reconnu par tous les historiens, après avoir été vulgarisé par le marxisme, que la révolution de 1789 a été faite par le Tiers État à son profit et qu’elle a instauré le règne de la bourgeoisie ? L’analyse de Carré de Malberg ne fait au fond que confirmer sur le plan juridique la réalité de cette constatation historique et sociologique.
À ce propos, le débat sur la signification du mot bourgeois* pendant la Révolution française, et ce que signifiaient respectivement les catégories de grands bourgeois* et de petits bourgeois*, se poursuit au Japon dans les cercles d’histoire économique et plus récemment, dans celui du droit constitutionnel, grâce au professeur Yasuo Sugihara qui en a fait une de ses problématiques ; mais je me contenterai ici de souligner la difficulté à définir simplement ce qui est bourgeois*. Quoi qu’il en soit, Capitant suit Carré de Malberg et note avec lui que la souveraineté du parlement* a bien été poursuivie sous la IIIe République. En outre, Carré de Malberg pose comme défi de cette réforme le fait de faire passer la souveraineté populaire de la fiction à la réalité, « en substituant la souveraineté populaire à la souveraineté parlementaire », ce qui le conduit, afin d’abolir cette souveraineté parlementaire, à promouvoir le référendum, l’élection des préfets, l’équilibre des pouvoirs et le contrôle de constitutionnalité. Et Capitant de considérer que c’est la Ve République qui, bien qu’incomplètement, va réaliser les vues de Carré de Malberg en combinant démocratie directe* et régime parlementaire*, comme l’évoque Carré de Malberg dans un texte tardif, et Capitant de faire de lui « le véritable doctrinaire de la Ve République ».
Nous faisons une parenthèse, mais Capitant fait remarquer que si Carré de Malberg réutilise le concept de régime semi-représentatif* d’Esmein dans sa Contribution à la théorie générale de l’État de 1920, 10 ans plus tard, celui-ci ne « se trouve plus guère » dans la Loi, expression de la volonté générale de 1931 : « On peut se demander si, au terme de son enquête, le maître strasbourgeois n’estime pas que le droit public français reste toujours et essentiellement dominé par le principe représentatif ».
Je ne jugerai pas ici de la pertinence de cette lecture de la doctrine de Carré de Malberg, mais il me semble qu’il existe des raisons pertinentes d’interpréter le régime parlementaire de la IIIe République comme étant « semi-représentatif », par rapport au pur système représentatif* de 1791. L’indépendance du parlement vis-à-vis du corps électoral y a été élevée au rang de principe du régime purement représentatif*. Ainsi, la présence de dispositions contre la réélection dans la Constitution de 1791 a ouvertement été présentée comme un moyen de supprimer l’influence du corps électoral sur les députés. Mais comme le note Capitant, lorsque « certaines institutions caractéristiques du strict régime représentatif » disparaissent, et qu’« on admet au contraire comme légitime que l’élu soit placé sous le contrôle des électeurs et soit responsable devant eux de ses votes et de son comportement », il faut en conclure qu’il est possible et adéquat de le considérer comme relevant d’un régime semi-représentatif* et que le régime parlementaire de la IIIe République correspond à cette qualification. Le Parlement de l’époque a été critiqué sur la distance entre un pays légal qui correspondait au parlement et un pays réel qui correspondait au corps électoral, ce qui revient à reconnaître le principe selon lequel, contrairement à un pur régime représentatif*, le parlement doit se faire porte-parole de la volonté du corps électoral. Mais comme cela est resté au rang de principe, le parlement a pu usurper la volonté du peuple. En d’autres termes, la supériorité du Parlement sur le corps électoral est cohérente avec lui, mais le fondement de cette supériorité était autrefois le principe de « l’indépendance du parlement par rapport au corps électoral », avant de devenir le principe du « parlement, porte-parole de la volonté de l’électorat ». En tout cas, l’expression souveraineté parlementaire* est une expression qui exprime métaphoriquement la supériorité du parlement, et son principe s’est déplacé de la nation au peuple. Sur les considérations présentées dans cette parenthèse, je renvoie, outre les citations précédentes, à mes travaux précédents.
Ainsi, Capitant a été fortement influencé par Carré de Malberg sur les bases théoriques du gouvernement, mais également sur sa typologie des régimes parlementaires, où il s’est opposé comme lui aux conceptions traditionnelles. Ces dernières envisagent le régime parlementaire comme une séparation souple des pouvoirs*, le chef d’État (originellement un monarque, après un président) et les chambres élues formant une structure à deux niveaux au centre de laquelle se tiennent les ministres, qui ont besoin de la confiance des deux comme condition de leur exercice, permettant un « checks and balances » des pouvoirs législatif et exécutif. Robert Redslob était le représentant typique de ce modèle qu’il considérait comme le seul « véritable » régime parlementaire. Carré de Malberg a défini par rapport à cette conception dualiste une conception moniste faisant de la fusion et non la séparation du législatif et de l’exécutif le cœur du régime parlementaire. Dans cette optique, Capitant a finalement divisé le régime parlementaire en trois types selon la place occupée par le chef de l’État, dans un article publié dans les Mélanges Raymond Carré de Malberg. Le premier type est celui, correspondant au modèle de Redslob, d’un chef de l’État au pouvoir fort, qu’il nomme régime parlementaire orléaniste* du fait qu’il a pris place sous la Monarchie de juillet. Dans le second type, le chef de l’État cesse d’être le chef de l’exécutif, le cabinet ne répondant plus qu’au parlement : c’est le régime parlementaire occidental*, présent en France après 1877, mais qui existe en Angleterre depuis l’ère victorienne et qui correspond à la définition de Carré de Malberg. Dans le troisième type, le chef de l’État n’existe même plus sous ce titre, et Capitant le nomme régime parlementaire prussien parce que c’est le système de l’Allemagne prussienne après la Première Guerre mondiale dans les constitutions des Lands. Il a ainsi présenté une typologie fondée sur une compréhension réaliste de la structure du régime parlementaire en France et en Angleterre de cette époque, et proposé un avis très pertinent pour les débats intenses qui avaient lieu sur une réforme de ce régime. Cette réforme, Capitant la fonde sur le régime parlementaire occidental, en insistant sur le fait que le renforcement de l’exécutif n’est pas celui du chef de l’État (ici le président), mais le renforcement des ministres au sein du gouvernement. Le problème principal du modèle orléaniste est la nécessité de renforcer le président pour éviter l’affaiblissement et l’instabilité de l’exécutif, mais dans le modèle occidental, comme c’est le cabinet qui doit être renforcé et stabilisé, le droit de dissolution peut être octroyé au Premier ministre et non au Président. La position de Capitant a déjà pour cette raison un sens important, mais à cela s’ajoute un sens précurseur de sa proposition de réforme, d’insister sur l’importance d’une réforme du scrutin électoral des députés. Il a abordé cette question en parallèle et antérieurement à celle du droit de dissolution : « En premier lieu, le mode de scrutin doit être tel qu’il favorise la formation d’une majorité gouvernementale au sein du Parlement. En second lieu, la dissolution* est le corollaire nécessaire de la responsabilité ».
Concrètement, Capitant propose le modèle électoral anglais, dans un contexte où la stabilisation de l’exécutif par l’affaiblissement d’un parlement jugé « trop fort » était généralement défendue. C’était d’une perspicacité extraordinaire que de soutenir que dans un régime parlementaire où le cabinet ne dépend que du parlement, il est essentiel de renforcer la majorité parlementaire, et non de l’affaiblir, afin de garantir la stabilité de ce gouvernement. En pleine crise du système parlementaire à l’échelle paneuropéenne dans les années 1920 et 1930, il est remarquable que Capitant ne considère pas pour renforcer le président le retour au régime orléaniste*, alors que la structure du régime parlementaire de la IIIe République est celui des régimes occidentaux* (Capitant jugeait cette voie « anachronique* »), mais précisément suggère d’aller au bout de la logique des régimes occidentaux, et propose une théorie du système électoral qui renforce la chaîne de solidarité entre le corps électoral, la majorité parlementaire et le gouvernement.
Après-guerre, les attaques de Capitant envers la souveraineté parlementaire* vont se faire plus virulentes avec l’entrée dans la IVe République. Dans un article de 1945, « Le conflit de la souveraineté parlementaire et de la souveraineté populaire en France depuis la Libération », il a repris ses considérations d’avant-guerre, mais en remarquant que désormais la France connaissait une souveraineté des partis* plutôt qu’une souveraineté parlementaire, sans responsabilité devant le Parlement et sans responsabilité devant le corps électoral comme en Angleterre ; et comme les élections ne parvenaient pas à décider d’un gouvernement, il critiquait le fait que les élections elles-mêmes fussent devenues une fiction. Il commente ainsi la loi d’apparentement de 1951 :
L’apparentement est donc une coalition purement électorale, destinée à se dissoudre dès le lendemain du scrutin, afin de laisser le pouvoir aux combinaisons discrétionnaires des partis. Il s’agit, en un mot, d’éviter que ceux-ci puissent jamais être responsables.
En outre, juste avant la tenue du référendum sur la Constitution de la Cinquième République, il a formulé une critique générale fondée sur la réalité du parlementarisme de la IVe République, sous la forme d’une préface au livre de Léo Hamon sur de Gaulle.
Il a souligné que le système de la représentation proportionnelle « laiss[ait] intacte la liberté de manœuvre des partis au lendemain du verdict électoral » et que des gouvernements diamétralement opposés aux résultats des élections étaient souvent formés, et il a amèrement critiqué le jeu des chaises musicales des alliances et scissions des partis au sein du Parlement sous l’appellation d’« indépendance du Parlement français, par rapport au corps électoral ».
René Capitant a fondamentalement considéré la Ve République comme étant la « plus démocratique de notre histoire », répondant à ceux qui l’accusaient d’être le régime plébiscitaire d’un seul homme.
Dans un article pour Le Monde d’avril 1962 sur la question de confiance posée par le général de Gaulle sur l’arrêt des hostilités en Algérie, explicitant la signification juridique de l’usage par le Président de la République d’une prérogative dévolue au chef du gouvernement, il note que « [p]ar-là, il manifeste une fois de plus son désir de démocratiser le régime parlementaire en transférant au peuple la fonction d’arbitrage souverain que depuis 1789 une conception étroite du régime représentatif prétend réserver au Parlement », ce qui constitue pour lui un élargissement de la participation politique.
Capitant réitérera avec force cette position à l’occasion de la première élection présidentielle au suffrage universel en 1965, affirmant que la Constitution dans son ensemble, même si elle hérite de défauts traditionnels des IIIe et IVe Républiques, comme le montre l’article 68 de la Constitution sur l’irresponsabilité du président (bien que, comme il le souligne, il s’agisse essentiellement d’irresponsabilité pénale), reste une loi constitutionnelle qui renforce le président tout en le rendant directement responsable devant le corps électoral, et ne peut donc pas être accusé d’être plébiscitaire* ou d’être une monarchie électorale*. Selon lui, le président est indirectement responsable devant le parlement par le biais de la responsabilité parlementaire du Premier ministre qu’il nomme et de plus, il est directement responsable devant l’électorat du fait qu’il dissolve le cabinet en réponse à une motion de censure.
Il offre une vision plus systématique de la gouvernance du système constitutionnel de la Ve République dans ce qui sera son dernier ouvrage, la publication de ses notes pour un cours de doctorat dans un livre intitulé Démocratie et participation politique dans les institutions françaises de 1875 à nos jours paru en 1972. Il y explique que la volonté du peuple s’exprime dans la Ve République : (1) par l’élection du président de la République au suffrage universel ; (2) par l’élection de l’Assemblée nationale ; (3) par le référendum au sens propre, mais également, (4) par le fait que le corps électoral puisse donner ou retirer sa confiance au président comme à l’Assemblée, concrètement pour le président lors d’un référendum, pour l’Assemblée lors de l’élection suite à une dissolution. Capitant insiste ici sur le fait que le président engage sa responsabilité devant le corps électoral, arguant qu’il vaudrait mieux dire, en créant une expression qui n’a pas encore droit de cité dans notre droit public, qu’il s’agit d’un régime populaire. « De même qu’il y a un régime parlementaire, où le gouvernement est responsable devant le parlement, on pourrait dire qu’il y a un régime populaire où le président de la République est responsable devant le peuple. »
Considérer la constitution de la Ve République sous l’angle de l’élargissement de la responsabilité politique du pouvoir exécutif du Parlement au corps électoral est effectivement une analyse importante qui éclaire un aspect de la Constitution. Cependant, dans un régime parlementaire, une motion de censure, déposée par le parlement peut répondre à une question de confiance venant du gouvernement, et il faut être attentif au fait que dans un tel régime populaire*, cette réciprocité n’existe pas. Même si le mécanisme de dissolution de l’Assemblée nationale suivi d’un vote électoral qui tranchera entre le Président et l’Assemblée nationale est concevable, dans le cas d’un référendum, seul le Président en a l’initiative. Le professeur Capitant lui-même a souligné qu’il n’y a pas de système d’initiative dans la Constitution actuelle, soulignant seulement qu’il s’agit d’un manque, même si elle suit en cela une ancienne proposition de Carré de Malberg.
Mais, en même temps, Capitant insiste sur l’importance de l’exécutif et de son rôle et, du sens essentiel qu’il y a à étendre la participation politique à l’exécutif et non pas seulement au parlement. Par exemple, dans le texte « L’aménagement du pouvoir exécutif et la question du chef de l’État » à l’entrée « État » du dixième volume de l’Encyclopédie française de 1964, il distingue le système d’un pouvoir exécutif qui se limite au pouvoir administratif en son sens restreint, de celui qui inclut le pouvoir gouvernemental, participe à la législation et la dirige. Il indique qu’avec l’augmentation de l’engagement de l’État dans la vie économique, il y a nécessité d’une plus grande planification (ce qui pose le problème du dirigisme), et pour cela l’État contemporain nécessite un pouvoir de gouvernement fort.
Quoi qu’il en soit, Capitant qui autrefois imaginait la relation du pouvoir exécutif et du corps électoral dans un régime parlementaire moniste, insiste désormais sur le renforcement du président comme chef de l’État, ce qui exprime sûrement une forme d’acceptation résignée des réformes de l’ancien système. On notera que Mendès France, qui s’oppose à la direction que prend la Ve République, cite, pour soutenir sa position, les travaux d’avant-guerre de Capitant.
Ces travaux d’analyse sur le parlementarisme français ont d’ailleurs une grande valeur historique, par leur critique idéologique subtile du régime parlementaire de la IVe, ainsi que de l’idéologie parlementaire et de son fonctionnement pendant la Révolution qui en constituent le précédent historique, dont il montre clairement le développement à la suite de Carré de Malberg.
Sur la crise du système parlementaire des années 1930, sa proposition pratique était de lutter contre les totalitarismes montants non pas en réformant la démocratie parlementaire, mais en assurant la légitimité démocratique et le renforcement du gouvernement par la réalisation de la logique du régime parlementaire. À la fin de son livre Réforme du parlementarisme de 1934, il écrit : « Quoi qu’on dise quoi qu’on prédise, l’État parlementaire peut être l’État du vingtième siècle ». La signification pratique d’une telle affirmation est tout à fait claire si on la compare au sort du système parlementaire dans l’Allemagne de Weimar voisine.
En dehors de ses activités politiques directes en tant que leader du « gaullisme de gauche » après la guerre, il a, en tant qu’idéologue de la Constitution de la Ve République, contribué au lien direct entre le président et le corps des électeurs, et à la stabilité du gouvernement qui a en été le corollaire. Dans une société où seule la volonté du peuple peut être considérée comme la base légitime du pouvoir de gouverner, le lien direct entre le pouvoir exécutif et le corps électoral devient le fondement le plus pertinent du renforcement du pouvoir exécutif.
Cependant, la Constitution de la Ve est inséparable de la figure imposante de de Gaulle, et sa position pratique de gaulliste et d’homme de gauche n’aurait pu être envisagée sans l’existence de Gaulle. S’il avait vécu la période post-gaullienne de la Ve, quelle évaluation aurait-il faite de la situation de la Constitution de la Ve République et du contenu des mesures politiques prises pour stabiliser le gouvernement ? La question reste entière.
III. L’idée de la démocratie directe dans sa théorie de l’organisation économique et sociale
Pour emprunter le vocabulaire de Capitant, la question du gouvernement de l’État est celle de la constitution politique, dont la participation politique est le cœur. Mais ici il sera question de la participation politique et sociale comme problématique de la constitution sociale. Dans une conférence réalisée au Japon, « Les enseignements de l’expérience constitutionnelle française », il a soutenu que les réformes sociales et économiques lancées par de Gaulle juste après la Seconde Guerre mondiale ont consisté, premièrement, à développer le secteur des entreprises publiques dans les domaines de l’énergie, des transports et des communications, de la finance, des assurances, des affaires culturelles, etc., et, deuxièmement, à réformer la structure interne des entreprises pour l’orienter vers un système dans lequel les travailleurs participent aux responsabilités et aux bénéfices. Une troisième réforme était le développement d’une économie planifiée, qui conduirait la France au-delà du capitalisme et du communisme vers un « système qui harmoniserait la société et la liberté ».
Auparavant, dans son rapport sur les assises du « Rassemblement du peuple français » (rpf) en 1952, intitulé « La transformation du régime », Capitant critiquait le régime représentatif* tout en attaquant violemment le régime capitaliste* affirmant que
les deux régimes privent le peuple français de sa souveraineté, d’une part en enfermant la prise des décisions politiques dans le vase clos du Parlement, d’autre part en volant au peuple sa liberté et sa propriété par l’intermédiaire du « contrat de travail » qui subordonne le travail au capital eu lieu de les associer comme le rpf l’a longtemps demandé.
La série de réformes socio-économiques dont il est question ici fait partie du phénomène connu en France sous le nom de dirigisme*, qui est associé à l’augmentation spectaculaire du rôle de l’État dans le capitalisme, en remplacement du capitalisme libéral traditionnel. Un tel phénomène est maintenant considéré comme un système d’ordre supérieur, ni capitaliste ni communiste.
Pendant longtemps, notamment en France, le capitalisme a été associé au « laissez-faire », et la droite a considéré le dirigisme* comme anticapitaliste, tandis que la gauche en a fait son slogan. L’appellation d’économie mixte* est devenue à la mode, et de Gaulle lui-même a pu dire, en expliquant la nécessité d’une réforme de la France vers un régime qui ne soit ni capitaliste, ni communiste :
Non, le capitalisme du point de vue de l’homme n’offre pas de solution satisfaisante […] Mais si une révolution consiste à changer profondément ce qui est, notamment en ce qui concerne la dignité et la condition ouvrière […] moi, je ne suis pas gêné, dans ce sens-là, d’être un révolutionnaire, comme je l’ai été si souvent., expliquant la nécessité d’une réforme de la France vers un régime qui ne soit ni capitaliste, ni communiste.
Parmi les trois domaines de réforme économique et sociale que Capitant a mentionnés en 1959, le développement du secteur des entreprises publiques et le développement de la planification économique ont commencé sous le gouvernement de de Gaulle immédiatement après la Seconde Guerre mondiale et se sont poursuivis sous la IVe République. Cependant, le système de participation des travailleurs dans les entreprises est devenu un problème sous la Ve lorsqu’il a été promu par les gaullistes de gauche. Capitant écrivait en 1965 :
La Ve République a rendu sa légitimité et sa force à l’État. Il faut maintenant qu’elle rende sa légitimité et sa force à l’entreprise, et par là même, à toute l’économie nationale. Nous n’y parviendrons qu’en démocratisant l’entreprise, comme nous avons démocratisé l’État.
C’est dans le cadre de cette revendication que le système de participation des travailleurs aux bénéfices des entreprises fait l’objet d’une législation. Je voudrais noter que si la notion de participation* n’a été popularisée que plus tard par Mai 68, Capitant l’a utilisée en précurseur comme un concept central pour les questions sociales et économiques. Il suffit de lire le sommaire de ses Écrits Politiques pour s’en convaincre. Ainsi, dans un article de janvier 1968, tout en citant un discours de de Gaulle, il écrit « la participation des travailleurs à leurs entreprises devrait revêtir une triple forme : participation aux résultats, participation au capital, participation aux responsabilités » et il donne dès le début des événements de Mai 68 un sens actif au mouvement de revendication à la participation* des étudiants à l’université.
De cette façon, le peuple participe non seulement à la sphère politique, mais aussi à la sphère sociale et donc à la sphère économique. Cette notion de participation économique du peuple donne une légitimité au capitalisme dans sa phase contemporaine, et c’est pourquoi le mouvement syndical lui-même a été critique à son égard. Mais d’un autre côté, cela rend possibles toutes les améliorations qu’une telle légitimité implique, et de fait, en France, la participation économique a été favorisée par la relative neutralité de la bureaucratie et la relative distance du pouvoir politique par rapport au pouvoir économique. C’est pourquoi, lorsque le concept de participation démocratique directe à la politique* a été sur le point de passer à la participation économique, il est devenu un anathème pour la droite, et ce n’est pas un hasard s’il a conduit à la défaite de de Gaulle lors du référendum de 1964, comme on peut le déduire d’une analyse de la géographie électorale.
Conclusion
J’ai essayé de résumer les enseignements du professeur Capitant dans trois domaines, avec un degré de complexité varié, en utilisant les concepts de démocratie directe* et de participation* comme notions clés. À vrai dire, en plus de ce qui précède, le professeur Capitant a proposé l’idée d’une constitution fédérale* pour la question coloniale, qui était une question extrêmement importante pour les Français de l’après-guerre. Dans un ouvrage de 1946 portant ce titre, il prônait le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et, après que la fin de la guerre d’Algérie a résolu en partie le problème colonial de la France, il a continué à insister sur cette autodétermination comme politique diplomatique internationale. « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes comporte évidemment le droit pour un peuple d’opter pour le communisme, si telle est sa volonté », écrit-il ainsi. Selon lui, les trois objectifs du gaullisme sont l’établissement d’une constitution politique*, la recherche d’une nouvelle constitution sociale*, mais aussi la définition d’une nouvelle démocratie internationale*. Il serait ainsi possible d’ajouter un quatrième domaine aux trois que nous avons traités afin d’unifier la pensée de Capitant autour de ses notions clés de participation* et de démocratie directe*.
D’ailleurs, dans la société démocratique d’aujourd’hui, tous les gouvernants utilisent en fin de compte la volonté du peuple comme principe de leur propre légitimité, et c’est véritablement une « vox populi vox dei ». Par conséquent, il est nécessaire de toujours garder à l’esprit que les concepts de démocratie directe et de participation doivent être soumis à une critique idéologique rigoureuse. Sinon, il est possible de légitimer l’application de la loi par le pouvoir au nom du consentement populaire*, de lui donner le statut de source de droit, et de justifier le renforcement de l’exécutif au nom de la « volonté du corps électoral qui a participé à l’élection présidentielle ou à un référendum ». De même, il est possible au nom de la participation à la sphère économique de fermer en réalité les yeux sur les aspects contradictoires de la société économique existante, et de prêter main-forte au maintien du statu quo de ces institutions économiques, et au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de promouvoir le néocolonialisme.
Comme l’a formulé subtilement le professeur Toshiyoshi Miyazawa dans son article classique intitulé « Le concept de représentation nationale », une idéologie qui « dissimule la réalité » est une idéologie qui « sert toujours la classe dirigeante d’une société », et exposer une telle idéologie et « exposer son désaccord avec la réalité » doit être la tâche naturelle d’« une science qui ne sert que la vérité ». Aussi, il est extrêmement important d’aborder de façon critique le fait que la démocratie directe*, la participation* et, en fin de compte, la souveraineté populaire ont une dimension d’idéologie juridique finale de la société contemporaine. En particulier, étant donné que la théorie du droit constitutionnel du professeur Capitant peut être lue au prisme de ces notions, lorsque nous exploitons des fruits de ses travaux, il est particulièrement important de nous rappeler quelles limites il leur associait.
Sur le plan théorique, le professeur Capitant a maintenu une forte perspective de critique idéologique, sans pour autant être marxiste, et il a pu même dire que « [l]’analyse juridique, déclare-t-il, ratifie presque intégralement l’analyse marxiste, au moins dans sa partie critique ».
En outre, dans l’arène politique, il était aussi passionné de libéralisme que de socialisme, sans tabous, habité par une colère envers les injustices, anti-munichois, anti-fasciste, après-guerre anti-IVe République (plus précisément anti-régime représentatif, anti-régime capitaliste, anti-colonialiste et anti-diplomatie non favorable à l’autodétermination des peuples) et après 1958, sous ce qu’on a appelé le régime gaulliste, il a continué à se montrer critique envers les gouvernements Debré–Pompidou. Ainsi, lors du débat sur la motion de censure envers le gouvernement Pompidou de Mai 1968, il a déclaré : « Je la voterai en tant que gaulliste parce que le gouvernement… accumulé une série d’erreurs et qu’il est à l’origine des troubles », avant de démissionner finalement de son poste de député avant le vote de motion de censure afin de ne pas être comptabilisé avec la faction anti-de Gaulle. Peu après, à la demande du Président de Gaulle lui-même, il entre au Cabinet pour la deuxième fois puisqu’il avait été ministre de l’Éducation du Gouvernement provisoire, ce que Le Monde rapportera ainsi :
Capitant-la-Fronde, plus gaulliste que de Gaulle lui-même, célèbre par ses colères et ses apostrophes, ne sera pas un ministre commode et docile. […] On va voir maintenant qui, du procureur implacable devenu garde des sceaux et du Premier ministre, avalera l’autre.
Le lendemain de sa mort, de Gaulle regrettera son ami et lui rendra ainsi hommage : « Pendant plus de trente ans, il n’y a eu entre lui et moi que confiance, amitié et sincérité ». Je m’abstiendrai de faire le bilan de son activité de politicien, après tout n’existe-t-il pas une science du gaullisme appelée la gaullologie ? Quoi qu’il en soit, il est clair que dans son engagement sincère d’intellectuel militant de gauche, il y avait un extraordinaire sentiment de tension théorique et pratique avec la réalité, et que son implication politique ne signifiait pas un reniement de l’esprit d’indépendance essentiel à la science. Je voudrais souligner en conclusion que les opinions du professeur Capitant dans le domaine de la théorie constitutionnelle ont toujours eu les aspects d’une recherche du réel, mais aussi d’une critique acérée de celui-ci.
Yōhichi Higuchi
Yōhichi Higuchi est professeur émérite de l’Université de Tohoku et de l’université de Tokyo et membre de l’Académie du Japon. Parfaitement francophone, il a abondamment contribué à la diffusion de la pensée constitutionnelle française au Japon. Outre sa considérable bibliographie en langue japonaise, il compte plusieurs publications en français et en anglais telles que Le Constitutionnalisme et ses problèmes au Japon (avec T. Fukase, Paris, puf, 1982), Le constitutionnalisme entre l’Occident et le Japon (Bâle, Helbing Lichtenhahn, 2001), Constitution idée universelle, expressions diversifiées (Paris, Société de Législation Comparée, 2006), Études (Paris, Société de Législation Comparée, 2021, à paraître) et Five Decades of Constitutionalism in Japanese Society (dir., Tokyo, University of Tokyo Press, 2001).
Simon Serverin (traduction)
Professeur associé, Faculté des Langues étrangères, Université Sophia, Tokyo.
Pour citer cet article :
Yôichi Higuchi « La théorie constitutionnelle du professeur René Capitant », Jus Politicum, n°26 [https://juspoliticum.com/articles/La-theorie-constitutionnelle-du-professeur-Rene-Capitant]