Dans plusieurs décisions datées de 1962, 1992 et 2003, le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent pour contrôler la constitutionnalité des révisions à la constitution. Nous montrerons dans cet article que cette solution emporte l’approbation d’une partie importante de la doctrine, et ne se comprend qu’au regard de la conception de la constitution et du pouvoir constituant défendue par cette doctrine. Pourtant, le refus du Conseil constitutionnel de se prononcer sur la constitutionnalité des révisions constitutionnelles ne signifie en rien que cette juridiction se soit tenue à l’écart des importantes mutations qu’a connues la Constitution dans la période récente. De même, alors que la quasi-totalité des analyses doctrinales insiste sur l’absence de limites matérielles à la révision constitutionnelle et de règles « supra-constitutionnelles », il ressort du langage utilisé par le Conseil dans ces décisions qu’il y a lieu de se démarquer de ce point de vue. En effet, si le Conseil a refusé de contrôler des révisions constitutionnelles, il l’a fait en des termes qui se rapprochent du langage utilisé par les juridictions qui ont reconnu leur justiciabilité. Loin de faire preuve de neutralité et d’autolimitation, le Conseil constitutionnel parle un langage spécifique, empreint d’essentialisme, qui mérite un examen approfondi.

In several rulings from 1962, 1992 and 2003, the French constitutional court has denied jurisdiction on constitutional amendments. This article shows that this solution can only be understood with a view to a doctrinal background which provides its intellectual justification. While refusing to judicially review constitutional amendments, the French constitutional court is in fact massively involved in the ongoing process of altering the constitution. Also, while the quasi-official doctrinal analysis insists on the absence of material limits to the amendment of the constitution, and on the absence of any « supra-constitutional » rules, an analysis of the language used by the court in these rulings offers reasons to diverge from this view. While the court has refused to review constitutional amendments, it has done so in a way which comes very close to the language used by those courts which stated that such amendments were justiciable. Far from adhering to a mere policy of neutrality and self-restraint, the Constitutional council speaks a « language of eternity » with a rich substantive content.

Traduit de l’anglais par Alexandre Guigue et Véronique Sauron

 

Introduction

 

Les révisions constitutionnelles ont perdu une large part de leur magie, au grand soulagement des juristes contemporains, qui n’en ont cure. La magie résidait dans la communion quasi-mystique entre la procédure de révision et le moment fondateur de tout nouveau régime, ce moment au cours duquel l’auteur de la constitution peut exprimer sa vision et façonner les comportements politiques futurs, en gardant la distance nécessaire par rapport à la politique partisane. Désormais, la révision constitutionnelle est un processus largement désenchanté. Dans de nombreux pays, les révisions constitutionnelles sont devenues des procédures presque ordinaires. La distance avec la production normative de niveau infra-constitutionnel tend progressivement à s’estomper. Depuis 1949, la Loi fondamentale allemande a été révisée plus de cinquante fois. L’Italie est frappée d’obsession constitutionnelle et multiplie à son tour les révisions. La Constitution française, quant à elle, a été révisée à vingt-quatre reprises depuis 1958, en incluant la réforme d’ampleur issue de la révision du 23 juillet 2008. Nombre de révisions constitutionnelles majeures sont venues, non pas « d’en haut », comme le ferait penser une représentation quasi-mystique du pouvoir constituant, mais « d’en bas », c’est-à-dire au travers d’un processus technique d’adaptation des normes plutôt que d’une remise en question des principes fondateurs de l’État. Il n’en demeure pas moins que, tout ordinaire que soit devenu le pouvoir de révision, il conserve une dimension politique. Le recours à la constitution est rendu nécessaire par la croyance presque spontanée qu’elle est une loi d’un genre supérieur et que l’inscription dans le texte suprême de certains arrangements politiques contribue à les protéger pendant les périodes de trouble.

C’est l’objet même du constitutionnalisme que de graver dans le marbre certains principes, règles, valeurs et modèles institutionnels. Le contrôle juridictionnel est apparu à l’âge moderne comme le moyen le plus satisfaisant de garantir cet ensemble contre tout changement indésirable. Les lois constitutionnelles n’ont cessé d’évoluer au fil du temps, une évolution marquée par une volonté toujours plus forte de rationalisation. De fait, l’élément de droit naturel présent dans le constitutionnalisme s’est peu à peu estompé et a été remplacé par une variété de règles – au premier rang desquelles se trouvent les clauses constitutionnelles créant des limites juridiques à la révision – et par le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois.

La nouveauté ne réside pas dans l’existence de limites juridiques au pouvoir de révision en tant que telles – elles existent depuis bien longtemps – mais dans ce que ces limites ont acquis une nouvelle dimension dans le cadre de la révision constitutionnelle. Dans les constitutions française, italienne ou allemande, les « dispositions intangibles » (ou « clauses d’éternité »), qui empêchent la révision de certaines dispositions de la Constitution, ne prévoient pas expressément l’intervention des cours constitutionnelles, ce qui soulève la question du degré d’implication de ces dernières dans le processus de révision. Les cours constitutionnelles doivent-elles ou non interférer avec le pouvoir constituant ? Au regard de l’extension contemporaine des compétences et des pouvoirs des juges constitutionnels dans le monde, il pourrait sembler que c’est à ceux qui répondent à cette question par la négative qu’il revient de se justifier. Si la constitution est effectivement la loi suprême, et si les cours en sont les gardiennes les plus attentives, on ferait bien de s’interroger sur les raisons qui pourraient raisonnablement les empêcher de contrôler la constitutionnalité des révisions constitutionnelles. L’intervention des cours dans l’exercice du pouvoir de révision soulève une autre question. En effet, personne ne peut décemment croire que le contrôle juridictionnel permet, comme par miracle, de maintenir la norme constitutionnelle dans sa pureté initiale. D’ailleurs, les preuves ne manquent pas pour établir que le gardien de la constitution joue un rôle, parfois essentiel, dans la définition de la substance constitutionnelle. Lorsque les cours se déclarent compétentes pour apprécier la constitutionnalité des révisions constitutionnelles, comme elles l’ont fait par exemple en Italie, en Allemagne et en Inde, elles sont conduites à énoncer expressément les principes constitutionnels supérieurs qui forment la base de leur contrôle, créant ainsi, à côté des « clauses d’éternité », un ensemble de décisions qu’on pourrait, par analogie, appeler des « jurisprudences d’éternité» et par lesquelles ont été établi des principes supérieurs qui servent de références pour le contrôle des révisions constitutionnelles. Ces dispositions et décisions ont en commun de présenter la constitution comme un tout complexe, multidimensionnel qui n’est pas réductible à un ensemble de normes. Étonnamment, comme nous le verrons, d’autres cours, qui ont pourtant considéré que les révisions constitutionnelles n’étaient pas justiciables, ont adopté la même approche. C’est tout particulièrement le cas, en France, du Conseil constitutionnel.

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Cet article comporte quatre parties. La première donne un aperçu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel portant sur le contrôle des révisions constitutionnelles (I). La deuxième s’efforce de montrer que le refus du Conseil constitutionnel de connaître des révisions constitutionnelles ne peut être compris, d’un point de vue intellectuel, qu’au regard d’une théorie de la constitution (II). C’est à cette lumière que l’on peut comprendre pourquoi, en dépit de son refus de contrôler les révisions, le Conseil constitutionnel n’est pas tenu à l’écart du processus permanent de révision de la constitution qui caractérise désormais le droit positif français (III). De même, alors que cette doctrine insiste sur l’absence de limites matérielles à la révision de la constitution et sur l’absence, dans le système juridique français, de règles supra-constitutionnelles, il ressort du langage utilisé par le Conseil constitutionnel dans ses décisions que ce point de vue doit être remis en cause. La quatrième et dernière partie de cet article s’efforce de démontrer que le Conseil constitutionnel a formulé son refus de se prononcer sur la constitutionnalité des révisions constitutionnelles dans un langage qui se rapproche singulièrement de celui utilisé par les cours qui, pour leur part, ont admis la justiciabilité de ces révisions. Dans ces décisions, le Conseil constitutionnel emploie un idiôme spécifique, empreint d’essentialisme, et qui mérite un examen approfondi (IV).

 

I. Du Petit-Clamart à Maastricht : la construction de la jurisprudence relative à l’injusticiabilité des révisions constitutionnelles

 

Lorsqu’il s’agit d’analyser la question du contrôle juridictionnel du pouvoir de révision dans le contexte français, quatre décisions méritent avant tout l’attention. Les trois premières sont intervenues dans un contexte politique particulièrement dense et toutes ont contribué à façonner les débats constitutionnels français.

Avant d’analyser ces décisions, il convient de dire quelques mots sur le contrôle de constitutionalité tel qu’il est conçu en France. Avant 2008 (et l’adoption de l’article 61, alinéa 1, de la Constitution), le Conseil constitutionnel faisait figure d’exception dans le monde en ce que son pouvoir de contrôler la constitutionnalité ne pouvait s’opérer qu’a priori, c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la loi. En particulier, la constitution de 1958 a créé deux procédures distinctes. L’article 61, alinéa 2, de la Constitution prévoit la saisine du Conseil constitutionnel pour les lois ordinaires. Il dispose que :

[…] les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur promulgation, par le Président de la République, le Premier ministre, le président de l’Assemblée nationale, le président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs.

L’article 54 de la Constitution obéit, pour sa part, à une finalité différente : il s’agit de permettre un contrôle de la compatibilité entre la Constitution et les traités préalablement à leur ratification :

Si le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République, par le Premier ministre, par le président de l’une ou l’autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l’autorisation de ratifier ou d’approuver l’engagement international en cause ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution.

Mais la Constitution ne contient aucun article autorisant expressément le Conseil constitutionnel à apprécier la constitutionnalité des révisions constitutionnelles. Elle n’en contient pour autant aucun qui lui interdise de le faire.

 

A. Les décisions et leur contexte

 

1. La décision de 1962

 

La première décision s’inscrit dans le cadre de la grande réforme constitutionnelle introduite par le Général de Gaulle en novembre 1962 et relative à la désignation du Président de la République. On associe souvent cette réforme importante aux conclusions que le grand homme avait tirées, pour les institutions, de l’attentat auquel il avait échappé de peu au Petit-Clamart en avril de la même année. Initialement, le Président était élu par un collège d’environ 80 000 grands électeurs. Depuis 1962, il est élu au suffrage universel direct. La réforme a été approuvée par le corps électoral au moyen d’un référendum organisé en application de l’article 11 de la Constitution. L’article 11 prévoit la possibilité de soumettre un projet de loi à un référendum populaire, mais définit strictement quels sont ceux qui peuvent faire l’objet d’un référendum :

Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux Assemblées, publiées au Journal Officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions.

Bien que l’article se réfère à « l’organisation des pouvoirs publics » et au « fonctionnement des institutions », il a été généralement admis que la procédure visée par l’article 11 n’était pas censée être utilisée pour réviser la Constitution. De fait, la seule disposition expressément consacrée à la révision figurant dans la Constitution est celle contenue dans l’article 89 contenu dans le titre XVI (« De la révision »), qui dispose que :

L’initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement. Le projet ou la proposition de révision doit être examiné dans les conditions de délai fixées au troisième alinéa de l’article 42 et voté par les deux assemblées en termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum. Toutefois, le projet de révision n’est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n’est approuvé que s’il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés […].

La décision prise par le Général de Gaulle de recourir à l’article 11 de la Constitution plutôt qu’à l’article 89 aux fins de modifier la constitution a provoqué une onde de choc chez les juristes, y compris comme nous le savons aujourd’hui au sein même du Conseil constitutionnel. Le Conseil d’État, agissant en sa capacité d’organe consultatif de l’exécutif, a aussi affirmé que seul l’article 89 de la Constitution définissait la procédure applicable à la révision de la Constitution. Beaucoup plus tard, en 1998, il jugea opportun de le redire dans son arrêt Sarran et Levacher en distinguant clairement les référendums intervenant « en matière législative dans les cas prévus par l’article 11 de la Constitution » et ceux intervenant « en matière constitutionnelle comme le prévoit l’article 89 ».

En 1962, le projet de loi fut soumis par le Président du Sénat au Conseil constitutionnel, qui se déclara incompétent pour déterminer s’il était ou non contraire à la Constitution. Pour parvenir à cette motivation d’incompétence, le juge constitutionnel déclara :

[qu’] Il résulte de l’esprit de la Constitution, qui a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics que les lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple à la suite d’un référendum, constituent l’expression directe de la souveraineté nationale.

Cette décision est intervenue dans les premières années de la Ve République. Les commentateurs n’ont pas manqué alors de souligner la tolérance, voire la prudence, du Conseil. En 1962, interpréter la Constitution – ou tenir lieu pour elle de « gardien » – était une tâche empreinte de difficultés spécifiques. Les auteurs de la Constitution n’avaient pas encore quitté la scène. De Gaulle n’était ni le rédacteur de la Constitution au sens technique du terme (ce rôle fut dévolu à Michel Debré et à son entourage de hauts-fonctionnaires), ni son auteur au sens juridique du terme (la Constitution ayant été adoptée par le peuple par la voie du référendum), mais celui qui l’a modelée et façonnée selon sa propre conception du pouvoir constitutionnel. « Conception » n’est peut-être pas le mot qui exprime le mieux la réalité, la Constitution ayant été construite autour de la personne même de de Gaulle. Dans un tel contexte, une institution nouvelle comme le Conseil constitutionnel ne pouvait que faire montre d’une immense déférence. Un juriste réaliste verra dans la décision de 1962 l’œuvre d’une institution nouvelle se pliant à la volonté d’un gouvernant au sommet de sa légitimité. Par delà la référence à la « volonté nationale », une lectrice imprégnée de la tradition française de droit public pourrait également y voir une sorte d’allusion à l’idée de volonté générale, une notion qui a permis de combler l’écart entre la Révolution française et les idées des publicistes de la IIIe République (1875-1940). Mais la formulation de la décision de 1962 ne penchait pas moins dans une direction inverse. En effet, cette « volonté nationale » directement exprimée dans le référendum était celle, selon le Conseil constitutionnel, du « peuple ». Or ici, la référence au « peuple » allait au delà de l’utilisation d’un simple synonyme du corps électoral constitué de tous les citoyens (autrement dit : du suffrage universel). En effet, rien ne permet de dire que les votations au suffrage universel échappent par nature au contrôle juridictionnel : le Conseil constitutionnel ne contrôle-t-il pas par exemple les opérations de vote relatives à l’élection présidentielle ? Ici, la référence au peuple et à l’expression directe de la souveraineté nationale ne se comprend qu’en lien avec le fait qu’il s’était agi d’une révision de la constitution. Rien non plus n’aurait interdit que l’organe compétent pour effectuer la révision fut rangé au nombre des « pouvoirs publics » dont l’activité est « régulée » par le Conseil constitutionnel. L’exclusion opérée ici ne peut donc se comprendre, implicitement, que par un amalgame effectué entre ce « peuple français » auquel fait référence l’article 11, organe compétent pour voter des lois ordinaires par voie référendaire, et deux autres « peuples » : l’organe compétent, au même titre que le Congrès, pour adopter par voie référendaire des révisions de la Constitution d’un côté et, de l’autre, le « peuple français » ayant, comme le rappelle liminairement son préambule, adopté la Constitution le 4 octobre 1958. Autrement dit : le peuple référendaire de l’article 11, auteurs de lois ordinaires, a connu un double anoblissement. D’une part, il s’est vu reconnaître la compétence d’effectuer des révisions constitutionnelles. D’autre part, il a été revêtu de la même immunité « souveraine » que le peuple ayant exercé, en 1958, le pouvoir constituant dit « originaire ». C’est ainsi que l’on peut interpréter l’idée d’une expression « directe » – non moins directe qu’en 1958, donc – de la « souveraineté nationale ». Par conséquent, le « peuple » ainsi façonné en 1962 par le Conseil constitutionnel détenait une légitimité supérieure à celle du législateur ordinaire exprimant certes la « volonté générale » mais n’étant plus immunisé, depuis 1958, contre le contrôle de la constitutionnalité de ses actes. À tous ces points de vue, la formule de 1962 doit désormais être comprise en liaison avec ce qui fut dit trente ans plus tard dans les trois décisions de 1992 relatives au traité de Maastricht.

 

2. Un pouvoir souverain de révision : le contentieux « Maastricht » de 1992

 

Le 2 septembre 1992, le Conseil constitutionnel a été appelé à se prononcer sur la constitutionnalité du Traité sur l’Union européenne. La saisine était fondée sur l’article 54 de la constitution et non sur l’article 61. Pour la seconde fois, le Conseil constitutionnel avait à connaitre d’une demande relative au Traité. En avril 1992 (décision dite « Maastricht I »), à l’issue d’une première demande présentée par le Président de la République sur le fondement de l’article 54 de la constitution, le Conseil avait jugé que le Traité ne pouvait être ratifié qu’après une révision de la Constitution, ce qui a conduit, entre autres, à l’adoption de l’article 88-3 de la Constitution. Le 2 septembre 1992 (décision dite « Maastricht II »), le Conseil constitutionnel décida qu’aucune disposition du traité de Maastricht n’était plus contraire à la Constitution. Les auteurs de la saisine faisaient valoir « qu’en dépit de l’adjonction de l’article 88-3 à la Constitution, le Traité sur l’Union européenne demeure contraire à celle-ci », faute pour le législateur constituant d’avoir modifié l’article 3 de la Constitution et l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui affirment tous deux le principe de la souveraineté nationale. Le Conseil constitutionnel a répondu que :

Considérant que sous réserve, d’une part, des limitations touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut pas être engagée ou poursuivie, qui résultent des articles 7, 16 et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et, d’autre part, du respect des prescriptions du cinquième alinéa de l’article 89 en vertu desquelles « la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision », le pouvoir constituant est souverain ; qu’il lui est loisible d’abroger, de modifier ou de compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu’il estime appropriée ; qu’ainsi rien ne s’oppose à ce qu’il introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas qu’elles visent, dérogent à une règle ou à un principe de valeur constitutionnelle ; que cette dérogation peut être aussi bien expresse qu’implicite.

Il a également considéré que :

[…] dans les limites précédemment indiquées, le pouvoir constituant est souverain ; […] il lui est loisible d’abroger, de modifier ou de compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu’il estime appropriée.

Et que :

[…] les dispositions précitées de l’article 88-2 ont pour effet de lever les obstacles d’ordre constitutionnel à l’intégration de la France au sein de l’union économique et monétaire instituée par le traité ; que relève du pouvoir d’appréciation du constituant le fait de choisir d’ajouter à la Constitution une disposition nouvelle, plutôt que d’apporter des modifications ou compléments à ses articles 3 et 34 relatifs aux compétences des représentants du peuple ; que l’argumentation fondée sur la violation de ces articles est par suite dénuée de pertinence ;

Le 20 septembre 1992, le corps électoral adopta par la voie d’un référendum – sur le fondement de l’article 11 de la Constitution – la loi autorisant la ratification du Traité de Maastricht. Le 23 septembre 1992 plusieurs membres du Parlement ont soumis ce texte au Conseil constitutionnel sur le fondement de l’article 61, alinéa 2, de la constitution.

Par sa décision dite « Maastricht III », le Conseil constitutionnel confirma à cette occasion qu’il ne se reconnaissait pas de compétence dans un tel cas, en précisant que :

l’article 61 de la Constitution donne au Conseil constitutionnel mission d’apprécier la conformité à la Constitution des lois organiques et des lois ordinaires sans préciser si cette compétence s’étend à tous les textes de caractère législatif, qu’ils aient été adoptés par le peuple à la suite d’un référendum ou qu’ils aient été votés par le Parlement […]

Reprenant la formule jurisprudentielle employée en 1962, il déclara par ailleurs que :

[A]u regard de l’équilibre des pouvoirs établi par la Constitution, les lois que [la Constitution ] a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple français à la suite d’un référendum contrôlé par le Conseil constitutionnel au titre de l’article 60, constituent l’expression directe de la souveraineté nationale

Toutes ces formules de principe ont une grande importance et on reviendra sur elles dans la suite de cette étude.

 

3. La décision « Organisation décentralisée de la République » de 2003

 

En mars 2003, le Conseil constitutionnel a été saisi par des membres du Parlement de la loi constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République portant modification de nombreuses dispositions de la constitution. Cette loi avait été adoptée le 17 mars 2003 par le Parlement réuni en Congrès, en même temps qu’une autre loi constitutionnelle (relative au « mandat d’arrêt européen ») qui n’a pas pour sa part été déférée au Conseil. Les auteurs de la saisine s’appuyaient sur l’article 61 de la Constitution pour faire valoir que le Conseil constitutionnel avait compétence pour contrôler la constitutionnalité de cette loi. Le Conseil a estimé que tel n’était pas le cas. Dans une décision pour le moins laconique, il a indiqué qu’il n’avait pas « compétence pour statuer sur la demande ».

Cette décision, qui fournit un parfait exemple de l’imperatoria brevitas observée par le Conseil constitutionnel, s’attache aux seuls arguments relatifs à sa compétence et précise que :

La compétence du Conseil constitutionnel est strictement délimitée par la Constitution ; qu’elle n’est susceptible d’être précisée et complétée par voie de loi organique que dans le respect des principes posés par le texte constitutionnel ; que le Conseil constitutionnel ne saurait être appelé à se prononcer dans d’autres cas que ceux qui sont expressément prévus par ces textes […].

L’article 61 de la constitution donne au Conseil constitutionnel mission d’apprécier la conformité à la constitution des lois organiques et, lorsqu’elles lui sont déférées dans les conditions fixées par cet article, des lois ordinaires ; que le Conseil constitutionnel ne tient ni de l’article 61, ni de l’article 89, ni d’aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle ;

[…] il résulte de ce qui précède que le Conseil constitutionnel n’a pas compétence [pour statuer sur la demande susvisée].

Cette dernière décision a confirmé, si besoin était, qu’en France « les lois constitutionnelles échapperaient » désormais, « à tout contrôle de constitutionnalité ». On a pu remarquer en particulier que la motivation d’incompétence avait pour particularité, et peut-être pour avantage, de faire cesser les hésitations nées de la référence, dans le cons. no 19 de la décision Maastricht II, aux éventuelles « réserves » qui justifieraient malgré tout un contrôle des amendements à la Constitution :

sous réserve […] des limitations touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut pas être engagée ou poursuivie, qui résultent des articles 7, 16 et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et […] du respect des prescriptions du cinquième alinéa de l’article 89 en vertu desquelles « la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision » […].

Comme on aura l’occasion de le dire un peu plus loin dans ces pages, ces « réserves » ont fait couler beaucoup d’encre. En particulier, il était difficile de comprendre comment la reconnaissance du caractère souverain d’un pouvoir normatif pouvait s’accommoder de réserves quelconques. Toutefois, comme on le dira, si la construction conceptuelle ainsi élaborée était en effet quelque peu malencontreuse, la reconnaissance de telles réserves n’avait pas nécessairement vocation à rester sans effet.

 

B. Le principe de l’absence de contrôle

 

En s’appuyant notamment sur cette formule liminaire par laquelle le considérant no 19 de la décision no 92-312 DC consacrait certaines « réserves » venant limiter la souveraineté du pouvoir constituant, une minorité d’observateurs soutient encore que l’immunité reconnue aux révisions constitutionnelles pourrait ne pas être totale. Ils insistent en particulier sur certains détails qui laissent à penser que la situation est plus nuancée qu’il n’y paraît. Il importe pour le comprendre de revenir sur la décision « Maastricht II » et il est essentiel, pour l’analyser, d’en examiner le cadre procédural. Les articles 54 et 61, alinéa 2, de la Constitution établissent deux procédures distinctes. Sur le fondement de l’article 54, le Conseil constitutionnel participe au processus visant à assurer l’articulation entre le droit international (les traités déjà signés mais non encore ratifiés) et le droit constitutionnel. Il n’a pas le pouvoir d’annuler un traité ou de le neutraliser. Il peut simplement déterminer si la ratification doit ou non être précédée d’une révision de la Constitution, à charge ensuite pour le pouvoir constituant de décider si la révision doit ou non avoir lieu. La possibilité donnée au Conseil constitutionnel de déclarer un traité incompatible avec la Constitution le met en position de faire apparaître la nécessité d’une révision en constatant l’incompatibilité entre le traité et la constitution. À défaut, le traité ne pourra pas être ratifié. Il en résulte que l’article 54 de la Constitution doit être classé parmi les dispositions constitutionnelles régissant le pouvoir de révision, bien qu’il ne figure pas dans le titre XVI de la Constitution (« De la révision de la constitution ») et qu’il n’y soit pas fait référence dans l’article 89. La décision « Maastricht II » doit être lue ainsi : le pouvoir de révision était déjà intervenu une première fois mais une nouvelle intervention pouvait encore être requise à l’issue du premier contrôle exercé par le Conseil constitutionnel au titre de l’article 54. Cette première intervention était l’occasion pour le juge constitutionnel de définir des principes régissant l’exercice du pouvoir de révision par le Parlement réuni en Congrès. Les réserves formulées dans le considérant no 19 peuvent ainsi se comprendre comme un « mode d’emploi » destiné à guider le législateur constituant. Dans au moins cinq décisions rendues depuis 1999, le Conseil constitutionnel a défini les conditions dans lesquelles le pouvoir de révision pouvait introduire des dispositions nouvelles dérogeant à « des règles ou principes de valeur constitutionnelle ». Le Conseil, reprenant sa formule de la décision no 92-312 DC, a précisé que rien ne s’opposait à l’exercice de ce pouvoir, « sous réserve des prescriptions contenues dans les articles 7, 16 et 89 de la Constitution ». Dans les deux décisions de 1999 et de 2003, le cadre procédural est également intéressant. Le contrôle était exercé non pas sur le fondement de l’article 61, alinéa 2, mais de l’article 61, alinéa 1, puisqu’il s’agissait du contrôle d’une loi organique et non d’une loi ordinaire ou d’un traité.

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À ce stade, un lecteur qui serait peu familier du droit français pourrait se poser une question très simple. La Constitution de 1958 ne semble-t-elle pas poser certaines limites au pouvoir de révision ? Ces limites ne sont-elles pas rappelées par le Conseil constitutionnel lui-même dans les décisions susmentionnées (dans la formule liminaire du cons. no 19 de la décision no 92-312 DC : « sous réserve des prescriptions… »). Si le Conseil constitutionnel refuse d’apprécier la constitutionnalité des dispositions nouvelles, comment ces prescriptions peuvent-elles être respectées ? La réponse est claire : de lege lata, elles ne le peuvent pas. L’effet de la solution retenue par le Conseil constitutionnel est de priver de toute sanction la méconnaissance éventuelle de ces dispositions. On pourrait y voir un mépris grossier de la lettre de la constitution et, de fait, il est possible qu’il en soit ainsi. C’est aussi un exemple de la distinction classique qui existe dans la théorie juridique entre la question de la validité de la règle et celle de l’effectivité de la sanction : quoique contraire à la constitution, un amendement adopté en contrariété avec les limites matérielles ou procédurales contenues dans la constitution peut rester en vigueur puisque le Conseil constitutionnel a refusé d’en apprécier la constitutionnalité, laissant ainsi passer l’occasion de l’invalider. Pour bien comprendre cette difficulté, il est nécessaire de se reporter à la façon dont ces décisions ont été commentées par la doctrine.

 

II. La Constitution et les sceptiques

 

Toutes les décisions que nous avons examinées jusqu’à maintenant frappent par leur laconisme. On peut difficilement dire que le Conseil constitutionnel a suffisamment motivé ses décisions, mais on aurait tort d’affirmer qu’elles sont pour autant dénuées de justifications. Si elles n’expriment pas clairement les motifs qui leurs servent de fondement, elles n’en donnent pas moins des indices en se référant à des principes tels que « l’esprit de la constitution » ou « l’expression directe de la souveraineté nationale ». À n’en pas douter, les juges qui ont statué sur ces affaires se sont appuyés sur un raisonnement précis et parfaitement articulé. Reste que chaque décision se présente au bout du compte comme une sorte de résumé indiquant brièvement le raisonnement conduit, ou ayant pu être conduit. Ledit raisonnement est relégué en arrière-plan de cette argumentation sommaire comme s’il avait été jugé préférable – pour des raisons diverses – qu’il conserve un caractère implicite. Dans une culture juridique occidentale dominée par les valeurs de transparence et de rationalité, qui implique (entre autres) le fait de motiver ses décisions, la jurisprudence du Conseil constitutionnel s’expose donc au risque de ne pas dépasser un certain niveau de rationalité. Cela a inévitablement des conséquences négatives sur sa légitimité. Pourtant, c’est ainsi que les tribunaux français tranchent souvent des affaires, et la question n’est pas tant d’approuver ou de désapprouver ce phénomène que d’en chercher la signification. En Allemagne, en Inde ou aux États-Unis, les juges donnent leur opinion, laquelle prend souvent la forme d’un long exercice doctrinal de recherche sur le sens du droit. En France, les décisions sont prises à l’unanimité des juges et expriment davantage la volonté de l’État que l’opinion d’un juriste, même s’il s’agit d’un éminent juge constitutionnel. En raison de la façon dont les décisions sont rédigées, ce qui est mis en avant est plus l’autorité que la raison.

Au demeurant, les juges constitutionnels peuvent se permettre d’être laconiques dans leurs décisions puisqu’ils peuvent s’appuyer sur un ensemble cohérent de principes doctrinaux élaborés au fil du temps dans la littérature juridique. Parmi ceux qui défendent ces décisions figurent des auteurs très proches du Conseil lui-même, parce qu’ils en étaient eux-mêmes membres (à l’instar de Georges Vedel et Robert Badinter), ou qu’ils en étaient le Secrétaire général (comme Bruno Genevois et Jean-Eric Schoettl). Il arrive, comme dans le cas de la décision de 2003, que le commentaire officiel « aux cahiers du Conseil constitutionnel » se réclame en retour de ces mêmes auteurs, créant ainsi une sorte d’argument d’autorité circulaire : les auteurs de doctrine tirent leur autorité de leurs fonctions ou anciennes fonctions au sein du Conseil, et un commentaire quasi officiel issu de cette institution trouve un surcroît de légitimation dans le fait de citer ces auteurs, à l’exclusion d’éventuels autres commentateurs.

Ces commentateurs autorisés – jamais la formule n’a semblé plus juste – tendent à recourir, dans leur défense, à des arguments identiques. La logique d’ensemble de ce complexe argumentatif présent dans leurs écrits – et qui leur donne un indiscutable « air de famille » – dépasse le seul problème du contrôle des amendements constitutionnels. Il s’agit là d’une véritable doctrine. Sur ce point, je me référerai ici principalement aux vues de Georges Vedel et de Bruno Genevois, qui expriment admirablement ce que l’on pourrait appeler la théorie « sceptique » de la constitution. Dans les paragraphes qui suivent, je vais tenter d’esquisser les grandes lignes de cette théorie, qui envisage la constitution en des termes purement formels et apparaît particulièrement réticente à admettre qu’il puisse y avoir des limites réelles (autres que procédurales) au pouvoir de révision. La doctrine du scepticisme constitutionnel rejette également la notion de « supra-constitutionnalité », ainsi que la plupart des distinctions généralement opérées entre la constitution originelle et les amendements qui lui sont apportés.

 

A. L’éloge du formalisme et la défiance vis-à-vis de la substance

 

Selon la doctrine sceptique, le concept de constitution doit recevoir une définition purement formelle. Georges Vedel penchait déjà dans cette direction dès le début de la IVe République. Dans son manuel publié en 1949, il insistait sur le fait que la constitution se caractérisait par une procédure spécifique de création et d’amendement, et non par un contenu particulier. Davantage que le fond (i. e. ce que devrait être le contenu de la constitution), c’est la forme qui était par « essence » ce qui importait le plus s’agissant de définir juridiquement la constitution. Vedel résumait la définition « formelle » de la constitution, par opposition à la définition « politique », en affirmant que la constitution « est l’acte qui ne peut être fait ou modifié que selon certaines procédures ». Ce qui frappe à la lecture de cette définition est que la constitution – qui ne se définit donc pas par son contenu – n’est pas non plus définie directement par sa force normative – le fait de se situer au sommet de la hiérarchie des normes –, bien que cet aspect soit évidemment déterminant. Si Vedel insiste sur l’aspect formel dans la définition de la constitution, c’est principalement parce que seuls les éléments formels peuvent fournir des indices relatifs aux caractéristiques juridiques de la constitution : « qu’est-ce qui distingue la constitution des lois ordinaires, quelle sanction donner à la violation de la constitution par une loi ordinaire ? » Un autre élément frappant est l’importance qu’il attache à la procédure plutôt qu’à l’origine. À certaines occasions, Vedel a mis en avant un deuxième élément de définition, à savoir que la constitution est également définie par l’autorité qui l’a adoptée. Son point de vue s’est cependant durci – circonstances obligent – dans les écrits publiés au soutien des décisions du Conseil constitutionnel relatives au Traité de Maastricht, dans lesquels il affirme « qu’en droit, il n’existe pas de définition matérielle de la Constitution. Est constitutionnelle, quel qu’en soit l’objet, toute disposition émanant du pouvoir constituant ». Mais G. Vedel n’a pas dessiné plus précisément la silhouette de cette entité appelée « pouvoir constituant ». On verra que ce silence n’est pas anodin. Le pouvoir constituant est avant tout, ici, une fonction, caractérisée par un régime procédural spécifique et qui peut être dévolue à différents organes, voire à un organe complexe.

C’est là un aspect important de la théorie de Vedel sur le pouvoir constituant. Quand il entreprend de définir la notion de constitution, il ne s’intéresse pas à son auteur. Il s’attache davantage à la manière dont la loi constitutionnelle a été adoptée et révisée. Pour définir à la fois la notion de « constitution » et celle de pouvoir constituant, on serait tenté de faire prévaloir la question du « comment » (la manière dont la constitution est promulguée et révisée) sur celle du « qui » (l’auteur de la constitution). C’est le cas même lorsque Vedel affirme qu’une disposition est constitutionnelle, quel qu’en soit le contenu, si elle émane du pouvoir constituant. L’ambiguïté du mot « pouvoir » n’est ici pas sans conséquences, le mot pouvant désigner à la fois une entité (par exemple, l’État, le peuple ou une assemblée) ou une fonction. La question du « qui » est évidemment plus politique et a des implications plus importantes que la question du « comment », qui semble être plus neutre. Comme Vedel ne précise pas à qui il incombe d’adopter les normes constitutionnelles, le pouvoir constituant apparaît comme une procédure, un mécanisme impersonnel. À aucun moment, le lecteur n’est invité à faire de distinction entre les différents titulaires possibles du pouvoir constituant.

 

B. La souveraineté du pouvoir de révision

 

La doctrine du scepticisme constitutionnel considère qu’il n’y a guère d’intérêt à opposer « pouvoir constituant originaire » et « pouvoir constituant » de révision. Il importe peu, selon ses tenants, que ce pouvoir soit exercé 1/par « le peuple » au sens de communauté de citoyens ayant initialement approuvé la constitution, 2/ par le « peuple » au sens du corps électoral (constitué par le suffrage universel) auquel la constitution accorde certains pouvoirs normatifs, 3/par une assemblée représentative spéciale connue sous le nom de « Congrès » et qui est habilitée par l’article 89 de la Constitution à réviser la constitution. Les tenants de cette doctrine semblent amalgamer ces différents organes dans une entité plus large et générale, fonctionnellement désignée comme étant le « pouvoir constituant ». Par une formule de sa décision « Maastricht II », qui tient en cinq mots (« le pouvoir constituant est souverain »), le Conseil constitutionnel a attribué la qualité de « pouvoir souverain » à cette entité, ou plutôt à ces entités compétentes pour adopter et réviser la constitution. Toutes ont reçu à cette occasion un unique nom de baptême. On l’a dit, cette unité est fonctionnelle : elle est liée au fait d’avoir en partage la fonction normative de l’État consistant à adopter des règles formellement constitutionnelles. Peu importe que cette fonction soit exercée lors de la naissance de la constitution ou pendant son existence.

Georges Vedel et Bruno Genevois – pour ne citer que les deux représentants les plus éminents de cette école sceptique – paraissent tous deux accepter, dans son principe, l’idée selon laquelle il existe une distinction entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé ou institué. Il n’empêche que l’effet indiscutable de leurs positions doctrinales est de brouiller la distinction entre les deux. Ainsi, selon G. Vedel, il n’y a pas lieu de distinguer entre pouvoir de révision et pouvoir constituant originaire : « Le pouvoir constituant dérivé est l’expression de la souveraineté dans toute sa plénitude sous la seule réserve qu’il s’exerce selon la procédure qui l’identifie ».

Parce que d’un point de vue juridique ils sont une seule et même chose, le pouvoir de révision, qui se présente habituellement comme une créature de la constitution – un pouvoir constitué – jouit dès lors des privilèges (omnicompétence, absence de contraintes formelles et immunité juridictionnelle) reconnus au pouvoir constituant originaire parce qu’il est originaire, c’est-à-dire par définition non lié par des règles juridiques antécédentes et supérieures à lui. Alors que G. Vedel se réfère à la « plénitude » des pouvoirs dont dispose le Congrès en vertu de l’article 89 de la Constitution, B. Genevois envisage pour sa part le pouvoir constituant, quelle que soit sa forme, en termes de compétence. Il qualifie « d’inconditionnelle » celle dévolue au Congrès. L’écart entre la puissance constituante « originaire » et le pouvoir constituant « dérivé » est ainsi comblé. D’un côté, il est singulier de qualifier de « compétence » le pouvoir constituant originaire. Ce n’est pas un terme anodin, car il désigne nécessairement une faculté juridiquement déterminée, limitée par la règle qui l’octroie. D’autre part, symétriquement, le pouvoir de révision se trouve au contraire revêtu des caractères de la souveraineté : plénitude du pouvoir, non-limitation matérielle, et absence de contraintes juridiques. Ces véritables marques de souveraineté sont dès lors reconnues à une autorité supposément dotée de la nature intrinsèquement limitée que le constitutionnalisme reconnaît à toutes les créatures de la constitution.

Il en découle logiquement que l’opinion doctrinale majoritaire approuve la décision du Conseil constitutionnel de considérer le texte constitutionnel original et les projets de loi portant révision de la constitution comme des actes juridiques de même nature. Nous sommes en effet aujourd’hui confrontés à une conséquence plutôt étrange de ce raisonnement de l’école sceptique. Peu importe qui les adopte, tous les amendements constitutionnels jouissent du même statut de « souveraineté ». Les règles produites par le biais de différentes procédures et par différents auteurs sont, à certaines fins importantes, traitées comme ayant un statut juridique identique. Ainsi, qu’il s’agisse d’une décision du peuple souverain comme en 1958, d’une décision par référendum de l’article 11, d’une décision par référendum de l’article 89 ou d’une décision du Congrès, toutes les lois constitutionnelles bénéficient d’une identique immunité de juridiction.

D’autres auteurs, qui n’adhèrent pas pour leur part à la doctrine du scepticisme constitutionnel, ont rejeté ce point de vue en ce qu’il confond, selon eux, pouvoir constitutif originaire et pouvoir de révision. Selon cette ligne de pensée, les décisions susmentionnées reconnaissent au pouvoir de révision un caractère de souveraineté qui ne devrait être accordé qu’au constituant originaire. Ainsi, le pouvoir de révision est, pour Olivier Beaud, un pouvoir constitué soumis tant à la constitution formelle qu’à la constitution matérielle. De fait, toute tentative visant à assimiler pouvoir de révision et pouvoir constituant originaire va à l’encontre de la conception, relativement bien établie d’un point de vue historique, défendue initialement par Sieyès puis par d’autres pendant la Révolution française. Mais cette distinction, aussi solide historiquement qu’elle puisse paraître, n’est pas non plus immuable ou insusceptible de remise en cause. Si l’école sceptique a pu la jeter à bas, c’est probablement parce que cette vision traditionnelle du pouvoir constituant comportait une certaine dose d’artifice. Opposer de manière aussi nette pouvoir constituant « originaire » et pouvoir de révision, c’est en effet insister sur une gradation de dignité politique qui se drape dans des vêtements juridiques. Si le constituant originaire doit avoir plus d’autorité que le pouvoir « constitué » de révision, c’est en effet au terme d’un raisonnement qui accorde au premier une légitimité démocratique forte et au second seulement la qualité d’un organe de l’État dont les mains sont liées par la volonté du souverain politique. Mais il s’agit là d’une théorie juridico-politique qui comporte, à son tour, ses limites, car dans les deux cas il s’agit de la collectivité démocratique, c’est-à-dire du « peuple » au sens à la fois le plus répandu et le plus fort du terme. On peut ramener à deux ces limites de la théorie classique : celles qui sont de nature politique et celles qui sont de nature juridique.

D’un point de vue politique d’abord, il est possible de considérer que c’est le même peuple, revêtu d’une identique légitimité, qui parle aux origines, puis, par la suite, lorsqu’il s’agit d’amender le texte suprême. On voit bien que dès lors que la Constitution fait référence explicitement (préambule, article 11) ou implicitement (via la possibilité du référendum : article 89) au peuple, il devient très difficile de distinguer – dans l’interprétation de ces énoncés – le peuple originaire, tout puissant, du peuple constitué qui ne serait qu’un organe de l’État aux compétences limitées par le texte constitutionnel. L’opinion publique ne comprend pas une telle distinction. La théorie de la démocratie radicale la rejette avec force. Et notre juge constitutionnel n’a pas voulu distinguer entre les différentes formes de « peuple ». On peut le comprendre, tant que c’est au moins du suffrage universel qu’il s’agit, c’est-à-dire s’agissant du « peuple » de l’article 11 et du « peuple » de l’article 89 (les deux procédures référendaires). Lorsque c’est le Congrès de l’article 89 qui entre sous cette définition, comme dans la formule de principe de la décision « Maastricht II », on peut se permettre au contraire plus d’étonnement. Il y a manifestement là une confiscation représentative d’autant plus frappante qu’elle est masquée et opérée au nom d’un opaque « pouvoir constituant souverain ».

D’un point de vue juridique ensuite, il semble tout aussi artificiel de considérer que le « peuple » constituant originaire n’était pas lié par des contraintes juridiques. S’agissant du processus constituant de 1958, il suffit pour s’en convaincre de renvoyer à la loi du 3 juin 1958, qui fixa les conditions d’adoption de la nouvelle constitution.

Enfin, historiquement, il est permis de penser que la constitution a changé de statut entre 1958 et les années 1990-2000. Elle est devenue un ensemble de normes de régulation de l’activité des autorités publiques plutôt qu’un texte sacré renvoyant à une histoire originaire chargée de symbolique politique. Au demeurant, s’agissant de la Constitution de la Ve République, il ne faudrait pas non plus s’exagérer cette sacralité. Si l’on se penche sur les conditions concrètes de son édiction en 1958, la marque de naissance technocratique n’était-elle pas déjà visible à la manière dont on a revêtu de l’autorité du « peuple » l’ouvrage de quelques légistes et hauts magistrats administratifs ?

 

C. La supra-constitutionnalité

 

Pour comprendre la triple jurisprudence (1960, 1992, 2003) relative à l’absence de contrôle des amendements constitutionnels, il faut encore explorer une autre facette de la doctrine sceptique de la Constitution qui domine le débat français. Selon les tenants de la position sceptique, le concept de constitution ne renvoie, on l’a dit, à aucun contenu impératif. N’importe quelle disposition peut être insérée dans la constitution tant que la procédure de révision applicable est respectée. Il n’y a pas, selon les sceptiques, de définition a priori de la constitution. S’il y en avait une, cela supposerait qu’il existe un ensemble de normes qui dicteraient le contenu de la constitution et qui se situerait donc au-dessus de la constitution elle-même. Le rejet d’une définition matérielle de la constitution et le rejet de la supra-constitutionnalité paraissent ainsi indissociables. Si la constitution était définie par son contenu, cela soulèverait la question de savoir ce qu’il conviendrait de faire si ce contenu matériel ne se retrouvait pas dans la constitution. Il en résulterait une situation paradoxale dans laquelle une certaine définition matérielle de la constitution serait en soi supérieure au texte constitutionnel lui-même. Cela reviendrait à dire qu’il existerait une norme supérieure à la constitution qui déterminerait son contenu.

La plupart du temps, les juristes français ne savent que faire avec de telles normes supra-constitutionnelles. Ils sont attachés à la définition moderne du droit en tant que manifestation de la volonté du souverain. En dehors du cadre normatif de la constitution, ils sont comme désorientés. Où peut-on trouver des normes supra-constitutionnelles si nous nous en tenons à la conception qui veut que seul le consentement populaire rende légitime les constitutions modernes et que seule compte la lettre de la constitution ?

Ceux qui regardent la doctrine sceptique avec un peu de … scepticisme pourraient être tentés de dénoncer là une certaine tendance à pratiquer le « deux poids, deux mesures ». En effet, la « doctrine Vedel » semble flexible dans le sens voulu par le Conseil constitutionnel – il est facile de se passer de référence écrite pour créer une norme de référence du contrôle de constitutionnalité et le Conseil le fait souvent –, mais elle devient rigide quand il s’agit de proscrire la supra-constitutionnalité. Toutefois, un peu d’empathie théorique est certainement préférable en vue de comprendre de l’intérieur une doctrine qui a été, du point de vue au moins de la performance dogmatique – la capacité à s’imposer dans le discours public comme la bonne explication –, infiniment plus efficace que toutes les théories alternatives. Après tout, il est inutile de critiquer les contradictions d’une position dogmatique, car c’est à ces contradictions qu’elle se repère, et ce sont elles qui en font la force. Nous ne sommes pas ici sur un terrain de vérité logique pure. Nous sommes en train de parler d’une doctrine sociale, portée par des institutions, et dont la seule vérité est de nature pragmatique : ce que l’on fait et ce que l’on maintient avec elle. De ce point de vue, force est alors de reconnaître que la supra-constitutionnalité a souvent été utilisée avec une certaine dose de mauvaise foi par des auteurs pour qui comptait plus un certain « agenda » politique que la logique d’une argumentation juridique. Il peut sembler rassurant, et allant dans le sens d’une neutralité politique de bon aloi, de dire, avec l’école sceptique, que les juristes ne devraient pas s’aventurer par-delà le domaine des normes constitutionnelles. Toute tentative visant à donner un contenu matériel intangible à la constitution est qualifié de jusnaturaliste. La définition de ce « droit naturel » est assez peu approfondie, par exemple par G. Vedel, parce que le terme ne renvoie pas tant à une certaine philosophie du droit qu’à un « chiffon rouge » dont l’efficacité est dépendante de la simple capacité à dissuader le lecteur raisonnable. Certainement, si c’est de « droit naturel » qu’il s’agit, on ne peut pas vouloir en entendre parler…

Un autre aspect de ce raisonnement consiste à affirmer qu’il n’existe qu’un seul degré de normativité constitutionnelle. En d’autres termes, il n’existerait pas de hiérarchie de normes dans la sphère du droit constitutionnel. En conséquence, il ne peut y avoir de normes supra-constitutionnelles en droit positif au sens de normes constitutionnelles qui seraient revêtues d’une valeur supérieure à la constitution, car cela impliquerait aussi qu’il existe des normes constitutionnelles de rang inférieur. En fait, il n’y a ni norme supérieure ni norme inférieure, Il n’y a qu’une seule norme : la constitution. On voit que la doctrine publiciste française est on ne peut plus claire sur ce sujet. Mais la clarté, ici, n’est pas autre chose qu’un procédé rhétorique. Autrement dit : imposer la solution la plus simple et la plus claire, celle de l’homogénéité (un seul bloc de constitutionnalité, dans lequel tout a valeur constitutionnelle et le même degré de valeur normative) présente de nombreux avantages, mais ne supprime nullement les difficultés. Le droit comparé permet de le comprendre. S’il était aussi impossible que cela de différencier entre les normes de valeur constitutionnelle, comment se fait-il que d’autres systèmes juridiques le pratiquent sans le moindre problème ?

 

D. Toute limite est une limite matérielle : l’exemple de la « clause républicaine »

 

Il n’est guère surprenant, en tout cas, que la théorie du scepticisme constitutionnel parvienne à la conclusion que les seules limites au pouvoir de révision que connaisse le droit positif français sont d’ordre procédural. En ce qui concerne les limites d’ordre matériel, il a été soutenu qu’il n’en existait qu’une seule dans le texte de la Constitution, à savoir la protection de la « forme républicaine du gouvernement » qui figure à l’alinéa 5 de l’article 89 de la constitution. Georges Vedel et Bruno Genevois en ont offert la même interprétation. L’objectif de cette disposition n’est, selon eux, que de prohiber tout retour à la monarchie. Cela étant posé, Bruno Genevois montre une certaine défiance à l’endroit de ceux qui préconisent d’aller « au-delà d’une interprétation littérale de l’article 89 de la Constitution au risque de déboucher sur une forme contestable […] de supra-constitutionnalité ». Son argument principal de Bruno Genevois semble être qu’un pas de plus en faveur d’une autre interprétation serait un pas de trop. Il en résulterait une trop grande marge de manœuvre accordée au juge, d’où la réticence du Conseil constitutionnel à s’engager sur la voie d’un contrôle du pouvoir de révision.

Qu’une vision aussi restrictive de la question puisse effectivement être défendue mérite d’être débattu. Tout d’abord, il n’est nullement démontré que la clause « républicaine » de l’alinéa 5 de l’article 89 soit la seule, dans la Constitution de 1958, à contenir une limite matérielle. L’article 89, alinéa 4 de la Constitution dispose ainsi que : « Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire ». Or il est facile de voir que le critère de « l’intégrité du territoire » n’a rien d’un critère objectif ou d’un critère de pure forme. Pour décider que l’intégrité du territoire est menacée, il est nécessaire de procéder à un jugement, non seulement factuel, mais encore politique. On peut ainsi imaginer l’entrée sur le territoire d’une armée alliée – par exemple en application d’accords de défense comme le Traité de l’Atlantique Nord – qui ne soit pas constitutive d’une invasion et donc d’une atteinte à l’intégrité du territoire. Tout est affaire d’appréciation politique, y compris lorsque cette appréciation est portée par un juge. De surcroît, le fait que les limites au processus de révision revêtent un caractère procédural ne signifie pas pour autant qu’elles n’ont aucune signification sur le plan politique et ne sont pas sujettes à controverse. Ce constat peut être fait, par exemple, en ce qui concerne les dispositions de l’article 7 de la Constitution selon lesquelles : « Il ne peut être fait application ni des articles 49 et 50 ni de l’article 89 de la Constitution durant la vacance de la Présidence de la République […] ». De la même façon que s’agissant de l’atteinte à l’intégrité du territoire, la constatation d’une telle « vacance » relève d’une appréciation politique.

 

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Même en se concentrant sur la clause de l’article 89, alinéa 5, de la Constitution, il est difficile de se rallier à la position minimaliste des sceptiques. Cette clause, rappelons-le, dispose que : « La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision ». On peut aisément affirmer que les chances d’un retour à la monarchie sont assez faibles dans la France contemporaine et que, pour des raisons pratiques, cela rend la clause républicaine inopérante. Il en résulte, en fin de compte, que la Constitution ne fixe aucune limite matérielle au pouvoir de révision. De fait, si l’on tentait de transformer la République en un autre type de régime (par exemple, une dictature personnelle), cela se ferait probablement de manière déguisée et indirecte. Si un amendement constitutionnel ayant pour effet d’entraîner indirectement le rétablissement d’un tel régime (par exemple en prorogeant le mandat du Président de la République pour en faire un mandat à vie, ce qui s’est vu dans notre histoire…) était par extraordinaire adopté, le Conseil constitutionnel serait-il lié par sa propre jurisprudence et devrait-il refuser de le contrôler ?

En admettant même que la « clause républicaine » de l’article 89, alinéa 5, serait la seule limite matérielle prévue par la Constitution française, elle existe bel et bien et rien ne prouve qu’elle n’ait jamais l’occasion de jouer à l’avenir son rôle protecteur. Les constituants républicains de 1884 ne l’ont pas insérée pour rien dans le texte constitutionnel, pas plus que ce n’est par hasard qu’elle a été conservée en 1946 et en 1958. Le Conseil constitutionnel n’en a pas moins renoncé à la rendre effective en statuant que les révisions constitutionnelles sont exclues du champ de son contrôle. Dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires, le Conseil constitutionnel garantit pourtant de nombreux principes visant à protéger le caractère républicain de la Constitution. Cela s’applique, par exemple, au principe d’égalité devant la loi ou aux principes énoncés à l’article 3 de la Constitution. « La forme républicaine de la Constitution » est donc protégée contre d’éventuelles violations législatives. Mais les violations les plus évidentes seraient bien sûr celles affectant la Constitution elle-même. Les adversaires de l’idée républicaine n’ont-ils pas, une fois parvenus au pouvoir, de cesse que de modifier le texte suprême ? Pourquoi, dès lors, ne pas agir contre un Président qui chercherait à organiser un référendum sur le fondement de l’article 11 pour réviser la constitution et devenir un dictateur ? Et pourquoi ne pas agir contre une majorité parlementaire qui voudrait modifier la constitution dans le but de porter atteinte aux droits d’une catégorie spécifique de sujets de droit ? Les circonstances qui, en 1884, avaient justifié que cette « clause républicaine » soit insérée pour la première fois dans la Constitution française ont disparu, mais l’histoire est capricieuse et imprévisible, de même que les périls auxquels une constitution républicaine pourrait devoir un jour faire face. Il n’est pas inutile, pour s’en convaincre, de lire les projets de réforme constitutionnelle de certains candidats (et candidates) à l’élection présidentielle de 2017… Une République est fondamentalement un régime conscient de sa propre fragilité et des coups que peut lui porter la fortune, et qui sait comment survivre face à ces circonstances imprévisibles. C’est cet héritage très lointain de la plus haute – et plus véritable – tradition républicaine que rappelle la clause de l’article 89, alinéa 5, et l’on prend un risque certain à neutraliser une telle clause. Le scepticisme, en politique, a son prix, qui se paye dans les périodes de grand trouble.

Plus généralement, pourquoi cette lecture étroite de la clause républicaine de l’article 89 de la Constitution offrirait-elle un meilleur rempart contre le droit naturel ou la théorie de la supra-constitutionnalité que toute autre interprétation ? Même si la clause républicaine a une portée extrêmement limitée, comme l’affirme Georges Vedel depuis 1949 au moins, elle reste une disposition intangible, une clause d’éternité protégeant une valeur politique substantielle : la forme républicaine de gouvernement. On peut réduire au minimum le périmètre de cette limitation matérielle, comme le fait l’école sceptique, mais on ne peut pas en nier l’existence. Or, en la matière, la quantité ne compte guère : aussi minuscule soit-elle, aussi improbable son usage effectif, cette limite matérielle existe et elle montre que la constitution ne peut pas être réduite à une simple règle de procédure ni le juge constitutionnel à un modeste « aiguilleur ».

 

E. Qui est le « peuple » ?

 

La définition « procédurale » ou procéduraliste de la constitution ne semble donc pas pleinement convaincante en elle-même, puisqu’il semble impossible de refuser tout contenu matériel, même minimum, à ladite constitution. Qui plus est, la façon dont la jurisprudence constitutionnelle française a confondu le peuple originaire, le peuple référendaire et le Congrès de l’article 89 dans un unique « pouvoir constituant souverain » mérite quelques observations complémentaires. La question de savoir « qui » devrait être l’auteur de la constitution était centrale dans la manière dont Sieyès a défini les concepts de ce qui allait devenir l’orthodoxie du droit constitutionnel. Le pouvoir constituant était soit originaire soit dérivé. Seul le « peuple » agissant en tant que nation pouvait être qualifié de pouvoir constituant originaire. Les autres autorités ne pouvaient agir qu’en qualité de représentants de cette nation ou de ce peuple originaire. Toute révision de la constitution ne pouvait donc être le fait que d’un pouvoir constituant dérivé qui, étant une créature de la constitution, était enserré dans les limites fixées par la constitution elle-même. La théorie du scepticisme constitutionnel peut être vue comme une réaction à cette théorie classique. Elle ne manifeste aucune hostilité visible à son égard et, parfois même elle s’en réclame. Mais elle n’en aboutit pas moins à la renverser. Elle le fait en mettant en avant la dimension procédurale du pouvoir constituant, en mettant l’accent non pas sur « qui » est appelé à réviser la constitution, mais sur « la manière » dont elle est appelée à être révisée. Elle contribue également à remettre en cause la théorie classique en insistant sur la similitude fondamentale qui existe entre les pouvoirs constituants originaires et dérivés.

Mais cela ne veut pas dire que la doctrine sceptique n’a pas elle-même une histoire et des racines assez profondes. Elle s’inscrit dans l’une de tendances de long terme de l’histoire du droit constitutionnel français : l’assimilation de la nation à ses représentants. En dépit de sa dénomination, « le peuple » mentionné à l’article 11 de la Constitution ne s’appréhende pas comme le peuple souverain originaire ayant adopté la constitution, mais comme un simple organe de la constitution, tout comme le Congrès mentionné à l’article 89 de la Constitution. C’est là une tradition bien française. En un sens, on peut y voir un retour à l’époque antérieure à 1958, lorsque le Parlement (surtout pendant la IIIe République) pouvait réviser la Constitution de manière relativement libre sans être soumis au contrôle d’une cour constitutionnelle. Les décisions de 1962, 1992 et 2003 marquent de ce point de vue une certaine continuité avec la tradition du droit public français. En 1931 déjà, Raymond Carré de Malberg disait du droit public français qu’il

part[ait] du principe que le peuple est présent aussi bien à la confection des lois par la législature qu’à la fondation de la constitution par une constituante […]. La législature aura qualité puisqu’elle représente le peuple pour interpréter les volontés que le peuple a énoncées par ses représentants dans la constitution.

L’unification des différentes composantes du pouvoir constituant semble donc résulter d’une longue tradition dominée par le refus de distinguer entre les différentes entités qui portent le nom de « peuple » en droit public français. Le peuple de 1958 et le peuple de 1962 étaient, en ce sens, une seule et même entité. Par extension, pourquoi ne pas appliquer cette définition de « peuple » au « Congrès » mentionné à l’article 89 de la Constitution ? L’article 3 de la Constitution ne dispose-t-il pas que le peuple exerce sa souveraineté par ses représentants et par la voie du référendum, conférant ainsi un statut et une dignité égaux à la « nation », au peuple souverain de 1958, au « peuple » qui se prononce par voie de référendum et à toutes sortes d’assemblées représentatives ?

 

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Reste que la théorie du scepticisme constitutionnel s’en remet souvent, pour sa justification, à l’autorité du principe démocratique. Le pouvoir de révision, dit Vedel, est le « lieu juridique où la souveraineté démocratique s’exerce sans partage ». Cette justification démocratique s’exprime dans deux analogies célèbres : celle de « l’aiguilleur » et celle du « lit de la justice ».

La théorie de l’aiguilleur, qui est attribuée à Kelsen, a été introduite dans la doctrine française par Charles Eisenmann. Georges Vedel et Louis Favoreu s’y réfèrent fréquemment. Selon cette théorie, le rôle d’une cour constitutionnelle n’est pas de décider sur le fond de la loi qu’elle examine. Elle n’est pas là pour juger les dispositions législatives du point de vue de leur contenu, mais pour dire qui devrait être compétent pour les adopter. Si une disposition enfreint la constitution, une loi constitutionnelle est requise pour qu’elle puisse s’applique. La cour agit donc comme un aiguilleur qui oriente le « train » de la production normative vers une voie procédurale (celle de la révision de la constitution) plutôt que vers une autre (l’adoption d’une loi ordinaire). Cette doctrine est en parfait accord avec la théorie du scepticisme constitutionnel. Elle exige que le juge, et en particulier le Conseil constitutionnel, ne se mêle pas du contenu ou des choix politiques, mais se contente d’indiquer la marche à suivre.

La théorie du lit de justice est souvent présentée comme une variante de la théorie de l’aiguilleur. Seul le pouvoir constituant est habilité à inverser une décision du Conseil constitutionnel et à décider qu’une norme doit être insérée dans la constitution. Cette décision clôt le débat. Vedel se référait à cette pratique en utilisant une expression datant de l’Ancien Régime : le lit de justice, au cours duquel le Roi venait en personne assister à une séance de ses parlements (qui étaient des cours supérieures de justice) et pouvait renverser leurs décisions. De la même manière, lorsque le Conseil constitutionnel décide d’une affaire, cette théorie ne considère pas sa décision comme définitive. Si le Conseil décide qu’une disposition législative est inconstitutionnelle, le peuple, dans l’exercice de son pouvoir souverain, est libre de réviser la constitution et d’inscrire cette disposition dans le texte constitutionnel. Si le Conseil constitutionnel avait le pouvoir de contrôler la constitutionalité des amendements constitutionnels, ce contrôle démocratique serait sans doute neutralisé.

De quelle manière le « peuple » démocratique est-il reconnu comme le souverain (au sens de la plus haute autorité de l’État) ? Le processus normatif reflète-t-il bien la suprématie du peuple ? La réponse de Vedel est que le peuple peut toujours intervenir et remettre en cause une décision du Conseil constitutionnel. Il se trouve cependant que les décisions de 1962, 1992 et 2003 montrent que le peuple, par son intervention souveraine, n’est pas le seul à pouvoir valablement réviser la constitution, de nombreux autres organes de l’État qui vont de l’électorat au Congrès sont également habilités à le faire. De surcroît, il est rare que le peuple, si l’on entend par là l’expression du suffrage universel, soit invité à réviser de manière solennelle la constitution. Si l’on excepte 1962 (qui a vu l’utilisation de la procédure de l’article 11), la seule occasion fut l’adoption en 2000 de la loi référendaire (sur le fondement de l’article 89) portant réduction à cinq ans du mandat présidentiel. En d’autres termes, il y a un certain élément de circularité dans l’argument selon lequel « le peuple » est le seul à pouvoir réviser la constitution.

C’est d’autant plus vrai que la définition juridique du « peuple » habilité à réviser la constitution a été considérablement étendue. Certes, l’article 89 de la Constitution envisage deux voies possibles pour réviser la constitution, celle d’un référendum ou celle du « Parlement réuni en Congrès ». On pourrait faire valoir que, ce faisant, la constitution elle-même assimile le Congrès au « peuple » quand elle attribue le pouvoir de révision. Pourtant, cela n’est pas dit de manière aussi explicite dans la Constitution de 1958 que dans la Constitution de 1946, qui prévoyait dans son article 3 que : « La souveraineté nationale appartient au peuple français. Le peuple l’exerce, en matière constitutionnelle, par le vote de ses représentants et par le référendum ». Ce que la Constitution de 1946 disait clairement n’a pas été repris de manière aussi explicite dans la Constitution de 1958, dans laquelle la référence à l’exercice de la souveraineté par le peuple « en matière constitutionnelle » a été retirée du nouvel article 3. La jurisprudence du Conseil constitutionnel y a remédié en assimilant le « Parlement réuni en Congrès » au « peuple » et en refusant de contrôler les révisions constitutionnelles, qu’elles aient été adoptées par les voies du Congrès ou du référendum prévues à l’article 89. Elle a également assimilé au peuple titulaire de la « souveraineté nationale » le corps électoral composé selon le principe du suffrage universel, dont l’intervention est prévue par l’article 11 de la Constitution. L’une des fonctions de la théorie de l’aiguilleur est de consolider cette interprétation.

 

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Cela étant, même sans adhérer aux théories de l’aiguilleur ou du lit de justice, les décisions examinées peuvent encore être défendues comme des garanties contre l’activisme du juge. Si les amendements étaient justiciables, cela reviendrait à autoriser le Conseil constitutionnel à créer des règles supra-constitutionnelles qui lieraient le pouvoir de révision. Cet argument de l’autolimitation soulève deux questions. Premièrement, le refus de contrôler la constitutionnalité des révisions a-t-il empêché le Conseil constitutionnel, ainsi que d’autres cours, de créer de nouvelles règles ou principes constitutionnels ? Nous aborderons cette question dans la troisième partie de cet article. Deuxièmement, le Conseil constitutionnel a-t-il évité l’écueil de la supra-constitutionnalité ou du droit naturel simplement en déclarant que les révisions constitutionnelles ne peuvent faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité ? Cette question sera envisagée dans la quatrième et dernière partie de cet article.

 

III. La constitution des technocrates : les amendements constitutionnels et l’évolution de la constitution dans la France contemporaine

 

A. L’injusticiabilité n’est pas l’autolimitation

 

À première vue, les décisions de 1962, 1992 et 2003 se présentent des déclarations d’autolimitation de la part du Conseil constitutionnel par lesquelles il manifesterait son respect de la volonté du peuple. Elles sont aussi l’expression d’une réticence culturelle de la majorité des universitaires, des juristes et des magistrats français à l’endroit du droit naturel et de la supra-constitutionnalité. Mais ces décisions en disent en réalité beaucoup plus. Dans sa décision de 2003, le Conseil a consacré plusieurs paragraphes à la seule question de sa compétence. Nul besoin d’être un théoricien du droit « réaliste » pour comprendre que les questions de compétence juridictionnelle sont pour le juge un outil d’une grande souplesse et qu’il lui est facile, en la matière, de faire pencher un raisonnement dans un sens ou dans l’autre selon la nécessité du moment. Ainsi, Guy Carcassonne avait-il pu relever que le Conseil n’a pas hésité à contrôler par deux fois le règlement intérieur du Congrès, c’est-à-dire de l’organe prévu par l’article 89, pour approuver une révision constitutionnelle là où aucun texte ne lui attribue cette compétence. En la matière, précise Guy Carcassonne, le Conseil avait « de bonnes raisons d’afficher sa compétence, mais il est difficile de nier qu’aucun article de la Constitution ne la lui avait confiée ». Comme chacun sait, la question de la détermination de la compétence juridictionnelle est d’une grande plasticité. Le silence de la Constitution américaine s’agissant d’habiliter la Cour suprême à contrôler les lois du Congrès ne l’a pas empêchée de se charger d’un tel contrôle. De la même manière s’agissant de la Constitution de Weimar, le silence de la Constitution sur le même sujet a pu être interprété comme conférant aux juges le pouvoir de s’engager dans la voie d’un tel contrôle plutôt que comme les privant de cette possibilité. Il s’agit là d’illustrations parmi d’autres d’un constat plus général qui a été dressé en matière de compétence juridictionnelle :

[L]a seule absence d’habilitation n’empêche pas une cour de décider qu’elle dispose d’un tel pouvoir. Ni la Constitution allemande ni la Constitution indienne n’autorisent de manière explicite les juges à contrôler le pouvoir de révision de la constitution. Et pourtant les juges se sont – par leur interprétation de la constitution – dotés eux-mêmes d’un tel pouvoir.

La détermination de la compétence est une étape essentielle du processus de contrôle juridictionnel. C’est le moment au cours duquel le juge exerce le plus grand pouvoir discrétionnaire. C’est aussi le stade où la composante décisionniste de l’argumentation juridictionnelle est la plus visible. En décidant qu’une question est justiciable, le juge prend le risque d’entrer en conflit avec d’autres branches de la constitution et d’investir le champ du politique. Toutefois, lorsqu’il déclare qu’une question n’est pas justiciable, cela ne signifie pas pour autant qu’il entend rester neutre, tant du point de vue juridique que politique. Une cour s’immisce tout autant dans la sphère politique et juridique en se déclarant compétente qu’en se déclarant incompétente. En 1962, par exemple, le refus du Conseil constitutionnel de connaître de la loi constitutionnelle adoptée par référendum fut le reflet de l’interprétation qu’il retint au sujet des institutions nouvelles. Cette décision allait à l’encontre de certaines interprétations politiques et a mis en échec la stratégie politique de leurs promoteurs. Dans le même temps, elle a renforcé la position de de Gaulle ainsi que sa vision de ce que devait être le nouveau régime.

Dépassant les clivages de la politique partisane, les décisions examinées plus haut ont une signification qui va bien au-delà de leurs effets négatifs immédiats. Ce qu’elles semblent dire à première vue est que le Conseil constitutionnel n’interfère pas dans le processus de révision et qu’il se refuse à tout contrôle en la matière. En cela, c’est une déclaration de non-ingérence. La cour constitutionnelle affirme sa neutralité par rapport aux décisions prises par l’organe compétent pour réviser la constitution. Cette position est tout à fait en accord avec la théorie du scepticisme constitutionnel. Comme il n’y a pas de contenu constitutionnel impératif, inhérent à l’idée même de constitution, il n’appartient pas au juge cours d’intervenir dans le processus de révision. Mais ce vœu de neutralité n’épuise pas le problème. Ce serait une erreur de croire que le Conseil constitutionnel est étranger à la transformation de la Constitution française. C’est loin d’être le cas. Comme nous le verrons, le Conseil est l’acteur clef d’un processus plus vaste de « management » – j’emploie le terme anglais à dessein – de la constitution qui dépasse largement le cadre de la seule procédure formelle de révision.

 

B. Le management de la constitution

 

En 1994, Louis Favoreu insistait sur l’idée que « le problème de la révision constitutionnelle ne peut plus être envisagé de la même manière qu’autrefois en raison de l’existence d’une justice constitutionnelle ». De son point de vue, l’avènement d’une cour constitutionnelle en France a eu un effet remarquable :

Les révisions de fait, résultant de méconnaissances volontaires ou involontaires du texte fondamental, ne sont plus possibles (comme elles l’étaient en France sous les IIIe et IVe Républiques) ; seules sont admises les révisions officielles, effectives conformément à la Constitution.

Reste à savoir si ce remarquable optimisme s’est vérifié dans les faits. La transformation de la constitution, même réduite au sens étroit retenu ici par Louis Favoreu lui-même (c’est-à-dire la création de normes constitutionnelles rattachées à la constitution formelle, sans prendre en compte par exemple les mutations constitutionnelles informelles), prend-elle uniquement la forme de révisions explicites de la constitution ? Sommes-nous sortis de cette époque funeste au cours de laquelle, comme Favoreu l’affirme, des acteurs politiques mal intentionnés parvenaient à « s’arranger avec un texte constitutionnel élastique » ? On serait tenté de parvenir à une conclusion plus nuancée. Le changement constitutionnel prend différentes formes qui ne correspondent pas toutes à des révisions formelles de la constitution. De surcroît, le fait que le Conseil constitutionnel refuse de connaître des lois constitutionnelles ne signifie pas pour autant qu’il n’est pas impliqué dans la transformation de la constitution. Pour différentes raisons, rien ne semble plus éloigné de la réalité. Le droit public français a en fait été le témoin de l’apparition de nouvelles manières de modifier la constitution qui n’empruntent pas la voie de la procédure formelle. Les décisions par lesquelles le Conseil a refusé de contrôler les lois constitutionnelles ne sont nullement un frein à ce phénomène. On pourrait même être tenté d’y voir une sorte de voile qui masque ce qui semble être un dispositif plus vaste de transformation permanente de la constitution – un chantier qui ne se termine jamais.

En premier lieu, depuis 1971, le Conseil constitutionnel a lui-même construit un ensemble de principes constitutionnels très nombreux qui forment la base juridique de son contrôle des lois du Parlement. Le Conseil constitutionnel, comme nombre d’autres cours, ne peut pas formellement réviser la constitution, mais il peut créer des normes constitutionnelles et il le fait régulièrement. Cet ensemble de normes constitutionnelles s’est développé bien au-delà du texte formel adopté en 1958. On a souvent fait valoir que cela avait permis au Conseil de développer une jurisprudence protectrice des droits de l’homme alors même que la constitution adoptée en 1958 ne comportait pas de déclaration de droits. Le juge constitutionnel français se serait ainsi muni d’un mécanisme informel de révision prétorienne qu’il peut utiliser quand il l’entend. Ainsi, en 1971, le Conseil a-t-il décidé que le préambule de la Constitution de 1958 contenait des normes constitutionnelles de droit positif, qui servent désormais de normes de référence pour le contrôle de la constitutionnalité des lois du Parlement. Lorsqu’une telle loi entre en conflit avec les règles auxquelles renvoie le préambule de la Constitution de 1958, le Conseil la déclare inconstitutionnelle. Le préambule de 1958 renvoie à différents « textes » de l’histoire constitutionnelle française, en d’autres termes il inclut le préambule de la Constitution de 1946 et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ainsi que la Charte de l’environnement de 2004.

Le préambule de 1946 renvoie à son tour à plusieurs catégories de principes : « les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » et les « principes particulièrement nécessaires à notre temps ». Alors que la Constitution de 1958 ne contenait pas de déclaration de droits en tant que telle, la décision de 1971 a ouvert la voie à la création d’un corps de règles jurisprudentielles qui font office de déclaration des droits. Le Conseil a mis au jour plusieurs règles de ce type depuis 1971. La première porte sur la liberté d’association. Elle a été suivie, entre autres, par l’égalité devant la loi telle qu’affirmée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Dans un cas au moins le Conseil a créé un principe constitutionnel qui n’avait pas de fondement dans le préambule de la Constitution de 1958, à savoir le principe de la continuité du service public. Mais cet exemple est loin d’être le seul, même s’il est souvent cité comme un cas unique. Citons par exemple la référence au principe « selon lequel l’autorité judiciaire comprend à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet », rangé au nombre des « principes ou règles de valeurs constitutionnelle » par le considérant no 18 de la décision no 2004-492 DC du 2 mars 2004.

L’importance de cette nouvelle politique jurisprudentielle ne doit pas être sous-estimée. La cour a créé de nouvelles règles constitutionnelles qui servent de normes de référence pour son contrôle de la législation ordinaire. Dès lors qu’elle est saisie, ces normes lui permettent de faire obstacle aux dispositions d’une loi du Parlement. Toutefois, dans sa pratique, la cour s’autolimite. Elle est réticente à établir de nouveaux principes constitutionnels, aussi lorsqu’elle le fait elle prend bien garde de rattacher ces principes à un texte, autrement dit à une disposition du préambule de 1946 ou de la Déclaration de 1789. Depuis 1971, cependant, la cour s’est officiellement engagée dans un travail de création de normes constitutionnelles, remettant par là même en cause l’existence de la théorie du lit de justice et celle de l’aiguilleur.

 

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En second lieu, si l’on entend par « constitution » les institutions politiques et l’ensemble des règles qui les régissent, il faut dire alors que le développement de l’Union européenne et du droit communautaire apparaît aujourd’hui comme le principal moteur, ou force d’impulsion, du changement constitutionnel en France. Quant aux libertés publiques et à leur protection, le principal vecteur est bien sûr le droit international et en particulier la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme (CEDH). En raison des contraintes posées à l’article 54 de la Constitution, il était inévitable que cette internationalisation du droit français ait un impact sur le processus de révision. Cela est particulièrement vrai lorsque le Conseil affirme – sur la base de l’article 54 de la Constitution – qu’un traité ne peut être ratifié sans qu’intervienne une révision de la constitution. La pression externe – ce que les économistes appelaient jadis la « contrainte extérieure » – venant de l’Union européenne ou de la CEDH, a conduit à une vague de révisions de la constitution.

Pour bien mesurer ce phénomène, il faudrait une théorie constitutionnelle toute nouvelle. En effet, il n’est plus guère réaliste de s’en tenir au « peuple » décrit par la théorie constitutionnaliste classique – à la suite de John Locke – et qui décide de manière solennelle comment il sera gouverné. Il n’est pas non plus question ici, selon les termes employés par le Chief Justice Marshall dans son opinion dans décision Marbury contre Madison, d’un quelconque « droit originel » qu’aurait le « peuple » d’établir son gouvernement, processus qui se traduit par « un très grand effort » qui ne peut pas et ne doit pas être « fréquemment répété ». Il s’agit d’un processus beaucoup plus ordinaire, technique et résultant de contraintes normatives externes, notamment d’origine internationale. De ce point de vue, l’assimilation du Congrès au pouvoir constituant originaire dans la formule clé de la décision « Maastricht II » (« le pouvoir constituant est souverain ») se comprend beaucoup mieux. Le Conseil constitutionnel n’a fait en somme que constater la réalité : la constitution est modifiée en permanence, sans qu’on puisse réellement distinguer entre le pouvoir constituant des origines et la compétence de révision. Après tout, si la contrainte extérieure liée à l’internationalisation du droit était beaucoup moins forte en 1958, il suffit cependant d’examiner le processus de rédaction de la Constitution gaullienne pour voir que l’empreinte technocratique était d’ores et déjà présente. L’idée d’un « peuple » français se trouvant, en 1958, dans l’état de nature et décidant de sa forme de gouvernement, comme le fait la « société » locki­enne décrite dans le Second Traité du Gouvernement prête évidemment à sourire. La théorie constitutionnelle nouvelle évoquée plus haut devrait tenir un moyen terme entre la surévaluation de la rupture opérée à chaque changement de constitution et la tendance à masquer totalement cette rupture lorsqu’il est question des révisions constitutionnelles. En d’autres termes, ni la théorie classique du pouvoir constituant originaire ni la théorie contemporaine du pouvoir de révision ne sont pleinement satisfaisante. Toutes deux reposent sur des présupposés idéologiques qui masquent le processus juridique effectivement à l’œuvre dans les deux cas.

 

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En troisième lieu, il faut prendre la mesure de l’impact de ce qu’il a été convenu d’appeler les révisions-adjonctions, même s’il serait préférable de les appeler « révisions-dérogations ». L’article 54 de la Constitution a ouvert la voie à ce procédé en vertu duquel un conflit entre une norme constitutionnelle et un traité est résolu par l’ajout d’une disposition donnant le pouvoir au législateur d’autoriser la ratification du traité. Cette autorisation déroge à une règle constitutionnelle dont le champ d’application est plus large et qui n’est pour sa part pas effacée du texte constitutionnel. La décision Maastricht II semble autoriser un tel procédé, qui fut initialement préconisé par le Conseil d’État dans ses formations administratives.

En établissant un lien entre l’insertion de nouvelles normes de droit international dans l’ordre juridique français et la révision de la constitution, l’article 54 de la Constitution soulève une question qui est à bien des égards semblable à celle posée par l’article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 qui disposait que seules les Chambres du Parlement peuvent déclarer que les lois constitutionnelles doivent être révisées. Pour Carré de Malberg, cette disposition était la preuve de l’absence de séparation claire entre le pouvoir constituant et le pouvoir législatif puisque la procédure de révision constitutionnelle était placée dès l’origine sous le contrôle du Parlement. De la même manière, la leçon que l’on doit tirer de l’article 54 est que le Conseil constitutionnel peut aussi « déclarer » que la constitution doit être révisée. Cette déclaration d’incompatibilité prononcée en vertu de l’article 54 est aussi un élément déclencheur de la procédure de révision. En 1931, Carré de Malberg pouvait conclure que le Parlement de la IIIe République « exer[çait] sa maîtrise aussi bien sur la Constitution que sur les lois ». Ne peut-on pas parvenir à la même conclusion s’agissant du Conseil constitutionnel sous l’empire de la constitution française actuelle ? Dans la mesure où il n’est pas l’organe qui a le pouvoir d’adopter in fine la loi de révision, il n’est pas possible d’affirmer qu’il exerce une emprise totale sur l’ensemble de la procédure de révision. Mais il peut parfaitement la déclencher en constatant que la révision est indispensable en vue de rendre possible la ratification d’un engagement international.

Dans la pratique constitutionnelle française contemporaine, le Conseil constitutionnel et les organes compétents pour réviser la constitution sont unis dans un jeu sans fin d’influence réciproque. Dans certains cas, certes, le pouvoir de révision est utilisé pour contrer les effets de l’interprétation du Conseil constitutionnel lui-même. En 1999, une révision de la constitution a par exemple été nécessaire pour inscrire le principe de la parité entre les hommes et les femmes dans la Constitution. Le Parlement avait créé un système de quotas dans le but d’augmenter le nombre de femmes candidates lors des élections locales. Le projet de loi en question prévoyait que « les listes de candidats ne pouvaient comporter plus de 75 % de personnes de même sexe ». Le Conseil constitutionnel a déclaré ce dispositif inconstitutionnel au motif que les principes constitutionnels contenus à l’article 3 de la Constitution et à l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen « s’opposent à toute division par catégories des électeurs ou des éligibles ; qu’il en est ainsi pour tout suffrage politique, notamment pour l’élection des conseillers municipaux ». Cet obstacle a été surmonté par la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999.

Mais de tels cas sont rares et ne reflètent pas la pratique la plus courante. De manière générale, le pouvoir de révision tient compte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En retour, le Conseil ne contrôle pas expressément le pouvoir de révision mais il fixe les règles régissant son usage futur. Plus précisément, la cour a rappelé au pouvoir de révision que s’il lui était loisible de modifier la constitution, il était aussi tenu par les « prescriptions des articles 7, 16 et 89 de la Constitution ». Un tel rappel n’est pas nécessairement une anticipation d’un changement futur de la jurisprudence du Conseil sur la justiciabilité des lois constitutionnelles. Il montre plutôt que la cour est impliquée dans la procédure de révision même lorsqu’elle ne joue pas son rôle de censeur juridictionnel. C’est une manière de comprendre le considérant no 19 de la décision Maastricht II, et notamment ses formules liminaires (« sous réserve de… »), qui ne remet pas en cause l’injusticiabilité des révisions constitutionnelles et qui n’est donc pas incompatible avec la solution retenue en 2003 dans la décision « Organisation décentralisée de la République ».

On a dit plus tôt dans cette étude que ce rappel a été formulé à plusieurs reprises dans le cadre du contrôle des lois organiques. Il se pourrait qu’il soit (implicitement) adressé aux institutions qui opèrent un contrôle non juridictionnel de la compatibilité du projet de révision, avant son adoption, avec la constitution. C’est le cas des assemblées parlementaires lorsqu’elles sont amenées à débattre d’un amendement constitutionnel. C’est aussi ce qui résulte de la pratique du Conseil d’État agissant dans sa fonction consultative, lorsque c’est l’Exécutif qui a pris l’initiative de la révision. On a pu le voir avec l’avis rendu par la haute assemblée du Palais-Royal relativement au projet de loi constitutionnelle autorisant la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires de 1992, signée par la France en 1999. Le Conseil d’État, dans le cadre de sa fonction consultative, avait ainsi relevé que la révision de la constitution permettant de réviser la charte dont il était saisi,

loin de déroger ponctuellement, comme le constituant a pu le faire dans le passé, à telle règle ou tel principe faisant obstacle à l’application d’un engagement de la France, la faculté de ratifier la charte donnée par la nouvelle disposition constitutionnelle aurait introduit dans la Constitution une incohérence entre d’une part les articles 1er, 2 et 3 qui affirment les principes constitutionnels mentionnés dans la décision du Conseil constitutionnel du 15 juin 1999 et sont un fondement du pacte social dans notre pays et d’autre part la disposition nouvelle qui aurait permis la ratification de la charte.

Les principes en question, déduits de la décision no 99-412 DC du 15 juin 1999 étaient l’indivisibilité de la République, l’égalité devant la loi, l’unicité du peuple français et l’usage officiel de la langue française. Il est intéressant, au passage, de remarquer que le Conseil de l’Exécutif a, à cette occasion, interprété les articles de la Constitution (1, 2, et 3) à la lumière de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il a aussi rappelé sa position relativement à la supra-constitutionnalité :

Il n’existe pas de principes de niveau supra-constitutionnel au regard desquels pourrait être appréciée une révision de la constitution.

Mais le Conseil d’État n’a pu que « constater que le projet qui lui est soumis ne permet pas d’atteindre l’objectif que le gouvernement s’est fixé ». On peut y voir une critique de l’effet néfaste de la révision-adjonction ainsi projetée par le Gouvernement et qui avait la nature non seulement d’une dérogation à la constitution, mais encore, si l’on peut dire, d’une multi-dérogation… Au bout du compte, le texte a été rejeté par le Sénat le 27 octobre 2015.

D’autre part, et dans le même sens, il n’est pas inutile de remarquer que, bien que le Conseil constitutionnel ne contrôle pas les amendements constitutionnels, rien ne l’empêche de livrer son interprétation de ceux-ci à l’occasion de son contrôle des lois ordinaires. Un amendement constitutionnel devient une partie de la constitution et appartient ainsi au corps des normes dont la protection est assurée par le contrôle des lois ordinaires. Ainsi, peu de temps après la révision de l’article 1er de la Constitution qui a incorporé le principe selon lequel « l’organisation de la République est décentralisée », le Conseil constitutionnel a interprété cette disposition à l’occasion de son contrôle de la loi relative « aux libertés et responsabilités locales ».

 

C. L’abus de lois organiques nuit à la bonne santé constitutionnelle

 

On rappellera pour terminer que, de plus en plus souvent, les normes constitutionnelles ne sont pas modifiées par des lois constitutionnelles mais par des lois organiques. En droit français, les lois organiques sont des lois dotées d’un statut spécial. Dans certains cas, la constitution renvoie à l’adoption d’une loi organique qui peut avoir un contenu propre. Par exemple, les normes constitutionnelles portant sur le droit budgétaire renvoient à une loi organique qui a d’abord été prise en 1959 avant d’être révisée en 2001. Le Conseil constitutionnel lui-même est régi par un texte important portant loi organique daté du 7 novembre 1958, qui a été révisé à de nombreuses reprises entre 1959 et 2010. En vertu de l’article 46 de la Constitution, les lois organiques font l’objet d’un contrôle obligatoire de la part du Conseil constitutionnel. Ces lois organiques tendent à couvrir un champ de droit constitutionnel matériel de plus en plus important. Elles régissent désormais de nombreux aspects de la vie institutionnelle, du pouvoir normatif des territoires d’Outre-Mer à la nouvelle procédure applicable aux questions prioritaires de constitutionnalité.

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Le fait que les lois organiques sont dotées d’une valeur normative inférieure à la constitution se trouve relativisé en raison de la manière dont le Conseil constitutionnel les utilise, en tant que de besoin, comme normes de référence de son contrôle. Dans certains cas, le Conseil a affirmé que certains types de normes (les lois du pays de Nouvelle Calédonie par exemple) qui ont été adoptés conformément à une loi organique l’ont été, en tout cas s’agissant de la procédure, « en conformité à la constitution ». Agnès Roblot affirme que cela revient à « assimiler » les lois organiques à la constitution dans la mesure où le respect de la loi organique est une condition de la constitutionnalité de la norme inférieure. On pourrait aller plus loin et dire que les lois organiques sont désormais un instrument majeur de la transformation constitutionnelle et qu’elles peuvent être qualifiées de lois quasi-constitutionnelles, ou comme le disent certains auteurs américains, de « super-lois » (super-statutes). En fait, il existe au moins un exemple en France de loi organique abrogeant une loi constitutionnelle. Issu de la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998, l’article 76 de la Constitution disposait qu’un référendum devait être organisé en Nouvelle Calédonie pour ratifier les accords de Nouméa du 5 mai 1988. Le même article prévoyait également que « les personnes remplissant les conditions fixées à l’article 2 de la loi no 88-1028 du 9 novembre 1988 sont admises à participer au scrutin ». Cela revenait à donner valeur constitutionnelle à une disposition contenue dans une loi ordinaire. Pourtant, alors qu’il avait obtenu un statut constitutionnel de cette façon, l’article 2 de la loi du 9 novembre 1988 a été ensuite abrogé par une loi organique. Une loi organique a ainsi formellement abrogé une disposition constitutionnelle sans encourir les foudres du Conseil constitutionnel dans l’exercice de son pouvoir de contrôle obligatoire. On remarquera que cette loi organique reprenait dans deux de ses dispositions le contenu de l’article abrogé.

En raison de la constante augmentation du nombre des lois organiques, le Conseil constitutionnel a de plus en plus son mot à dire sur le développement de la législation matériellement constitutionnelle adoptée sous cette forme. Ce phénomène, assez peu examiné par la doctrine, a tendance à brouiller la frontière entre les lois de révision constitutionnelles proprement dites et les lois ordinaires.

Ce n’est pas forcément là une solution recommandable, puisque dans certains cas il aura fallu beaucoup de temps avant que des lois organiques soient effectivement adoptées après l’insertion dans la constitution de la disposition qui en prescrit l’adoption. Dans le cas du nouvel article 68 de la Constitution qui a modifié de fond en comble les règles portant sur la responsabilité du Président français, la révision constitutionnelle elle-même a été neutralisée par l’échec à faire adopter la loi organique nécessaire à sa mise en œuvre. Évidemment, une loi organique qui n’est pas adoptée ne peut pas être révisée. De façon plus perturbante encore, l’absence d’adoption de la loi organique, qui est en elle-même constitutive d’une violation de la constitution (c’est une forme d’incompétence négative de la part du législateur organique), ne peut pas être sanctionnée. La constitution est alors traitée comme n’importe quel autre texte de droit positif et sa spécificité politique est reniée : l’absence de mesures d’application la rend totalement inapplicable. C’est là un problème sérieux s’agissant de la « norme suprême » et de l’œuvre du peuple souverain.

 

IV. Les multiples fils de la tapisserie constitutionnelle

 

Concentrons-nous à présent sur la seconde question que posent les décisions du Conseil constitutionnel et la théorie sceptique qui la sous-tend. En refusant de connaître des révisions de la constitution, le Conseil constitutionnel a-t-il évité un glissement vers la supra-constitutionnalité ou vers le droit naturel ? Probablement pas, comme en témoigne l’analyse du langage employé par le Conseil. On pourra en effet constater que les normes de référence utilisées par le Conseil dans les différents contextes qu’on vient de répertorier – y compris quand le Conseil refuse de contrôler les amendements constitutionnels – sont tout à fait comparables à celles développées par des cours qui, elles, ont décidé d’étendre leur compétence aux révisions constitutionnelles. En Allemagne et en Inde, le contrôle juridictionnel du pouvoir de révision est justifié par l’application de normes de référence de portée très large telles que « les dispositions fondamentales » de la constitution ou l’« échelle de normativité » constitutionnelle. En France, l’« esprit de la constitution » ou « l’expression directe de la souveraineté nationale » sont des expressions utilisées pour justifier du contraire. On va voir qu’il s’agit en réalité d’un langage commun, et que le juge français est tout aussi peu « sceptique » lorsqu’il crée des normes constitutionnelles de ce type que ses équivalents allemand ou indien.

 

A. De quoi la supra-constitutionnalité est-elle le nom ?

 

Comme nous l’avons déjà fait observer, la théorie du scepticisme constitutionnel – rejointe en cela par la jurisprudence des hautes cours françaises – n’admet en aucun cas l’existence de normes supra-constitutionnelles. Cependant, il faut commencer par remarquer que cette notion de supra-constitutionnalité a fini, dans le langage en général péjoratif des auteurs français, par recouvrir une variété d’approches qui ne semblent pas avoir grand-chose en commun, si ce n’est d’être déconsidérées par l’école sceptique.

En réalité, il est important de distinguer les différentes idées qui sont réunies sous la bannière de la supra-constitutionnalité :

(a) Certains auteurs affirment (ou ont affirmé) en effet qu’il existe certaines normes (ou règles ou principes) qui sont hiérarchiquement supérieures à la constitution. C’était notamment le cas de certains professeurs français sous la IIIe République.

(b) Selon une autre analyse, également revêtue de cette étiquette « supra-constitutionnelle », il existe deux moments dans l’histoire de toutes les constitutions : celui de leur adoption et celui de leur application. L’adoption de la constitution est le fait du pouvoir constituant originaire, mais une fois qu’elle est adoptée, elle ne peut être révisée que par un pouvoir constituant dérivé dans les limites prévues par ses propres dispositions. Carré de Malberg considérait que le pouvoir constituant originaire était un pur fait et que les juristes n’avaient pas à s’en soucier, mais d’autres n’étaient pas de cet avis. À leur sens, la volonté des peuples de se doter d’une constitution confère à cette dernière une valeur juridique particulière qui ne peut pas être ignorée.

(c) Il se trouve enfin des théories pour lesquelles le texte de la constitution comporte des implications conceptuelles dont il doit être tenu compte dans l’étude du droit positif. C’est la thèse fondamentale soutenue dans les versions contemporaines de la théorie générale de l’État, principalement en France sous la plume d’Olivier Beaud et d’Olivier Jouanjan. Olivier Beaud, en particulier, a vu dans l’existence de l’État une limite juridique majeure, bien que non écrite, à la révision constitutionnelle. L’État est le dépositaire de la puissance publique (Staatsgewalt) et son existence est une condition nécessaire pour l’établissement d’une constitution. En dépit des apparences, cela ne signifie pas que l’État est placé au-dessus de la constitution, mais plutôt qu’il est conceptuellement distinct de – et non réductible à – la constitution. Pour justifier l’existence de telles limites matérielles fondées sur l’existence de l’État, Olivier Beaud s’appuie sur l’idée que le pouvoir constituant et le pouvoir de révision sont deux pouvoirs distincts. Le pouvoir constituant se matérialise par des actes constituants qui expriment la décision politique du peuple. Lorsque le pouvoir de révision intervient, il est soumis à cette décision politique en tant qu’elle est exprimée par un ou plusieurs actes constituants et doit de surcroît agir en tenant compte du fait que l’État est apparu avant la constitution. L’État est ici entendu en tant que puissance publique, c’est-à-dire l’ensemble des pouvoirs publics. Partant, cette théorie étend le raisonnement constitutionnel à des dimensions autres que celle des normes. La théorie constitutionnelle d’Olivier Beaud fait apparaître au moins deux dimensions interdépendantes : une dimension décisionniste, qui insiste sur l’idée que la constitution repose sur une décision politique exprimée démocratiquement par le peuple, et une insistance sur l’influence sous-estimée de l’idée d’État en droit constitutionnel. Ces deux faits (existence d’une décision politique du peuple et existence d’un État) pèsent, selon cet auteur, sur le pouvoir de révision et le juge constitutionnel ne peut donc pas l’ignorer.

 

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Il y a donc au moins trois variantes de la thèse dite de la « supra-constitutionnalité ». On commence donc à discerner que le terme « supra-constitutionnel » est en soi trompeur. Il tend à laisser penser que ces trois lectures (« a », « b » et « c ») postulent toutes l’existence d’une sorte de droit naturel (à défaut d’un meilleur terme) qui serait supérieur à la constitution elle-même et entretiendrait avec elle une forme de relation transcendante et hiérarchique. Les formules de Georges Vedel en la matière – sur la « commode plasticité » que la supra-constitutionnalité emprunterait au droit naturel – ont été tellement répétées que chacun les connaît par coeur. Elles semblent intégrées d’office dans les fonctions « copier-coller » des traitements de textes de nos étudiants en doctorat. Pourtant, il est évident qu’on ne peut pas opposer les mêmes objections à ces trois lectures et spécialement qu’il ne suffit pas de les discréditer par l’emploi du label « droit naturel », tout simplement parce que ce n’est pas toujours de cela qu’il s’agit. Contre la variante (a), on pourrait certes opposer qu’il n’existe pas de « constitution au-dessus de la constitution ». D’ailleurs, sa popularité n’a jamais été très grande en France, malgré les arguments sérieux que ses défenseurs pouvaient tirer de notre propre tradition constitutionnelle révolutionnaire. Mais l’argument du droit naturel n’a aucune opérance à l’encontre de la variante (b). Il n’est en effet pas question ici de droit naturel mais de différence entre le moment constituant et la période pendant laquelle la constitution est en vigueur. L’argument de Carré de Malberg selon lequel le pouvoir constituant originaire est de pur fait et que les juristes n’ont pas à s’en soucier n’est pas sans susciter certaines interrogations et objections. Mais il a le mérite de ne pas être inopérant. Il montre au moins que l’idée de pouvoir constituant originaire n’est pas nécessairement liée à celle de droit naturel, comme c’était le cas par exemple chez Sieyès. Enfin et surtout, il n’est pas suffisant, pour contrer les arguments relevant de la variante (c), de faire valoir que ses promoteurs présupposent l’existence de normes supérieures à la constitution. En réalité, ils ne font rien de tel. La meilleure réponse à leur apporter est qu’en raisonnant ainsi ils versent dans la Begriffsjurisprudenz (une théorie conceptuelle du droit dans laquelle l’État apparaît comme le concept-clé). Mais cette objection, très convaincante pour un pur positiviste, porte en elle ses propres limites. Pourrions-nous vraiment nous passer de concepts en droit constitutionnel ? Il semble très difficile, en réalité, de démontrer que les raisonnements juridiques ne dépendent jamais du raisonnement analytique et de l’interprétation du sens des concepts juridiques.

En règle générale, on dit des partisans de la supra-constitutionnalité qu’ils croient en l’existence de normes de valeur supérieure ou égale à la constitution, mais qui ne seraient pas contenues dans le texte de la constitution. Ce qui unit les théories qui suscitent l’ire des tenants de la théorie sceptique n’est pas tant qu’elles prétendent toutes qu’il existerait des normes supérieures à la constitution (même si c’est le cas de certaines), mais le fait qu’elles considèrent qu’il existe des normes constitutionnelles en dehors de la constitution. La critique adressée à la Begriffsjurisprudenz est plus connue, par exemple, des théoriciens de l’école normativiste d’inspiration (réellement) kelsénienne que des membres de l’école sceptique, qui se contentent d’affirmer comme un mantra autoréalisateur (et par là invincible) que la constitution se compose exclusivement de normes. Parce que l’école sceptique raisonne en termes normatifs, elle reconstruit toutes ces propositions en termes de hiérarchie : si quelque chose a une incidence sur la constitution, c’est que ce quelque chose lui est hiérarchiquement supérieur. Ainsi, tout ce qui exerce une contrainte sur le processus constituant devrait être appelé « supra-constitutionnel ». Or, il n’existe pas de supra-constitutionnalité. Les tenants des théories « a », « b », « c » ont donc tort. CQFD.

Toutes les théories précitées (« a », « b », et « c ») qui sont critiquées en tant qu’elles consacreraient la supra-constitutionnalité le sont en réalité parce qu’elles enfreignent le principe selon lequel tout ce qui est constitutionnel découle de la constitution écrite. C’est ce qu’on pourrait appeler un principe de clôture ou d’autosuffisance constitutionnelle qu’on pourrait énoncer ainsi : ont une valeur constitutionnelle à la fois la loi constitutionnelle formelle et les textes auxquels elle renvoie ; la totalité des énoncés contenus dans ce « bloc de constitutionnalité » a une identique valeur constitutionnelle, sans qu’il existe en la matière de degrés de normativité. Le refus du Conseil constitutionnel de connaître des amendements constitutionnels aurait donc le mérite de la cohérence. En rejetant la supra-constitutionnalité, il s’inscrit parfaitement dans le courant de pensée sceptique : il adhère à une conception neutre de la constitution et il ne reconnaît aucune limite autre que procédurale au pouvoir de révision. Le Conseil envisagerait la constitution comme un ensemble de normes auto-suffisantes. On pourrait discuter du fond de la théorie, et cela serait d’ailleurs justifié. Mais l’argument est-il au moins exact en fait, sur la base de ce que nous donne à voir la jurisprudence du Conseil constitutionnel ? Autrement dit, est-il exact que le Conseil constitutionnel respecte le principe de clôture ou d’autosuffisance de la Constitution ? Il est permis de penser que non. Quand on examine de plus près la manière dont les décisions sont rédigées, on peut douter de la pertinence de la lecture qui en est faite par ses défenseurs les plus énergiques dans le camp normativiste et sceptique.

 

B. La constitution multidimensionnelle

 

Lorsque les cours constitutionnelles sont saisies d’une révision de la loi suprême, elles ne se bornent pas, comme on pourrait le penser, à identifier les normes applicables et à leur attribuer la valeur juridique qu’il convient, autrement dit à résoudre les difficultés en les ramenant à des conflits de normes. Leur raisonnement va bien plus loin que cela. En fait, quand les cours se réfèrent à des normes qu’elles appellent constitutionnelles, elles le font en référence à une entité multidimensionnelle, une tapisserie à la riche trame, tissée d’une multitude de fils différents. Le processus de contrôle des révisions constitutionnelles, même lorsqu’il conduit le juge à ne pas opérer ce contrôle, met en lumière au moins trois de ces « fils » qui sont souvent ignorés par les lecteurs les plus attentifs de sa jurisprudence : (1) un vocabulaire essentialiste ; (2) des schémas institutionnels ; et (3) ce que l’on pourrait qualifier (dans l’attente d’un meilleur terme) d’objets juridiques non normatifs, c’est-à-dire d’entités caractérisées par le fait qu’elles ne peuvent être créées ou abrogées par le pouvoir constituant ni, a fortiori, par aucun pouvoir normatif.

 

1. Le vocabulaire essentialiste

 

Les expressions telles que « conditions essentielles » et « dispositions fondamentales », que l’on retrouve couramment dans notre jurisprudence constitutionnelle, semblent assez anodines à la plupart des juristes. Ils les analysent du point de vue de leurs effets normatifs, en particulier au regard de leur impact sur l’étendue du contrôle et sur l’intensité de celui-ci. Pourtant, de telles formules en disent beaucoup plus. Elles révèlent des postulats philosophiques qui ne vont pas sans poser des difficultés sérieuses. Cela est particulièrement vrai depuis que le raisonnement constitutionnel s’entend principalement comme une activité d’extraction normative opérée à partir d’un texte juridique. La stratégie du normativisme consiste à distinguer le texte (ou l’énoncé) et la norme qu’il « contient ». Cette tendance à identifier les normes à partir du texte formel de la constitution incite les cours et autres interprètes à penser dans un langage qui insiste sur les démarcations et la différence entre l’intérieur et l’extérieur. Par exemple : le contenu du bloc de constitutionnalité est à l’intérieur. La supra-constitutionnalité est à l’extérieur.

Il s’agit aussi d’identifier, à l’intérieur du périmètre constitutionnel, ce qui est plus au centre et ce qui se situe plutôt à la périphérie. Cela transparaît des termes mêmes utilisés par les juges, principalement dans les décisions portant sur le pouvoir de révision. On dit généralement de la constitution qu’elle comporte certaines caractéristiques fondamentales (son cœur) : une essence (ou certaines caractéristiques essentielles) ; une substance (ou des éléments substantiels), des dispositions fondamentales ; et une identité. Les juristes modernes tendent à éviter le vocabulaire essentialiste, mais nul ne peut nier que ce vocabulaire est utilisé par les juges constitutionnels eux-mêmes.

En dépit de leur concision, les décisions de 1962, 1992 et 2003 regorgent de standards de ce type. L’usage d’un vocabulaire essentialiste ne se limite pas aux seules décisions portant sur le pouvoir de révision. Le Conseil constitutionnel l’a notoirement employé à l’occasion de son examen des engagements internationaux modificatifs du Traité de Rome, sur le fondement de l’article 54 de la Constitution. Sa jurisprudence reposait alors, à partir de la décision no 70-39 DC du 19 juin 1970 (« ressources propres communautaires ») sur l’identification des « conditions essentielles de la souveraineté nationale ». En France, probablement sous l’influence du style du Conseil constitutionnel, ce vocabulaire essentialiste s’est propagé à la Constitution elle-même. Depuis la révision de 2003, les articles 72 et 73 de la Constitution renvoient tous deux aux « conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti ». Pourtant, de telles références au « cœur » de la constitution, son noyau dur, ont une sorte de vertu autodestructrice. Leur but est de préserver la constitution par l’identification d’un contenu fondamental ou des valeurs. Mais, comme dans un récit de Jules Verne ou de Lewis Carroll, la recherche du cœur de la constitution nous fait paradoxalement basculer dans le monde extérieur. Le voyageur qui voulait atteindre « le centre », non pas de la terre comme chez Jules Verne, mais de la constitution, se trouve soudainement redirigé vers des valeurs, des précédents historiques et des propriétés systémiques qui sont autant de caractéristiques du macrocosme dans lequel évolue la constitution. Lorsque le Conseil constitutionnel fait par exemple référence à « l’esprit de la constitution », les lecteurs sont obligés – pour comprendre cette formule obscure – de se prêter à un jeu élaboré de devinettes et d’étudier par eux-mêmes l’histoire du régime politique et la manière dont de Gaulle l’a interprétée. Quand le Conseil constitutionnel fait référence aux « conditions essentielles » de la souveraineté nationale, il ne peut s’appuyer sur aucune disposition constitutionnelle précise. En la matière, l’article 3 de la Constitution ne saurait en tenir lieu. Il est au mieux un point d’accrochage, un « commode porte-manteau » (convenient peg) pour reprendre la formule des juristes américains. L’essence de la souveraineté est à rechercher en dehors du texte constitutionnel. Il en va de même, sans qu’il soit alors question de révision constitutionnelle mais seulement du contrôle de la transposition des directives européennes, lorsque le Conseil convoque – depuis sa décision no 2006-540 DC – « l’identité constitutionnelle de la France ». Où se trouve l’identité constitutionnelle ? Si elle réside dans la Constitution, pourquoi ne pas en citer les dispositions explicites, conformément à la « doctrine Vedel » qui impose(rait) au juge constitutionnel de s’en référer toujours à un texte ? Cette identité serait-elle liée à des caractères non écrits de la constitution ? On ne le saura bien sûr jamais, et les bons commentateurs ne s’en préoccupent d’ailleurs nullement. Au bout du compte, de telles normes de référence renvoient pourtant à une constitution qui n’est ni neutre du point de vue des valeurs ni auto-suffisante d’un point de vue normatif.

 

2. Les schémas institutionnels

 

Il est facile de voir que beaucoup de formules du type de celles qu’on vient de recenser renvoient à des caractéristiques de nature institutionnelle, ce qui tend à accréditer la thèse parfois avancée en théorie du droit selon laquelle le droit n’est pas seulement fait de normes mais qu’il a aussi une dimension institutionnelle. De nombreuses clauses d’éternité et de nombreuses jurisprudences constitutionnelles renvoient à des traits du régime politique : c’est le cas en Allemagne de plusieurs des dispositions protégées par l’article 79, al. 3 de la Loi Fondamentale. Mais c’est tout autant le cas en France. Prenons par exemple la disposition de l’al. 5 de l’article 89 de la Constitution : « La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision ». De prime abord, le caractère normatif de cette affirmation ne fait pas l’ombre d’un doute ; c’est l’expression d’un commandement adressé au pouvoir de révision. Pourtant, la République que l’on entend protéger contre les révisions (la forme républicaine du gouvernement) n’est pas une norme. La République est une forme politique. Elle peut s’analyser d’un point de vue conceptuel, le concept de République emportant certaines règles et arrangements politiques – tels que le suffrage universel ou le principe d’égalité devant la loi – tout en excluant certains autres. Le paradoxe est ici que ces schémas institutionnels doivent être appréhendés conceptuellement à l’aide de termes comme celui de « République » qui ont une signification très large et dont le sens a évolué au cours du temps. Les limites juridiques au pouvoir de révision deviennent alors tributaires de concepts qui sont à la fois éminemment politiques et liés aux vicissitudes de l’histoire. Le concept de « République » a aujourd’hui un sens qui est très différent de celui qui prévalait en 1791 ou sous la IIIe République.

Cette part de contingence n’est pas propre au texte constitutionnel. Elle transparaît également dans le langage utilisé par le Conseil constitutionnel. La décision no 62-20 DC de 1962 s’appuyait sur l’« esprit de la constitution ». Rappelant que celle-ci avait fait de lui un « organe régulateur » de l’« activité des pouvoirs publics », le Conseil constitutionnel a estimé que « les lois que la constitution a entendu viser dans son article 61 » devaient s’analyser comme étant seulement « celles votées par le Parlement » et non « celles qui, adoptées par le peuple à la suite d’un référendum », constituaient « l’expression directe de la souveraineté nationale ». Dans la décision « Maastricht III », il a considéré que, « au regard de l’équilibre des pouvoirs établi par la constitution, les lois que celle-ci a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement » et que la procédure prévue à l’article 61 ne s’étend pas aux lois « adoptées par le Peuple français à la suite d’un référendum » qui sont « l’expression directe de la souveraineté nationale ». En cherchant en dehors de la jurisprudence relative aux révisions, on pourrait encore trouver plusieurs autres exemples. Citons ainsi la référence – tirée des travaux préparatoires du législateur constituant – à la « place de l’élection du Président de la République au suffrage universel direct dans le fonctionnement des institutions de la cinquième République » qui, selon la décision no 2001-44 DC du 9 mai 2001, était de nature à justifier que « l’élection présidentielle précède, en règle générale, les élections législatives ». On voit bien que cette interprétation du régime de 1958 – défendable mais tout aussi susceptible d’objections ou de modifications – dépasse la référence au « principe, résultant de l’article 3 de la Constitution, selon lequel les citoyens doivent exercer leur droit de suffrage selon une périodicité raisonnable ». D’une part, la périodicité et l’ordre des votations – ici en cause – sont deux choses différentes : l’une ne justifie pas l’autre. D’autre part, la notion de périodicité raisonnable est à l’évidence des plus vagues.

Sur ce point, les tenants de la théorie générale de l’État contemporaine disposent d’un argument solide. Ils soulignent la nature conceptuelle du droit en général et du droit constitutionnel en particulier. Or, les dispositions d’éternité ou les décisions « d’éternité » renvoient à des concepts ou à des constructions conceptuelles. Les concepts sont des êtres curieux qui tendent à se cacher lorsqu’on les poursuit et, quand on croit les avoir attrapés, renvoyer vers d’autres concepts qu’on ne cherchait pas au départ. Ainsi la quête de la constitution renvoie-t-elle certains au concept d’État. Une constitution présupposerait l’existence d’un État. Un État démocratique présuppose l’existence d’un peuple doté d’un certain nombre d’attributs juridiques tels que la souveraineté politique et ainsi de suite. Ce type de raisonnement par ricochet, reposant sur des liaisons conceptuelles, est courant chez les tenants des différentes formes de théories générales de l’État. C’est par un raisonnement de ce type qu’Olivier Beaud et Olivier Jouanjan ont construit la version contemporaine de la distinction entre pouvoir constituant et pouvoir de révision. De manière générale, cet argument conceptuel a suscité une réaction réservée de la part de la majorité de la doctrine. Toujours est-il que le Conseil constitutionnel, pour défendre la thèse opposée, a lui-même, sous couvert d’une formulation laconique faisant référence à « l’esprit de la constitution » ou à la nature du régime politique, eu recours à des arguments de nature similaire. Le fait qu’il s’agisse de raisonnements frappés du sceau juridictionnel n’y change rien. Le style des décisions du Conseil constitutionnel est très technique ; la plupart de ses décisions reposent sur une comparaison précise, minutieuse et un peu lourde entre les dispositions législatives et les normes de la constitution. Dans certains cas, pourtant, il est nécessaire d’adopter une approche globale de la constitution, ou de certains aspects du système constitutionnel, et le Conseil constitutionnel n’hésite pas à s’y livrer. On voit alors les limites de sa méthode consistant à rechercher systématiquement un rattachement à un texte de droit positif.

 

3. Les « objets » non normatifs

 

De la même manière, les limites du pouvoir de révision qui tendent à protéger les droits de l’homme dans certaines constitutions (comme dans la Loi Fondamentale allemande) renvoient à des phénomènes juridiques qui n’ont pas le caractère d’une norme : d’une part, ils ne prescrivent pas directement de conduite (même si certaines conduites sont incompatibles avec eux) ; et, d’autre part, ils ne prennent pas la forme de manifestations de volonté dont la signification pourrait être dégagée par un interprète. Les droits de l’homme fournissent la parfaite illustration de ce type de limite non normative au pouvoir de révision. Ils ont une nature juridique, mais ils ne prennent pas la forme d’une norme. Une norme, pour emprunter la définition la plus souvent utilisée, est la signification d’un acte de volonté exprimé par une autorité compétente. Dans la tradition du constitutionnalisme, les droits de l’homme ne sont pas créés par un acte de volonté et ne peuvent être supprimés par un tel acte. C’est pourquoi on parle de déclaration des droits de l’homme et non d’adoption.

Aux origines du constitutionnalisme écrit, il était clair que les droits de l’homme n’étaient pas créés par la volonté du souverain et ne pouvaient donc pas être abrogés par cette même volonté. C’est le sens profond qu’il faut donner au choix qui a été fait de qualifier la Déclaration d’Indépendance des États-Unis (1776) et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789) de « déclaration » au sens d’un texte revêtant une forme propre qui était rendue nécessaire par la nature particulière de ce qui était proclamé. Son contenu était « naturel », voire « évident en soi » et ne pouvait pas en tant que tel être abrogé. Aucune décision du législateur n’était nécessaire pour qu’il existe. La nature même des droits qu’il proclamait était telle qu’ils ne pouvaient être abolis.

Parallèlement, le constitutionnalisme des débuts de l’époque moderne permit l’identification de certaines relations conceptuelles qui jouèrent un rôle semblable à celui des « limites » modernes du type de celles prévues par l’article 79 de la Loi Fondamentale allemande et l’article 89 de la Constitution française. C’est particulièrement vrai s’agissant de l’article 16 de la Déclaration de 1789 selon lequel : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Comme Michel Troper l’a clairement montré dans un article de référence, une constitution qui ne parviendrait pas à protéger les droits et libertés et/ou la séparation des pouvoirs ne peut être qualifiée de constitution mal construite ou de constitution de mauvaise qualité. Elle ne peut pas, en l’absence de tels éléments, être qualifiée de constitution tout court. Telle est la signification de l’article 16. Le terme « constitution » suppose la présence de deux éléments fondamentaux : une véritable protection des droits et libertés et un système de séparation des pouvoirs. À défaut, il ne peut être utilisé. Au sein de cet ensemble, il est difficile de considérer que la séparation des pouvoirs, ou les droits de l’homme sont à part entière des normes. Ils peuvent être l’objet de normes, c’est-à-dire de prescriptions touchant au comportement de tel ou tel acteur. Mais en eux-mêmes, il ne s’agit pas de normes. Ils font néanmoins partie de la constitution.

 

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L’idée que la constitution serait une tapisserie tissée avec une multitude de fils – ce que j’appelle ici l’idée de la constitution multidimensionnelle – a perdu du terrain avec la montée du positivisme juridique. Sous la IIIe République, Maurice Hauriou pouvait émettre un point de vue susceptible d’être rangé sous cette bannière. Ces fils n’étaient autre, selon lui, que les nombreux principes fondamentaux susceptibles de constituer une légitimité constitutionnelle pour lesquels « il n’est pas besoin de textes, car le propre des principes est d’exister et de valoir sans texte ». Il ne se trouve presque plus de juristes français aujourd’hui pour défendre une telle position qui fait immanquablement penser au droit naturel et semble désormais totalement dépassée. Et pourtant, de manière paradoxale, la plupart des décisions du Conseil constitutionnel qui ont contribué au développement d’un corps de « normes » protectrices des droits de l’homme pourraient être rangées dans cette catégorie. Pourquoi dès lors nier l’existence de principes non écrits à l’occasion du contrôle des lois de révision ?

En la matière, le discours fondé sur l’existence d’une hiérarchie masque le fait que ce que l’on désigne est une entité juridique se trouvant hors de la portée du pouvoir constituant. C’est peut-être ce que la Cour constitutionnelle allemande (Bundesverfassungsgericht) voulait dire dans l’affaire Südweststaat (État du Sud-Ouest), l’une des premières qu’elle a eu à juger et à l’occasion de laquelle elle a affirmé que la constitution était le reflet d’un « ordre objectif de valeurs ». Les plus importantes parmi ces valeurs essentielles sont les principes de la dignité humaine et de démocratie (d’autres sont la séparation des pouvoirs et la souveraineté populaire). L’article 79 § 3 de la Loi Fondamentale allemande garantit les plus importantes valeurs fondamentales en interdisant la révision des articles 1 à 20. Certaines de ces « valeurs » définissent un système institutionnel. Tel est le cas par exemple de la séparation des pouvoirs. D’autres ont sans doute une nature non normative. C’est évidemment le cas des droits de l’homme. Pour des raisons que nous avons évoquées ailleurs, cela s’applique aussi au concept de souveraineté. Dans les deux cas – droits de l’homme et souveraineté –, le vocabulaire essentialiste est utilisé dans le but de protéger une certaine substance constitutionnelle contre toute modification. C’est à l’évidence ce que le Conseil constitutionnel a fait quand il a par exemple développé sa jurisprudence portant sur « les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale ».

Au xviiie siècle, les droits de l’homme étaient supposés, de par leur nature et non par l’effet d’un quelconque mécanisme normatif, être placés à l’abri de toute remise en cause. Les faits ayant démontré que cette idée était chimérique, les clauses d’éternité et le contrôle de constitutionnalité sont apparus, entre autres, en vue d’offrir de meilleures garanties. Cependant, lorsqu’une juridiction telle que le Conseil constitutionnel refuse de contrôler les lois constitutionnelles, les droits de l’homme se trouvent dans une situation encore plus mauvaise qu’elle n’était au départ. Le juge admet en effet, alors, qu’ils puissent être modifiés voire supprimés par le biais d’une révision de la constitution. C’est là un inconvénient important des décisions de 1962, 1992 et 2003. Une réponse pratique (presque) satisfaisante pourrait être de dire que, certes, le contrôle des révisions constitutionnelles est impossible par une Cour constitutionnelle nationale mais que d’autres mécanismes (notamment le contrôle de conventionnalité opéré par les juges du fond, des cours non constitutionnelles donc) permettent de les préserver. Bien qu’une telle réponse puisse se justifier d’un point de vue pratique, elle contribue à saper l’autorité du droit constitutionnel, puisque la constitution est alors présentée comme étant incapable de protéger les libertés tandis que le droit international pourrait, lui, y parvenir. Prétendre alors que le droit international ne tire son autorité que de celle de la constitution est un argument technique qui n’a pratiquement aucune portée concrète. Tout le monde voit bien alors d’où vient la protection effective et nul ne pense sérieusement que le droit international serait dans ce cas le simple auxiliaire de la constitution nationale.

 

C. Le langage de l’éternité

 

Le fait qu’un tel vocabulaire essentialiste ait dû être utilisé, entre autres choses, pour justifier la non-justiciabilité du pouvoir de révision ne doit pas faire oublier que le Conseil constitutionnel a considéré comme inexploitables certains éléments substantiels de la Constitution (comme la disposition sur la forme républicaine du gouvernement à l’article 89 alinéa 5 de la constitution) tandis qu’au contraire il en a créé d’autres de toute pièce. Ce faisant, il a utilisé des catégories juridiques et des modes de raisonnement extrêmement proches de ceux utilisés par les cours « activistes » qui ont accepté de contrôler les amendements constitutionnels. Cela peut tout à fait se justifier pour des raisons de politique jurisprudentielle (et de politique tout court). L’objet de cet article n’est nullement de porter un jugement sur ce choix. Mais il n’est pas inutile de montrer comment une certaine politique jurisprudentielle, aussi défendable soit-elle, est parfois accompagnée d’arguments qui ne sont pas des plus solides. C’est par exemple le cas de la critique de la supra-constitutionnalité par l’école sceptique ou la « doctrine Vedel » du rattachement écrit de toutes les normes de référence du contrôle de constitutionnalité). Ce qui importe le plus est d’identifier ce lexique – voire cet idiome – essentialiste et d’en comprendre le sens.

Lorsque ce langage de l’éternité est employé, l’essence de la constitution – sa substance et la nature de ses dispositions fondamentales – n’est généralement pas exprimée clairement. C’est une caractéristique de tels concepts jurisprudentiels que leur contenu ne soit jamais vraiment explicité ou détaillé. Pour utiliser un langage militaire, les lecteurs ne sont informés du contenu de tels concepts que sur la base de d’un « savoir minimum nécessaire » (need to know only). Il n’y a pourtant aucune raison de ne pas prendre ce langage au sérieux. Il peut être interprété comme une manifestation visible de (1) certaines catégories juridiques spécifiques et (2) de certains modes de raisonnement juridictionnel. Ces catégories et modes raisonnements ne sont pas propres au contrôle de constitutionnalité du pouvoir de révision. Le fait qu’ils poussent comme des champignons après la pluie dans un tel contexte n’a cependant rien d’accidentel. Le risque existe cependant que l’intégrité de la constitution soit menacée. Le juge est censé déterminer si un changement en apparence mineur ne risque pas en pratique de détruire l’édifice constitutionnel dans son ensemble. La portée très générale et quasiment illimitée des concepts utilisés par les cours donne plus de pertinence encore à la question. Si l’amendement est validé, vivrons-nous toujours sous la même constitution ? Ce que fait la cour dans pareille situation n’a rien à voir avec le fait de régler un conflit normatif au sens ordinaire du terme. La cour ne peut pas comparer une norme inférieure avec une norme supérieure. Les décisions françaises montrent bien que ce sont les mêmes méthodes jurisprudentielles qui sont utilisées lorsqu’une cour refuse d’exercer son contrôle. L’« esprit de la constitution » invoqué en 1962 appartient à la catégorie des concepts de portée très large et quasiment illimitée que les cours utilisent quand elles en viennent à exprimer l’essence de la constitution, notamment quand son existence même est en danger. Sans surprise, le Conseil constitutionnel a eu recours à une catégorie de concepts très similaire à l’occasion de son contrôle obligatoire des lois organiques. Ainsi, lorsqu’une révision constitutionnelle a réduit la durée du mandat présidentiel de sept à cinq ans, le Conseil n’a pas contrôlé l’amendement lui-même, mais il a contrôlé la loi organique qui a procédé à l’inversion du calendrier électoral et l’a déclaré conforme à la Constitution. Il n’était pas fautif de la part du législateur organique d’allonger la durée du mandat des membres de l’Assemblée nationale pour faire en sorte que l’élection présidentielle se tienne avant les élections législatives, dans la mesure où une telle prorogation était conforme à « la place de l’élection du Président de la République […] dans le fonctionnement des institutions de la Ve République ». Il ne s’agit pas à proprement parler de clauses d’éternité, mais le langage employé est similaire. On voit ainsi que ce langage dépasse le simple contexte des révisions constitutionnelles et de leur contrôle. Il touche à l’idée même de la constitution dans le droit contemporain.

Pourquoi donc le langage de l’éternité est-il employé à la fois par les cours qui contrôlent les amendements constitutionnels et par celles qui ne le font pas ? Une explication possible est que notre culture juridique repose sur une certaine conception des normes en tant que manifestations de la volonté souveraine (ou autorisée par le souverain). Nous envisageons la volonté d’une autorité juridique comme étant libre de toute contrainte à l’exception de celles qui sont produites par des manifestations (supérieures) de volonté : c’est une affaire de Sollen (devoir-être) qui est sans rapport avec le Sein (être). La réalité factuelle ne lie pas le législateur ni aucune autre autorité habilitée à produire du droit. Affirmer le contraire impliquerait une définition faisant autorité de ce qu’est la réalité, une plongée dans le réalisme à laquelle la plupart d’entre nous se refuse parce que cela impliquerait qu’il existe un monde extérieur que nous pourrions connaître objectivement. C’est ce qui explique le scepticisme général des juristes contemporains. On associe ce type de raisonnement au droit naturel, à la supra-constitutionnalité, ou à toute autre terme à connotation péjorative. Pourtant, quand nous avons recours à des normes, nous ne le faisons pas sans mobiliser une certaine conception de la réalité objective. Cette réalité que nous présupposons dans notre activité normative est certes une réalité « interne » à notre raisonnement juridique : il n’y a absolument aucun besoin de présupposer l’existence de quoi que ce soit d’objectif à l’extérieur, dans le « monde réel », dans lequel nous ne trouvons pas trace de droit. Mais il n’est pas si absurde que cela de parler alors de « réalité juridique », comme le faisait couramment Carré de Malberg, ne serait-ce que pour rappeler qu’il s’agit d’un écosystème aux composantes très diverses.

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Comme le souligne Jellinek, le droit a besoin de prouver sa propre existence. Il le fait de différentes manières, en particulier en plongeant ses racines dans quelque chose que le droit lui-même nomme la réalité. Cette réalité juridique n’est pas la réalité à laquelle la science moderne nous a habitués. Elle échappe à nos sens. Elle mélange aussi les faits et les valeurs. Le trait distinctif de cette réalité juridique est qu’elle ne dépend pas de la volonté mais de schémas institutionnels (comme « l’esprit de la constitution ») qui ne peuvent être saisis que par des propositions descriptives, des caractéristiques juridiques qui ne sont pas créées par des actes de volonté (la souveraineté, les droits de l’homme et des principes juridiques non écrits par exemple) et des entités auxquelles ces caractéristiques sont associées (le Souverain, l’individu en tant que détenteur de droits et peut-être l’État lui-même). Quand les cours contrôlent des amendements constitutionnels, elles ont tendance à se référer à une réalité de cette sorte, qui préexiste et qui conditionne le reste du droit : la substance, l’essence ou l’identité de la constitution. Quand le Conseil constitutionnel refuse de contrôler ces amendements, il justifie sa retenue avec le même type de langage et se référant à la même catégorie d’objets. La jurisprudence du Conseil constitutionnel nous décrit une réalité préexistante faite de schémas institutionnels, d’entités extra-normatives (la souveraineté nationale et, peut-être au-delà, comme le suggère Olivier Beaud, l’État envisagé en tant que Staatsgewalt) et des valeurs supérieures. Ce qui est décrit, cependant, ne se situe pas à la surface de la réalité juridique. L’essence d’une chose est ce qui compte le plus à son sujet, et qui pourtant n’est pas visible en surface. C’est le travail des juridictions, entre autres choses, que de rendre visible cette réalité sous-jacente.

 

Conclusion

 

En France, le contrôle de constitutionnalité s’est développé en tant que ramification du contrôle juridictionnel de l’action administrative. Son cadre intellectuel découle plus du droit administratif que des principes fondateurs du constitutionnalisme. En dépit de nombreuses affirmations contraires, le contrôle de constitutionnalité en France envisage le Parlement comme une branche subordonnée de l’État administratif – un pouvoir parmi d’autres à la discrétionnalité limitée et contrôlée. Son activité est perçue comme devant être soumis à un contrôle approfondi exercé par le Conseil constitutionnel. Nombreux sont ceux qui défendent encore le principe selon lequel le Parlement exprime la volonté générale. Mais cette affirmation n’est pas vraiment compatible avec la manière dont l’Exécutif et les plus hautes cours, Conseil constitutionnel compris, contrôlent, de manière attentive et judicieuse, les processus de transformation du droit. Les décisions étudiées dans cet article font partie de ce processus plus vaste. Qu’on le veuille ou non, l’idée d’un pouvoir constituant originaire a été transformée de manière significative pour des raisons pratiques et avec un réel succès. Il en a nécessairement résulté d’importantes conséquences politiques. Le pouvoir constituant est soumis aux mêmes transformations que le pouvoir parlementaire ou que le pouvoir réglementaire de l’Exécutif. L’Exécutif et son relais administratif sont les véritables normateurs pendant que le Parlement, le Congrès (au sens de l’article 89 de la Constitution), et même, à cet effet, « le peuple » (c’est-à-dire le corps électoral) sont tout juste convoqués pour donner un sceau de légitimité aux décisions prises à un autre niveau.

Cela n’a rien d’anormal dans une démocratie représentative. Le même phénomène s’est produit, sous différentes formes, dans la plupart des démocraties libérales. Des tensions avec l’élément démocratique de la Constitution ne sont cependant pas à exclure. Cet élément revêt une importance essentielle dans la politique française. Il a tendance à s’exprimer dans de rares mais violentes périodes d’agitations, quand le pouvoir oligarchique (ou technocratique) perd la main sur l’évolution politique. La décision de 1962 revêt une portée différente dans la situation présente que dans le contexte héroïque où elle est intervenue. En 1962, elle exprimait une sorte de déférence envers la légitimité sans limite de de Gaulle et sa lecture de la Constitution. Aujourd’hui elle justifie ce qui est devenu un processus de gestion technique de la Constitution. L’expertise juridique ainsi que la convenance politique et administrative ont pris le pas sur la légitimité politique. Tel est le sens ultime de la phrase-clé du considérant no 19 de la décision « Maastricht II » : « le pouvoir constituant est souverain ». Le sceau de l’autorité démocratique a été apposé sans trop de ménagement – mais avec un réalisme cru – sur un processus plus vaste, plus complexe et plus efficace d’adaptation technique de la Constitution. Les amendements qui ajoutent à la constitution sont de parfaites illustrations de ce qui se produit lorsque la commodité technique et l’expertise juridique prennent le pas sur les valeurs politiques qui devraient pourtant aussi peser sur le cours du droit. Alors que les décisions de 1962, 1992 et 2003 paraissent exprimer un certain respect pour l’intégrité de la Constitution, le processus de transformation constitutionnelle qu’elles accompagnent a en réalité trop souvent transformé les révisions constitutionnelles en volte-face successives. Ces volte-face ont été enregistrées dans la Constitution sans que rien ne soit effacé. Certains principes et règles sont affirmés, mais sont ensuite explicitement contredits par des amendements qui ajoutent à la constitution en donnant le pouvoir au Parlement et au pouvoir conventionnel (de conclure les traités) de déroger à des principes constitutionnels de portée plus générale. C’est ainsi, pour ne prendre que cet exemple saillant, que nous avons désormais ensemble l’article 3 de la Constitution qui affirme la souveraineté nationale et l’article 88-1 qui affirme la participation de la France à l’Union européenne.

Avec les révisions-adjonctions, la Constitution est devenue un tissu de contradictions. La subtilité des jurisprudences constitutionnelles vise à réconcilier autant que faire se peut ces formulations antagonistes. Or cette clarté est sacrifiée du moment que la Constitution change selon les exigences du moment et sous la pression de différents facteurs (par exemple le droit de l’Union européenne, le droit international général, l’urgence administrative, les arrangements politiques, les préoccupations économiques, l’action des groupes d’intérêt, et ainsi de suite). Si les juges en appellent alors à ce qui, dans cet article, a été appelé le « langage de l’éternité », c’est en bonne partie pour surmonter, ou tenter de surmonter ces contradictions dans les décisions politiques fondamentales des nations. Le juge, qui s’en tient légitimement à un principe de fidélité interprétative, est tenu de procéder à de telles réconciliations. Aucun langage jurisprudentiel, y compris celui analysé dans ces pages, ne remplace une volonté politique claire. Mais nous vivons un âge où nulle volonté claire ne semble pouvoir trancher les nœuds gordiens de la politique contemporaine : souveraineté ou globalisation ? Autorité de l’État ou respect des droits fondamentaux, ordre public ou droits individuels… Tel est le dilemme de la production constitutionnelle contemporaine. Et voilà pourquoi elle constitue un chantier qui ne se termine jamais.

 

Denis Baranger

Denis Baranger est Professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

 

Pour citer cet article :

Denis Baranger « Un chantier qui ne prend jamais fin. Le juge, les révisions, et les autres formes de changement constitutionnel dans la France contemporaine », Jus Politicum, n°18 [https://juspoliticum.com/articles/Un-chantier-qui-ne-prend-jamais-fin-Le-juge-les-revisions-et-les-autres-formes-de-changement-constitutionnel-dans-la-France-contemporaine]