Le cas français : l’obstination de la jurisprudence et de la doctrine à refuser toute idée de limitation au pouvoir de révision constitutionnelle
En matière de limitation de la révision constitutionnelle, la France détonne par rapport à beaucoup de pays étranger en ce qu’elle a, d’une part, une disposition de la Constitution (art. 89) qui prévoit notamment une limitation matérielle (al. 5) et d’autre part, une jurisprudence constitutionnelle qui refuse d’en tirer parti. La thèse de l’article est de montrer que cette prudence est en large partie due à l’influence du doyen Vedel qui a fait systématiquement preuve d’un scepticisme envers une limitation matérielle de la révision, scepticisme faiblement argumenté, mais qui a persuadé tant les juges que la majorité de la doctrine.
L
e cas français offre un cas assez étonnant en ce qui concerne la question de la limitation du pouvoir de révision, en raison du décalage entre le texte et la pratique jurisprudentielle. En effet, d’un côté, l’article 89 de la Constitution de la Ve République, qui porte sur la révision, prévoit explicitement deux types de limites à une telle révision. D’abord, une limite d’ordre temporel est contenue dans l’alinéa 4 selon lequel « aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire ». Ensuite une limite d’ordre substantiel ou matériel, figure à l’alinéa 5 aux termes duquel « la forme républicaine du gouvernement ne peut être abrogée ». Il y a donc une forte analogie avec l’article 139 de la Constitution italienne de 1946, qui dispose : « La forme républicaine ne peut faire l’objet d’une révision constitutionnelle ». Les deux constitutions, française et italienne, comportent donc la même « clause d’éternité » pour reprendre une formule ciselée par la doctrine allemande (Ewigkeitsklausel) pour décrire l’article 79 de la Loi fondamentale.
D’un autre côté, malgré la lettre de la Constitution qui semble autoriser des limites matérielles à la révision, ni le Conseil constitutionnel, ni le Conseil d’État n’ont souhaité s’engager dans l’idée d’un contrôle matériel des lois de révision constitutionnelle. La différence est cette fois frappante avec la jurisprudence de la Cour constitutionnelle italienne qui a, elle, accepté, au moins une fois, de s’engager dans un tel contrôle.
Le présent article visera à décrire, de la façon la plus synthétique possible, cet état du droit positif en France et aussi à s’interroger sur les raisons de la réticence des juristes français à admettre de telles limitations matérielles. Selon nous, c’est l’adhésion d’une grande partie de la doctrine et des juges à une sorte de positivisme « tranquille » qui les conduit à rejeter une telle hypothèse. Le rôle d’un « légiste » comme le doyen Vedel sera mis en avant afin d’illustrer cette position de la doctrine française qui repose – comme on l’expliquera – sur une conception formelle de l’idée de Constitution. Il y a là une homologie frappante entre la manière de penser des hautes juridictions et celle de la grande majorité de la doctrine publiciste. Une telle manière de penser révèle un fort scepticisme de la grande majorité des juristes français à l’égard des réflexions de théorie constitutionnelle, car ils aiment à se présenter et à se représenter eux-mêmes comme des « experts » ou des « praticiens » ne se laissant pas impressionner par des arguments dits « théoriques ».
I. Le droit positif : le refus d’admettre l’existence de limites matérielles juridiques au pouvoir de révision constitutionnelle
Il faut commencer par rappeler que l’article 89 alinéa 5 de l’actuelle Constitution (cité plus haut) a une longue histoire. C’est en effet sous la IIIe République qu’est apparue, lors de la révision de 1884 – consacrant la victoire politique des républicains sur les monarchistes –, la disposition constitutionnelle selon laquelle « la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de révision ». Elle modifiait l’article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, afin d’empêcher un retour légal à la monarchie que le maréchal de Mac Mahon s’était longtemps évertué à provoquer. Une telle prohibition revient à interdire la modification de la forme du gouvernement.
La doctrine constitutionnelle française a, le plus souvent, adopté une position sceptique à l’égard d’une telle disposition. De ce point de vue, le grand Traité de droit constitutionnel de la seconde partie de la IIIe République, celui de Joseph Barthélémy et de Paul Duez, résume une position jugée réaliste : la limitation introduite en 1884 n’est pour eux qu’une « barrière de papier » dans la mesure où une telle interdiction peut être aisément contournée par une « révision de la révision », en déconstitutionnalisant cet article, puis en proposant une révision totale. Mais, si Duguit avait déjà défendu cette thèse de la « double révision », Barthélémy et Duez vont un cran plus loin dans le scepticisme en déniant toute valeur juridique à la limitation introduite en 1884. Selon eux, du strict point de vue juridique, ce procédé consistant à déclarer intangible une forme de gouvernement « est manifestement sans valeur puisqu’il consacre, en somme, l’intangibilité absolue d’une partie de la constitution ». Ils considèrent donc que de telles dispositions sont de « simples vœux sans force juridique obligatoire pour les successeurs des constituants ». À l’intangibilité proclamée par le texte constitutionnel, la doctrine française, par la voix autorisée de Joseph Barthélémy, oppose la mutabilité du droit constitutionnel, qui serait illustrée par la révision de la Constitution. Il n’est guère surprenant que, par une sorte de force d’inertie, une telle thèse continuera à prévaloir sous la Ve République. Mais cette fois, cette opinion s’exprime dans le droit positif, tel qu’il résulte de la jurisprudence constitutionnelle et administrative. Il conviendra pourtant d’apporter quelques nuances (B) à la thèse de l’inexistence de limites matérielles au pouvoir de révision (A).
A. Quand le Conseil constitutionnel « se fait timide » et refuse tout contrôle des lois constitutionnelles
En 2013, le Conseil constitutionnel fut saisi par des sénateurs socialistes qui contestaient la constitutionnalité de la loi constitutionnelle portant « organisation décentralisée de la République » et adoptée le 17 mars 2003 par le Parlement réuni en Congrès. Ceux-ci estimaient notamment que la nouvelle formulation de l’article 72 de la Constitution selon laquelle « son organisation est décentralisée » serait contraire au principe d’indivisibilité de la République. Il y aurait donc une contradiction interne entre le principe unitaire de l’État fixé à l’article 1 et le principe de la décentralisation de l’État reconnu à cet article 72 par la nouvelle révision de la Constitution. Plutôt que de se prononcer sur le fond, le Conseil constitutionnel rejeta la saisine en se prononçant exclusivement sur la seule question de sa propre compétence.
La réponse du Conseil, dans sa décision du 26 mars 2003 (2003-469 DC) est donnée sous la forme d’un considérant de principe : « le Conseil constitutionnel ne tient ni de l’article 61, ni de l’article 89 de la Constitution, ni d’aucune autre disposition, le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle ». De façon alors très logique, il en tire la conclusion qu’il ne peut contrôler la révision sur la décentralisation qui résulte de la loi constitutionnelle qui lui est déférée. Une telle décision évacue la question de fond au nom d’un raisonnement tiré de la nature de la compétence du Conseil, qui est une compétence d’attribution.
Le commentaire autorisé de cette décision observe que « le Conseil constitutionnel lève les ambiguïtés nées de la décision no 92-312 DC du 2 septembre 1992 Maastricht II ». Il faut donc évoquer cette dernière décision qui avait laissé ouverte la possibilité d’un contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles. Une telle décision a pour origine directe la première décision sur le traité de Maastricht (dite Maastricht I) du 9 avril 1992 dans laquelle certaines dispositions du Traité sur l’union européenne avaient été déclarées contraires à la Constitution de 1958 et notamment à son article 3 sur la souveraineté nationale. Pour surmonter cette impossibilité, le pouvoir recourut à ce qu’on a appelé en France « la révision-adjonction » qui consiste à ajouter un article à la Constitution pour permettre la ratification d’un traité dont certaines clauses sont déclarées, antérieurement, contraires à la Constitution. Dans le cas du traité de Maastricht, la révision de juin 1992 a autorisé les transferts de droit régaliens impliqués par un tel traité. Ainsi naquirent les articles 88-1 à 88-3 de la Constitution issus de la loi constitutionnelle de révision du 25 juin 1992. Dans un tel cas, le Conseil constitutionnel acquiert, indirectement mais nécessairement, une sorte de pouvoir d’initiative en matière de révision.
Cette modification ne réussit pas à convaincre les opposants à l’Union européenne – les “souverainistes” comme on les nomme – qui considéraient dans leur saisine que,
en dépit de l’adjonction de l’article 88-3 à la Constitution – autorisant le droit de vote aux élection municipales pour les ressortissants européens –, le traité sur l’Union européenne demeure contraire à celle-ci, faute pour le pouvoir constituant d’avoir modifié les articles 3 de la Constitution et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui affirment le principe de la souveraineté nationale ainsi que l’exercice exclusif par les nationaux français du droit de vote et d’éligibilité à une élection exprimant la souveraineté nationale.
Mais le Conseil constitutionnel n’a pas admis un tel raisonnement et a considéré que la révision-adjonction avait « levé » l’inconstitutionnalité déclarée en avril 1992. Il a adopté un raisonnement très classique sur la faculté du pouvoir de révision de modifier discrétionnairement les normes de la Constitution :
Considérant que sous réserve, d’une part, des limitations touchant aux périodes au cours desquelles une révision de la Constitution ne peut pas être engagée ou poursuivie, qui résultent des articles 7, 16 et 89, alinéa 4, du texte constitutionnel et, d’autre part, du respect des prescriptions du cinquième alinéa de l’article 89 en vertu desquelles « la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision », le pouvoir constituant est souverain ; qu’il lui est loisible d’abroger, de modifier ou de compléter des dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu’il estime appropriée ; qu’ainsi rien ne s’oppose à ce qu’il introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas qu’elles visent, dérogent à une règle ou à un principe de valeur constitutionnelle ; que cette dérogation peut être aussi bien expresse qu’implicite.
Cette position de principe énoncée à propos du droit de vote est réaffirmée de la façon plus synthétique dans un passage ultérieur de la décision qui concernait l’article 88-2 de la Constitution « autorisant » le transfert de droits régaliens, et en particulier le droit de battre monnaie, objet essentiel de la création d’une nouvelle Union monétaire au sein de l’Union européenne. Dans la mesure où une telle décision soulignait, d’ailleurs de façon contradictoire avec la prémisse de la souveraineté du pouvoir constituant, l’existence de limites au pouvoir de révision, certains juristes pensaient qu’un contrôle de la révision était pensable. C’est pourquoi la décision de 2003 fut interprétée par les commentateurs « autorisés » comme une position de « repli » dans la mesure où elle interdit toute possibilité d’un contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois constitutionnelles de révision – dans le cadre toutefois d’une révision adoptée par le Parlement réuni en Congrès et non pas approuvée par un référendum populaire (voir infra, B).
Une telle timidité du Conseil constitutionnel a pu être critiquée, mais elle a été justifiée par le Secrétaire général du Conseil qui donne l’interprétation officielle de la position de ce dernier. Elle s’expliquerait par une sorte de self-restraint du juge. En effet,
… se reconnaître compétent, sans habilitation explicite du constituant, pour contrôler une révision constitutionnelle adoptée par le Congrès pourrait être interprétée comme un véritable coup d’État du juge constitutionnel ; [...] n’est-ce pas pour le Conseil s’exposer à juste titre, à l’accusation de « gouvernement des juges » ?
Une telle opinion revient à déplacer l’argumentation sur un autre plan qui est celui de la légitimité du Conseil constitutionnel. Ainsi, c’est pour protéger la fonction du juge, juge qui n’est pas considéré comme suffisamment légitime pour censurer une disposition issue d’une loi constitutionnelle de révision, que la juridiction s’abstient de contrôler une telle loi de révision constitutionnelle.
Ce faisant, ni le Conseil constitutionnel, ni son Secrétaire général ne répondent véritablement à l’argumentation des auteurs de la saisine qui avaient incité le Conseil à faire preuve d’audace en lui demandant de se déclarer compétent. Ils savaient bien, certes, que le texte de la Constitution ne donnait pas expressément compétence au Conseil constitutionnel pour contrôler une loi de révision. Mais un tel silence de la Constitution n’a pas interdit le même Conseil de se déclarer compétent sur les saisines présentées par le président de l’Assemblée nationale concernant le règlement du Congrès, de même qu’il s’était déclaré compétent, sans habilitation de la Constitution, pour contrôler les décrets convoquant des élections législatives (11 juin 1981, Delmas) ou organisant un référendum (24 mars 2005, Hauchemaille, Meyet).
Pourtant, dans leur saisine, les requérants avançaient quelques solides arguments. Ils se fondaient sur la lettre de la Constitution, art. 89 al. 5, et sur la décision Maastricht II reconnaissant l’existence de limites au pouvoir de révision, pour estimer que le Conseil constitutionnel devait exercer un tel contrôle. Ils ajoutaient même :
Ce contrôle ne peut donc en aucune façon être regardé comme une soumission du pouvoir constituant dérivé à une quelconque « supra-constitutionnalité ».
Or, dans l’hypothèse où le Conseil Constitutionnel se refuserait à examiner si les règles posées par l’article 89 de la Constitution ont bien été respectées, alors, et malgré les précautions prises par le Général de Gaulle en 1958 pour tirer, à travers la nouvelle Constitution, les leçons du passé, nul ne saurait s’opposer à une révision supprimant purement et simplement la République, même de fait et sans le dire expressément comme l’histoire nous l’a appris.
Car dans ce cas, la réserve prévue, expressis verbis, par l’article 89 alinéa 5 de la Constitution et l’appréciation portée en 1992 par le Conseil Constitutionnel seraient lettres mortes et n’auraient aucune portée. Une telle lecture paraît peu conforme à la volonté du pouvoir constituant originaire dont on doit considérer qu’il demeure distinct du pouvoir constituant dérivé.
Cette argumentation des « saisissants » reposait sur l’idée d’une hiérarchie possible entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé, c’est-à-dire entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir de révision. Elle mettait donc en avant la thèse principale des auteurs qui, comme Carl Schmitt ou Costantino Mortati, ont défendu la thèse de la limitation des lois constitutionnelles à la Constitution, une constitution au sens matériel du terme. On verra pourquoi plus une telle thèse n’avait aucune chance d’être reçue par le Conseil constitutionnel, qui qualifie le pouvoir de révision de pouvoir constituant dérivé (voir infra, II).
On observera cependant que le Conseil constitutionnel aurait très bien pu admettre sa compétence tout en rejetant assez facilement, au fond, la requête. En effet, la saisine ne contenait aucun élément probant d’inconstitutionnalité de la révision. La révision de 2003 n’avait fait que constitutionnaliser le principe de la décentralisation qui avait été concrétisé par les lois de décentralisation de 1982 et de 1984 et qui, en outre, était implicitement présent dans l’ancien article 72 de la Constitution qui reconnaissait « la libre administration des collectivités locales ». Du point de vue juridique, le principe de l’État unitaire (principe d’indivisibilité de la souveraineté) est compatible avec la décentralisation. Il ne serait pas compatible avec du fédéralisme, mais la révision de 2003 n’allait pas du tout aussi loin. Si cette décision de 2003 a pu être qualifiée de « judicieusement fondée » par certains commentateurs, elle a été vertement critiquée par Guy Carcassonne qui la caractérisait comme fondée sur une « motivation sommaire et controuvée ».
Ce tableau de la jurisprudence du Conseil constitutionnel serait incomplet si l’on ne mentionnait pas la seconde dimension de la révision constitutionnelle en France. On sait en effet que, depuis le fameux « précédent » de 1962, le Président de la République s’est arrogé le droit de provoquer une révision en utilisant la procédure prévue par l’article 11 qui autorise un recours au référendum, sans approbation des Chambres. C’est par cette procédure que le mode d’élection du Président de la République a été modifié pour permettre son élection au suffrage universel direct (alors que selon l’article 6 originel, ce mode était seulement indirect). Saisi par le président du Sénat, qui était le plus farouche adversaire de cette réforme, le Conseil constitutionnel a refusé de se prononcer sur la question de la constitutionnalité de la procédure. Il a interprété de manière restrictive sa compétence en déclarant que l’article 61 de la Constitution ne l’autorisait pas à contrôler les lois votées par le peuple à la suite d’un référendum. Il souligne, dans sa décision, que le texte de la Constitution (art. 61) est muet relativement à cette question de l’origine des lois. Il faut donc interpréter ce silence, et le Conseil constitutionnel le fait en se fondant sur l’esprit de la Constitution :
[I]l résulte de l’esprit de la Constitution qui a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics que les lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple à la suite d’un référendum, constituent l’expression directe de la souveraineté nationale.
Pour justifier davantage sa conclusion, il s’appuie aussi – sans guère convaincre – sur le texte de l’article 60, qui ne prévoit pas la compétence du Conseil constitutionnel à propos du référendum, et sur une disposition de la loi organique. En réalité, cette décision enseigne que l’absence de contrôle du Conseil constitutionnel sur les lois référendaires vaut aussi bien pour les lois ordinaires que pour les lois constitutionnelles. D’une certaine manière, le Conseil constitutionnel a confirmé sa position en septembre 1992, après que le peuple français eut été appelé à approuver par référendum, non pas directement la révision de la constitution (déjà faite en juin 1992), mais le projet de loi ordinaire visant à ratifier le traité de Maastricht. La procédure était toujours celle de l’article 11 de la Constitution, mais le projet de loi était de nature non pas constitutionnelle, mais législative – il consistait à autoriser la ratification d’un traité international. Quoi qu’il en soit, pour écarter sa compétence, le Conseil constitutionnel a admis que, « au regard de l’équilibre des pouvoirs établis par la Constitution, les lois que celle-ci a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le peuple français à la suite d’un référendum constituent l’expression directe de la souveraineté nationale ».
Dans ces deux décisions, l’essentiel est l’affirmation centrale selon laquelle la voix du peuple est souveraine, et quand le peuple a parlé, le juge doit se taire ! Autrement dit, d’une telle jurisprudence, il faut déduire qu’il conviendrait d’opérer une distinction entre les révisions constitutionnelles opérées par la voie du Congrès et celles issues d’un référendum. En effet, on voit mal au nom de quel principe supérieur de légitimité on pourrait empêcher un peuple souverain de modifier sa constitution. Si le peuple erre, se laisse subjuguer par un tyran et décide librement et volontairement d’adopter une modification liberticide de la constitution, nul ne peut s’opposer à ce processus d’asservissement volontaire. On a pu, non sans raison, estimer que l’idée même d’un tel contrôle du juge sur le peuple souverain serait « sacrilège ». De ce point de vue, la jurisprudence du Conseil constitutionnel est difficilement contestable, du moins si l’on admet que le principe démocratique est le principe de légitimité de toute forme moderne de gouvernement.
Cet exposé du droit positif serait incomplet si l’on ne mentionnait pas le fait que le Conseil constitutionnel a étendu le cas des impossibilités de révision au cas particulier de l’application de l’article 16 (circonstances exceptionnelles). En effet, l’article 89 de la constitution doit être complété par la lecture de l’article 7 de la Constitution qui comprend une série de dispositions sur la vacance de la présidence. Or, au sein de celles-ci figure la prohibition de la révision pendant le temps de la vacance ou pendant le temps de la déclaration de l’empêchement du chef de l’État et l’élection de son successeur (art. 7, dernier alinéa). Il n’y a rien de tel dans les dispositions de l’article 16. Ce silence n’a pourtant pas empêché le Conseil constitutionnel d’ajouter, de sa propre autorité, un autre cas de prohibition en mentionnant l’article 16 dans sa décision 92-321 DC du 2 septembre 1992. Alors que, dans son alinéa 5, l’article 89 ne renvoie pas à cet article 16, le Conseil constitutionnel a donc implicitement considéré que la Constitution ne pouvait être révisée pendant cette période où le Président de la République concentre tous les pouvoirs. C’est la preuve que le juge constitutionnel peut faire preuve d’audace et admettre des limites tacites au pouvoir de révision.
Toutefois de telles audaces sont cantonnées au seul niveau de la procédure et ne s’étendent pas au niveau du fond. Il nous semble que, récemment, le Conseil d’État, qui siège à côté, au Palais Royal, a été un tantinet plus audacieux que son homologue du Palais Montpensier.
B. Le Conseil d’État plus audacieux qu’il ne prétend
À première vue, la position du Conseil d’État, telle qu’elle s’est exprimée dans un Avis du 31 juillet 2015, publié, rejoint celle du Conseil constitutionnel. Cet Avis concerne la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, adoptée à Strasbourg le 5 novembre 1992 et signée par la France le 7 mai 1999. La raison de cet avis tient à une ancienne décision du Conseil constitutionnel qui, dans sa décision 15 juin 1999, avait estimé que cette Charte, rapprochée de son préambule, conférait « des droits spécifiques à des “groupes” de locuteurs de langues régionales ou minoritaires, à l’intérieur de “territoires” dans lesquels ces langues sont pratiquées ». Par voie de conséquence, une telle Charte « porte atteinte aux principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français ».
Dans un premier avis du 7 mars 2013, le Conseil d’État exprimait ses plus vives réserves à l’égard d’un tel projet, considérant que
… loin de déroger ponctuellement, comme le constituant l’a fait dans le passé, à telle règle ou tel principe faisant obstacle à l’application d’un engagement de la France, la faculté donnée par la Constitution de ratifier la Charte et, en particulier, sa partie II entrerait en contradiction directe avec [les principes d’égalité, d’unité du peuple français, d’usage officiel de la langue française et d’absence de sectionnement de la souveraineté nationale]. Serait ainsi introduite une incohérence profonde dans la Constitution.
Dans son nouvel avis du 30 juillet 2015, le Conseil d’État répond de nouveau au gouvernement qui souhaitait savoir s’il pouvait lever cet obstacle d’inconstitutionnalité en modifiant la Constitution et en ajoutant un article 55-3 autorisant une telle ratification. Il ne modifie pas sa position sur le fond, mais remplace le mot d’incohérence, par l’idée d’une contradiction interne à l’action gouvernementale :
Tout en rappelant qu’il n’existe pas de principes de niveau supra-constitutionnel au regard desquels pourrait être appréciée une révision de la Constitution, le Conseil d’État ne peut que constater que le projet qui lui est soumis, ne permet pas d’atteindre l’objectif que le Gouvernement s’est fixé (§ 7).
Ainsi, le Conseil d’État réitère la position du Conseil constitutionnel, en refusant un contrôle des lois de révision sur le fondement du rejet de « principes supra-constitutionnels ». Mais, surtout, il introduit un autre contrôle des lois de révision qui est un contrôle que l’on pourrait qualifier « d’ordre logique ». Il observe, en effet, que le Gouvernement s’est gravement contredit en signant cette Charte et en l’accompagnant d’une Déclaration rejetant des droits collectifs, pouvant être interprétée comme étant une réserve à ce traité, alors que ladite Charte interdisait l’existence de réserves. Il ne faut pas introduire une telle autorisation dans la Constitution – recommande le Conseil d’État –, car cela reviendrait à introduire une double contradiction, l’une « interne à l’ordre juridique » et l’autre « entre l’ordre juridique interne et l’ordre juridique international » (§ 6). C’est au nom de la « sécurité juridique » que le Conseil d’État donne un avis négatif à ce projet d’autorisation constitutionnelle de la ratification de la Charte européenne des langues régionales. Toutefois, on observera, avec une pointe de malice, que si le Conseil d’État refuse des principes dits « supra-constitutionnels », il en « fabrique » bien un en faisant du principe de sécurité juridique l’obstacle qui s’oppose à la révision-adjonction envisagée par le Gouvernement. N’est-ce pas le signe que l’idée d’une limitation du pouvoir de révision n’est pas aussi absurde que cela ?
II. Le positivisme sceptique de la majorité de la doctrine française ou le refus de l’idée d’une limitation matérielle du pouvoir de révision
Pour ce qui concerne la question de savoir s’il est envisageable de défendre la possibilité d’une limitation matérielle du pouvoir de révision constitutionnelle, la jurisprudence et la doctrine françaises se font écho de manière étonnante, comme si elles parlaient d’une seule et même voix. Cette osmose a des raisons propres à la structuration du « champ » juridique français, pour reprendre la métaphore du sociologue Pierre Bourdieu.
En effet, à l’instar du Conseil constitutionnel, la doctrine publiciste française entend bien justifier la limitation du contrôle des lois de révision aux seules questions de la forme (compétence, procédure) ; elle rejette nettement l’idée que l’on puisse s’aventurer dans un contrôle du fond du droit. Cette idée se trouve parfaitement exprimée par Guy Carcassonne qui reproche au Conseil constitutionnel de ne pas avoir, dans sa décision de 2003, formulé sa solution de la manière suivante :
[L]’exercice du pouvoir de réviser la Constitution n’est limité que par les conditions de temps, de forme, de procédure que celle-ci énonce et par le dernier alinéa de l’article 89. Point ici de supra-constitutionnalité, mais point non plus de blanc-seing donné par avance à n’importe quelle révision votée n’importe comment, par n’importe qui, dans n’importe quelles circonstances.
Ce contrôle des lois constitutionnelles « en la forme » trouve un autre avocat zélé en la personne du Conseiller d’État Bruno Genevois, ancien Secrétaire général du Conseil constitutionnel. Dans un important article, il défend l’idée qu’un tel contrôle peut avoir lieu à chaque étape de la procédure de révision par le Congrès : l’avis du Conseil d’État sur le projet de loi constitutionnelle, l’exception d’irrecevabilité que tout parlementaire peut soulever à l’encontre d’un projet qui violerait la procédure fixée par la Constitution, le droit qu’aurait le chef de l’État de bloquer la procédure en refusant de soumettre le projet adopté par les deux Chambres soit au référendum, soit au Congrès, en vertu de son devoir fixé par l’article 5 de « veiller au respect de la Constitution ». L’originalité de cette position consiste à lier l’idée d’un contrôle purement formel de la constitutionnalité des lois de révision à un contrôle exercé non par un juge, le Conseil constitutionnel, mais par les acteurs politique, soit les parlementaires, soit le chef de l’État. C’est une version française du « gardien de la Constitution », qui ne doit pas être un gardien juridictionnel en raison de sa faible légitimité institutionnelle. Selon notre interprétation, les juristes de doctrine se comportent ici comme des légistes qui trouvent les solutions pratiques exigées par la situation (A), mais en écartant, trop vite, les arguments que l’on peut tirer de la théorie de la Constitution (B).
A. L’hégémonie des « légistes » ou le triomphe de « la doctrine du scepticisme constitutionnel »
En réalité, la doctrine constitutionnelle française sous la Ve République fut, un temps, largement dominée par la figure de Georges Vedel (1910- 2002). C’est sous son influence déterminante que la doctrine majoritaire, se ralliant à son chef de file, alla jusqu’à refuser l’idée même d’un contrôle matériel des lois de révision constitutionnelle. Donc, « à tout seigneur, tout honneur », il faut analyser la prose « vedélienne » pour comprendre ce qui s’est passé dans le courant ultra-majoritaire de la doctrine constitutionnelle française.
1. Un détour biographique : Georges Vedel, « pape » de la doctrine publiciste française
Plus connu sous le nom du « Doyen Vedel » – car il fut le respecté Doyen de la faculté de droit de Paris de 1962 à 1969 –, ce grand juriste universitaire était à l’origine plutôt spécialisé en droit administratif (en dépit de son manuel de droit constitutionnel publié en 1949). Dans les années 1960-1970, il était certes considéré en France comme l’un des meilleurs publicistes français, mais à égalité avec d’autres éminents collègues comme l’étaient ses aînés (Charles Eisenmann, Marcel Prélot, René Capitant, ou encore Georges Burdeau), ou ceux de sa génération (Maurice Duverger, Jean Rivéro – son grand ami – et André de Laubadère). Mais il a acquis, sur le tard, presque un statut d’icône de la doctrine publiciste française, notamment en raison de son étonnante longévité (il meurt à 92 ans et fut actif jusqu’en 2001). Ce qui a fait basculer son statut en le faisant devenir « l’autorité », exerçant un magistère qui ne lui déplaisait d’ailleurs pas, est incontestablement son mandat de neuf ans au Conseil constitutionnel, où il a exercé son grand talent de 1980 à 1989, à l’époque de la grande alternance politique entre la droite et la gauche. On lui doit, semble-t-il, l’essentiel des grandes décisions de cette époque et notamment les décisions relatives aux lois concernant les nationalisations (1982 et 1986) et une autre décision, moins connue, mais essentielle, sur la séparation des juridictions administratives et judiciaires. Même s’il fut souvent minoritaire au sein d’un aréopage de non-juristes, raisonnant selon une logique différente, il fut alors pour les collègues de la doctrine, nimbé du prestige d’ancien membre du Conseil constitutionnel, et également du prestige du Sage parmi les Sages, ce qui explique sa désignation par le Président de la République pour présider le Comité consultatif pour la révision de la Constitution qui aboutit à la révision constitutionnelle de 1993. Lorsqu’il meurt, en février 2002, les éloges se multiplient dans la presse : Le Monde apprend à ses lecteurs que le Président de la République (M. Chirac) et le Premier ministre (M. Jospin) « réagissent à la mort du doyen Vedel », et lui consacre une page entière, avec une très belle nécrologie rédigée par Guy Carcassonne et Olivier Duhamel, qui revendiquent leur filiation intellectuelle envers le maître disparu. Quant à la Revue française de droit constitutionnel, elle lui rendit un vibrant hommage en consacrant un numéro spécial – un « hors-série » qui commence par un éditorial signé par Didier Maus, membre du Conseil d’État, et aussi président de l’Association française de droit constitutionnel – dont le titre résume tout : « Georges Vedel, notre maître à tous ». Comme tout hommage, il y a inévitablement une part d’emphase dans les propos ici tenus, mais à lire tous ces témoignages, on a l’impression que la doctrine publiciste française avait fait du doyen Vedel son Guide. Évidemment, la réalité est un peu différente, car aucune doctrine juridique n’est unanime. Il est bien connu que, de son vivant, quelques juristes critiquèrent les positions de Vedel – les plus connus d’entre eux furent Charles Eisenmann, qui croisa souvent le fer avec son collègue parisien, et Michel Troper.
Si l’on a cru nécessaire de passer par ce détour biographique, c’est seulement pour expliquer la position hégémonique tenue par le doyen Vedel au cours des années 1990-2000, années pendant lesquelles justement, à cause du traité de Maastricht, la question de la limitation du pouvoir de révision constitutionnelle devint une affaire importante, une matière à controverse doctrinale. De controverse, il n’y eut guère d’ailleurs, précisément en raison de cette position hégémonique qui fit de la parole « vedélienne » une parole d’évangile. Il est frappant de ce point de vue de comparer ce qu’écrit la doctrine française avec les textes publiés par un auteur important sur la question, Claude Klein, qui, issu des facultés de droit française (études et thèse de droit public à Strasbourg) mais étant devenu professeur à Jérusalem, a en partie rompu avec cette tradition française du « positivisme tranquille », en publiant des études pionnières sur le pouvoir constituant, dans lesquelles il conteste avec rigueur les thèses de la doxa vedélienne.
2. Le fond de l’affaire : Vedel en juriste sceptique et rétif à la théorie constitutionnelle
La doctrine de Georges Vedel associe avec la plus grande clarté – c’est son intérêt d’ailleurs – les deux thèses corrélatives suivantes : d’une part, la conception formelle de la Constitution et, d’autre part, l’absence de limitation du pouvoir de révision. Il le fait dans son article « Schengen et Maastricht » qui date de 1992 et qui devint l’article de référence dans la doctrine française, malgré, selon nous, des faiblesses certaines dans l’argumentation.
Il s’agira pour nous de démontrer ici, fût-ce brièvement, que les idées du doyen Vedel viennent de loin et que, comme on l’a écrit dans la Puissance de l’État, « son opinion frappe par sa remarquable continuité ». Dès son Manuel de droit constitutionnel de 1949, l’éminent juriste avoue sa préférence envers la conception formelle de la Constitution par rapport à la conception matérielle. Selon la première, en effet, « la Constitution est l’acte qui ne peut être fait ou modifié que selon certaines procédures ayant une valeur supérieure aux autres procédures d’établissement des règles de droit ». La définition est assez surprenante si l’on y réfléchit bien, car elle revient à hiérarchiser, non les normes issues de la procédure, mais les procédures elles-mêmes. Pourquoi la définition formelle serait-elle supérieure à la définition matérielle ? Ici, laissons la parole à Georges Vedel qui affirme la chose suivante :
[C]e qui est essentiel du point de vue de la technique juridique dans la théorie générale de la Constitution, c’est le point de vue formel. Ceci est assez difficile à expliquer de façon abstraite. On peut pourtant l’éclairer par l’idée suivante : le point de vue matériel concerne le contenu de la constitution, le système politique auquel elle fait appel. Les problèmes essentiels que ce point de vue pose sont donc des problèmes politiques. Au contraire le point de vue formel pose surtout des problèmes juridiques : qu’est-ce qui distingue la constitution des lois ordinaires, quelle sanction donner à la violation de la Constitution par une loi ordinaire, etc. ?
Ainsi, l’éminent juriste mobilise une ressource classique, dans la doctrine positiviste, qui consiste à mettre à son profit la distinction entre le juridique et le politique. Et, comme par hasard, « le juridique » tombe toujours du bon côté et le « politique » du côté de ses adversaires doctrinaux.
La conséquence est évidente pour ce qui concerne la révision de la Constitution dont le sort épouse la définition de Constitution, car elle est définie par Vedel comme « la modification d’une Constitution, c’est-à-dire l’abrogation de certaines de ses règles (ou de leur ensemble) et leur remplacement par d’autres règles ». Par là même, il assimile implicitement l’acte de révision à l’acte constituant, l’acte du pouvoir constituant. Dès lors, si les règles de forme caractéristiques des constitutions rigides sont respectées, le législateur constitutionnel (pouvoir de révision) peut régulièrement abroger la constitution. Bref, l’acte de révision, vaut juridiquement comme... acte constituant. Il n’est donc point besoin de se soucier du fond du droit, de la modification du contenu de la constitution, car celle-ci est juridiquement indifférente. Autrement dit, la limitation formelle du pouvoir de révision relèverait du « juridique » et la limitation matérielle du pouvoir de révision du « politique » tout simplement. Par conséquent, la limitation matérielle ne serait pas du tout juridique.
Enfin, une telle construction doctrinale repose sur un présupposé qui n’est pas explicité et qui est masqué par le vocabulaire. En effet, le pouvoir constituant est qualifié de pouvoir constituant originaire et le pouvoir de révision est désigné comme un pouvoir constituant dérivé ou institué. Par ce tour de passe-passe, on impute au pouvoir de révision les qualités du pouvoir constituant : originaire et inconditionné, bref souverain. Nous ne reviendrons pas ici sur la critique de cette fausse assimilation entre le pouvoir constituant et le pouvoir de révision, critique déjà vigoureusement faite dans notre ouvrage sur l’État et la souveraineté, mais c’est bien elle qui structure le raisonnement de l’éminent Doyen, et cela dès 1949. Par la suite, Vedel ne remettra jamais en cause ce présupposé qui, évidemment, surdétermine ses raisonnements sur la question épineuse de la limitation du pouvoir de révision.
Sous la IVe République, l’épisode de la Communauté européenne de défense (C.E.D.) a joué le rôle majeur joué dans la maturation de la pensée de Georges Vedel. Lorsque le projet d’une armée européenne de défense est connu en 1954, un groupe de professeurs de droit public, tous aussi réputés les uns que les autres, écrit un article dans le journal Le Monde du 2 juin 1954, pour contester juridiquement la procédure utilisée qui sera la procédure classique de la loi parlementaire de ratification dudit traité. Cette sorte de consultation juridique publique énonce deux thèses intimement liées. D’une part, écrivent les auteurs de l’article, « l’adoption du traité instituant la Communauté européenne de défense transformerait profondément la Constitution de la France ; elle en infirmerait et modifierait des éléments et des dispositions essentiels ». D’autre part, malgré le silence de la Constitution de la IVe République, à ce propos, si les dispositions d’un traité doivent modifier des dispositions constitutionnelles, la Constitution elle-même, alors l’autorisation de le ratifier doit être « donnée par une loi constitutionnelle ». Cet argument est complété par un argument a contrario : si l’on admettait qu’une simple loi ordinaire pouvait ratifier un traité qui modifierait la Constitution, cela signifierait que le « législateur ordinaire » pourrait « disposer de la Constitution en accord avec un ou plusieurs États étrangers » et s’ériger en « législateur constituant ». L’argument central des professeurs de droit public est en réalité le « respect de la souveraineté nationale » : pour admettre une telle modification de la Constitution, résultant de la mise en commun de l’armée entre les Six États, il faudrait faire appel au peuple afin de se conformer à la « démocratie directe constituante » qui a été établie lors de la procédure d’élaboration de la Constitution de 1946.
On notera en passant que, en 1958, lors de l’élaboration de la Constitution de la Ve République, les gaullistes n’ont oublié ni cet épisode de la CED – avorté par le rejet du Parlement français –, ni celui du traité de Rome entré en vigueur sans contrôle de constitutionnalité. C’est pourquoi ils introduisent l’article 54 de la Constitution selon lequel « si le Conseil constitutionnel […] a déclaré qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l’autorisation de la ratifier ou de l’approuver ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution ». Or, une telle disposition correspond intégralement au raisonnement des juristes ayant écrit la consultation de 1954.
Toutefois, ceux-ci voient leur thèse vigoureusement contestée par Georges Vedel. Avec deux juristes, eux aussi fervents partisans de l’Europe, Paul Reuter et Charles Rousseau, il conteste dans une première lettre au même journal, Le Monde, la thèse de leurs collègues parisiens. Puis, dans une seconde lettre – signée cette fois du seul Vedel –, il entend démonter un à un les arguments de la précédente consultation pour défendre l’idée qu’une simple loi ordinaire de ratification peut ratifier le traité de la C.E.D. Il applique à la notion de traité la même acception formelle que pour la Constitution et s’oppose donc à la conception matérielle des traités qui aboutit à distinguer les traités selon leur contenu :
En réalité, sous peine de nier la possibilité à tout État de participer à la vie internationale autrement que par une cascade de révisions constitutionnelles, il faut admettre que le gouvernement et le législateur ont la possibilité de passer des traités même si ceux-ci restreignent la compétence des organes de l’État telle qu’elle est définie par la Constitution.
Que l’on nous cite d’ailleurs un seul traité qui ne restreigne, ne supprime ou ne transfère une compétence étatique. Le plus anodin des traités (fût-ce une convention postale) limite les pouvoirs du gouvernement ou du législateur ; à un domaine que la Constitution ouvrait librement aux organes internationaux il substitue un domaine interdit ou amputé. Et c’est normal : toute convention internationale atteignant l’État dans l’exercice d’une compétence atteint la compétence constitutionnelle reconnue aux organes de l’État.
À quoi l’on répondra sans doute qu’il faut distinguer entre la renonciation à une compétence et son transfert à un organe supranational. Mas le transfert est-il plus grave que la renonciation ? On dira aussi que les amputations peuvent être plus ou moins étendues et affecter substantiellement ou non la souveraineté. Mais voudra-t-on nous donner une définition précise des attributs essentiels de la souveraineté et, pour en revenir à ce que l’on disait plus haut, expliquer pourquoi le transfert de compétence opéré par une clause de juridiction obligatoire est plus admissible sans révision de la Constitution que tout autre transfert de compétence ?
Que l’on nous entende bien. Il faut redire que, sur le terrain politique, c’est évidemment une autre affaire de ratifier la CED que tel traité fiscal. Mais c’est sur le terrain juridique que nous nous plaçons. Et ce qu’il faut éviter, c’est précisément de transmuter un problème politique en problème juridique, ce qui est confondre les genres et déplacer les responsabilités.
On retrouve cet argument-massue de la distinction entre le politique et le juridique pour discréditer les thèses de ses adversaires. Il est assez simple : tout ce qui est dérangeant dans l’opinion des adversaires est disqualifié en argument « politique » tandis que Georges Vedel auto-qualifie ses définitions comme étant, elles, purement « juridiques ». Il n’est pas étonnant que, sous la Ve République, l’éminent Doyen reprenne la même ligne argumentative.
3. La condensation des thèses de Vedel sous la Ve République
Aux débuts de la Ve République, la question de la limitation du pouvoir constituant n’intéresse guère les juristes. La discussion intense qui a entouré la révision de 1962 relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel (voir supra I, B) a davantage porté sur la question de la procédure – recours à l’article 11 et évitement de l’article 89 – que sur la question des limites à la révision constitutionnelle. Pourtant, en 1969, lorsque se pose de nouveau la question de la licéité du recours à la procédure référendaire (art. 11) pour modifier la Constitution, Georges Vedel est incidemment appelé à se prononcer sur la question du pouvoir constituant et de la révision. Il le fait clairement en faveur de la théorie de « l’illimitation matérielle » que tout son système de pensée implique. Alors que le Premier ministre de l’époque (Georges Pompidou) avait laissé suggérer la possibilité d’une limitation de la révision, Georges Vedel explique aux lecteurs du journal Le Monde que le pouvoir de révision est sans limites matérielles, écrivant avec force : « une révision constitutionnelle pourrait, demain, sans irrégularité juridique, pourvu qu’une procédure appropriée soit suivie, nous doter d’un système américain, soviétique ou yougoslave ». Cette formule fait curieusement écho à l’opinion des juristes positivistes allemands sous Weimar – ici résumée de manière polémique par leur adversaire Carl Schmitt :
[O]n doit donner équitablement, à tous les partis, la même chance d’obtenir les majorités qui sont nécessaires afin d’atteindre, à l’aide de la procédure de révision constitutionnelle en vigueur, leurs buts visés – République soviétique, Empire national-socialiste, État démocratico‑syndical, État corporatif, Monarchie ancien style, Aristocratie de n’importe quel type.
C’est seulement lorsque surgit la question de la ratification du traité sur l’Union économique et monétaire, traité dit de Maastricht, que le Doyen Vedel récapitula sa pensée. Il le fait dans un article intitulé « Schengen et Maastricht », qui est antérieur aux décisions du Conseil constitutionnel relatives aux traités de Maastricht, car c’est un commentaire inspiré de la décision du même Conseil relativement aux accords de Schengen. Il plaide en faveur de l’idée selon laquelle le Président de la République pourrait déposer un projet de révision constitutionnelle tendant à habiliter le législateur à donner son autorisation à ratifier le traité de Maastricht. Il suffirait, écrit-il, d’ajouter un 93e article à la Constitution de 1958 pour opérer la ratification, « sans recours préalable au Conseil constitutionnel ». Il conclut son propos par cette formule, typique de son raisonnement :
Sur le terrain juridique, [...] il n’est pas interdit de penser que, contrairement à un premier réflexe de rejet, la procédure ainsi imaginée, pour être insolite, n’en serait pas moins juridiquement valable.
Nous avons, pour notre part, interprété cette « astuce » comme étant la réédition sous une forme différente de la formule classique de la « révision de la révision ». Cependant, nous voudrions ici, pour des raisons didactiques, faire ressortir les trois arguments principaux qui sous-tendent la démonstration « vedélienne », laquelle est, en réalité, aimantée par un but pratique : inventer une procédure qui permette d’échapper au contrôle du juge constitutionnel.
Le premier argument n’est pas surprenant, car il a été examiné à propos de la décision Maastricht I du Conseil constitutionnel : c’est la souveraineté du pouvoir constituant. Il n’est pas étonnant de constater que Vedel invoque la souveraineté du pouvoir de révision pour justifier la constitutionnalité de transferts de souveraineté décidés constitutionnellement et non législativement :
[I]l faut bien que, au-delà de ce réseau de compétences distribuées, il existe un lieu juridique où la souveraineté démocratique s’exerce sans partage. Ce lieu est celui du pouvoir constituant. Le pouvoir constituant dérivé n’est pas un pouvoir d’une autre nature que le pouvoir constituant initial : la Constitution lui donne sa procédure (qui, d’ailleurs, peut faire l’objet d’une révision comme le prouve la loi constitutionnelle du 3 juin 1958), elle ne borne point son étendue (car même la prohibition concernant la forme républicaine du gouvernement porté à l’article 89, dernier alinéa, serait tenue en échec par une révision du même dernier alinéa).
Cette illimitation matérielle du pouvoir de révision découlerait ainsi de l’idée de souveraineté : « le pouvoir constituant étant le pouvoir suprême de l’État ne peut être lié, même par lui-même ». En fait, la souveraineté du pouvoir de révision est justifiée autant par la logique juridique de l’abrogation que par l’impératif démocratique. Il n’est guère besoin de s’arrêter sur le fait qu’une telle souveraineté (de révision) est une pseudo-souveraineté dans la mesure où, comme le reconnaît Vedel lui-même, l’autorité de révision est toujours constitutionnellement limitée, c’est-à-dire à la fois hétéro-limitée et non souveraine.
Comme les autres tenants de la validité juridique de la révision-adjonction, Vedel se fonde sur la libre faculté de dérogation du législateur constitutionnel. Ce dernier, à la différence de l’autorité administrative, ne serait pas tenu par la maxime « Tu patere legem quam (ipse) fecisti ». Dès lors qu’« un texte constitutionnel spécial peut déroger à un texte constitutionnel général », la loi constitutionnelle de révision envisagée pourrait très bien déroger à l’article 54 de la Constitution. Toute loi constitutionnelle de révision sera considérée comme “constitutionnelle” dès lors qu’elle peut déroger à la procédure normale. Ici, l’article 54 prohibe les traités (non ratifiés) contraires à la constitution. Eh bien ! Il suffit pour le contourner d’édicter une loi constitutionnelle de révision spéciale qui y déroge et qui autorise ce qui était auparavant interdit pour le cas très particulier et spécifique de l’Union européenne, car le but est « d’isoler en quelque sorte le problème spécifique de la construction européenne de toute autre entreprise de révision constitutionnelle ».
Le second argument, le plus répandu, est déduit de la nature de la Constitution. Georges Vedel écrit en effet : « […] en droit, il n’existe pas de définition matérielle de la Constitution. Est constitutionnelle, quel qu’en soit l’objet, toute disposition émanant du pouvoir constituant ». Il cite les deux cas les plus emblématiques de la conception formelle de la Constitution : l’inscription dans la Constitution suisse de l’interdiction de l’abattage rituel et, dans la Constitution française de 1875, la disposition relative à l’autonomie de la caisse de gestion des bons de la défense nationale. Pour justifier une telle position, Vedel recourt à la théorie du pouvoir constituant qui interdit, selon lui, l’idée même de fixer des limites à toute révision de la Constitution :
L’idée simple et seule vraie (à moins qu’on ne recoure au droit naturel) est que, sauf les prohibitions rappelées plus haut, le pouvoir constituant dérivé est l’expression de la souveraineté dans toute sa plénitude sous la seule réserve qu’il s’exerce selon la procédure qui l’identifie.
Toutefois, malgré le caractère péremptoire de l’affirmation, la thèse est fragile et le doyen Vedel se contredit, tout autant que le Conseil constitutionnel, lorsqu’il énonce, d’une part, que le pouvoir de révision est souverain, tout en admettant, d’autre part, qu’il doit respecter certaines prohibitions fixées par l’article 89 de la Constitution.
Enfin, le troisième et dernier argument fait référence à l’impératif démocratique combiné avec la conception néo-kelsénienne du contrôle de constitutionnalité. En effet, pour s’opposer à toute idée de limiter la révision d’une Constitution, le doyen Vedel avance l’argument démocratique. Contre la rigidité de la Constitution, la révision signifie sa possible flexibilité. Or, une constitution a besoin d’être souvent modifiée, et on ne peut pas interdire à un peuple de changer de constitution. Par voie de conséquence, l’intangibilité d’une forme de gouvernement serait une idée anti-démocratique. Dans cette veine doctrinale qui consiste à voir dans les clauses d’éternité ou des clauses d’intangibilité des vaines tentatives de bloquer les évolutions souhaitables, activées par la révision, le recours à la théorie démocratique est une ressource précieuse.
Toutefois, c’est moins ce versant-là, classique depuis Jefferson et Sieyès, que le versant kelsénien de l’affaire que Vedel met en avant. Contre l’intangibilité de la Constitution, il invoque aussi et surtout une certaine interprétation de la théorie normativiste, d’origine kelsénienne, qui aurait démontré l’inconsistance logique d’une norme de ce type. En effet, dans la préface qu’il écrit pour la réédition de la thèse de Charles Eisenmann sur la Cour d’Autriche, il observe à propos de la Constitution :
[E]n tant que modifiable, elle ne peut être dotée d’un geôlier qui défendrait son intangibilité. En quelques pages irréfutables, l’auteur [Eisenmann] montre que l’immutabilité juridique est une impossibilité, puisque la règle qui proclamerait cette immutabilité devrait être elle-même rendue intangible par une autre règle immuable qui à son tour peut être modifiée. L’autolimitation juridique est un néant logique.
À cet argument logique – de logique des normes – Vedel ajoute un argument de son propre cru qui aura un grand succès dans la doctrine française, sa théorie du « lit de justice » qu’il a sortie de sa manche à la fin de son article « Schengen et Maastricht ». Le lit de justice était cette technique, typique de l’Ancien Régime absolutiste, permettant au Roi de mettre fin à une résistance des Parlements de justice en lui donnant le pouvoir du dernier mot pour imposer une loi faisant l’objet d’une contestation judiciaire (bel exemple de concentration des pouvoirs). Vedel transpose cette technique au cas présent en tentant de concilier la souveraineté et la légitimité du juge constitutionnel. En effet, écrit-il :
C’est cette plénitude du pouvoir de révision constitutionnelle qui légitime le contrôle de la constitutionnalité des lois. À celui qui se plaint que la loi votée par les représentants de la Nation ne soit pas souveraine comme la Nation elle-même, on répond que « la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». Cette formule justifie le contrôle de constitutionnalité, mais elle n’a cette vertu que parce qu’elle sous-entend que l’obstacle que la loi rencontre dans la Constitution peut être levée par le peuple souverain ou ses représentants s’ils recourent au mode d’expression suprême : la révision constitutionnelle. Si les juges ne gouvernent pas, c’est parce que, à tout moment, le souverain, à la condition de paraître en majesté comme constituant peut, dans une sorte de lit de justice, briser leurs arrêts.
Une telle thèse revient à prolonger la thèse kelsénienne selon laquelle une juridiction constitutionnelle déclarant une loi inconstitutionnelle ne se prononcerait pas sur le fond, mais seulement sur la procédure. Autrement dit, si la mesure en question ne peut être adoptée en forme législative, elle pourrait l’être seulement en forme constitutionnelle. Une telle technique a été popularisée en France par la « théorie de l’aiguilleur » (selon une formule de Louis Favoreu). Il s’agit d’ailleurs plutôt que de théorie de simple technique, et même de technique ferroviaire. Quoi qu’il en soit, on a pu relever que cette métaphore du lit de justice n’a qu’une « valeur rhétorique ». En réalité, la doctrine « vedélienne » repose sur un argument de bon sens qu’on retrouve bien exprimé sous la plume de Bruno Genevois : « un nombre trop élevé de limitations matérielles à la révision la Constitution pourrait paralyser la modification de la Constitution ». Ce dernier se réfère notamment à la Constitution portugaise de 1976 (modifiée en 1982) qui contient quatorze principes que toute loi constitutionnelle est censée respecter. Il approuve alors la jurisprudence du Conseil constitutionnel dont le sens profond – on parle ici des décisions Maastricht de 1992 – serait d’être inspiré par « le souci […] de ne pas contrecarrer l’intervention du pouvoir constituant, dont il a tenu à affirmer la souveraineté ».
Ainsi, le doyen Vedel utilisera son immense talent de juriste et de légiste pour discréditer toute idée d’une limitation matérielle de la Constitution. Son opinion convaincra la grande majorité de la doctrine française, même si des voix dissidentes ou différentes se sont parfois fait entendre.
B. Les implications de la position « sceptique » ou du « positivisme tranquille » de la doctrine majoritaire
Même les légistes favorables à ce contrôle des lois de révision limité uniquement à la forme se trouvent confrontés à une véritable difficulté, car la Constitution française de la Ve République a bien prévu une limitation expresse de fond : « la forme républicaine de gouvernement ne peut être abolie ». C’est une norme « ennuyeuse » pour la doctrine dominante, car elle existe… Certes, c’est une norme « vague ». Il suffirait de dire que c’est une déclaration de principe qui n’a pas de valeur normative. Mais une telle opinion serait en même temps gênante, car si de Gaulle a supprimé, sans le dire, la IVe République avec sa nouvelle Constitution de 1958, il a tenu à garder la République comme forme de gouvernement en lui accolant le nouveau chiffre de Ve République. L’exigence d’une forme républicaine de gouvernement n’est donc pas un pur slogan.
Qu’à cela ne tienne, les « légistes », héritiers du doyen Vedel, ne sont jamais en manque d’idées. Ils ont donc entreprise de limiter la portée de l’article 89 al. 5. Telle fut l’entreprise menée par Guy Carcassonne lorsqu’il propose une acception restrictive de cette disposition dans son précieux commentaire de la Constitution : « Une définition restrictive, signifiant seulement l’interdiction de toute forme héréditaire de dévolution d’une fonction politique, suffirait à écarter les griefs plus fumeux et à dissiper le spectre d’aventures interprétatives ». C’est ce que fait aussi Bruno Genevois qui veut raisonner en « droit strict », qui refuse de conférer à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen une valeur supérieure aux autres lois constitutionnelles et veut se cantonner à une « interprétation littérale de l’article 89 ». Mais que veut dire ici « littérale » ? L’expression « forme républicaine de gouvernement » est ambiguë, car elle peut signifier différentes choses. Il est difficile d’en déduire une « norme » claire et univoque. En outre, et surtout, elle déroute les partisans du « positivisme tranquille » qui raisonnent toujours en termes de normes (ou de règles) et qui sont mal à l’aise face à un concept aussi « institutionnel » que la « forme de gouvernement ».
On s’aperçoit alors que cette controverse permet de faire ressortir les représentations conceptuelles de la Constitution et de comprendre pour quelles raisons l’idée même d’une limitation à la révision constitutionnelle apparaît littéralement comme une hérésie ou comme un non-sens absolu aux yeux de la plupart des juristes français.
La première raison nous semble résider dans la prégnance du dogme de la hiérarchie des normes qui semble être devenu aujourd’hui l’alpha et l’omega de tout constitutionnaliste français. Une citation parmi d’autres peut servir d’illustration à notre propos : il s’agit d’une remarque faite par un membre de la doctrine commentant la décision du Conseil de 2003 et plus précisément relative à la saisine du Conseil constitutionnel pour lui demander de vérifier la constitutionnalité de la loi constitutionnelle affirmant le principe de la décentralisation. Selon cette remarque, « l’incongruité d’une telle démarche est d’ailleurs immédiatement perceptible : comment le Conseil constitutionnel pourrait-il confronter à certaines dispositions constitutionnelles un texte dont l’objet est précisément de modifier ces dispositions » ? L’absurdité consisterait à déclarer inconstitutionnelles des normes elles-mêmes constitutionnelles, car le principe de hiérarchie des normes enseigne la dissymétrie existant entre les normes à contrôler et les normes de référence : seule une norme inférieure à une norme supérieure peut être contrôlée par rapport à celle-ci et donc seule une norme à valeur législative peut être déclarée contraire à une norme constitutionnelle. Autrement dit, une norme juridique de même valeur qu’une autre norme ne subit pas de contrôle par rapport à celle-ci, car dans ce cas vaut l’adage du conflit temporel de lois : lex posterior derogat priori.
Il est donc clair que la limitation du pouvoir de révision constitutionnelle par la Constitution, œuvre du pouvoir constituant originaire, bat en brèche ce dogme de la hiérarchie des normes dans la mesure où elle suppose que, au sein de la Constitution, il y a des dispositions de contenu et de portée différents. Rappelons que c’est en effet la leçon majeure contenue dans la différence proposée par Carl Schmitt entre la Constitution et les lois constitutionnelles qui vise à ruiner la conception faisant de la Constitution uniquement une « collection particulière de lois constitutionnelles ». La Constitution est une totalité, le résultat d’une série de décisions qui configurent l’unité politique en un certain sens : telle forme de gouvernement et pas telle autre, telle forme d’État et pas tel autre (par exemple : une démocratie fédérale). Il en résulte que le pouvoir de révision devient limité :
Un pouvoir de réviser la constitution attribué par une normation des lois constitutionnelles signifie qu’une ou plusieurs dispositions légiconstitutionnelles peuvent être remplacés par d’autres, mais seulement à la condition que l’identité et la continuité de la constitution dans son ensemble soit préservée. Le pouvoir de révision constitutionnelle ne contient donc pas le pouvoir d’apporter à des dispositions légiconstitutionnelles des modifications additions compléments, suppressions, etc., et pas davantage le pouvoir de modifier le fondement de sa propre compétence de révision constitutionnelle, de l’élargir ou de le remplacer par un autre.
La seconde raison de l’incompréhension de la doctrine majoritaire provient, selon nous, du fait que la question de la limitation matérielle de la révision de la Constitution a été en quelque sorte « polluée » par sa traduction en termes de « supra-constitutionnalité ». Claude Klein a déjà traité de cette question, montrant bien que l’ancien débat doctrinal sur la « supra-constitutionnalité » qui opposait, sous la IIe République, ceux qui voulaient inclure la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dans la Constitution et ceux qui s’y refusaient, est devenu dépassé en raison de la « pratique », c’est-à-dire de la jurisprudence (voir notamment la décision Maastricht II). Il suffira donc pour nous d’indiquer le fait que les « légistes » ont invoqué cette idée de « supra-constitutionnalité » uniquement à titre de repoussoir en l’associant à l’idée qu’elle témoignerait d’une sorte de retour du droit naturel. Autrement dit, ils ont repoussé l’hypothèse d’une limitation matérielle de la révision de la Constitution au motif qu’elle suppose d’admettre l’hypothèse du droit naturel. C’est ce point de vue que défend à sa manière, Guy Carcassonne dans son commentaire de l’article 89 de la Constitution de 1958.
Pourtant, à l’encontre de cette argumentation, il suffit de relever que le contrôle des lois constitutionnelles par rapport à la Constitution reste à l’intérieur du cadre constitutionnel, du cadre de la Constitution prise dans son ensemble et dans sa globalité. Le problème tient au fait que les tenants de la controverse sur la limitation de la révision ne sont pas d’accord sur le sens du mot « Constitution ». Pour les tenants de la limitation matérielle, la Constitution n’est pas seulement l’ensemble des dispositions contenues dans la version consolidée du texte de la Constitution de 1958. Elle est précisément davantage que cela, car elle se compose non seulement de la Constitution écrite, mais aussi de l’interprétation qu’on a donnée de cette Constitution. La Constitution est « multi-dimensionnelle » comme l’a écrit Denis Baranger. Elle est tissée de plusieurs fils qui sont précisément ignorés par la doctrine dominante : le vocabulaire, les modèles institutionnels et des objets non normatifs. Bref, la doctrine sceptique n’a pas encore pris conscience que la Constitution déborde le texte constitutionnel : c’est ce que révèle à sa manière le refus de prendre en considération la question de la limitation matérielle de la révision.
*
En guise de conclusion, on ne peut s’empêcher de signaler que ces questions ne sont pas toujours strictement théoriques. Lorsque, après les horribles attentats du vendredi 13 novembre 2015, le gouvernement a, pour des raisons bassement politiques, déposé un projet de loi constitutionnel visant à constitutionnaliser l’état d’urgence et la déchéance de nationalité pour certains terroristes condamnés par la justice, le problème aurait dû être soulevé de savoir si, dans le cadre d’un état d’urgence, on pouvait proposer une révision de la Constitution. Comme nous sommes – hélas ! – toujours dans le cadre de l’état d’urgence, le problème se pose toujours.
Olivier Beaud
Olivier Beaud est professeur de droit public à l’Université de Panthéon-Assas, membre de l'IUF et directeur de l’Institut Michel Villey. Il est récemment l’auteur, avec Cécile Guérin-Bargues, de L’état d’urgence Une étude constitutionnelle, historique et critique, Paris, LGDJ, 2016.
Pour citer cet article :
Olivier Beaud « Le cas français : l’obstination de la jurisprudence et de la doctrine à refuser toute idée de limitation au pouvoir de révision constitutionnelle », Jus Politicum, n°18 [https://juspoliticum.com/articles/Le-cas-francais-l-obstination-de-la-jurisprudence-et-de-la-doctrine-a-refuser-toute-idee-de-limitation-au-pouvoir-de-revision-constitutionnelle]