Situation présente du constitutionnalisme. Quelques réflexions sur l’idée de démocratie par le droit
Le constitutionnalisme est aujourd’hui identifié, à tort ou à raison, à l’idée d’une « démocratie par le droit », laquelle recouvre souvent un projet d’accomplissement des droits fondamentaux par des moyens juridiques. L’article analyse le déplacement que cela implique du point de vue du sens du mot « démocratie », mais aussi l’effet de survalorisation du droit qui en résulte. Ce phénomène de sacralisation du droit explique aussi comment on en est venu à confondre constitutionnalisme et droit constitutionnel. Plusieurs idées centrales du premier sont devenues, dans le second, des techniques dont on présume le caractère non problématique et la neutralité. Cela est démontré par une étude de l’évolution récente des notions de séparation des pouvoirs et de hiérarchie des normes, notamment dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
The present Situation of Constitutionalism. Some Thoughts about the Idea of Democracy by LawConstitutionalism is, more often than not, equated with a notion of “achieving democracy through the law”. This entails the notion that, in a democracy, the law is expected to ensure the development of fundamental rights. The purpose of the article is to analyse the shift thus involved in the concept of democracy, as well as the high expectations law has to meet in order to achieve these goals. It is suggested that this involves a collapse of “constitutionalism” into “constitutional law”. Several important aspects of constitutionalism, such as the separation of powers or the existence of a hierarchy of norms, are transformed into technical words of art which courts use as if they were neutral and uncontroversial.
Die aktuelle Lage des Konstitutionalismus’. Ansichten über die Frage der Demokratie durch RechtDer Konstitutionalismus (Verfassungsstaat) ist heute oft mit der Idee einer „Demokratie durch Recht“ identifiziert. In diesem Sinne wird meistens Demokratie als Verwirklichung der Grundrechte durch juristische Mitteln angesehen. Dadurch erfährt der Begriff Demokratie eine Verschiebung. Zudem erfährt der Begriff des Rechts eine Aufwertung ja sogar eine Überbewertung, die zu einer Verwechslung von Konstitutionalismus und Verfassungsrecht führt. Mehrere zentrale Elemente des Konstitutionalismus sind im Verfassungsrecht zu blossen Techniken geworden, die man als unproblematisch und neutral postuliert. Dies wird im vorliegenden Aufsatz am Beispiel der neuesten Entwicklungen der Gewaltenteilung und der Normenhierarchie verdeutlicht.
Dans son acception courante, le constitutionnalisme désigne un mouvement qui vise à mettre en œuvre un idéal par les moyens propres du droit constitutionnel. Son contenu est donc variable, puisque le but visé est lui-même changeant. Longtemps le constitutionnalisme eut pour objet la mise en œuvre et la préservation de la liberté politique. Il méritait donc parfaitement l’appellation de constitutionnalisme libéral - au sens politique du terme évidemment. Aujourd’hui le constitutionnalisme se résume volontiers par la formule « démocratie par le droit ». La différence entre les deux pourrait être considérable, car liberté et démocratie ne se confondent pas. Même si l’on admet que la seconde contient la première, elle ne s’y réduit évidemment pas. Un nouveau constitutionnalisme pourrait donc se donner pour tâche une démocratisation des sociétés démocratiques, autrement dit un renforcement de l’influence des citoyens dans la gestion de leurs propres affaires. Tel n’est cependant pas le cas. Entre le constitutionnalisme libéral et le constitutionnalisme « démocratique » n’existent que des nuances. La cause de cette situation est facile à distinguer : elle s’enracine dans la polysémie des termes « démocratie » et « droit ». Celle-ci est si grande que leur réunion peut s’appliquer à n’importe quoi : l’équation x = y admet une infinité de solutions. La formule ne saurait donc recevoir un sens que si l’on définit préalablement les termes.
Il est possible en premier lieu d’entendre démocratie au sens étymologique de « gouvernement du peuple ». Cette définition exigerait d’être précisée, car elle peut recevoir des interprétations très diverses, mais une telle démarche n’est pas nécessaire au point de vue ici considéré. En effet quel que soit le sens, extensif ou restrictif, utopique ou métaphorique, qui lui est conféré, l’idée de gouvernement du peuple implique certainement le recours au droit. La démocratie ne saurait être le produit de la spontanéité sociale. Laissée à elle-même, celle-ci engendre toujours une oligarchie : les Athéniens l’avaient déjà compris et en avaient tiré les conséquences. Donner un rôle, même modeste, au « peuple », suppose des institutions. Plus généralement le « peuple » n’est jamais une donnée immanente. La notion ne peut qu’être construite à l’aide de catégories juridiques. Dans cette acception le droit est donc consubstantiel à la « démocratie ». Il est constitutionnel au sens fort, car il implique l’artificialisme : il crée ex nihilo des institutions sans lesquelles la mise en œuvre du projet démocratique serait inconcevable. Ainsi entendue, l’idée de démocratie par le droit présente donc un sens clair. Celui-ci mériterait d’être minutieusement décrit. Mais tel n’est pas l’objet de ces brèves remarques. Nous voudrions examiner les implications d’une autre acception, non moins courante aujourd’hui, du terme « démocratie ».
Nul n’ignore en effet que ce mot est très souvent pris dans un sens tout différent. La « démocratie » est fréquemment définie comme le régime qui fonde et garantit le règne des « droits fondamentaux ». On objectera sans doute que les deux définitions ne sont pas incompatibles. Mais ce credo concordataire, dont se contente une certaine vulgate politico-journalistique, est évidemment faux. Car l’utopie des droits fondamentaux est justement construite - et l’on retrouve ici l’inspiration profonde du constitutionnalisme libéral - sur une méfiance de principe envers la démocratie au premier sens. Les passions populaires sont soupçonnées de mettre en cause, actuellement ou virtuellement, les valeurs dont le droit est le gardien. Même si les deux acceptions coexistent en général sans que leur contradiction principielle se manifeste, il n’en reste pas moins vrai que leurs logiques sont incompatibles. La démocratie au second sens est présentée comme la valeur suprême à l’aune de laquelle doit être jugée, éventuellement écartée, la démocratie au premier sens. Le gouvernement par le peuple cesse d’être regardé comme un impératif catégorique et se trouve relégué au niveau de valeur relative.
L’importance de cette guerre des dieux, comme eût dit Max Weber, ne saurait être surestimée. C’est toutefois sur un autre aspect de la question, moins immédiatement perceptible, que nous voudrions mettre l’accent. Si l’on admet en effet cette seconde définition de la démocratie, la formule initiale change complètement de sens. Le slogan « la démocratie par le droit » se traduit maintenant « les droits fondamentaux par le droit », autrement dit « le droit par le droit ». Le caractère tautologique de cette formulation lui permet d’échapper à toute réfutation et rend inutile un effort de définition du « droit » symétrique de la tentative pour définir la « démocratie ». Ne sait-on pas déjà ce qu’est le droit ? Il est la valeur suprême, la fin et le moyen de l’existence collective. En revanche il devient difficile de reconnaître dans la formule initiale une pensée exaltante, puissamment mobilisatrice.
La réduction de celle-ci à une tautologie est-elle le seul inconvénient de la nouvelle définition de la démocratie ? Il est permis d’en douter. Car la conclusion à laquelle conduisent nécessairement les prémisses - le constitutionnalisme a pour objectif la démocratie par le droit, mais la démocratie n’est pas autre chose que le droit - manifeste un fait plus fondamental : le droit est seul. Seul fondement et seul gardien de lui-même, il ne renvoie à rien qui lui soit extérieur.
Sont ainsi congédiés la morale, la sociologie, la légitimité, l’idée et le sentiment de justice, les valeurs partagées, le processus de civilisation, au profit exclusif du droit, souverain et autosuffisant. Il importe de préciser que cette observation ne procède d’aucune nostalgie jusnaturaliste. La controverse entre positivisme et jusnaturalisme porte sur la question de savoir quels objets on admet dans la catégorie du droit. On peut adopter un postulat positiviste - c’est-à -dire exclure le droit naturel de la catégorie du droit - sans pour autant ignorer que le droit positif s’inscrit dans un contexte anthropologique qui le dépasse et avec lequel il est en interaction. Prendre le droit comme unique valeur est au contraire une position jusnaturaliste dans la mesure où elle implique une importation massive de droit naturel - rhétorique des droits de l’homme - qui se retourne paradoxalement en une sorte d’hyperpositivisme : le juge justifie le droit qu’il crée par sa qualité de juge et sa qualité de juge par le droit qu’il crée - bref ne s’autorise plus que de lui-même.
Retournement paradoxal, cependant logique - ou plutôt incertitude, balancement. Car s’autoriser de soi-même implique, pour échapper à l’arbitraire, une norme de vérité, révélée, par un privilège spécial, à celui qui parle et à lui seul. Un discours qui admet une norme de vérité est scientifique ou religieux. Dans le second cas la démarche par laquelle on reconnaît ce privilège du locuteur omniscient se nomme foi. Dans le premier elle n’a pas de nom. Le juge qui s’autorise de lui-même va donc trouver dans le droit naturel la norme de vérité dont il a besoin. Ce que l’on ne comprend pas, en revanche, c’est au nom de quoi le juge est présumé avoir seul accès à cette norme car le domaine où s’exerce l’office du juge n’est, officiellement, ni scientifique ni religieux. En outre le droit naturel, qui apporte la norme de vérité, devrait être accessible à tous. Le recours à celui-ci ne légitime donc pas le caractère ésotérique du droit, sur lequel repose le monopole du juge. L’hésitation entre jusnaturalisme et positivisme reflète donc la difficulté de justifier l’existence d’un droit à la fois non religieux, ésotérique, donc positif, et fondé en vérité, donc naturel. Or il est difficile de renoncer à l’un de ces termes sans abandonner l’espoir de fonder le droit en droit, c’est-à -dire sans admettre le caractère arbitraire du système
A cette difficulté générale s’ajoutent les difficultés particulières du projet de démocratie par le droit. Poser celui-ci comme moyen d’un gouvernement par le peuple, c’est admettre qu’il a une finalité susceptible de transcender le fait en valeur. Le droit est au service d’un idéal politique au sens grec du terme : il vise à rendre possible la coexistence des hommes entre eux. Faire du droit sa propre fin équivaut au contraire à postuler que le droit est bon en lui-même et que, si d’aventure il ne l’est pas, il constitue la seule thérapeutique à ses propres imperfections. La seconde affirmation est exacte si l’on admet ses prémisses : si le droit est la seule technique d’organisation des sociétés et s’il s’avère mauvais, garantir par le droit la qualité de droit sera bien l’unique espoir. Mais elle ne saurait convaincre, car, si l’on ne pose pas l’idée de la bonté essentielle du droit, on peut tout au plus soutenir que le droit est parfois susceptible de corriger ses propres imperfections mais nullement qu’il les corrige toujours. Or on admet par hypothèse que le droit est imparfait. Il est contradictoire de poser que le droit peut mal faire mais qu’il ne fait jamais mal en raison de son pouvoir d’autorégulation.
Le double mouvement de sacralisation et d’autonomisation du droit apparaît donc globalement problématique. Mais il le semble plus encore si l’on prend conscience de certaines de ses conséquences. Car ce phénomène conduit, puisque le droit est seul susceptible de se garantir lui-même, à transformer les garanties externes de la qualité du droit en garanties internes. Ainsi les principes constitutionnalistes comme la séparation des pouvoirs ou la hiérarchie des normes tendent à se transformer en techniques constitutionnelles. On voit volontiers dans cette métamorphose du constitutionnalisme en droit constitutionnel un progrès, parce qu’on pense y déceler une garantie d’effectivité. Mais une analyse inverse peut être développée. En brouillant les plans, cette évolution engendre de nouvelles et insolubles difficultés. Confondre le constitutionnalisme et le droit constitutionnel part sans doute d’une bonne intention mais s’avère en réalité préjudiciable à tous.
La séparation des pouvoirs est une notion faussement claire, que les commentateurs ont encore obscurcie. Faussement claire parce qu’elle unit avec une intrépide ingénuité deux objets qui appartiennent à des plans différents : une phénoménologie des fonctions de l’État - celui-ci ne fait pas toujours la même chose, il a des activités différenciées - et une déontologie de leur répartition - ces fonctions doivent, bien que leur exercice ne l’implique pas, être confiées à des organes distincts. Cette équivoque constitutive a engendré bien des obscurités. L’histoire en a suscité d’autres. On discute de la distinction entre séparation souple et séparation rigide bien que la faible pertinence de cette dichotomie soit évidente. On débat de l’opposition entre équilibre et séparation des pouvoirs sans pour autant disposer de critères clairs pour distinguer les deux. La question se pose aussi de savoir si les pouvoirs séparés sont hiérarchisés - c’était la thèse de Montesquieu, qui voyait dans les pouvoirs exécutif et judiciaire des pouvoirs d’exécution - ou égaux. La seconde version ruine la notion de souveraineté au sens de pouvoir de décider en dernier ressort, mais la première ruine l’idée de séparation elle-même en rendant les pouvoirs subordonnés hétéronomes face à un pouvoir législatif autonome. Ces incertitudes rendent vain l’espoir de dégager un « vrai sens » de la séparation des pouvoirs. On peut en conclure que la notion possède un caractère purement négatif. C’était d’ailleurs, comme l’a montré Michel Troper, le sens de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme : Constitution et séparation sont interchangeables, puisqu’une Constitution est une répartition, donc une séparation, des pouvoirs. C’est seulement par illusion rétrospective qu’ont été ensuite plaquées sur cette formule des conceptions ultérieures, telles que les idées d’indépendance et de spécialisation des organes.
La théorie de la séparation des pouvoirs ne relève pas du droit constitutionnel parce qu’elle est à la fois négative et prudentielle. Négative, elle n’implique aucune règle, mais seulement le fait qu’il y ait des règles. Prudentielle, elle ne prétend pas produire automatiquement un résultat déterminé mais seulement favoriser la réalisation d’un objectif tenu pour souhaitable, la liberté politique. A supposer même que cette analyse soit erronée et que la séparation des pouvoirs implique un programme positif, à qui incomberait l’obligation de mettre celui-ci en œuvre ? Aux constituants. Que l’on interprète cet impératif comme obligation d’adopter une Constitution ou d’adopter une certaine Constitution, il est en toute hypothèse de nature méta-constitutionnelle et non constitutionnelle. On ne peut lui appliquer le processus de concrétisation et d’exemplification qui permet de donner à une idée vague un contenu juridique car celui-ci suppose une jurisprudence, donc un juge. Or un juge ne peut en droit préexister absolument à toute Constitution, en prenant ce mot au sens large, c’est-à -dire incluant les Constitutions coutumières : il n’est pas un objet naturel et, s’il s’est investi lui-même, il n’est qu’un fait. Il peut seulement préexister relativement, dans le cas par exemple d’un juge fédéral qui existe avant l’adoption d’une Constitution fédérée. Il est donc impossible qu’un juge méta-constitutionnel apprécie la manière dont des constituants mettent en œuvre l’idée de séparation des pouvoirs en rédigeant la Constitution.
La séparation des pouvoirs en son sens traditionnel relève donc de la philosophie politique, de la théorie du droit, de la praxéologie, du bricolage ou du bon sens mais pas du droit. Le principe inspire des dispositions constitutionnelles mais il n’en fait pas partie car il affirme un devoir être sans pour autant posséder la qualité de norme. Il existe donc une différence de nature, bien que le nom soit conservé, entre ce principe méta-constitutionnel et l’usage constitutionnel qui peut en être fait par un juge. La Constitution en effet met objectivement en œuvre une certaine conception, parmi toutes les conceptions possibles, de la séparation des pouvoirs. Mais elle ne saurait à la fois la mettre en œuvre et l’expliciter : elle la montre mais ne la dit pas. Pour qu’il en aille autrement, il faudrait que la Constitution contienne sa propre exégèse. C’est impossible, car la partie exégétique se confondrait avec le texte et appellerait elle-même une exégèse. Ce que montre la Constitution est donc de l’ordre du fait : le pouvoir est partagé ainsi, mais toute extrapolation normative à partir de cette donnée relève d’une décision arbitraire. Dès lors le juge constitutionnel est à la fois juge et partie quand il décide ce qui est ou non conforme à la séparation des pouvoirs : il ne saurait appliquer une norme qui n’existe pas et statue sur sa propre compétence. Il en résulte d’une part une solution de continuité radicale entre le principe méta- constitutionnel prudentiel et le principe constitutionnel
jurisprudentiel : le second ne met pas en œuvre le premier, sauf en ce sens très général que n’importe quoi marche. Mais il en résulte aussi que le juge constitutionnel peut grâce à ce levier s’attribuer à lui-même tous les pouvoirs, y compris celui de déclarer invalide une révision de la Constitution : comment celle-ci pourrait-elle ne pas concerner la séparation des pouvoirs ? Certes il ne le fait pas. Mais cette abstention ne relève pas d’une obligation juridique, puisqu’il apprécie souverainement celle-ci. Elle relève de rapports de forces politiques qui incitent le juge à la prudence : s’il va trop loin il risque de susciter des réactions hostiles, augmentation du nombre des membres de l’institution, réduction du traitement qui leur est alloué, voire révolution qui jetterait à bas les institutions. Par conséquent si le principe jurisprudentiel de séparation des pouvoirs ne s’autodétruit pas par concentration de tous les pouvoirs aux mains du juge constitutionnel, c’est en vertu d’une logique politique et non juridique. L’idée d’un système juridique complet et fermé sur lui-même n’est pas seulement utopique : elle est contradictoire.
La notion de hiérarchie des normes a également subi une mutation fondamentale, bien que passée généralement inaperçue. Il faut rappeler que la théorie de Kelsen est une théorie philosophique qui prétend rendre compte de l’existence du droit et non une panacée censée garantir la qualité du droit positif. La théorie kelsénienne est transcendantale. Tout comme Kant se demandait à quelles conditions la physique de Newton est possible, Kelsen se demande à quelles conditions le droit peut exister. On ne saurait rendre compte de cette existence - qui est admise au départ - en faisant référence à une loi transcendante, naturelle ou divine. Le concept qui prétend exprimer celle-ci repose en effet sur une affirmation arbitraire : il s’avère purement verbal puisque la vérité ou la fausseté des propositions qui s’y réfèrent ne peuvent être établies par confrontation au réel. La possibilité du droit suppose donc l’existence d’une norme dont la validité est établie par sa conformité à une norme supérieure. Ceci suppose l’existence d’une norme suprême hypothétique. Ces deux caractères sont inséparables : une norme suprême est nécessaire car sinon le système impliquerait régression à l’infini. Mais, pour la même raison, elle ne peut être qu’hypothétique car au dessus de toute norme effective on peut placer une norme de rang supérieur. Autrement dit la notion de norme suprême effective est contradictoire exactement comme la notion de nombre plus grand que tous les nombres - car il serait encore possible de lui ajouter une unité. La norme suprême hypothétique est un postulat logiquement nécessaire bien qu’inobservable, tout comme la liberté constitue dans la philosophie de Kant un postulat de la raison pratique.
Telle quelle la théorie de Kelsen est cohérente. Si l’on prétend la transformer en procédé infaillible pour produire le bon droit, on aboutit en revanche à des incohérences, car le passage du transcendantal à l’effectif n’est pas neutre. Il implique trois déplacements.
D’une part on transforme le postulat que l’on admet en conviction que l’on assume, voire en dogme auquel il faut croire. Le premier est logiquement nécessaire à l’élaboration d’une théorie censée rendre compte d’une certaine réalité. Indémontrable et irréfutable, il est l’objet d’un choix qui se justifie par la cohérence globale du système qu’il permet de construire. Les derniers au contraire sont des impératifs. Ils sont censés légitimer leurs conséquences alors que le premier est légitimé par ses conséquences. Le premier est descriptif, les derniers prescriptifs. Enfin ceux-ci impliquent un investissement psychologique, alors que le premier n’intéresse que l’entendement. Ce passage du rationnel à l’affectif ne saurait demeurer sans conséquences. Il explique en particulier l’espèce de religiosité latente - et que l’on est en droit de juger quelque peu grotesque - qui entoure, dans certains discours, les notions fétichisées de Constitution, d’État de droit et de Juge constitutionnel. La Constitution est œuvre humaine. Une rhétorique qui prétend l’élever au rang de texte sacré ne peut qu’obscurcir le phénomène qu’elle est censée décrire.
D’autre part l’interprétation de la hiérarchie des normes comme remède aux dérives du pouvoir rend à la fois inévitable et insoluble le problème de la supra-constitutionnalité. Œuvre humaine, la Constitution a été instituée. Elle peut être modifiée ou abrogée. Si elle constitue la seule garantie des droits fondamentaux, il est indispensable de conférer à certaines de ses dispositions - celles, précisément, qui posent ceux-ci - un caractère non révisable, donc supra-constitutionnel. La Constitution doit donc contenir, en plus d’elle -même, autre chose qu’elle-même, autrement dit ce qu’elle ne peut pas contenir en plus de ce qu’elle contient. Et l’on ne peut échapper à la contradiction sans tomber dans la régression à l’infini : le principe supra-constitutionnel supposé admis, le problème se repose à l’identique. De même que l’on pouvait par une révision de la Constitution modifier les règles constitutionnelles, on pourra réviser les règles supra-constitutionnelles par une révision de la Supra-Constitution. Chaque niveau aura son juge, habilité à décider si la modification de la norme de rang inférieur est compatible avec la règle supérieure, mais insusceptible de s’opposer à une révision de la norme du niveau où se situe la norme qui l’institue lui-même, car cette révision pourrait lui-même le supprimer - et ainsi à l’infini. La pyramide s’effondre par le haut.
En pratique bien sûr les choses peuvent se passer autrement car certaines normes jouissent d’un consensus qui rend impossible en fait leur modification. Mais admettre cela revient à dire que la seule garantie de l’intangibilité d’une norme est un pur fait, tout comme d’ailleurs un pur fait peut renverser une Constitution qui se déclare intangible. Le droit ne garantit pas le droit. Sa préservation comme sa destruction relèvent du fait.
Troisièmement l’existence d’un juge constitutionnel confère une effectivité à la norme constitutionnelle. Mais ce progrès comporte un revers : il introduit une hétérogénéité dans la hiérarchie des normes. Or la théorie suppose celle-ci homogène : la loi est censée entretenir à la Constitution un rapport analogue à celui que le règlement entretient à la loi. Dans la hiérarchie effective il n’en est rien.
On suppose en effet que la relation de la norme inférieure à la norme supérieure peut être exprimée par un syllogisme. La majeure pose que la norme inférieure est valide si elle est conforme à la norme supérieure. La mineure constate que tel est en fait le cas d’une norme inférieure et la conclusion pose la validité de cette norme inférieure. Ce syllogisme diffère du fameux syllogisme de Beccaria où la mineure était un fait et la conclusion une norme individuelle. Mais il s’en rapproche en ce sens qu’il assure la subordination d’une proposition inférieure à une proposition supérieure : il établit ainsi (en principe) un rapport de conformité et un ordre hiérarchique entre ces propositions - ce qui est censé garantir que la notion de hiérarchie des normes a un contenu contraignant, et donc un contenu tout court car, si celle-ci n’était pas contraignante, il n’y aurait pas hiérarchie. C’est d’ailleurs précisément cette contrainte qui permet de faire passer la notion de l’état de fait, susceptible de description, à l’état d’impératif créateur d’obligation et d’en faire ainsi la panacée nécessaire et suffisante à la réalisation de l’État de droit - donc de la démocratie. Tout comme la séparation des pouvoirs dans la version banalisée qui en est aujourd’hui présentée, la hiérarchie des normes ne saurait être considérée comme une norme supra-constitutionnelle si elle n’était, d’abord, une norme.
Mais, d’un autre côté, le syllogisme ne saurait rendre compte de l’activité du juge constitutionnel. Celui-ci confronte deux normes générales dont il doit apprécier la compatibilité. La norme supérieure qui lui sert de référence n’est pas, comme peut l’être une loi, un texte précis, détaillé, adapté à son objet et conférant à celui-ci un véritable cadre juridique. La Constitution et les documents annexes sur lequel s’appuie le juge constitutionnel présentent au contraire un caractère extrêmement général et vague, parfois rendu peu opératoire par le décalage temporel entre l’époque de sa rédaction et le moment où le juge en fait usage. Il est extrêmement rare que le législateur contredise expressis verbis une disposition constitutionnelle : on ne voit pas quel pourrait être son intérêt d’agir ainsi. Il n’arrive donc quasiment jamais que l’incompatibilité entre norme constitutionnelle et législative se traduise par une contradiction dans les termes susceptible d’être écartée à l’aide d’un traitement mécanique de type syllogistique - que le juge, bouche de la loi, est pourtant censé appliquer. L’incompatibilité ne saurait donc être constatée. Elle doit être déduite au terme d’un raisonnement complexe et largement indéterminé.
On peut illustrer ces observations à l’aide d’un exemple récent. Dans sa décision 2007-551 DC du 1er mars 2007, le Conseil constitutionnel a censuré plusieurs dispositions de la loi organique relative au recrutement, à la formation et à la responsabilité des magistrats. Dans le dixième considérant de sa décision, le Conseil affirme que « l’article 16 de la Déclaration de 1789 et l’article 64 de la Constitution garantissent l’indépendance des juridictions ainsi que le caractère spécifique de leurs fonctions sur lesquelles ne peuvent empiéter ni le législateur, ni le Gouvernement non plus qu’aucune autorité administrative ». Puis, dans son considérant 11, le Conseil estime qu’en conférant au Médiateur un certain nombre de prérogatives « le législateur organique a méconnu tant le principe de séparation des pouvoirs que celui de l’indépendance de l’autorité judiciaire ». D’où il conclut que ces dispositions sont contraires à la Constitution. Or il est parfaitement évident que les textes cités en référence sont beaucoup trop généraux pour qu’il soit possible d’en inférer de façon nécessaire les conséquences que le Conseil affirme en déduire, sans d’ailleurs s’aventurer dans la tâche ardue qui consisterait à indiquer les étapes du raisonnement : celui-ci demeure présumé. La conception de la séparation des pouvoirs qu’il adopte n’est en rien impliquée par l’article 16 de la Déclaration, pas plus que l’article 64 de la Constitution, qui évoque « le caractère spécifique des fonctions de magistrats » sans préciser ce qu’il faut entendre par là . Que les prérogatives données au Médiateur - sur la nature duquel on doute que les auteurs des textes aient eu une opinion en 1789 et en 1958 - soient incompatibles avec la lecture implicitement assumée par le Conseil n’est pas non plus logiquement nécessaire. La conclusion n’est donc pas contenue dans les prémisses. Pour établir entre les deux un rapport - qui demeure lointain - il faut une longue chaîne interprétative, aux étapes nombreuses, dont chacune est problématique mais dont aucune n’est explicitée. Qu’on juge opportuns ou non les choix opérés par le Conseil, on ne peut nier qu’il s’agit de choix. On ne peut aussi qu’être frappé par le contraste entre le caractère impérieux de la conclusion et la faible détermination de l’argumentation. Le juge constitutionnel ne procède pas comme raisonne - est censé raisonner - le juge qui applique la loi.
L’inadéquation de la forme syllogistique se manifeste également dans le cas où la norme nécessaire manque en fait. Loin de tirer la conclusion des prémisses, le juge constitutionnel n’a d’autre issue que de tirer la majeure de la conclusion et de la mineure. C’est ce qu’a fait le Conseil constitutionnel dans sa fameuse décision du 16 juillet 1971 où, décidé à censurer la loi Marcellin, il a déclaré norme constitutionnelle un principe directement contraire au texte de cette loi qu’il a baptisé « principe fondamental reconnu par les lois de la République ». Le Conseil a donc posé la norme qu’il appliquait. Il en est de même lorsqu’il se trouve dans l’obligation de concilier des principes constitutionnels virtuellement contradictoires qu’il a dégagés. Dans de tels cas l’action du Conseil excède la notion traditionnelle d’interprétation, où la norme préexiste, même si le juge en donne une version très libre. D’autre part c’est là exactement le type de comportement que souhaitait proscrire le principe de séparation des pouvoirs : si le juge forge la norme après le fait auquel elle s’applique et avant de l’appliquer, plus aucune limite de droit ne peut lui être opposée.
Il existe certes une manière de résorber l’hiatus qui brise la continuité et l’homogénéité de la hiérarchie des normes : adopter la théorie réaliste de l’interprétation. Celle-ci, de prime abord, pose sans précautions oratoires un principe contraire à la bonne doctrine. Le Conseil constitutionnel n’applique pas la Constitution, il ne découvre pas des normes préexistantes mais inaperçues : il fait ce qu’il veut. Paradoxalement le juge constitutionnel ne récuse pas nécessairement cette analyse, car son hétérodoxie est compensée par la généralisation qu’elle autorise. Selon la théorie réaliste, tous les juges sont dans le même cas : le sens des textes juridiques ne préexiste pas à leur interprétation et donc ne détermine pas celle-ci. Le juge constitutionnel ne fait donc pas autre chose que les autres et ni l’un ni les autres ne peuvent faire autrement puisque la norme générale est impuissante à déterminer la norme individuelle.
Le coût de l’opération est toutefois élevé. D’une part la théorie parait occulter des nuances qui ne sont peut-être pas dépourvues de sens : on a vu que la position de la norme par le juge constitutionnel excède logiquement la notion d’interprétation. D’autre part l’indétermination de la norme n’est pas cantonnée à la norme législative : la norme constitutionnelle est elle aussi exprimée par le langage et donc s’avère également indéterminée si l’on prétend lui donner une portée générale au delà de la solution d’espèce posée par le juge. Si le juge constitutionnel peut interpréter et compléter la Constitution à sa guise au motif que celle-ci n’a pas un sens préexistant à l’interprétation, on ne voit pas pourquoi les décisions du Conseil constitutionnel en aurait un. Il faut donc transformer la hiérarchie des normes en hiérarchie des juges, puisque seule l’autorité du juge supérieur garantit le contenu de la norme. Mais alors la théorie réaliste ruine implicitement la séparation des pouvoirs : le juge suprême est maître absolu de la norme car il est irresponsable et n’est pas lié par la formulation que le législateur a donné au texte. Comme en outre il peut créer des normes constitutionnelles, il n’existe en droit aucune limite à son pouvoir.
Ces faits sont, semble-t-il, susceptibles de deux lectures. La première consiste à réaffirmer le clivage entre descriptif et normatif. La séparation des pouvoirs est apparue des l’origine comme un phénomène hybride, mi-normatif et mi-descriptif ; la hiérarchie des normes est au départ une théorie descriptive. Le fait de métamorphoser l’une en théorie normative et de réduire l’autre à cette seule dimension brouille la clarté des concepts et ne peut que décevoir : affirmer que la séparation des pouvoirs - surtout sans trop savoir ce que l’on entend par là - et la hiérarchie des normes sont des normes ne saurait garantir la qualité, quel que soit le sens donné à cette idée, de l’ordre Juridique. La seconde lecture à une portée philosophique. Le jusnaturalisme est une vaste pétition de principes : il suppose ce qu’il faudrait poser et ne constituera donc jamais qu’une réponse verbale à la question de la fondation du droit. Mais ce que l’on pourrait appeler le positivisme au sens fort n’est pas non plus satisfaisant. Car rêver d’une complétude du droit garantie par son autofondation est une illusion. Non seulement cette démarche renouvelle la pétition de principes, quoique sur d’autres bases, mais elle rend incompréhensible et purement incantatoire l’effectivité du droit : si celui-ci se fonde lui-même, pourquoi n’est-il pas toujours efficace ? S’il n’est pas toujours efficace, où trouve-t-il parfois ce supplément sans lequel le droit suffisant ne suffit pas ? Le droit ne peut se penser qu’en relations avec autre chose que lui. Il faudrait construire, sans tomber dans le pur sociologisme qui supprime l’objet pour l’expliquer, un positivisme au sens faible.
Jean-Marie Denquin est Professeur de droit public à l’Université de Paris X (Nanterre)
Pour citer cet article :
Jean-Marie Denquin « Situation présente du constitutionnalisme. Quelques réflexions sur l’idée de démocratie par le droit », Jus Politicum, n°1 [https://juspoliticum.com/articles/situation-presente-du-constitutionnalisme.-quelques-reflexions-sur-l'idee-de-democratie-par-le-droit-25]