C. Vigouroux, Du juste exercice de la force, Paris, O. Jacob, 2017.

 C. Vigouroux, Du juste exercice de la force, Paris, O. Jacob, 2017.

L'ouvrage que vient de consacrer C. Vigouroux au juste exercice de la force est important. L’auteur parvient à renouveler le traitement d’une question que l’on peut dire classique. Servi par une forme très originale – on aura à revenir sur le mode d’expression qui est l’une des marques de ce livre –, son programme consiste, pour le dire vite, à saisir le phénomène de la force dans sa globalité. C’est cela que résume C. Vigouroux par cette formule de la page 89 : « Finalement penser la force nous ramène à l’organisation de la société contrainte de traiter sa part de violence ». On se doute bien qu’il existe des manières multiples de « faire parler » pareil projet. À celle qu’empruntent, parmi bien d’autres envisageables, les développements qui suivent, il n’est qu’une seule raison : elle est inscrite dans l’univers mental d’un juriste universitaire peu familier des questions de police ! La note proposée ici ne peut donc offrir que l’examen très partiel d’un texte auquel notre actualité – on pense bien sûr à la banalisation de divers états d’exception – confère une signification particulière. Il n’est pas douteux que l’exercice de la violence légitime propre à ces temps d’urgence sans cesse prolongée, offre aux juristes, pour ne parler que de ces seuls lecteurs, la matière de débats quasi inépuisables sur l’économe du droit de la force, comme sur celle des contrôles politiques, administratifs et juridictionnels auxquels ce dernier se trouve en principe soumis. Ainsi pourrait-on disserter utilement sur le bien-fondé de certaines descriptions faites par C. Vigouroux, notamment celles des transformations en cours du paysage institutionnel que composent les multiples activités appelées par l’usage de la force. De même conviendrait-il de se demander, au regard des jugements formulés par l’auteur, si et dans quelle mesure les juridictions, nationales et européennes parviennent à contenir les pratiques de police. C’est pourtant une autre voie qu’on a ici choisi d’emprunter.

Plutôt que d’esquisser une lecture critique du livre à partir du savoir juridique et institutionnel que mobilisent traditionnellement les juristes en pareille situation – posture dont la légitimité est par ailleurs indiscutable : elle est aussi l’une de celles qu’adopte l’auteur dont on sait les fonctions de conseiller d’État ! –, on voudrait essayer de situer le travail que publie C. Vigouroux sous le titre du juste usage de la force. Il ne s’agira donc pas tant, dans les pages qui suivent, d’« évaluer » son livre au regard des seules normes académiques que consacre la pratique ritualisée de la note de lecture, que de chercher à le qualifier. L’ouvrage présente cette particularité notable de brouiller les pistes de lecture et de déranger l’ordonnancement propre aux principaux genres intellectuels où s’affirme l’écriture universitaire. Ce n’est qu’après avoir ainsi caractérisé le propos de C. Vigouroux que seront esquissées les grandes lignes de sa possible mise en discussion.

 

Caractérisation

 

Il faut pour mener à bien cette première opération procéder en deux temps. Disons plus précisément qu’elle doit être conduite sur deux plans. Si le premier fait voir la facture même du livre, son mode de fabrication, le second donne accès aux thèses qu’expose son auteur.

 

Facture

 

Rendre compte sérieusement de la seule facture de l’ouvrage appellerait à n’en pas douter de longs développements. Le présent exercice ayant plutôt la brièveté pour règle du jeu, on l’a conçu autour de quelques notations relatives à quatre des principaux « composants » du volume : son organisation, son écriture, les sources qu’il revendique et les registres sur lesquels il « joue ».

Organisation du livre. Pour entretenir son lecteur du juste exercice de la force, C. Vigouroux a choisi un dispositif à quatre entrées : penser, assumer, subordonner, exercer la force. Chacune de ses entrées lui permet d’appréhender, en renouvelant à chaque fois le lieu d’observation, ce phénomène global qu’est la force. Quatre points de vue sont donc successivement adoptés par l’auteur pour faire le tour de son objet. Il s’emploie tout d’abord à déconstruire le mot de force, à en déployer les sens multiples pour mieux en définir le concept. Cette opération s’accomplit par un travail de confrontation entre les différents noms les plus usuellement donnés à la force : autorité, maîtrise, puissance et, bien sûr, violence. Si la force dont C. Vigouroux conçoit l’idée juste et reconnaît le bien-fondé participe plus ou moins de toutes ces variables, elle les dépasse en les combinant en une formule singulière. On s’en doute : les quatre situations ou points de vue qu’emprunte l’auteur sont séparées pour les besoins de son exposé, mais elles font bel et bien système, car elles sont en interaction permanente : ainsi la pratique de la force est fonction de la manière dont elle est pensée, et elle sera d’autant mieux assumée si elle est normalement contrôlée et institutionnellement tenue à distance...

Écriture du livre. De cela aussi il est indispensable de rendre compte, car l’écriture si singulière du livre, privilégiant ton vif et phrases courtes, est au service d’un projet : le lecteur est mis en situation de voir et d’entendre la force. C. Vigouroux ne se propose pas seulement de penser cette dernière de l’extérieur, il en fait une entité qui se pense elle-même et il la décrit en train de se penser elle-même. Dans son texte, elle parle, raisonne, critique, interpelle, etc., comme dans ces observations, parmi bien d’autres de la même tenue, de la page 201 :

La force ne déteste pas prendre ses aises “à toutes fins utiles”, pour faire face “au cas où”. La force n’aime pas être surprise. Et, ce faisant, elle s’affirme par tous les moyens, comme le bon élève habitué à être le premier, prêt à perdre raison pour conserver son titre.

Elle nous apparaît donc à la manière d’un acteur à part entière, développant, ou peu s’en faut, la théorie de sa propre pratique. Pour évoquer les jeux de rôles de son acteur, l’auteur recourt logiquement à des procédés théâtraux : il multiplie oppositions, contrastes, inversions, utilise assez largement la figure du chiasme (loi de la force et force de la loi, ou pensée de la force et force de la pensée, entre autres exemples) ; il exploite encore les ressources rhétoriques du paradoxe et ne dédaigne surtout pas l’usage des formules, comme celles des pages 181, « quand la loi biaise, le légalisme baisse », ou 196, « il est de plus en plus urgent de faire cesser l’état d’urgence ».

Sources du livre. Cette seule question mériterait un examen approfondi, car elle est un véritable « marqueur » du livre. Les quelques remarques, trop générales, qu’on peut lui réserver ici visent à souligner surtout l’originalité des chemins que suit C. Vigouroux pour ne rien perdre des expressions multiples de la force. Bien entendu, son livre prend ses appuis dans les matériaux que l’on peut s’attendre à trouver là où le portent ses investigations : les textes et les documents préparatoires à leur élaboration – débats parlementaires et autres avis rendus dans le cadre du travail réglementaire –, la jurisprudence, toute la jurisprudence, qu’elle soit judiciaire, administrative ou constitutionnelle, qu’elle soit nationale ou supranationale, sans omettre les travaux de recherche universitaire, notamment les thèses dernièrement soutenues dans le champ disciplinaire de la police. Mais la curiosité de l’auteur le porte en bien d’autres lieux dont la fréquentation n’est guère soutenue par les habitudes académiques : il en va ainsi pour la presse nationale et étrangère et, plus encore, pour le cinéma, la peinture, la bande dessinée ou la chanson, autant de « conservatoires » possibles d’images et de fantasmes édifiants, dans lesquels C. Vigouroux n’hésite pas à puiser largement. Autrement dit, la construction du juste exercice de la force combine – et son auteur réalise ses mélanges avec une jubilation non dissimulée – tout à la fois, ce que souvent l’université continue de réprouver, sources savantes et sources profanes, pour parler à la manière de P. Bourdieu. Avant de clore cette brève rubrique, insistons encore sur la part que prend la littérature en général dans la fabrication de l’ouvrage. Le texte qu’élabore C. Vigouroux est plein de citations. Et celles-ci ne sont pas données pour leur valeur illustrative. Il ne s’agit nullement ici d’enjoliver les développements. Elles ont constitutives de la trame du discours. En l’occurrence, c’est comme relais à part entière de la réalité que l’auteur convoque la littérature. Il en fait une véritable ressource argumentaire. Au principe même de cet emploi systématique du roman, de la poésie et du théâtre, il y a l’idée qu’à travers la littérature ce sont des manifestations ponctuelles de la réalité qui adviennent. C’est tout cela que résume la formule de la page 48 : « La vérité du roman, toujours » !

Registres du livre. Le travail de C. Vigouroux fait évidemment résonner l’actualité en général et l’actualité française en particulier. Mais si l’on sent que l’état d’urgence est à l’œuvre derrière son livre, c’est bien par l’Histoire que celui-ci est porté. Le temps long vient donner profondeur à la démonstration en même temps que fond aux mises en perspectives : ce n’est pas par hasard que l’ancien président de la Section de l’intérieur du Conseil d’État fait grand cas des Œuvres du Chevallier d’Aguesseau. L’Histoire donc, mais encore la Géographie, le temps mais encore l’espace. Comme cela nous est précisé page 57 : « La force doit être aussi maîtresse de la géographie ». Il est assurément, entre force et territoire(s), des relations qui gagnent à être élucidées. Elles sont dans une certaine mesure informées par cette étymologie classique diffusée par l’Empereur Justinien, rappelée ici et selon laquelle « Le territoire est l’espace où l’État a compétence pour faire peur ». À lire C. Vigouroux, on comprend mieux pourquoi Y. Lacoste put affirmer jadis que la géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre !

Alors, ce travail qui emprunte indifféremment à notre actualité, à l’Histoire en général aussi bien qu’à la géographie, de quel « genre » relève-t-il ? Si l’on peut parfaitement rendre justice à notre livre sans répondre à cette question, la préoccupation universitaire à laquelle elle renvoie ne cesse pas d’être fondée. En ce qu’il propose des analyses relatives aux politiques de sécurité, Du juste usage de la force pourrait relever de la science politique. Les acteurs de cette discipline éprouveraient pourtant beaucoup de difficultés à s’y retrouver. Du côté de la science administrative le même raisonnement pourrait être mené : le discours de C. Vigouroux sollicite ces matières, sans souci particulier de s’y tenir. De même, quelle que soit l’importance qu’y prennent les développements juridiques, ce livre n’entre pas dans la catégorie des livres de droit. La vérité c’est qu’il traverse l’ensemble de ces champs, tout en refusant de s’inscrire dans l’un d’entre eux. Parce qu’elle est ici regardée comme un phénomène global, la force ne peut être saisie dans le prisme institutionnel des disciplines les mieux établies : elle se joue aussi de ces frontières-là. Tel est le fondement objectif de notre problème de qualification. Il faut donc se résoudre à une approximation : le livre dont on interroge ici l’identité intellectuelle propose quelque chose comme une physiologie redoublée par une pathologie de la force ; il se présente au fond à la manière d’une anthropologie de la force. À la manière de, dans la mesure où l’auteur ne s’estimant pas tenu par les codes méthodologiques de la discipline, lui applique ses propres codes, ceux-là mêmes qu’a permis de découvrir l’examen de la facture de l’ouvrage.

 

Thèses

 

Les développements qu’appelle ce titre ne peuvent être proposés sans une observation préalable, une sorte d’« avertissement » valant reconnaissance de leurs limites. Les thèses qui seront brièvement esquissées ici n’ont en effet rien d’exhaustif. Leur sélection est entièrement tributaire du rapport que le lecteur entretenait, avant lecture, avec le sujet que traite C. Vigouroux. Une fois reconnues les limites de ce choix, il devient possible de distinguer entre des thèses intéressant l’analyse de la notion même de force en tant que phénomène socio-politique, et des thèses qui concernent la pratique même de la force. Exprimée en termes plus savants la distinction retenue ici invite à ne pas confondre les enseignements qui valent pour l’épistémologie de la force et ceux qui s’appliquent à sa sociologie.

 

Trois thèses sur la notion même de force

 

Une première thèse vise les modes d’appréhension de la force comme catégorie intellectuelle. Elle nous apprend que même légitime parce que publique (tel est le monopole public de la force/violence légitime), la force demeure plus ou moins inséparable de la puissance de son propre mythe. Certes, elle s’en distingue, s’en sépare et s’en émancipe, mais il n’empêche qu’elle tire sa propre efficacité de celle du mythe dont elle procède. N’est-ce pas la violence elle-même qui fait advenir et justifie la force destinée à la tenir à distance ? L’importance dans tout notre livre des passages consacrés à l’imaginaire de la force (celle qui est romancée, mise en scène, chantée, dessinée et peinte en particulier) trouve ici toute sa raison d’être.

Une deuxième thèse pourrait se résumer dans la formule suivante : il faut considérer le juste exercice de la force comme une composante à part entière du grand Récit du « Bon Gouvernement ». C. Vigouroux n’ouvre pas innocemment son texte à la fameuse fresque siennoise d’Ambrogio Lorenzetti. La force dont il nous parle aujourd’hui trouvait déjà là l’une de ses innombrables figurations. C’est dire que l’ouvrage ici présenté se lit, si l’on peut ainsi s’exprimer, comme une nouvelle « variation sur un invariant » de la pensée politique. Il prend place dans le mouvement ininterrompu de cette littérature quasi immémoriale que l’on peut, pour le moins, faire remonter aux Conseils aux politiques pour bien gouverner dont Plutarque fit jadis la recension, et dont le « Rapport public annuel » du Conseil d’État constitue, à bien des égards, une version française moderne.

Avec la troisième thèse on en vient aux transformations en cours des notions connexes de force et d’ordre. Elles nous sont ici montrées jusque dans leur relativité, traversées et structurées par l’Histoire. La logique à l’œuvre derrière ces mutations est simplement décrite comme suit, page 272 :

La police se développe, se dilate, parce que nous nous empressons de le lui demander. Et nous lui en demandons toujours plus. « Mais que fait la police ? ». Nous lui demandons de la disponibilité, de la mobilité, de l’autorité, de l’anticipation, de la proportionnalité, de la courtoisie et des résultats. La force doit être à disposition permanente, cette force que le siècle nous a désappris à manier nous-mêmes.

L’auteur expose toutes les raisons de son inquiétude face à ces mutations et appelle pouvoirs publics et citoyens à la vigilance. Nous voilà bel et bien entrés dans ce qu’il est convenu d’appeler des sociétés de contrôle. Elles sont le dernier avatar de la force et de l’ordre. C. Vigouroux en décrit l’avènement, à partir de l’exemple des transformations de la ville, à travers « ce principe, d’adapter non pas la sécurité à la ville mais la ville à la sécurité ». Son discours prend alors des accents foucaldiens, ou plus encore « deleuziens ». Écoutons-le :

Car la force a, depuis longtemps, découvert l’ambition de construire le monde à son image et à sa mesure. Pour qu’elle remplisse sa mission avec diligence et efficacité, elle doit pouvoir modeler la « forme d’une ville » qui ne qui ne saurait dépendre que de l’habitat, des transports ou des réseaux. Les enceintes gallo-romaines et les portes fortifiées du Moyen Âge ont fait les villes comme les villes les ont faites. Telle était la description de l’histoire militaire de l’urbanisme tentée par une équipe d’historiens, d’urbanistes et de polémologues en 1996. Haussmann créait de larges boulevards pour faire circuler ses troupes d’ordre. Plus saisissant encore, il faut admettre, avec Thierry Pacquot, que les cinq dispositifs architecturalo-urbanistiques que sont les grands ensembles, les centres commerciaux, les gratte-ciels, les résidences sécurisées et les grands projets ont pour traits communs de favoriser l’enfermement de leurs résidents et leur assujettissement à des comportements normés et sous surveillance. En particulier, les centres commerciaux ou les mall anglo-saxons représentent la quintessence de la citadelle climatisée, interdite aux indigents et contrôlée en permanence. Les architectures deviennent toujours plus sécuritaires.

 

Deux thèses sur l’exercice même de la force

 

La réflexion qui est l’objet du présent exercice ne se donne pas pour seul objectif de décrire les métamorphoses d’une notion. Son titre en dit toute l’intention pratique : il s’agit de penser la force à l’œuvre et en actes. Des enseignements que livre C. Vigouroux sur ce qu’est l’expérience de la force, on retiendra plus précisément ces deux autres thèses.

L’une, qui est fortement informée par la qualité de juriste de l’auteur, pourrait s’intituler : de la nécessaire juridicisation de la force. Notre livre développe maintes variations autour de cette idée que le juste exercice de la force ne peut se comprendre qu’en tant qu’accomplissement même droit. Encore faut-il s’entendre sur le sens même de ce droit. C’est pourquoi l’auteur donne une analyse approfondie des normes applicables à la pratique de la force. Et cet examen, c’est le moins qu’on puisse en dire, est sans concession. Il procède de ce constat accablant fait à la page 185 : « Constamment la loi est sollicitée, non pas pour conforter les libertés, mais pour ouvrir de nouveaux procédés de police ». C. Vigouroux décortique ces procédés et procédures qui servent une véritable instrumentalisation de la juridicité ; il nous fait suivre les stratégies élaborées à des fins de récriture du droit, pour le faire glisser insensiblement du côté même de la force qu’il est réputé endiguer. Il évoque ainsi des « termites législatifs » qui sont, ajoute-t-il, « sans répulsifs » ! C’est pour le compte de la force qu’ils travaillent : ils lui permettent de retourner la loi contre elle-même, pour qu’elle s’en serve mieux. Aussi graves soient-elles, ces déviations ne conduisent pas l’auteur à changer de cap : le droit seul peut civiliser la force. Aucune naïveté dans cette affirmation : il est bien entendu que la loi ne fait pas oublier la force dont elle rend l’exercice possible ou nécessaire. Reste que pour être juste, l’usage de la force doit faire entendre la loi. Il lui faut réaliser pleinement le droit, c’est à dire transformer ses mots en choses.

L’autre thèse marquante du livre – même si son exposition y est beaucoup plus « retenue » – interroge une évolution tendancielle des modalités d’exercice de la force. C’est leur privatisation croissante qui donne une autre raison à l’inquiétude de C. Vigouroux. Son texte est ouvert à cette question de deux façons. Il montre tout d’abord comment derrière la force publique s’est construit un marché privé de la force :

[L]es activités privées de sécurité (qu’il convient de ne pas appeler « activités de sécurité privée ») prennent leur envol. Non sans poser de nombreuses questions sur la coordination entre elles et avec les forces de l’État, les inégalités territoriales, leurs doctrines d’emploi divergentes […] Voir utiliser sans précaution particulière, dans un pays pourtant régi par une loi anti-mercenaire, le concept de SMP (société militaire privée) peut laisser pantois.

Mais, au delà de ce constat, il y a, jusque dans les institutions publiques en charge de la sécurité, le travail insidieux de la logique marchande. Certaines pratiques de délégation de l’usage de la force ne sont pas étrangères à la banalisation en cours de ce processus :

Depuis une vingtaine d’années, la réalité prime. Les gouvernements successifs, tout en rendant hommage au principe de non-délégation, organisent toutes les formes possibles de délégation.

Au delà de la question classiquement posée par les juristes relatives aux conditions de possibilité de la contractualisation des activités de police, les faits et situations relevés par l’auteur donnent de sérieux arguments au soutien de la thèse plus générale, esquissée par P. Legendre et enrichie par A. Supiot, d’un mouvement de re-féodalisation de l’État. Si cette problématique n’est pas à proprement parler celle de C. Vigouroux, elle trouve à coup sûr avec lui des justifications supplémentaires.

 

Discussion

 

Peut-être perçoit-on mieux maintenant pourquoi il a fallu préalablement s’arrêter sur la démarche suivie par l’auteur du juste exercice de la force. Son propos se joue des cloisonnements disciplinaires et institutionnels dans lesquels ce sujet est trop souvent enfermé : s’il peut se lire comme un livre de droit, notre ouvrage est irréductible à cette caractérisation ; s’il participe à sa manière de la science administrative, c’est pour sortir des cadres de la matière ; quant aux emprunts qu’il peut faire à la science politique, C. Vigouroux les soumet à la loi de son propre « codage », etc. Voilà pourquoi, avant d’esquisser une mise en discussion de son travail, il fallait poser le problème de son genre ! Admettons que les marques d’identité données ci-dessus répondent partiellement à cette interrogation, demandons-nous maintenant sur quel(s) terrain(s) les réflexions de C. Vigouroux pourraient éventuellement trouver leurs prolongements critiques. Les trois pistes de lecture sommairement tracées ici ont pour seule ambition d’initier un examen critique dont les exigences dépassent les limites de la présente note de lecture.

 

Première piste : ouvrir le champ de l’enquête théorique

 

Le discours de C. Vigouroux fait entendre, sans même avoir à les solliciter, les variations que décline la philosophie du droit – dans son acception la plus large – sur la thématique des rapports entre la force et la juridicité. C’est vrai que la matière se prête au jeu des variations : la question de l’indissociabilité de la force et du droit n’apparaît-elle pas comme une sorte de structure de la production philosophique ? De ces variations – auxquelles nul, bien entendu, n’est condamné à adhérer –, voici, parmi bien d’autres, quelques exemples significatifs. On peut ainsi penser à celles construites par Jhering : non seulement l’auteur défend la thèse selon laquelle « le droit est la politique de la force », mais il estime par ailleurs qu’en s’annexant le droit, la force se fait « force juste ». Sur ce même terrain, il est encore une œuvre avec laquelle la rencontre est quasi inéluctable, celle de C. Schmitt. Sa Théorie de la constitution donne pour le moins deux raisons principales à cette rencontre obligée : d’abord cette idée que la constitution procède d’une décision, autant dire ici d’un coup de force du constituant ; ensuite la réflexion que développe l’auteur, à partir de l’article 48 de la constitution de Weimar, sur les pouvoirs d’exception. Là est prévu le recours aux mesures exceptionnelles qu’impose la défense de l’ordre démocratique (suspension de tout ou partie des droits fondamentaux affirmés par ailleurs dans la constitution, utilisation de le force armée, etc.). Cette réflexion, dont on n’ignore rien de la cause qu’elle a servie, ne manque pourtant pas d’être convoquée par les théoriciens contemporains de l’État d’exception. Parmi les ressources de pensée que la philosophie du droit peut fournir à l’étude du juste exercice de la force, on peut encore retenir les écrits consacrés par Derrida au statut paradoxal de la juridicité. Notre sujet, ce que Derrida nomme la justice, s’y trouve abordé dans plusieurs ouvrages mais il constitue la matière même de l’un d’entre eux : Force de loi. Le fondement mystique de l’autorité. On ne manquera pas de le relever d’emblée : l’auteur place son texte notamment sous le signe de cette célèbre pensée de Pascal : « Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste ». Au principe de ses propres variations, ou « dérives », à partir de cette pensée, Derrida développe la thèse que la force se trouve toujours au fondement du droit. L’avènement de ce dernier est inconcevable sans un coup de force initial, consistant en ceci que le droit prétend toujours s’autoriser de lui-même, alors que pour être fondé, il lui faut recourir à la force, c’est-à-dire se situer hors de sa propre sphère :

[L]’opération qui revient à fonder, à inaugurer, à justifier le droit, à faire la loi, consisterait en un coup de force, en une violence performative et donc interprétative qui en elle-même n’est ni juste ni injuste et qu’aucune justice, aucun droit préalable et antérieurement fondateur, aucune fondation préexistante, par définition, ne pourrait ni garantir, ni contredire ou invalider.

Rappelons avant d’esquisser une nouvelle piste de lecture qu’à l’origine de la précédente il y avait cette seule question : à quelles ressources de pensée, parmi toutes celles que ses lecteurs peuvent mobiliser, le texte de C. Vigouroux est-il susceptible d’être « ouvert » ? C’est dans ce même esprit que vont être maintenant très grossièrement tracées deux autres voies de discussion.

 

Deuxième piste : interroger la conception du droit à l’œuvre dans le texte

 

On l’a dit plus haut, bien qu’il ne soit pas dans ses intentions d’écrire un livre de droit, l’auteur ne poursuit pas moins, à travers son parcours dans l’univers imaginaire de la violence – qu’elle soit matérielle ou symbolique –, une réflexion originale et parfois inattendue sur le droit de la force. C’est en cela qu’il fait œuvre de juriste, et ce sont les présuppositions de ce travail de doctrine qui apportent les éléments d’une possible discussion. Expliquons-nous. Il y a au soutien de l’argumentaire de C. Vigouroux de fortes croyances de type jusnaturaliste. Parmi de multiples formules qui autorisent à situer son texte de cette matière, évoquons, par exemple, cette mention si faussement évidente de la page 186 : « Pour éviter tout arbitraire qui serait le contraire de la loi ». De manière générale, et alors même qu’il donne tout à voir de la tendance contemporaine à l’instrumentalisation de la loi au bénéfice de la force, l’auteur s’emploie à projeter la juridicité dans l’univers idéal des libertés. Contre la positivité du droit étatique de la force dont il fait pourtant un inventaire sans complaisance, il refuse d’admettre l’absence éventuelle d’une différence de nature entre la loi et l’arbitraire. En philosophie du droit, ce sujet a déjà une très longue histoire ? Sans aucun doute. En ce qu’il décrit des formes et des stratégies de banalisation juridique de l’exercice moderne de la force, le livre de C. Vigouroux réactive cette histoire.

 

Troisième piste : identifier l’État dont procède le juste exercice de la force

 

La troisième enquête à laquelle nous sommes conviés apparaît à bien des égards comme la résultante des deux précédentes. Elle a pour enjeu l’État lui-même. C’est bien lui qui se réfléchit dans l’exercice de la force comme dans les rapports qu’entretient cette dernière avec le droit. Entendons-nous bien : l’auteur ne pose pas ainsi les bases d’une théorie de l’État. Par ses sources, comme par sa démarche, il s’écarte d’une pareille entreprise. Mais cela ne l’empêche nullement de tenir sur l’État, en tant qu’il demeure détenteur du monopole de la violence légitime, un discours inquiet et sans concession. Et ce discours porte à une interrogation critique sur le sort que les études académiques – celles des facultés de droit en l’occurrence – réservent à la question de la violence étatique. Mais il faut encore se demander de quel genre d’État relève finalement l’État du juste exercice de la force.

Le travail de C. Vigouroux adresse à ses lecteurs de précieux rappels à l’ordre de la réalité. On comprendra mieux l’usage de cette formule après un bref retour sur les grandes tendances qui, aujourd’hui, dominent l’enseignement des sciences du juridique. Est-il faux d’affirmer que, dans l’ensemble – certaines matières académiques, on pense notamment au droit pénal, sont plus que d’autres, en effet, ouvertes à l’analyse de la violence en général et de la violence étatique en particulier – les études de droit contribuent à euphémiser, à neutraliser, la réalité de la force ? Regardons par exemple comment l’enseignement du droit administratif où prend place l’étude de la police fait découvrir les concepts et les pratiques qui participent du juste exercice de la force. La doctrine universitaire, telle qu’elle se laisse notamment saisir dans les manuels, n’apparaît-elle pas soucieuse – sans doute y a-t-il quelque chose de fort louable dans ce souci ! – de produire une vision de la société, apaisée, comme purgée de cette violence qui n’en finit pas de la travailler ? Il serait même possible d’analyser les stratégies que déploient les juristes pour élaborer leurs représentations. On pense bien sûr en priorité aux « jeux », dans la double acception de ce terme, que permet la manœuvre de certains outils ou catégories juridiques objectivantes, telles que l’ordre public, la puissance publique, ou encore la référence aux circonstances exceptionnelles – à supposer que ces dernières soient même étudiées. Cette entreprise de neutralisation reste en attente d’explication(s). Avançons cette hypothèse qu’elle n’est peut-être pas étrangère au choix dominant de la doctrine de délaisser la théorie générale de l’État et de privilégier l’investigation technicienne. Cette orientation préférentielle fait toute la différence – elle est en l’occurrence de nature épistémologique – entre la doctrine aujourd’hui la plus visible et celle des classiques que sont Duguit, Hauriou et Eisenmann notamment.

Il est une ultime question que la lecture du livre de C. Vigouroux incite à poser. Elle nous tiendra lieu de conclusion, toute provisoire. Si l’on admet avec l’auteur – et cette thèse-là est, on le sait, largement partagée ! – que l’existence et le fonctionnement de l’État sont indissociables de la pratique de la force, que la force porte l’État qui institue la force ; si l’on admet par ailleurs que le droit constitue la forme et l’expression de l’État, alors on peut se demander s’il n’y a pas lieu de reprendre, à la manière de G. Agamben, la question de la nature même de l’État. Nous sommes ici invités à regarder ce dernier dans le prisme de ses formes exceptionnelles, telles qu’elles n’ont cessé de s’imposer depuis l’institution romaine du Justitium, au point que l’on doit penser l’état d’exception comme paradigme de gouvernement. Au soutien de ce renversement de perspective, l’auteur livre cet argument qui relance la réflexion juridique :

L’état d’exception n’est pas un droit spécial (comme le droit de guerre), mais en tant que suspension de l’ordre juridique lui-même, il en définit le seuil ou le concept-limite.

 

Jacques Caillosse

Jacques Caillosse est professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas, CERSA/CNRS. Il est notamment l’auteur de La constitution imaginaire de l’administration, Paris, PUF, coll. « Les voies du droit », 2008 ; Les mises en scène juridiques de la décentralisation. La question du territoire en droit public français, Paris, LGDJ, coll. « Droit et société », Paris, 2009 ; L’État du droit administratif, Paris, LGDJ, coll. « Droit et société », Paris, 2015 (2e éd. à paraître en 2017, avec une Postface).

Pour citer cet article :

Jacques Caillosse « À propos du livre de Christian Vigouroux, Du juste exercice de la force, Paris, O. Jacob, 2017. », Jus Politicum, n°18 [https://juspoliticum.com/articles/A-propos-du-livre-de-Christian-Vigouroux-Du-juste-exercice-de-la-force-Paris-O-Jacob-2017]