Le discours de la déontologie de la juridiction administrative
La loi du 20 avril 2016 prévoyant des dispositions relatives à la déontologie de la juridiction administrative prolonge un discours de la déontologie que la juridiction produit depuis plusieurs années désormais. La Charte de 2011, puis celle de 2017, le collège de déontologie par ses avis et recommandations, ou encore les diverses interventions du Vice-président du Conseil d’État à ce sujet, sont autant de moyens par lesquels la juridiction promeut et affiche la déontologie de ses membres. Ce discours de la déontologie ne manque pas d’intriguer, qu’il s’agisse de son contenu, de ses présupposés, de sa modalité normative et de ses buts. Analyser cet objet permet alors de comprendre non seulement la nature et le fonctionnement de ce discours et, au-delà, de montrer comment la juridiction administrative se met en discours pour assurer sa légitimation.
The law of April 20th 2016, making provisions for deontology of the administrative jurisdiction, is extending a discourse on deontology produced by the jurisdiction for a few years now. The 2011 and 2017 charters, the deontology college by its advice and recommendations, or various speeches of the State Council Vice-President are means by which the jurisdiction promotes and displays the deontology to its members. Through its content, its presuppositions, its regulatory modes and its objectives, the deontology discourse is puzzling. Analyzing this object allows not only to understand the discourse’s nature and functioning, but also to show how the administrative jurisdiction is putting itself into discourse to secure its legitimation.
S
i la survie d’un groupe humain dépend de sa capacité à se doter d’organes de règlement des conflits afin d’éviter que chacun ne se fasse justice soi-même, la capacité de ce type d’organes à rendre la justice dépend de la confiance que le groupe lui accorde. Le recours au juge plutôt qu’à la violence repose en effet sur la conviction, ou l’habitude de croire, que le juge est le plus à même de régler les conflits. Il doit par conséquent présenter toutes les qualités que le groupe estime requises pour pouvoir rendre la justice. Les juridictions sont à cet égard parfaitement conscientes du caractère déterminant de l’image qu’elles renvoient aux justiciables, comme en témoigne notamment l’emploi de la théorie des apparences. Dans ce cadre, le juge se pense selon sa représentation de ce que le justiciable pense de lui. Profond jeu de miroirs et d’images où le juge se regarde dans les yeux du justiciable pour façonner les conditions de réalisation de son office en fonction de l’image qu’il pense devoir lui renvoyer.
Cette nécessité de la confiance du justiciable est commune à tous les ordres juridictionnels. La Cour européenne des droits de l’Homme, des membres de la juridiction judiciaire comme de la juridiction administrative s’y réfèrent fréquemment. Par ailleurs, cette confiance n’est jamais définitivement acquise puisque les attentes du justiciable envers la justice évoluent suivant l’époque. Il faut par conséquent « sans cesse remettre sur le métier le perfectionnement des procédures juridictionnelles pour tenir compte de l’évolution des exigences de justice ». Cette perpétuelle recherche de la confiance du justiciable s’illustre particulièrement dans la période la plus récente par le développement d’un véritable discours relatif à la déontologie de la juridiction administrative.
Dans un contexte européen et français sensible à cette question de la déontologie, Jean-Marc Sauvé l’a introduite explicitement en 2006 dans les thématiques de réflexion de la juridiction dès son discours d’installation : « je souhaite […] que dans nos activités, à l’intérieur comme hors du Palais-Royal, nous demeurions porteurs d’un haut niveau déontologique ». Deux ans plus tard, le Vice-président du Conseil d’État affermit cette ambition en énonçant que « la juridiction administrative doit définir et publier les principes déontologiques s’imposant à tous ses membres ». La déontologie devient alors une thématique incontournable des discours du Vice-président concernant la juridiction administrative et, en 2011, est adoptée la Charte de déontologie des membres de la juridiction administrative. Cette charte, en plus d’énoncer des « principes et bonnes pratiques », crée, afin d’en promouvoir l’application, un collège qui a depuis rendu trente-huit avis et deux recommandations. En 2016, ce qui ne relevait que de la gestion de la juridiction par elle-même reçoit sa consécration dans la loi du 20 avril relative à la déontologie, qui contient des « dispositions relatives aux juridictions administratives ». Enfin, le 14 mars 2017, dans le prolongement de cette loi, et dans la continuité de la précédente charte et des avis, est adoptée une nouvelle version de la Charte de déontologie.
Ce développement d’un discours relatif à la déontologie de la juridiction administrative intrigue à plus d’un titre. Tout d’abord, l’originalité du contenu de ce discours n’est pas évidente. D’un côté, ce discours est récent mais, d’un autre côté, il renvoie à des exigences anciennes, pour ne pas dire ancestrales, dans l’organisation de l’activité de justice. L’indépendance, l’impartialité et l’absence de conflit d’intérêts sont des obligations qui traduisent la nécessité que le juge ne soit pas partie, d’une manière ou d’une autre, au litige qu’il a à trancher. Cette nécessité est présente dès les formes les plus primitives de la justice et, en France, l’indépendance et l’impartialité sont consacrées par la jurisprudence, la loi et la Constitution. Concernant la déontologie administrative, F. Chambon et O. Gaspon remarquaient d’ailleurs en 1996que, « pour être à la mode, le terme de déontologie n’en répond pas moins à des préoccupations aussi anciennes que les premières fonctions publiques ». Ensuite, ce discours relatif à la déontologie de la juridiction intrigue par la forme qu’il prend. Sur le plan institutionnel, il érige le collège de déontologie de la juridiction administrative comme complément institutionnel à la fonction disciplinaire de la mission d’inspection de la juridiction administrative, destiné non pas à sanctionner mais à prévenir les manquements à la déontologie. À cet égard, le discours de la déontologie de la juridiction fait preuve d’originalité, puisqu’il ne s’appuie pas sur les formes traditionnelles de la normativité mais plutôt sur celle, plus récemment théorisée, du « droit souple ». Enfin, ce discours de la déontologie oscille constamment entre l’être et le paraître, l’être et le devoir-être. À l’occasion de son discours d’installation déjà évoqué, Jean-Marc Sauvé expliquait que « la plupart [d]es principes déontologiques sont déjà mis en œuvre, mais ils ne sont pas écrits ni connus à l’extérieur. Or il ne suffit plus aujourd’hui d’être vertueux : il faut encore le prouver ». Plus récemment, le collège de déontologie a considéré à l’occasion d’une recommandation que « pour la plupart d’entre elles ces précautions [que le collège préconise] correspondent à des principes connus de chacun et rappelés par la charte de déontologie ». Le discours de la déontologie de la juridiction administrative ne ferait ainsi que rappeler des exigences déjà connues et respectées, mais dont il faudrait rendre compte publiquement en montrant que l’on en promeut le respect. Le discours de la déontologie de la juridiction administrative se présente donc comme un objet intriguant au regard de la difficulté à saisir l’originalité de son contenu, la nouveauté des structures institutionnelles qu’il déploie, sa modalité normative et ses objectifs.
La difficulté à appréhender cet objet se prolonge lorsque l’on doit choisir la méthode pour l’analyser et le questionner. Étudier la déontologie de la juridiction administrative pourrait consister à se demander si cette déontologie est réellement appliquée ou suffisante, et ensuite à juger de la pertinence de la légitimité que la juridiction espère obtenir à travers ce discours. Une telle approche peut être menée à titre politique. Chaque justiciable ou citoyen que la juridiction cherche à rassurer peut s’y livrer en lisant les chartes de 2011 et 2017, les avis et recommandations du collège et la loi du 20 avril 2016, et ainsi apprécier le souci que la juridiction manifeste pour la promotion de la déontologie à travers la mise en place de l’entretien déontologique, la garantie de son indépendance et les précautions prises par la Charte pour éviter les conflits d’intérêts.
L’angle retenu sera toutefois différent. Dans la perspective de connaître juridiquement le discours de la déontologie de la juridiction administrative, il semble préférable de s’en tenir à décrire la déontologie telle qu’elle est, telle qu’elle se déploie, c’est-à-dire sous la forme d’un discours ; un discours fait de lois, d’allocutions, d’avis ou encore de recommandations dont se pare la juridiction pour se montrer aux justiciables, à la communauté des juristes, aux différentes institutions, et plus généralement, au corps social. Ce jeu de langage que la juridiction forme est évidemment pétri de présupposés, de valeurs plus ou moins explicites, toutes discutables selon la théorie de la justice et de la déontologie que l’on adopte. Si la critique de ces valeurs, et surtout de la réalité de leur respect par les juges, pourrait offrir l’éclat de la polémique et les ruses du procès d’intention, la description semble non seulement le préalable à toute critique éclairée, mais aussi le seul moyen de descendre plus profondément dans la compréhension du phénomène juridique en sondant la manière par laquelle une institution se met en langage afin d’assurer sa légitimation. Il ne s’agira donc pas ici de faire le procès de la juridiction administrative sur le terrain de sa déontologie, mais de décrire la manière dont la juridiction administrative se place sur ce terrain de la déontologie. Une telle approche permettra de comprendre les stratégies que mène la juridiction concernant son image, les procédés qu’elle emploie, les valeurs sur lesquelles elle s’appuie, et enfin les présupposés à partir desquels est bâti le discours de la déontologie. C’est en saisissant le corpus de textes produit par la juridiction au sujet de sa déontologie en tant que discours qu’il sera possible de mener et d’ordonner cette recherche.
L’emploi du concept de discours permet en effet de dépasser la modélisation de textes comme la simple addition de phrases construisant un sens à partir d’une interprétation littérale. Ainsi, « le discours se caractérise par une énonciation, supposant un locuteur et un auditeur, et par la volonté du locuteur d’influencer son interlocuteur ». À cet égard, la théorie des actes de langage, de laquelle est issue la précédente définition, permet de se déprendre d’une dichotomie trop radicale entre langage descriptif et langage prescriptif. Les textes relatifs à la déontologie produits par la juridiction administrative, conçus comme un discours, ont pour but d’influencer le comportement de ceux auxquels ils s’adressent directement. Le discours de la déontologie de la juridiction administrative présente une certaine normativité (I). Si « dire, c’est faire », il faut alors montrer comment la juridiction « dit pour faire » en matière de déontologie. L’étude de ce discours ne serait pas épuisée par cette seule analyse, car il faut encore décrire la finalité de ce discours : dire la déontologie, pour faire quoi ? À cet égard, le discours de la déontologie de la juridiction administrative se présente comme un autoportrait éthique visant à assurer la légitimation de la justice administrative (II).
I. La normativité du discours de la déontologie de la juridiction administrative
La normativité du discours de la déontologie de la juridiction administrative, c’est-à-dire sa capacité à influencer les comportements, résulte de la combinaison du contexte de l’énonciation et de ce qui est énoncé.
La normativité résulte du contexte de l’énonciation, car les positions de pouvoir occupées par les producteurs d’un discours conditionnent la capacité de ce discours à influencer les comportements. Comme l’explique F. Rastier, « ce sont les galons de celui qui prononce il fait froid qui permettent aux subalternes d’inférer il faut fermer la fenêtre ». Partant, le discours de la déontologie puise sa normativité dans les sources institutionnelles qui produisent ce discours (A).
La normativité résulte aussi de ce qui énoncé, et de la manière dont il est énoncé. Si le contexte permet de produire une normativité, le sens des mots employés signifie à l’auditeur l’action qu’il doit, ou devrait, réaliser. Ainsi, « ce qui est important pour la compréhension d’un (discours) ce sont non seulement les indications qu’il apporte au destinataire, mais tout autant les manœuvres auxquelles il le contraint, les cheminements qu’il lui fait suivre ». Dès lors, la normativité du discours de la déontologie de la juridiction administrative pourra être comprise en étudiant ses ressorts discursifs (B).
A. Les sources institutionnelles de la normativité
Au sein de la juridiction administrative, les instances qui produisent le discours de la déontologie sont nombreuses : le Vice-président du Conseil d’État (1), le collège de déontologie de la juridiction administrative (2) et les chefs de juridiction (3). La description de leurs fonctions, et de la combinaison de leurs offices, permettra de montrer comment le discours de la déontologie est le fait d’une hiérarchie juridictionnelle propre à influencer le comportement des membres de la juridiction.
1. Le Vice-président du Conseil d’État
Le Vice-président du Conseil d’État est un acteur important dans la constitution du dispositif institutionnel de production du discours de la déontologie. Il est tour à tour constituant, autorité de désignation, autorité de saisine et centralisateur des déclarations d’intérêts.
Premièrement, le Vice-président établit le texte fondamental du discours de la déontologie. Selon l’article L. 134-1 du code de justice administrative issu de l’article 12 de la loi du 20 avril 2016, il « établit, après avis du collège de déontologie de la juridiction administrative, une charte de déontologie énonçant les principes déontologiques et les bonnes pratiques propres à l’exercice des fonctions de membre de la juridiction administrative ». Deuxièmement, le Vice-président dispose d’un pouvoir significatif en matière de désignation de certains des auteurs principaux de ce discours de la déontologie. Non seulement il propose « une personnalité qualifiée nommée par le Président de la République, en dehors des membres du Conseil d’État et des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel », mais il désigne en outre le président de ce collège (art. L. 131-5 4°CJA). Troisièmement, le Vice-président est compétent pour saisir le collège pour avis, mais aussi pour recommandation (art. L. 131-6 CJA). Pour lors, il n’a jamais utilisé cette faculté. Enfin, quatrièmement, le Vice-président centralise les déclarations d’intérêts des différents membres de la juridiction, membres du Conseil d’État, des cours administratives et des tribunaux administratifs.
Le Vice-président du Conseil d’État a donc un rôle décisif dans la constitution du dispositif institutionnel de production du discours de la déontologie. Pour autant, il n’intervient que marginalement dans le fonctionnement ordinaire de ce dispositif. C’est le collège de déontologie de la juridiction administrative et les chefs de juridiction qui assument ce rôle, à des niveaux de discours différents.
2. Le collège de déontologie de la juridiction administrative
Créé par la charte de 2011, le collège de déontologie de la juridiction administrative avait initialement pour mission « d’éclairer les membres de la juridiction administrative sur l’application des bonnes pratiques rappelées dans [la charte] ». Il pouvait, à ce titre, émettre des avis et des recommandations. La loi du 20 avril 2016 a précisé et même étendu son office puisque, désormais, le collège est également chargé de « rendre un avis préalable à l’établissement de la charte déontologique » et « de rendre des avis sur les déclarations d’intérêts qui lui sont transmises ».
Premièrement, ce collège se composait, à l’origine, « d’un membre élu par l’assemblée générale, d’un membre du corps des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel désigné sur proposition unanime du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel et d’une personnalité qualifiée désignée par le Vice-président du Conseil d’État ». La loi du 20 avril 2016 a sensiblement modifié cette composition, puisqu’elle y a ajouté « une personnalité extérieure désignée alternativement par le Premier président de la Cour de cassation parmi les magistrats en fonction à la Cour de cassation ou honoraires et par le Premier président de la Cour des comptes parmi les magistrats en fonction à la Cour des comptes ou honoraires ». De plus, la personnalité qualifiée précédemment nommée par le Vice-président du Conseil d’État l’est désormais sur proposition de ce dernier par le Président de la République, et doit être choisie « en dehors des membres du Conseil d’État et des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel » (art. L. 131-5 du CJA). Ces innovations manifestent, d’une part, une volonté de métissage des cultures juridictionnelles en matière de déontologie de la juridiction administrative et, d’autre part, le souci de ne pas faire de ce collège un organe exclusivement composé de personnes provenant de la juridiction administrative.
Deuxièmement, le nombre de personnes habilitées à saisir le collège informe sur la volonté de promouvoir son action, et de favoriser la normativité de ses décisions. Sont habilités à saisir le collège pour « avis sur toute question déontologique les magistrats administratifs pour des questions les concernant, le Vice-président du Conseil d’État, les présidents de section du Conseil, le Secrétaire général du Conseil d’État, le président de la mission d’inspection des juridictions administratives, les présidents de cours administratives d’appel ou de tribunaux administratifs, le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel ». En ce qui concerne « les recommandations de nature à éclairer les membres de la juridiction administrative sur l’application des principes déontologiques et de la charte de déontologie », les potentialités de saisine sont encore élargies puisque non seulement le collège peut s’autosaisir, mais « une organisation syndicale ou association de membres de la juridiction administrative » peut également le saisir depuis la loi du 20 avril. De telles modalités de saisine démontrent l’ambition de favoriser le recours au collège et, ainsi, d’optimiser la garantie de la déontologie au sein de la juridiction administrative. Toutes les instances de la juridiction, comme ses membres, ont un accès au collège de déontologie.
Troisièmement, la charte et la loi de 2016 prévoient que le collège « éclaire » les membres de la juridiction concernant les principes et les bonnes pratiques déontologiques. Le terme « éclairer » laissait une marge d’interprétation importante. À l’occasion de ses avis et recommandations, le collège a précisé son office en choisissant de se situer à une modalité d’appréciation et d’interprétation in abstracto des principes et des bonnes pratiques déontologiques. Cette appréciation in abstracto a été explicitée par le collège dès sa première recommandation :
[L]a présente recommandation entend appeler l’attention de chacun sur la vigilance qui, sans déboucher sur aucun automatisme, doit être de mise en la matière et si elle énonce quelques principes généraux, elle ne saurait à elle seule donner de réponse claire à chacune des situations individuelles.
Certaines expressions employées par le collège illustrent de façon discrète mais certaine ce caractère in abstracto des « éclairages » qu’il entend fournir. Dans certaines affaires concernant l’exercice d’une activité accessoire, le collège a plusieurs fois énoncé que l’activité accessoire en question « ne soulevait pas de difficultés de principe », qu’elle n’était pas « en elle-même » ou « en soi » incompatible avec l’exercice de fonctions juridictionnelles. Le collège a plusieurs fois estimé que c’est au regard des données concrètes qu’une incompatibilité peut être la mieux évaluée. Dans un avis en date du 15 avril 2013, il a par exemple considéré que « c’est avant tout en tenant compte de l’ensemble des données particulières propres à chaque cas que peut être appréciée la conduite à tenir ». Cette position semble pour le moins paradoxale puisqu’elle remet en cause la possibilité pour le collège d’exercer pleinement son office in abstracto. Comment le collège peut-il apprécier les questions déontologiques in abstracto, selon la définition même de son office, quand il estime que ce sont les données particulières qui permettent de répondre à ces mêmes questions ? La conséquence de ce paradoxe est la difficulté, pour le collège, de répondre avec précision aux questions posées. L’embarras est particulièrement explicite dans l’avis du 15 avril 2013, lorsque le collège répond « qu’il est malaisé de déterminer a priori et de façon générale la durée pendant laquelle la précaution consistant à s’interroger sur la pratique de l’abstention demeure de mise après la fin de l’activité accessoire. Aussi est-ce seulement à titre indicatif qu’on évoquera un délai de deux ans ». Il écrit également en 2014 que « les appréciations à porter pour l’application de ces indications générales sont éminemment délicates ».
Le choix par le collège de cette appréciation in abstracto des principes et pratiques déontologiques peut être éclairé par la manière dont le collège envisage la combinaison de son office avec celui des chefs de juridiction. À plusieurs reprises, l’instance a énoncé que le dialogue entre le magistrat concerné et son chef de juridiction est « le cadre le plus approprié d’une telle application [des principes et bonnes pratiques de la charte] ».
3. Les chefs de juridiction
La notion de chef de juridiction sera ici entendue au sens large. On considérera comme chef de juridiction le supérieur hiérarchique des magistrats au sein des différentes instances de jugement composant la juridiction administrative. Outre les traditionnels présidents de juridictions des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel, seront également considérés comme chefs de juridiction les présidents de chambre au Conseil d’État, le président de la section du contentieux et le Vice-président du Conseil d’État. Les chartes de 2011 et de 2017, la loi de 2016 combinées avec les avis du collège font des chefs de juridiction des relais importants du discours déontologique. La position éminemment hiérarchique de ces « chefs » est ainsi propice à la normativité du discours de la déontologie de la juridiction administrative.
Selon l’article 12 de la loi du 20 avril 2016, les différents chefs de juridiction recueillent les « déclarations d’intérêts » des magistrats placés sous leur autorité. Cette déclaration d’intérêts donne lieu à un entretien déontologique « ayant pour objet de prévenir tout éventuel conflit d’intérêts et d’inviter, s’il y a lieu, à mettre fin à une situation de conflit d’intérêts ». Le chef de juridiction est dès lors l’instance d’identification des potentiels problèmes déontologiques que peut poser la situation privée ou professionnelle d’un magistrat avec l’exercice de ses fonctions juridictionnelles. Il peut ainsi non seulement sensibiliser un magistrat quant à la compatibilité de certains de ses intérêts avec sa qualité de magistrat administratif, mais aussi, dans le but de prévenir tout doute légitime, organiser le travail de ce magistrat en anticipant les hypothèses de déport nécessaire.
Au-delà de l’entretien déontologique, le rôle du chef de juridiction se prolonge dans le dialogue qu’il doit nouer de façon constante avec les magistrats. Le collège de déontologie de la juridiction administrative a plusieurs fois souligné, comme rappelé précédemment, que « le dialogue entre le magistrat concerné et son chef de juridiction est le cadre le plus approprié d’une telle application [des principes et bonnes pratiques de la charte] ». Dès son premier rapport d’activité, le collège avait souhaité « marquer qu’à la lumière d’un an d’activité, [il] a le sentiment que son activité se combine utilement et sans difficulté avec le rôle des chefs de juridiction » – remarque réitérée dans tous les rapports depuis. Le discours de la déontologie trouve ainsi ses dernières ramifications normatives dans le dialogue oral des magistrats administratifs avec leurs chefs de juridiction.
La normativité du discours de la déontologie de la juridiction administrative résulte ainsi d’un dispositif institutionnel propre à influencer les destinataires du discours de la déontologie de la juridiction administrative. Pour autant, ce contexte institutionnel d’énonciation n’explique pas à lui seul cette normativité. Il faut également faire état des ressorts discursifs la favorisant.
B. Les ressorts discursifs de la normativité du discours de la déontologie
L’originalité du discours de la déontologie concerne des ressorts discursifs qui le caractérisent. Ce corpus de textes forme un discours de prévention (1) relevant du « droit souple » (2).
1. Un discours de prévention
Christian Vigouroux a plusieurs fois souligné que « la déontologie est l’art de se poser des questions avant qu’il ne soit trop tard ». J. Michel, quant à lui, explique que « la déontologie c’est une pédagogie ». F. Chambon et O. Gaspon, pour leur part, considéraient déjà en 1996 que la déontologie est une « prévention par la pédagogie ». Le discours de la déontologie est ainsi un discours invitant ses destinataires à anticiper des situations de manquement à la déontologie. Il s’agit d’un discours préventif. Il prévient en rappelant, en répétant, les principes de la déontologie avant qu’ils ne soient transgressés, dans le but qu’ils ne le soient pas. Il est d’ailleurs frappant de constater la fréquence avec laquelle les promoteurs de la déontologie de la juridiction administrative soulignent le fait qu’il ne s’agit que de rappeler des principes. La Charte indique, dès son avant-propos, qu’elle « rappelle les principes déontologiques ». Dans sa recommandation de 2013, le Collège souligne aussi que les précautions qu’il recommande « correspondent à des principes connus de chacun et rappelés par la Charte ». L’originalité du corpus de textes relatifs à la déontologie de la juridiction administrative ne tient donc pas tant à la nouveauté des principes qu’il consacre qu’au ressort discursif grâce auquel il tend à en assurer le respect : la répétition.
La répétition joue un rôle déterminant dans la constitution de la normativité d’une norme dans la mesure où elle installe cette norme, et les valeurs qu’elle véhicule, dans l’univers conceptuel quotidien et ordinaire des destinataires de la norme et ce avant même qu’elle n’ait eu à être sanctionnée. Au lieu d’avoir recours à l’explicite de la sanction des normes, le discours de la déontologie favorise la normativité “douce” mais profonde de la répétition. La douceur de cette normativité tient à l’absence de recours au procédé de la sanction pour favoriser le respect des règles. D’ailleurs, le discours déontologique se distingue explicitement du discours disciplinaire de la juridiction. L’absence du président de la mission d’inspection de la juridiction administrative au sein du collège de déontologie en est la preuve organique.
La profondeur de cette normativité issue de la répétition tient ainsi à sa capacité à inscrire dans l’univers mental des juges cette question de la déontologie. A. Rosset explique qu’
il n’est […] pas possible de saisir une pratique sociale séparée des significations et normes communes instituées qui la structurent à une époque donnée. Et ces représentations collectives, en tant qu’elles régulent un certain rapport au monde, véhiculent dans le même temps une forme de représentation globale du monde, un fonds d’idées communes qui oriente les conceptions individuelles.
En répétant, de façon préventive et indépendamment de leur non-respect, les exigences déontologiques, la juridiction favorise l’institution de ces exigences dans la culture juridictionnelle qui oriente les conceptions et les actions individuelles des magistrats administratifs. Cette dimension culturelle de la normativité du discours peut paraître particulièrement théorique. Pourtant, il semble bien qu’elle soit la dimension la plus pratique de la manière dont les exigences déontologiques sont promues et intériorisées par les membres de la juridiction. Jean-François Kerléo souligne que la « culture représente un imaginaire social qui se situe à la base du droit […]. La juridicité de l’imaginaire provient de sa réappropriation souvent inconsciente par les acteurs juridiques ». À cet égard, le rapport de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique, dit « Rapport Sauvé », est particulièrement éclairant. Il énonce que
la probité et l’impartialité peuvent certes s’appuyer sur des dispositifs normatifs, être renforcées par des prescriptions spécifiques, mais elles relèvent aussi de la conscience individuelle et collective, ce qui suppose la plus large diffusion d’une véritable culture de la déontologie.
Ce lien entre conscience individuelle et conscience collective est le lieu de la normativité du discours de la déontologie. A. Claisse explique le procédé discursif :
le discours n’est réellement efficace que lorsqu’il est intériorisé au niveau des consciences individuelles. Il doit imprimer une marque indélébile dans le fonctionnement du psychisme et assurer au niveau le plus élémentaire de la personnalité la reproduction des normes et des valeurs dominantes.
Il s’agit ainsi de favoriser une intériorisation par les individus des exigences diffusées et promues collectivement par le discours. Cette intériorisation est synonyme de responsabilisation individuelle. La charte prévoit qu’il y a des hypothèses où indépendamment des règles législatives ou jurisprudentielles, « l’abstention est dictée par la conscience de chacun ». À l’occasion de sa première recommandation concernant le retour des membres de la juridiction après un passage dans des cabinets ministériels, le collège a écrit :
[L]a présente recommandation entend appeler l’attention de chacun sur la vigilance qui, sans déboucher sur aucun automatisme, doit être de mise en la matière.
Le collège ajoute aussi que la réflexion sur d’éventuels conflits d’intérêts « est d’abord, naturellement, l’affaire de chacun, à la fois en conscience et en prenant le recul nécessaire pour songer à ce que peuvent être l’attente et la perception des justiciable ». Les avis du collège de juridiction préconisent d’ailleurs souvent la vigilance des magistrats alors même que les situations examinées par le collège ne sont pas considérées, en elles-mêmes, comme contraires aux exigences déontologiques. Cette intériorisation des exigences déontologiques marque l’ambiguïté du statut normatif de la déontologie, entre droit et morale individuelle. B. Beigner expliquait sur ce dernier point que
la déontologie moderne ressemble à la chauve-souris de la fable. « Voyez mes ailes, je suis un oiseau ; voyez mon corps je suis un rat ». Elle peut soutenir « voyez mes perspectives, mes directives ; mon propos ; je suis de la morale » et ajouter tout autant, « voyez ma forme, les autorités qui m’édictent, les sanctions qui assortissent mon respect, je suis du droit ».
Le caractère préventif du discours de la juridiction permet ainsi une diffusion d’une culture collective de la déontologie destinée à orienter les conceptions et décisions individuelles des magistrats. Cette approche culturelle de la normativité se prolonge dans la forme que prend le corps de textes dont il est question, la forme du « droit souple ».
2. Un discours de droit souple
En se présentant sur le registre de la prévention et en prenant notamment la forme d’avis et de recommandations, le discours de la déontologie s’épanouit à travers une normativité de type « droit souple », à la fois en deçà et au-delà des textes de « droit dur ».
Selon le rapport du Conseil d’État consacré au « droit souple », « l’élément essentiel de distinction entre le droit dur et le droit souple » est l’absence d’obligation pour les personnes auxquelles s’adresse le second. Le Conseil avait d’ailleurs noté à l’occasion de ce rapport que
la déontologie est un […] domaine dans lequel nombre d’administrations ont ressenti le besoin de compléter les dispositions légales par des instruments de droit souple.
Le collège de déontologie semble avoir pleinement fait sienne cette approche, et en la défendant. Dès son premier rapport d’activité ce dernier soulignait avoir « trouvé avantage à ce que la charte n’ait pas été reprise par un texte normatif ». Le collège pouvait ainsi
prendre appui sur la nature juridique de la charte pour, à la lumière des cas dont il est saisi, énoncer lui-même de bonnes pratiques ayant une portée analogue à celles énoncées dans la charte et formant avec elle un “corpus” non formalisé mais cohérent.
Dans son rapport d’activité 2014, il a d’ailleurs tenu à prendre
acte avec satisfaction que le projet de loi relatif à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires paraît entériner une conception « de droit souple » de la charte en ne prévoyant à son sujet ni la forme législative ni celle d’un décret.
Le terrain du droit souple, et l’absence d’obligation qui le caractérise, est particulièrement manifeste à travers les expressions retenues par la charte et le collège pour énoncer les principes et les bonnes pratiques. La charte prévoit qu’« il n’est pas souhaitable que les membres de la juridiction administrative puissent exercer une mission d’arbitrage ». La Charte a aussi qualifié d’« inopportun » l’exercice par un magistrat administratif d’activités d’expertise ou de consultation auprès d’une entreprise privée ou d’un organisme privé à but lucratif. Par ailleurs, pour répondre à une magistrate concernant la compatibilité de l’exercice de son activité avec la candidature de son mari à un cabinet d’avocats, le collège de déontologie a écrit :
il serait approprié de vous abstenir de siéger comme juge ou de conclure, si vous êtes chargée de fonctions de rapporteur public, dans l’ensemble des affaires dans lesquelles intervient le cabinet concerné pendant la durée d’examen de la candidature de votre mari.
Au sujet d’un magistrat détaché au sein d’une administration publique susceptible de concourir à la préparation de mémoires en demande ou en défense, le collège prévoit qu’« il est recommandable que dans cette hypothèse il ne fasse pas mention, sous sa signature, de sa qualité de magistrat administratif ».
Ainsi, en se situant en deçà des textes « de droit dur », le discours de la déontologie se pare d’une normativité « feutrée » qui n’oppose pas l’obligation d’un texte, mais suggère l’application de « principes et bonnes pratiques ».
En plus d’adopter une approche suggestive du respect des exigences de déontologie, cette configuration normative du discours de la déontologie permet à ses promoteurs d’élaborer ces principes et bonnes pratiques au-delà des textes de droit dur. En effet, à plusieurs reprises, la charte comme le collège ont souligné que les principes ou bonnes pratiques qu’ils énonçaient trouvaient à s’appliquer alors même qu’aucun texte de droit « dur » ne les prévoyait. La charte de 2011 énonçait par exemple que « même si aucun texte ne régit spécifiquement l’abstention dans les activités consultatives de la juridiction administrative, les exigences d’impartialité et d’indépendance n’y sont pas moins fortes que dans les formations juridictionnelles ». Elle dispose également qu’« alors même que les plafonds de cumul ont été supprimés par la loi du 2 février 2007, la rémunération des activités accessoires ne saurait être excessive ». Plus évocatrice encore est « l’obligation de délicatesse » qu’aurait dû davantage prendre en compte un magistrat dans l’une de ses œuvres littéraires. On peine à trouver un texte de « droit dur » prévoyant une telle obligation, et la définissant.
La loi du 20 avril 2016 a, comme le souhaitait manifestement le collège, conservé cette consistance juridique du discours de la déontologie de la juridiction administrative. Si cette loi prévoit les modalités d’adoption de la Charte, elle n’en détermine ni le contenu ni la force normative. Le Vice-président et le collège de déontologie conservent toute latitude pour ajuster à la fois la consistance matérielle et normative du « corpus non formalisé mais cohérent » destiné à garantir la déontologie de la juridiction administrative.
L’analyse de la normativité du discours de la déontologie de la juridiction administrative permet de saisir les institutions et les ressorts discursifs favorisant cette normativité. Les producteurs de ce discours visent, en édictant le corpus de textes, l’installation d’une culture de la déontologie. Pour autant, si l’installation d’une culture de la déontologie constitue l’objectif affiché, les finalités poursuivies par le souhait d’installer une telle culture sont encore à mettre en évidence et à analyser. Sur ce point, la fonction de légitimation par le discours de la déontologie paraît primordiale pour ses producteurs.
II. La légitimation par le discours de la déontologie de la juridiction administrative
Christian Vigouroux explique que
grâce à [la déontologie], le justiciable, l’avocat, l’administration sait, comme par une reconnaissance de norme ISO, que le service attendu est « certifié » dans ses procédures et ses techniques – pour ne pas dire process – de fabrication des décisions et avis.
Le discours de la déontologie, en installant grâce à sa normativité, une culture de la déontologie, permet ainsi de « certifier », de « garantir » auprès des justiciables – au sens le plus large – la fabrication des décisions de justice. L’approche de la déontologie exprimée par Christian Vigouroux illustre la théorie développée par Niklas Luhmann dans son ouvrage La légitimation par la procédure. L’auteur y explique qu’
une sorte de consentement fondamental [à un système de production de décisions] peut être obtenu sans qu’il y ait d’accord sur ce qui est substantiellement juste dans les cas particuliers, consentement qui stabilise ainsi le système.
Il ajoute que dans ce cadre,
les procédures trouvent une sorte de reconnaissance générale qui est indépendante de la valeur de satisfaction relative à une décision particulière et cette reconnaissance entraîne, avec elle, l’acception et l’observation des décisions exécutoires.
Il s’agit ainsi de garantir, par la procédure de production d’une décision, que cette décision sera juste.
Selon ce type d’analyse, le discours de la déontologie de la juridiction administrative peut être conçu comme un discours tendant à garantir la conformité des comportements des membres de la juridiction administrative aux exigences déontologiques (A), afin de légitimer la juridiction administrative (B) dans son ensemble.
A. Garantir les comportements des membres de la juridiction administrative
Les chartes de 2011 et de 2017 prévoient que
les membres de la juridiction administrative exercent leurs fonctions avec impartialité et en toute indépendance. Ces principes exigent que chacun, en toute occasion, se détermine librement, sans parti pris d’aucune sorte, ni volonté de favoriser telle partie ou tel intérêt particulier et sans céder à aucune pression.
Afin de garantir cette indépendance et cette impartialité, plusieurs règles mettent déjà en œuvre différents mécanismes comme l’inamovibilité, la protection contre les menaces, violences, voies de fait, injures ou diffamations, d’autres règles encore prévoient différentes incompatibilités. De ce point de vue, le discours de la déontologie se superpose à un dispositif normatif déjà actif. Le discours innove en revanche par son caractère préventif et son but d’installer une culture de la déontologie, en s’attachant à garantir les comportements non seulement professionnels (1), mais aussi publics (2) des membres de la juridiction administrative.
1. Garantir les comportements professionnels des membres de la juridiction administrative
L’un des axes majeurs du discours de la déontologie de la juridiction administrative est la prévention des conflits d’intérêts. Ce discours tend à garantir la conformité des comportements professionnels des membres de la juridiction afin qu’ils ne soient pas soupçonnés de juger alors même qu’ils sont en situation de conflit d’intérêts. Le discours incite les magistrats à identifier les hypothèses dans lesquelles la déontologie commanderait une abstention.
Selon la loi du 20 avril 2016, « constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ». Pour prévenir ces conflits la même loi prévoit que les membres de la juridiction doivent remettre « une déclaration exhaustive, exacte et sincère de leurs intérêts » à leur chef de juridiction. Puis « la remise de la déclaration d’intérêts donne lieu à un entretien déontologique avec l’autorité à laquelle la déclaration a été remise, ayant pour objet de prévenir tout éventuel conflit d’intérêts et d’inviter, s’il y a lieu, à mettre fin à une situation de conflit d’intérêts ». La loi précise que « l’entretien peut être renouvelé à tout moment à la demande du déclarant ou de l’autorité » et « toute modification substantielle des liens et intérêts détenus fait l’objet, dans un délai de deux mois, d’une déclaration complémentaire dans les mêmes formes et peut donner lieu à un entretien déontologique ». De plus, le collège de la déontologie peut être sollicité, on l’a dit, pour toute question relevant de cette thématique. Sensibilisé par le discours de la déontologie, chaque membre de la juridiction est ainsi invité à anticiper les hypothèses dans lesquelles il doit s’abstenir de statuer à l’occasion d’une affaire, ou même faire cesser une situation de conflit d’intérêts afin de pouvoir exercer sa profession.
La situation professionnelle du magistrat administratif est porteuse de risques de conflits d’intérêts tout particulièrement en cas d’exercice d’activité accessoire à l’activité de magistrat ou en cas d’exercices successifs d’activités, dont celle de magistrat. La charte prévoit par exemple que « la circonstance qu’un membre de la juridiction administrative exerce à titre accessoire une activité d’intérêt général, dans les conditions conformes au statut, peut être de nature à justifier son abstention ». Tout en ne réprouvant pas de telles activités accessoires, le collège de déontologie a préconisé la vigilance des magistrats ayant simultanément le statut d’auto-entrepreneur, d’enseignant à l’université, ou encore concernant l’exercice simultané d’une présidence d’une chambre disciplinaire de l’Ordre des chirurgiens-dentistes et de la section des assurances sociales de cette chambre disciplinaire. Concernant l’exercice successif d’activités, le collège a eu à statuer concernant l’exercice de la profession d’avocat après celle de magistrat administratif, et a appelé à la vigilance, puis fixé un délai de trois ans au cours duquel l’ancien magistrat doit être tout particulièrement prudent.
La situation extra-professionnelle des magistrats est aussi porteuse de risques de conflits d’intérêts, dans l’exercice de leur profession, en raison des intérêts qui peuvent être les leurs dans le cadre d’activités non-professionnelles, mais aussi en raison de ceux de leur entourage proche. La situation d’un magistrat représentant en justice une association a par exemple constitué un cas délicat pour le collège. Celui-ci a retenu que
le magistrat qui envisage de représenter en justice une association doit veiller, d’une part, à ce qu’il ne soit pas fait état de sa qualité de magistrat, d’autre part, à ce que cette forme d’expression ne soit pas, compte tenu notamment de l’activité de l’association et de l’objet de l’action en justice, constitutive d’un manquement à l’obligation de réserve.
Puis le collège a ajouté qu’
il faut aussi tenir compte, sur un plan différent, de la nécessité d’éviter que la participation personnelle d’un magistrat à une procédure engagée au nom d’une association puisse être ressentie comme une forme de rupture d’égalité au détriment de l’autre partie ou comme ayant pour objet ou pour effet de tenter d’influencer le juge saisi.
Selon une approche pragmatique, le collège a estimé que si l’objet du litige se situe
sur un terrain à l’écart de toute forme de polémique ou de tout sujet de société, il est possible – et même parfois souhaitable en termes d’intérêt général – que le magistrat exerçant des fonctions de représentation […] ne s’abstienne pas. À l’inverse lorsque, compte tenu notamment de son objet et de son contexte, l’instance a un caractère avéré de sensibilité il est selon les cas souhaitable ou nécessaire que le magistrat ne participe pas à l’audience.
Ensuite, les intérêts qu’ont les proches du magistrat ne sont pas non plus exclus du champ de la vigilance qu’impose le discours de la déontologie. Ainsi, le collège a recommandé à un magistrat de se déporter pour les affaires concernant le contentieux dont avait la charge sa conjointe au sein d’une caisse primaire d’assurance maladie. Il a également préconisé à une magistrate de se déporter pour toutes les affaires défendues devant sa juridiction par un cabinet d’avocats auprès duquel son mari avait déposé une candidature en vue d’un recrutement, et cela durant toute la durée de l’examen de la candidature par ledit cabinet.
La détection des conflits d’intérêts et la définition des hypothèses dans lesquelles un magistrat doit s’abstenir de statuer renvoient, en creux, à la nécessité que, pour qu’elle soit acceptable, la décision que le juge aura à prendre ne doit pas être altérée par les intérêts qui sont les siens. Le discours de la déontologie tend ainsi à orienter les comportements professionnels des magistrats de façon à garantir que la position du juge dans le champ social soit suffisamment distante des intérêts en jeu dans le conflit qu’il a à trancher. Cette question de l’insertion du juge dans le champ social au sein duquel les conflits ont lieu se poursuit dans le discours de la déontologie en orientant également, en plus des comportements professionnels, les comportements sociaux des membres de la juridiction administrative.
2. Garantir les comportements publics des membres de la juridiction administrative
La garantie des comportements publics des membres de la juridiction administrative par le discours de la déontologie concerne la prévention des prises de position publiques, ou plus généralement des attitudes publiques, qui seraient susceptibles de traduire un parti pris.
Les partis pris diffèrent des conflits d’intérêts dans la mesure où la position qu’adopte le magistrat au sujet du litige n’est pas le résultat d’une quelconque influence ou d’une pression, mais d’une opinion préconstituée, librement, par le magistrat, et que ce dernier a exprimée, que cela soit dans un cadre juridictionnel ou ailleurs. La prévention des partis pris implique donc de lutter contre toute expression du magistrat qui pourrait laisser penser à un justiciable que le juge a un préjugé sur son affaire au regard d’une position que le magistrat aurait tenue antérieurement. La charte précise ainsi que l’expression publique des magistrats « lorsqu’ils font état de leurs convictions politiques, syndicales, ou religieuses, est soumise au respect de l’obligation de réserve ». Elle ajoute que « l’expression publique des membres de la juridiction administrative, ne doit pas risquer de porter atteinte à la nature ou la dignité des fonctions exercées », et que « même lorsqu’ils s’expriment sous leur nom, la plus grande prudence s’impose aux membres de la juridiction administrative dans l’expression publique de toutes leurs opinions, qu’elles soient d’ordre politique, juridique, religieux ou associatif ». Le devoir de réserve s’impose également aux magistrats concernant leurs opinions juridiques. La charte prévoit que
lorsque […] un membre de la juridiction administrative a publié un commentaire sur une décision juridictionnelle, même rendue en référé, il est recommandé qu’il s’abstienne. L’abstention est impérative si le commentaire a comporté un jugement de valeur sur la décision ou une prise de position sur l’affaire.
Le premier avis rendu par le collège a concerné cette disposition. Il avait été saisi d’une demande d’avis d’un magistrat qui publie dans une revue « une chronique pour laquelle il sélectionne puis annote des jugements rendus pour une matière donnée par les TA ». Le collège a estimé que « si [les observations du magistrat dans la revue] explicitent la portée du jugement, ces observations ne s’accompagnent d’aucun développement relatif aux questions posées au tribunal et ne comportent aucune appréciation du bien-fondé du jugement » et que, par conséquent, « ces simples annotations ne constituent pas un “commentaire” au sens où l’entend la Charte ». Dans un autre avis, le collège a eu à statuer sur la situation d’un magistrat qui était conseiller municipal délégué « en charge de la lutte contre l’immigration clandestine ». Le collège a répondu au chef de juridiction qui lui avait soumis la situation :
Quelles que soient les raisons pour lesquelles le magistrat a cru pouvoir accepter, avec la notoriété qui ne pouvait manquer de s’y attacher, des fonctions de « délégué en charge de la lutte contre l’immigration clandestine », celles-ci l’exposeraient, s’il traitait au sein du tribunal des dossiers relatifs au droit des étrangers, à faire l’objet de contestations, voire de demandes de récusation […]. L’image d’impartialité de la juridiction en serait du même coup inévitablement affectée.
Le cas de ce magistrat illustre la problématique que peut poser la caractérisation d’un parti pris. Le juge en question ne s’est pas exprimé en faveur ou en défaveur des étrangers, mais prend part à une activité dont l’image est de nature à laisser penser que le magistrat a une opinion sur l’immigration clandestine et le type de solutions qu’il convient de lui apporter. De ce fait, même sans expression publique, la participation à cette activité peut légitimement permettre de soupçonner un préjugé en matière d’application du droit des étrangers.
Le problème que pose cette prévention des préjugés est celui de la place des opinions personnelles du magistrat, et de leurs éventuelles expressions antérieures, dans le traitement des litiges qui lui sont soumis, et dans le choix des décisions destinées à les régler. La Charte prévoit que les magistrats « font abstraction, dans l’exercice de leur mission, de tout préjugé ». Le discours tend ainsi à promouvoir une figure du juge sans opinion préconstituée au moment du jugement de l’affaire. La symbolique de l’objectivité de la décision du magistrat se construit par le déni de la subjectivité de ce dernier. Tout au moins le magistrat ne doit pas avoir fait préalablement savoir ce qu’il pense.
Le souci de garantir les comportements des membres de la juridiction administrative n’est qu’une « sous-finalité » du discours de la juridiction administrative. À travers ce discours destiné à garantir les comportements des juges, la juridiction se décrit comme conforme à l’image du « bon juge », occupant une position de surplomb social et non soumis aux forces en jeu dans les champs sociaux qu’il a à connaître. En se décrivant comme conforme à cette image du bon juge, la juridiction contribue à la légitimation dont dépend l’acceptation sociale des décisions juridictionnelles.
B. Légitimer la juridiction administrative
Le discours de la déontologie de la juridiction administrative constitue un discours de légitimation dans la mesure où il s’attache à montrer une image de la juridiction dotée des qualités requises pour que soient acceptées les décisions des juges administratifs (1). Ce discours est, de ce point de vue, un discours de communication à destination des justiciables. Le justiciable y est employé comme principe justificateur du discours. Il s’agit plus précisément de l’image que le juge se fait de l’image que le justiciable a du juge. À travers le discours de la déontologie, la juridiction en dit autant sur sa manière de percevoir le justiciable à partir duquel elle façonne les conditions de son office que sur le justiciable lui-même (2).
1. Légitimer par l’image
M. van de Kerchove et F. Ost considèrent que « la question de la légitimité des actes, normes et systèmes juridiques constitue la question la plus pratique qu’on puisse poser à propos du phénomène juridique ». La question de la légitimité est pratique dans la mesure où la réalité ordinaire du droit en dépend. La question pratique est donc la suivante : comment le droit produit-il l’obéissance dont son existence dépend ? La force intervient bien évidemment dans la production de cette obéissance, mais de façon secondaire. Aucun système de normes ne pourrait durablement s’imposer par la seule force. L’inculcation au plus grand nombre des valeurs que met en œuvre un ordre juridique permet d’assurer la stabilité de cet ordre juridique de façon beaucoup plus efficace et durable. « La confiance est à la base de tout système institutionnel », écrivait F. Ost.
L’image du juge est ainsi décisive dans l’obtention de la confiance nécessaire à la légitimation de celui qui a la charge de rendre justice. À partir de l’image qu’il s’en fait, le citoyen, le justiciable, le juriste, évalue la légitimité de celui qui juge à le faire. Déjà l’histoire passionnante de l’architecture des lieux de justice nous informe sur l’importance de la mise en scène pour accroître la légitimité des décisions qui sont rendues par la justice en ses palais. A. Girardet souligne à ce sujet que « dans ces lieux, la justice se donne à voir ». De la même manière, dans son langage, la justice se donne à voir. La juridiction présente ainsi, par le discours de la déontologie un autoportrait éthique de nature à accroître la légitimité de l’institution en général, et des décisions des magistrats administratifs en particulier. Ce souci de l’image de la juridiction est omniprésent dans ce discours de la déontologie ; à tel point que la question de l’apparence de la déontologie et celle de sa réalité se confondent à de multiples reprises. La Charte prévoit par exemple que
l’organisation du temps de travail, juridictionnel ou consultatif, prend en compte, dans toute la mesure du possible, la prévention des situations dans lesquelles un doute légitime pourrait naître, même du seul point de vue des apparences, quant à l’indépendance ou l’impartialité des membres de la juridiction administrative.
De façon analogue, la même charte prévoit que
les invitations ne peuvent être acceptées que si elles ne sont pas, par leur valeur, leur fréquence ou leur intention, de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant et impartial des fonctions juridictionnelles.
De façon très concrète, le discours de la déontologie définit certaines hypothèses dans lesquelles l’appartenance à la juridiction ne doit pas être manifestée par l’un de ses membres. Le collège avait par exemple été saisi par un magistrat qui avait été tiré au sort pour siéger dans une commission de quartier. Le collège avait émis le conseil suivant, et avait répondu : « sans avoir à dissimuler votre qualité de magistrat administratif, vous devrez veiller à ne pas la mettre en avant ». Dans une autre affaire concernant un magistrat en détachement susceptible de signer des mémoires en demande ou en défense, le collège avait aussi recommandé que le magistrat « ne fasse pas mention, sous sa signature, de sa qualité de magistrat administratif ». Le collège avait à ce sujet insisté en précisant que « l’intéressé doit veiller tout particulièrement à éviter toute référence, implicite ou explicite, à son état de magistrat ». À des degrés variables, mais suivant la même logique, le collège veille à ce que l’appartenance d’une personne à la juridiction ne puisse pas être employée par cette personne dans des circonstances qui seraient de nature à nuire à l’autorité symbolique de tiers impartial que la juridiction s’attache à construire et conserver, afin de pouvoir rendre la justice. La Charte aussi énonce que
même lorsqu’ils s’expriment sous leur seul nom, la plus grande prudence s’impose aux membres de la juridiction administrative dans l’expression publique de toutes leurs opinions, qu’elles soient d’ordre politique, juridique, religieux ou associatif, en particulier, lorsque leur notoriété nationale ou locale rend leur qualité de membre de la juridiction administrative transparente.
Enfin, le collège a tout particulièrement montré par sa recommandation de 2013 à quel point la question de l’image de la juridiction irrigue le maniement des exigences déontologiques. Il a précisé à l’occasion de cette recommandation :
Il demeure qu’il faut éviter de faire de ce principe une application excessivement frileuse qui – indépendamment des problèmes pratiques touchant à la composition des formations de jugement – pourrait se retourner contre l’image de la justice en donnant à penser que nombreuses sont les situations où la personne d’un magistrat ne le met pas à même de donner aux justiciables les garanties et de leur inspirer la confiance qu’appellent aussi sa fonction et son statut.
La ligne de perspective que suit le discours de la déontologie pour construire l’image de la juridiction est ainsi tracée à partir du justiciable. Ce dernier est le point de fuite à partir duquel la juridiction réalise son autoportrait. Dévider le discours de la déontologie de la juridiction administrative conduit donc jusqu’au justiciable, et plus précisément à la représentation que le juge s’en fait. En se montrant telle qu’elle devrait être dans les yeux du justiciable, la juridiction montre, dans le repli de son discours, comment elle imagine ce justiciable.
2. Imaginer le justiciable
Pour réaliser son autoportrait destiné à la mettre en valeur auprès du justiciable, la juridiction doit logiquement imaginer l’image que ce dernier va s’en faire. Dès lors, comment la juridiction imagine-t-elle le(s) justiciable(s) ? Quel est le point de vue à partir duquel la juridiction et ses membres constituent-ils leur image du justiciable ? Quels sont les appareils de perception du réel, les principes de vision et de division du monde social, que mobilisent les magistrats pour imaginer ce que les justiciables vont penser d’eux et de leurs décisions ? Comment la juridiction peut-elle savoir ce que les justiciables attendent d’elle en termes de déontologie ? Telles sont les questions qui semblent se refléter dans le discours de la déontologie de la juridiction. Tenter d’y répondre conduit à s’engager sur des chemins qui, disons-le d’emblée, s’ils pourront être identifiés, ne seront pas totalement parcourus en raison de la combinaison des savoirs, sociologiques, psychologiques et juridiques, que les réponses aux questions précitées exigent. Deux grandes lignes de réflexion peuvent toutefois être dégagées. La connaissance par les juges de l’image que les justiciables peuvent se faire de la manière dont est rendue la justice, et la compréhension des attentes qui pèsent sur eux, peuvent être le résultat, d’une part, de la relation entre le justiciable et les juges dans le cadre des procès administratifs et, d’autre part, des interactions sociales que le juge a dans le cadre de sa vie extra-professionnelle.
La rencontre du magistrat et du justiciable lors d’un procès est potentiellement un lieu de compréhension par le juge de la perception que le justiciable a de lui et des attentes qu’il exprime à son égard. Cette rencontre peut favoriser un échange entre le justiciable et le magistrat non seulement concernant les attentes du premier mais aussi sur le rôle du second – échange permettant ainsi de constituer à la fois l’image du juge auprès du justiciable et celle du justiciable auprès du juge. Pour autant, cette compréhension et cet échange sont totalement conditionnés par les règles qui déterminent la manière dont la rencontre entre le magistrat et le justiciable doit avoir lieu. L’histoire longue du procès administratif témoigne d’une modalité de rencontre entre le juge et le justiciable très majoritairement écrite. En d’autres termes, pendant très longtemps le juge ne rencontrait jamais directement le justiciable au cours du procès. Les échanges se limitaient à un jeu d’écrits qui obérait de façon très importante la possibilité pour le juge comme pour le justiciable d’imaginer l’image que l’un se faisait de l’autre. En revanche, l’histoire récente du procès administratif manifeste un rapprochement du juge et du justiciable. La procédure de référé a permis au juge de rencontrer physiquement les justiciables, d’échanger oralement avec eux. Si l’objet principal de cette rencontre concerne l’affaire en cause, cet échange permet aux uns et aux autres de mieux comprendre les attentes de chacun. D’ailleurs, il a souvent été expliqué que le renouvellement récent des offices du juge administratif avait eu pour antichambre les audiences de référé, à l’occasion desquelles les magistrats ont pu mesurer les enjeux factuels des affaires, et l’image très négative de la juridiction susceptible d’en résulter si cette dernière ne prenait pas en compte ces enjeux en jugeant. Le décret du 13 août 2013 comprend également des dispositions relatives à cette image de la juridiction et de la rencontre du justiciable et du magistrat. L’article R. 772-6 du code de justice administrative, tel qu’issu de ce décret, prévoit que, pour les contentieux sociaux,
une requête de première instance ne peut être rejetée pour défaut ou pour insuffisance de motivation […] qu’après que le requérant a été informé du rôle du juge administratif et de la nécessité de lui soumettre une argumentation propre à établir que la décision attaquée méconnaît ses droits et de lui transmettre, à cet effet, toutes les pièces justificatives utiles.
La disposition promeut manifestement une meilleure compréhension par le justiciable du rôle du juge qui a à connaître de sa requête. Le justiciable pourra d’autant mieux comprendre comment son affaire a été jugée qu’il aura eu une connaissance précise du rôle du juge. Dans le même temps, la disposition contraint le juge à se mettre à la place du justiciable pour trouver le niveau de discours adapté pour que le justiciable, non rompu aux arcanes de la justice administrative et encore moins à la philosophie de l’État et de la justice qui les traverse, puisse comprendre la manière dont sera jugée l’affaire dans laquelle il est partie.
Les modalités de la procédure administrative contentieuse ne peuvent donc pas être réduites à des dispositions techniques. Elles déterminent la rencontre du juge et du justiciable et facilitent, ou non, leur compréhension mutuelle. Elles conditionnent ainsi l’image que le juge se fait du justiciable et de ses attentes envers lui en matière de déontologie. Pour autant, le procès ne peut être le seul lieu de constitution de cette image du justiciable par le juge. Le champ social dans lequel évolue ce dernier est aussi déterminant.
En effet, M. Godelier explique que « tout rapport social, quel qu’il soit, implique une part d’idéel, une part de pensée, de représentations ». Les rapports que les juges ont aux justiciables engagent les représentations que les juges se font du monde social dans lequel ils vivent, les principes de classement des personnes qu’ils mobilisent plus ou moins consciemment pour appréhender le justiciable ou encore, plus généralement, les espaces sociaux dont ils sont issus et dans lesquels ils évoluent au quotidien. Les milieux sociaux d’origine, les lieux d’habitation, ceux de vacances, les personnes fréquentées, les loisirs pratiqués, la culture considérée comme légitime, les brevets de mérite social reconnus, les conduites considérées comme déontologiques, sont autant de schèmes de perception des hommes qui conditionnent la manière dont les juges constituent leurs images du justiciable, et la compréhension de l’image que ce dernier est susceptible d’avoir d’eux. Les distances sociales séparant un conseiller d’État, un ministre, un maire d’une petite commune, un dirigeant d’une grande entreprise publique ou encore un immigré demandant la suspension de l’arrêté ordonnant son expulsion, sont très variables. Pour prendre un exemple caricatural mais, à ce titre, révélateur, le monde social dans lequel vit un conseiller d’État est plus proche de celui d’un ministre que de celui d’un immigré sans papiers vivant dans une tente. Comprendre comment les juges imaginent le justiciable mène ainsi irrémédiablement à s’intéresser à l’influence des champs sociaux à partir desquels ils élaborent cette représentation.
Cette question des influences des champs sociaux sur la manière dont le juge se représente le justiciable – et donc se représente lui-même dans le regard du justiciable – n’est, semble-t-il, jamais abordée par le discours de la déontologie. Elle constitue dès lors le point aveugle de ce discours, son impensé. Pour aussi désagréable que puisse être pour quiconque le constat des facteurs sociaux qui influencent ses opinions et représentations du monde, l’issue la plus profitable ne semble pas être le déni, par réaction de défense de l’autonomie fantasmée de son jugement, mais l’acceptation. Accepter que les juges administratifs, comme quiconque, sont des sujets sociaux, et subissent des influences plus importantes que ce que la conscience de chacun ne laisse deviner, permet d’essayer de prendre de la distance vis-à-vis de ces influences. Le discours de la déontologie de la juridiction administrative pourrait alors accroître son efficacité en interrogeant la manière par laquelle la juridiction connaît ses usagers, et ainsi optimiser la satisfaction de leurs attentes de déontologie. Que l’on examine toutes les sources institutionnelles du discours de la déontologie, le justiciable, au nom duquel le discours de la déontologie est produit, n’est qu’une image dans la production de ce discours. J. Moret-Bailly et D. Truchet, notaient déjà en 2010 que « les usagers du droit et de la justice ne sont jamais consultés sur la déontologie des juristes. En ce sens, elle reste une affaire intérieure de la profession : c’est une autre rémanence de son caractère corporatif ». Ces mêmes auteurs ajoutaient en 2014 :
La participation de membres extérieurs à un groupe à l’élaboration d’une déontologie s’avère systématiquement enrichissante et améliore la pertinence, la subtilité, en un mot « l’intelligence » des règles considérées.
Si le discours de la déontologie est produit au nom du justiciable, peut-être serait-il en effet pertinent que ce dernier soit convié, d’une manière ou d’une autre, à en être l’un des co-auteurs.
Mickaël Lavaine
Enseignant-chercheur contractuel en droit public à l’Université de Bretagne Sud.
Pour citer cet article :
Mickaël Lavaine « Le discours de la déontologie de la juridiction administrative », Jus Politicum, n°18 [https://juspoliticum.com/articles/Le-discours-de-la-deontologie-de-la-juridiction-administrative]