À propos du livre d’Antoine Chopplet, Adhémar Esmein et le droit constitutionnel de la liberté, Paris, Mare & Martin, 2016
A. Chopplet, Adhémar Esmein et le droit constitutionnel de la liberté, Paris, Mare & Martin, 2016
A. Chopplet, Adhémar Esmein et le droit constitutionnel de la liberté, Paris, Mare & Martin, 2016
Adhémar Esmein n’est pas un auteur d’un abord difficile ; mais il est difficile d’en bien parler. D’un côté, tout constitutionnaliste qui s’est plongé un jour dans les Éléments de droit constitutionnel français et comparé, parus pour la première fois en 1896, lui sait gré de la clarté et de l’indéniable force pédagogique de ses constructions, aussi bien que de l’ampleur de sa perspective. Qu’est-ce que l’État ? La « personnification juridique d’une nation ». Et le droit constitutionnel ? Il a pour triple objet la forme de l’État, la forme du gouvernement, et les limites des droits de l’État. Et les sources du droit constitutionnel moderne ? Les institutions anglaises nées de l’histoire, et l’idée française de souveraineté nationale née de la philosophie des Lumières. Ainsi la belle architecture classique des Éléments vient-elle très naturellement à l’esprit lorsqu’on cherche à poser quelques bases solides pour un cours de droit constitutionnel ; et l’on ne s’étonne guère que l’ouvrage d’Esmein ait fixé pour longtemps en France une approche canonique du droit constitutionnel distinguant une partie consacrée aux concepts fondamentaux – le positivisme a, depuis, banni les très prescriptifs « principes »... – et une partie consacrée à l’étude de la constitution positive. L’impressionnante – et même intimidante – érudition d’Esmein en histoire du droit, en histoire des idées et en droit comparé, demeure également un modèle à suivre.
D’un autre côté, cependant, la lecture d’Esmein laisse un étrange et irrépressible sentiment d’inachèvement. Si Esmein se détache incontestablement de la galerie des petits maîtres du droit public du xixe siècle, on hésite pour autant à le placer au rang de ses grands contemporains Duguit, Hauriou et Carré de Malberg, ou même de son illustre prédécesseur Rossi. Il faudrait pour cela qu’il ait atteint à cette unité de conception fondamentale qui permet aux grands auteurs d’embrasser une masse immense de matériaux à l’aide d’une idée qui pénètre l’œuvre de part en part ; il faudrait que les Éléments, ainsi nommés d’après l’intitulé de l’enseignement institué en première année de licence par le décret du 24 juillet 1889 (« éléments du droit constitutionnel et organisation des pouvoirs publics »), fussent parvenus à être plus, précisément, que des éléments. On ne demande ici qu’à être débarrassé de ce doute, et à être convaincu qu’Esmein a atteint ce degré de profondeur et d’originalité qui signale le grand auteur. L’ouvrage d’Antoine Chopplet, Adhémar Esmein et le droit constitutionnel de la liberté, tiré d’une thèse de doctorat soutenue en 2012 à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, semble fait tout exprès pour répondre à cette interrogation.
Le titre du livre signale assez en effet que M. Chopplet a cherché à mettre en évidence dans l’œuvre constitutionnaliste d’Esmein l’idée-force qui lui conférerait son unité profonde et sa cohérence. Il adopte ce faisant une lecture interne des écrits d’Esmein qui se distingue nettement de deux autres approches qui ont été bien illustrées par le colloque organisé à l’Université de Cergy-Pontoise le 26 janvier 2007 sur le droit constitutionnel d’Adhémar Esmein : soit une histoire externe insistant sur le positionnement stratégique de l’œuvre dans un contexte politique, institutionnel et scientifique déterminé ; soit une évaluation rétrospective de tel ou tel aspect de l’œuvre dans une perspective scientifique. S’agissant plus particulièrement de l’approche historique, elle a conduit à dépeindre Esmein d’abord et avant tout comme une sorte de constitutionnaliste officiel de la IIIe République dans sa période de consolidation institutionnelle et d’enracinement idéologique. M. Chopplet, jugeant manifestement que cette approche avait « républicanisé » Esmein à l’excès, a cherché à rééquilibrer les choses par sa lecture interne de l’œuvre. D’où sa thèse, tout à fait convaincante : Esmein « est républicain parce que libéral » (p. 43). Le père de la doctrine constitutionnaliste française fut avant tout un authentique libéral et, comme le montre M. Chopplet, son amour de « la liberté moderne » a donné à son œuvre sa forme fondamentale : c’est cet amour qui délimite le périmètre des recherches d’Esmein en histoire constitutionnelle (les institutions anglaises), en histoire des idées (le droit naturel moderne et la philosophie des Lumières), et en droit constitutionnel comparé (Esmein se concentre délibérément sur les systèmes constitutionnels qui, selon la formule fameuse de Montesquieu, ont « pour objet direct la liberté politique ») ; lui encore qui commande la structure des Éléments, dont la première partie traite des « principes et institutions » de la liberté moderne, et qui intègrent fermement les droits individuels à la matière du droit constitutionnel ; lui enfin qui éclaire des prises de position d’Esmein contre le gouvernement d’assemblée – dirions-nous aujourd’hui – ou les procédures de démocratie directe qui, contraires à ses yeux aux principes du régime représentatif, risquent d’en fausser le fonctionnement harmonieux au détriment de la liberté.
Il nous semble cependant que, cherchant à établir cette thèse, M. Chopplet a fait un choix malheureux : celui de reprendre peu ou prou comme plan de son ouvrage celui de la première partie des Éléments. Choix malheureux, car l’architecture de l’ouvrage, dans sa majestueuse simplicité, était précisément ce qui requérait élucidation et explication. L’auteur a peut-être cédé ici à sa sympathie – fort compréhensible et fort légitime en elle-même – pour son objet d’étude. Acceptant par avance comme cadre de sa démonstration la structure qu’Esmein lui-même avait donné à son œuvre, il courait inévitablement le risque de se faire guide de musée, nous conduisant de pièce en pièce (le droit naturel moderne, la Constitution anglaise, la souveraineté nationale, la séparation des pouvoirs, les droits individuels) au sein d’un édifice dont l’existence et l’harmonie seraient tenues pour évidentes. Les développements de l’ouvrage sont pourtant intéressants, informés par une ample recherche, et servis par une écriture agréable et soignée ; mais, si l’on peut dire, le mal est fait, et le lecteur est rapidement conduit à se demander pourquoi telle question, qui lui paraîtrait tout à fait intéressante pour une étude de la théorie constitutionnelle d’Esmein, apparaît cachée dans une sous-partie dont le titre n’est en lui-même guère engageant. La vénération d’Esmein pour la loi est par exemple un point central dont on se demande pourquoi il est abordé de façon si dispersée, ici dans un paragraphe consacré à « la filiation entre Locke et Montesquieu », là dans une section portant sur « l’inutilité d’une garantie constitutionnelle des droits individuels ». La distinction faite par Esmein entre l’approche juridique et l’approche sociologique de la nation, et sa critique des fictions contractualistes du xviiie siècle, permettaient également de réinscrire Esmein dans les problématiques scientifiques de son temps, et méritaient mieux par conséquent que des développements perdus dans un paragraphe intitulé « la relative bienveillance d’Esmein à l’égard de Rousseau ». Des critiques analogues peuvent être faites s’agissant des développements d’histoire des idées politiques : la revendication par Esmein de l’héritage intellectuel de Locke ou de Montesquieu est évidemment intéressante, mais elle se suffit à elle-même, tandis que l’inscription d’Esmein dans le sillage du libéralisme très individualiste et anti-étatiste du Second Empire (celui de Laboulaye, de Taine, de Prévost-Paradol) est un aspect moins évident qui aurait pu être traité à fond – plutôt que d’être, là encore, dispersé au fil des développements.
Enfin, l’auteur de ces lignes concèdera sa frustration quant à un point précis qui détermine toute la construction des Éléments : l’articulation entre les fondements historiques (les institutions anglaises) et les fondements philosophiques ou a priori (la philosophie des Lumières) du droit constitutionnel libéral. M. Chopplet montre certes dans son introduction qu’Esmein était clairement conscient du problème méthodologique qui se jouait dans cette articulation, problème qu’il synthétisait (avec d’autres) par la distinction entre la « méthode dogmatique » et la « méthode d’observation » (p. 31-35). Mais il y a là plus qu’un débat épistémologique d’époque : encore une fois, c’est toute l’architecture des Éléments qui est ici mise en cause. L’histoire, ou la raison ? « Les deux », répond évidemment Esmein ; et on ne pouvait lui demander de résoudre à lui seul un problème qui a suscité toute la philosophie de l’histoire. Mais le fait est là : Esmein s’est contenté de juxtaposer les deux sources du constitutionnalisme libéral, ce qui le conduit à employer des étranges formules de soudure. Ainsi par exemple : « C’est là encore un produit naturel de l’évolution sociale ; en étudiant la séparation des pouvoirs, nous rechercherons plus loin si c’est également un postulat de la raison et du droit », ou encore : « Voilà les règles et la logique du gouvernement de cabinet ; voyons maintenant comment il s’est développé en Angleterre ». Il a manqué à Esmein de résoudre ce problème, sinon de manière définitive, tout au moins de manière personnelle ; pour cette raison, on continuera d’hésiter à placer Adhémar Esmein au panthéon des grands auteurs du droit public moderne, et le livre de M. Chopplet, en n’abordant pas de front cette tension constitutive des Éléments, n’aura pas permis de se faire une idée plus précise à ce sujet.
Tristan Pouthier
Professeur de droit public à l’Université d’Orléans
Pour citer cet article :
Tristan Pouthier « À propos du livre d’Antoine Chopplet, Adhémar Esmein et le droit constitutionnel de la liberté, Paris, Mare & Martin, 2016 », Jus Politicum, n°18 [https://juspoliticum.com/articles/A-propos-du-livre-d-Antoine-Chopplet-Adhemar-Esmein-et-le-droit-constitutionnel-de-la-liberte-Paris-Mare-amp-Martin-2016]